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Hier, je me suis trouvé dans une situation qu’auparavant, au temps de la vie active, j’aurais appelé d’arc voltaïque : une Fourche Caudine encore plus redoutable que d’habitude, traversée par une sinistre lumière intermittente : qui touche les fils meurt. Cela est arrivé juste au moment où je cherchais les mots appropriés pour expliquer que « voir Naples et mourir » ne veut pas évoquer, en principe, un risque quelconque. Au contraire, si l’on remonte à l’antiquité grecque et romaine et qu’on fait le petit effort de voir ressurgir de ses cendres la « Campania felix » et les « Otia » de Capua (une ville qui rentre, aujourd’hui, dans les faubourgs de Naples) l’esprit vole — grâce à mon strapontin hyper équipé, que même la chaise gestatoire du pape ne pourrait pas égaler — en une direction tout à fait opposée, ne considérant pas Naples comme une des principales Fourches Causines de l’Italie, mais, au contraire, comme un lieu paisible où des hommes engagés comme Seneque ou Cicéron allaient chercher la paix de la campagne, le silence productif, ce que Virgile appelait « otium beatum ».
Pourtant, à mon âge, je ne suis pas tranquille. Et même mon pays adoré n’est pas tranquille, tandis que quelques choses bougent sous les anciennes cendres du Vésuve…
Mais, jetons l’éponge ! Mettons bas le masque de Pulcinella pour avouer d’abord l’occasion qui m’amène, jusque du petit matin, à penser que je me trouve dans un piège, c’est-à-dire dans un véritable arc voltaïque et que Naples est effectivement, elle-même, la victime et la complice d’un arc voltaïque encore plus grand, allant bien au-delà de mon existence gâtée par la réflexion oisive.
Miseria e nobiltà (1954)
Qu’est-ce qui se passe ? Y a-t-il un événement (soudain, ou attendu avec inquiétude) que je puisse convier à ma table pour l’accuser d’avoir déclenché, tout seul, une séquelle de conséquences pénibles ? Y a-t-il quelque part une Goutte, cachée ou évidente, capable de déverser le vase ?
Oui, Messieurs de la Cour, une telle goutte existe ! Innocente, elle fait partie d’un vase tout à fait agréable qui vient de loin, dans l’espace et dans le temps, capable de n’amener, en principe, que du bien.
Et voilà l’occasion expliquée. Vendredi prochain, je me suis accordé avec Franck Queyraud, un blogueur engagé comme moi, pour donner vie ensemble à l’un des vases communicants prévus pour le rendez-vous de février.
Vendredi s’approche et, contrairement aux expériences passées, je n’ai pas encore rien fait. D’un côté, je me suis longuement dit que le thème choisi me convenait tellement que cela aurait été un jeu d’enfants de l’exploiter. De l’autre, j’ai eu plusieurs contretemps (ou Fourches) qui ont eu le pouvoir de me bloquer entraînant aussi l’épée de Damoclès de la peur.
Je ne connais pas personnellement Franck. Je l’estime beaucoup pour ses textes poétiques où la réflexion profonde est toujours au rendez-vous. On dirait qu’il est, comme moi, une âme heureusement en peine tandis que cette circonstance existentielle lui donne l’élan pour affronter des questions aussi intimes qu’universelles.
Il faut pourtant avouer qu’il y a un élément clou (ou clé) qui a fait déclencher mon intérêt pour la flânerie quotidienne de Franck Queyraud. D’abord timidement, ensuite de façon de plus en plus consciente. C’est son nom d’art : Mémoire Silence, constitué de deux mots, déjà assez importants et lourds à porter sur les épaules même seuls. Par leur union, ils se transforment magiquement, devenant un cheval de bataille, un alter ego qui flotte dans l’air comme une divinité bienveillante…
Est-elle possible, une mémoire sans paroles ? Est-ce possible se réfugier dans le silence de la mémoire ? Je pense que Franck Queyrard veut aller bien au-delà d’une telle alternative. Sa mémoire conjuguée au silence exprime au contraire une envie profonde de fouiller dans la mémoire, instrument indispensable de l’Histoire. Et je crois que son silence exprime d’ailleurs la nécessité de poursuivre la mémoire en dehors de toute démagogie, voire bavardage plus ou moins consciemment manipulateur…
J’espère que Franck me pardonnera si j’ai évoqué ici notre petit engagement, tout à fait volontaire et libre qui va nous lier pendant quelques jours dans le très positif esprit du partage des vases communicants.
Mais je suis vraiment dans une curieuse impasse de plus en plus ressemblante à une course à obstacles où l’on se dévisage interrogativement, le strapontin et moi, sans trouver la réponse : qui est-ce qui porte le poids de l’autre ?
Dans ce moment unique pour un homme de mon âge, je devrais tirer les rames dans la barque, fermer les yeux et me laisser bercer par le soleil qui monte et réchauffe petit à petit… tandis qu’au contraire je suis partagé par ces deux engagements — le Strapontin et les vases — devenant de plus en plus pressants, suffocants… Avancer avec le Strapontin dans ce champ aussi fabuleux qu’insidieux s’appelant Naples ; tandis que ce vase risque de se déverser (pour une raison non considérée dans les manuels scientifiques, ignorant que l’absence de mots serait une goutte encore plus terrible) : au lieu qu’une crue, une implosion…
Le matin avançant, je vois plus clair et je comprends bien qu’aucun mal ne vient pour nuire. Au contraire, c’est justement grâce à cette virgule, que Franck Qyeyraud a ôtée entre les deux mots — Mémoire et Silence — qu’une petite étincelle s’allume, faisant brûler la mèche jusqu’à l’explosion bénéfique de la Vérité.
L’oro di Napoli, 1950
Car si dans le Strapontin n 11 j’avais suspendu le voyage dans mon au-delà (ou Enfer) familial, en déclarant que le Silence est d’or, dans le numéro successif j’avais tout de suite après décidé de me rendre à Naples, lieu par excellence d’une Mémoire qui t’attend au passage…
Oui, le silence est d’or. Tandis que « L’or de Naples » est le titre d’un des livres les plus connus sur Naples (et ses tics et ses trucs), d’où Vittorio De Sica avait tiré, juste en 1950, un film où déjà figuraient, à côté des vedettes renommées comme Totö, Eduardo et De Sica même, de jeunes fleurs comme Sofia Loren ou la Romaine Silvana Mangano…
Et voilà le point sensible. Raconter Naples c’est impossible. Et même essayer d’en faire comprendre, par des traits juste esquissés, la véritable personnalité ce serait une entreprise qui demanderait le temps d’une vie. Chacun de nous, bien sûr, en venant en contact avec un Napolitain ou descendant dans les rues de Naples à bord d’une ancienne « carrozzella », pourrait tomber dans le spleen stendhalien… se dire que finalement, ayant tout vu, on peut mourir sans regrets ni remords.
Car « voir Naples et mourir » veut exactement dire cela : « tu ne peux pas te passer de Naples et de son or ! » « Qu’attends-tu donc ? Pourquoi ne t’y es-tu pas encore rendu ? » « Car après il te suffira de voir — ou plutôt de respirer cette merveille, ne faisant qu’un avec la mer et ses odeurs fortes — pour t’en emparer. Elle est là. Elle n’attend que de toi. Une belle chimère (la même que Toby, l’oncle de Tristram Shandy aimait chevaucher), une chimère pourtant à ta portée. Tu peux la savourer comme une pizza, un supplì, un baba… Ensuite, lorsqu’avec Naples tu auras exaucé ton plus ambitieux désir, tu peux mourir content ! »
L’oro di Napoli (1950), une scène avec Totò
Parfois, je reste étonné et même choqué par les circonstances qui ont rendu possible mon transfert personnel et familial à Paris, tandis qu’il y a cent ans pile mes grands-parents de Naples laissaient leur patrie en échange de Rome sans verser trop de larmes, possèdes d’un enthousiasme naïf un peux semblable au mien.
Ces circonstances me paraissent encore plus incroyables si je considère que maintenant je suis en train d’écrire en français en m’adressant à une petite ou vaste communauté francophone et que je parle de l’Italie… pas seulement pour en célébrer, comme un disque cassé, les incontournables trésors, mais pour exploiter une réflexion commune…
Même Carlo Goldoni, lorsqu’il a écrit ses Mémoires, n’a pas eu, je pense, une illusion pareille. Car la vie d’un immigré n’intéresse à personne (ni en France ni en Italie d’ailleurs), ainsi que les phases de son intégration (linéaire ou difficile). En même temps, chacun de nous a besoin de ses certitudes. Et personne ne peut aimer qu’on lui bouleverse des points de vue, des expériences ou des visions cristallisées une fois pour toutes, comme disait le même Stendhal à propos de l’amour…
Et moi même je n’aime pas déstabiliser le château de cartes qu’au long d’un travail de patience j’ai amoureusement bâti. Je ne pourrais jamais séparer de mon amour sincère envers Naples l’amour que ma grand-mère Agata suscite en moi par la seule évocation de son prénom.
Et je ne cache pas non plus mon emportement immédiat vers une chanson comme ‘O surdato ‘nnammurato (Le soldat amoureux), interprétée par Anna Magnani :
Ô vie de ma vie même
Ô cœur de mon cœur même
Tu as été mon amour premier
Le premier et le dernier, tu seras
Pour moi !
Donc, dans mon idée ancestrale de Naples, tout comme dans le cliché, si j’ose dire, qu’en fait une entière littérature sur Naples (se synthétisant dans la phrase plusieurs fois répétée « lorsqu’on a vu Naples on peut bien mourir ») il y a la notion douloureuse d’une terrible déchirure, celle de l’abandon, de la séparation traumatique de la mère. Une mère, Naples, assez malchanceuse et surtout seule, incapable de retenir ses enfants que la détresse oblige à émigrer…
Je n’y vois rien de rhétorique, car je me suis pendant longtemps soustrait à certains chantages moraux… et que je considère l’émigration comme un choix de travail et de vie tout à fait libératoire et positif, même s’il n’y a pas la nécessité d’un tel changement. Mais effectivement autour de cette image de beauté et de faiblesse, de misère et noblesse, qu’on a collée à Naples par le biais de ses habitants se jouent beaucoup de malentendus qui ne doivent pas meurtrir nos élans amoureux, mais existent pourtant.
Ce que je suis en train de dire est très bien expliqué dans un essai de Raffaele La Capria (…) un des meilleurs écrivains italiens contemporains, lorsqu’il essaie de faire comprendre la différence entre la « napoletanità » et la « napoletaneria », deux mots presque intraduisibles, dont le premier désigne un caractère pour ainsi dire noble, authentique qu’on peut trouver dans les Napolitains meilleurs, de plus en plus rares, qui ont su assumer leur langue et culture comme un élément essentiel de leur identité et personnalité (La Capria ne cache pas que cette « napoletanità », au lieu qu’un atout positif se révèle au contraire comme une prison, une étiquette dont on ne peut jamais s’affranchir). Quant à la « napoletaneria », elle est une dégénération de la « napoletanità ».
Si je considère mes grands-parents, avec Eduardo, Raffaele La Capria ou Massimo Troisi comme des gens qui ont su accepter et aussi exploiter leur « napoletanità » dans la direction d’une ouverture, d’une évolution positive après la déchirure primordiale (et ses infinies dérives successives) , la « napoletaneria » s’affiche comme un phénomène massif qui s’est presque totalement emparé de la personnalité actuelle des Napolitains.
On dit d’ailleurs que les vrais Napolitains n’existent plus. Mais cela est banal, peut-être vrai, mais banal. Ce qui compte, la façon d’assumer sa propre identité de la part d’un Napolitain — qui n’a pas toujours la force ou les possibilités pour émigrer en se lançant dans le monde — est aujourd’hui fort conditionnée par la banalisation des éléments qui en constituent l’identité. Une misère sans noblesse, à côté d’une richesse obtenue de façon malhonnête et d’une petite bourgeoisie de plus en plus vulgaire.
J’exagère ? Il y a bien sûr les exceptions. Il est vrai que l’Histoire a été très dure avec Naples et si elle n’a pas su bien gérer ses trésors et ses diversités positives, personne de l’extérieur, en ayant les moyens, n’a pas essayé de forcer cet état des choses. Personne n’a aidé Naples à corriger ses tares héréditaires en sortant de son cul-de-sac.
Plongés souvent dans un état de frustration sinon d’asphyxie, les Napolitains gardent pourtant, dans le fond, un formidable orgueil vis-à-vis de leur appartenance ainsi qu’une bien précise hiérarchie de valeurs « esthétiques ».
En 1971, jeune père encore à la recherche d’un travail stable, j’étais chargé, entre autres choses, de la direction des travaux concernant la construction de la villa de mon cousin Claudio (frère ainé de Maria Grazia) à Giulianova dans les Abruzzes, dont un professeur de l’université de Roma avait fait le dessin. Puisque l’œuvre, petite, était pourtant très compliquée à cause d’un emploi très sophistiqué du ciment armé, je faisais très souvent l’aller-retour entre Rome et Pescara, avant de me rendre dans la localité plus au nord, sur la côte Adriatique avec un pullman. Le voyage en train était interminable : cinq heures pour couvrir une distance d’à peu près 250 kilomètres. C’étaient mes premiers voyages en train et je tombais facilement dans l’impatience, que j’essayais de combattre en dormant ou me cassant la tête avec les mots croisés. Sans aucune logique apparente, je trouvais mes compartiments pleins comme des œufs ou vides comme des sépulcres. Une fois, ne trouvant pas de places ni de strapontins sur le couloir, j’ouvris péniblement les coulisses d’un compartiment fermé et je m’assis sur le divan de gauche.
Dans l’obscurité, je ne m’étais pas aperçu que l’homme énorme puait. Il occupait, tout seul, deux places abondantes. Des vagues de tous les odeurs possibles parcouraient l’habitacle en courant alterné, pour m’en rafraîchir constamment la mémoire, tandis que l’homme dormait.
Quand le clochard napolitain se réveilla, je ne pus pas me dérober à une conversation que son sommeil soudain interrompait sans préavis. Un colloque surréel, dans lequel ce rapatrié avec lettre d’expulsion essayait de me raconter sa vie, je crois. J’ai tout oublié, mais, probablement, il y eut entre nous quelques discussions, faisant déclencher de différents points de vue. Moi, jeune architecte aux toutes premières armes, j’étais complètement calé dans l’idéologie que toute ma génération partageait. J’étais d’ailleurs très orgueilleux de ma Fiat 500 d’occasion, couleur gris souris, qui m’attendait dans une rue secondaire près de la gare Termini. Comme je vous ai dit, le voyage était long, interminable. Je crois qu’au final ce pauvre Christ, âgé d’une cinquantaine d’années, qui avait essayé de rejoindre des amis près d’Hambourg pour y trouver une occupation quelconque, m’avait parlé d’une femme et d’une famille qui peut-être ne l’attendaient pas, à Naples. Ensuite, il avait voulu tout savoir de moi. Je lui racontai de mon mariage, de ce travail qui n’aurait pas eu de suite, de mes espoirs, tout en expliquant que, pour le moment, ma situation était très incertaine, lorsqu’il me demanda, à brûle-pourpoint, si j’avais une voiture. Oui, j’ai une Fiat 500 ! répondis-je. Ce fut pire qu’une provocation. Il se mit à hurler : mais vous êtes nul comme architecte ! Vous devez absolument vous acheter une voiture comme il faut !
Il était indigné vis-à-vis de la modestie de mes aspirations économiques… Peut-être avait-il raison ?
Giovanni Merloni
écrit ou proposé par : Giovanni Merloni. Première publication et Dernière modification 3 février 2014
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le comprends – il faut rien ou tout (bon on faiblit en vieillissant et on apprend à se contenter de moins que tout, que le mieux, mais il semble que lui n’avait pas encore vieilli)
en attendant suis certaine que tu as la napoletanità – et suis certaine aussi qu’il sortira du beau de ta rencontre avec Mémoire Silence….
@Giovanni : en fait, il est là, ton « Vases communicants » !