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De 0 à 9 ans… Voilà une expression que j’ai découverte à Bologne dans le temps glorieux des crèches municipales gratuites, qui ont coïncidé, pour moi, avec l’époque de ma deuxième paternité, inaugurée le 8 avril 1974.
Ce qui m’amusait le plus c’était ce numéro 0, évoqué pour rappeler que la vie commence lorsque nous sortons d’un monde aquatique (le ventre de notre mère) pour entrer dans un monde atmosphérique (le ventre de la vie).
Je ne sais pas si la crèche de la « Montagnola » (1) fonctionne encore selon les mêmes principes, règles et avantages. Je sais que dans ces années désormais révolues chaque fois que je consignais mon enfant — parfois avec l’esprit d’un facteur qui consigne un paquet — j’avais la merveilleuse sensation d’une série presque infinie de mains et de bras féminins qui s’élançaient avec enthousiasme vers ce petit aux cheveux noirs de jais, même désireux de le prendre en charge, non seulement pour l’entretenir, mais aussi pour le chérir, en lui donnant de l’affection réelle. C’était comme si notre ancienne Teresa se multipliait pour trois ou quatre. Et c’était le même esprit, solide et insouciant, qui remplissait leurs corps. Le même sourire illuminait leurs bouches.

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De 0 à 9 ans nous avons passé tous les étés — sauf en 1954, année du déménagement — à Castel del Piano, un village de Toscane situé sur les côtes du mont Amiata. Ce nom « Ca-stel-del-pia-no », avec son rythme ordinaire et même banal, s’est figé dans ma mémoire comme une chose escomptée et sans mérite. Et pourtant ce lieu, tout à fait digne d’être regretté avec tous les élans de la nostalgie, rentre dans une série de lieux trop vite refoulés, tout comme l’avait été Teresa, notre vice-mère si vivement aimée (2).

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Sur la route des communes de l’Amiata, 1956

En 1971, dans une autre époque révolue, qui me semble encore plus éloignée par rapport à mon enfance même (3), j’étais un jeune père en condition précaire, ayant comme unique forme de soulagement la peinture.
Heureusement, quelqu’un s’occupait de moi. En fin 1969, le jour de la naissance de mon aîné, ma mère avait intercédé en ma faveur auprès du directeur d’un lycée qui m’avait offert une place de remplaçant. « Primum vivere, deinde philosopherai » (4) avait dit d’un ton généreux le professeur G.B. Salinari, un homme qui avait consacré sa culture et son intelligence à une idée très avancée de l’enseignement.
Ensuite… (5) Je vous dis seulement qu’après cette année et demie d’enseignement approximatif du dessin et de l’histoire de l’art, j’étais à nouveau plongé dans le chômage et dans la consolation de la peinture… lorsqu’un cousin de ma mère, mon parrain de baptême, me présenta un étrange personnage, ayant le talent et l’expérience d’un architecte sans en avoir le titre, tandis que moi, j’avais le titre sans en avoir l’expérience.

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La Giannella

Peut-être parce qu’il savait en avance qu’avec cela je n’aurais certainement pas trouvé la solution à mes soucis, mon parrain avait très agréablement souligné l’importance, pour moi, d’une base pour commencer, qu’il appelait « ubi consistam ».
Voilà, tandis que je recherchais, au cours de mes premières années de mariage et de paternité, un pied-à-terre économique suffisamment solide — auquel m’appuyer pour avoir la chance de faufiler ma tête dans les nuages, sans en subir en contrecoup de violents sentiments de culpabilité —, je voyageais dans un vieux Mercedes céleste avec R.C., ce drôle de personnage plein de projets, en direction de l’île d’Elba. Des voyages assez engageants et instructifs, dans lesquels je me dérobais au paternalisme du conducteur avec mes professions de foi dans un monde où l’hypocrisie serait bannie. Je n’imaginais pas que mes paroles, mes provocations, mes boutades parfois désespérées ouvriraient une brèche dans l’esprit têtu de R.C. jusqu’à transformer ce rejeton de la bourgeoisie riche en un sympathisant du parti communiste italien… Je ne pouvais pas prévoir qu’il serait mort, des années depuis, sur cette même route vers l’île de ses rêves, suite à un malaise, tandis qu’il conduisait cette même Mercedes céleste…
Combien de fois ai-je parcouru ce trajet ? Je ne le sais pas. Un fait est certain : la route nationale n 1 Aurélia, avant d’atteindre l’embarcadère de Piombino (d’où l’on rejoint l’île d’Elba), touche l’un après l’autre presque tous les lieux de mon enfance. Le mont Argentario (avec la lagune d’Orbetello et la plage de la Giannella), le mont Amiata et Follonica…

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Le mont Argentario depuis Talamone

Ce fut en ce mémorable été 1971 que j’eus l’occasion, tout à fait inattendue, de revenir à Castel del piano après des siècles d’oubli…
L’occasion vint à la suite d’une « vacance de travail » à Follonica tout à fait particulière. En juin, ma jeune famille avait partagé un appartement très spartiate avec des ouvriers de R.C. qui travaillaient dans un chantier pour la construction d’un hangar industriel dont j’avais la direction. Puisqu’à Follonica, circonstance unique, il y a une petite rue secondaire consacrée au nom de mon grand-père (6), j’avais confié mon orgueil de petit-fils homonyme au géomètre du bureau technique. Par hasard, celui-ci avait justement un père qui avait été socialiste au temps où Zvanì était député… On m’invita, on me donna à boire du vin rouge de Ribolla, tandis que cet homme maigre, âgé, mais encore en forme, me racontait des exploits de mon grand-père, non seulement dans ses comices, mais aussi dans ses pourparlers avec les patrons de la Montecatini de Scarlino, à deux pas de Follonica…

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Le mont Argentario

En juillet, je me déplaçai de Follonica, avec ma femme et mon enfant de deux ans, dans le village de Piancastagnaio, faisant partie de la même couronne de pays situés sur les flancs du mont Amiata. Il y avait probablement quelqu’un qui m’avait donné l’adresse d’une modeste pension, tout en célébrant la beauté de cette cité, encore figée dans le Moyen Âge, ainsi que de l’air salubre de ses bois. Je ne pensais pas à mon enfance, ni, pour l’instant, aux soucis de mon travail encore précaire. Puisque notre hôtel n’avait plus de chambre, on s’était accordés pour y consommer les trois repas et dormir chez Rina, la femme d’un mineur de l’Amiata habitant dans une maisonnette à cent mètres de la base.
En 1971 c’était déjà la deuxième fois que je profitais de l’aide économique de ma mère pour passer quelques jours chez cette famille très accueillante. Tellement accueillante que je préférais passer mes journées dans la cuisine à causer avec Rina plutôt qu’accompagner mes proches au jardin municipal ou dans le bois. Un syndrome à la Oblomov (7) s’était emparé de moi, tandis que notre hôtesse m’invitait toujours à manger ses plats succulents. À chaque repas, je mangeais donc deux fois, comme mon fils d’ailleurs, devenu tellement rond que le mari de Rina l’appelait « Panetta », c’est-à-dire « Fait de pain », sans économie de levure…
Rina et Alberto avaient trois enfants, dont j’avais gardé le contact jusqu’aux premiers temps de mon installation à Bologne. Après on s’est perdus de vue : je ne me souviens ni du nom de la fille aînée, deux ou trois ans plus âgée que moi, ni de celui de la deuxième sœur qui s’était marié à Florence avec un jeune iranien très sympathique. Je me souviens de Franco, le plus petit, à ces temps toujours en fuite avec une raquette de tennis à la main, qui était ensuite venu me chercher une ou deux fois à Bologne.

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Castel del Piano

Un jour, la fille aînée de Rina me proposa de participer, avec elle et une autre amie, à la chasse au trésor. Dans ma petite Fiat 500 couleur gris souris, il n’y avait pas trop de place. Ma femme préféra rester à terre.
Je ne peux pas me rappeler les détails. Il est certain que d’un billet à l’autre on était obligé de faire le tour des villages de l’Amiata. Castel del piano (situé du côté opposé par rapport à Piancastagnaio), ce fut la dernière étape de ce « jeu de mots sur roues », que j’avais abordé avec un sentiment d’ennui avant d’en être passionné. Pendant cette course incertaine un autre jeu de mots s’ajoutait : « Castel-del-piano » n’était-il pas le pur et simple renversement de « Pian-castagnaio » ?
Lors de l’arrivée dans cette dernière étape on était désormais un trio bien soudé… Mais je ne pouvais pas prévoir que la devinette finale dût me concerner si intimement. Le mot à trouver c’était « Pianella ». Un mot que je pensais avoir complètement oublié, qui ressurgit pourtant de ma bouche, bien avant que les autres puissent y arriver.

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Castel del Piano

Mais ce furent elles qui m’accompagnèrent, à rebours, suivant le corso ayant sur la gauche la cité médiévale, jusqu’à l’endroit où j’avais vu passer, enfant, des dizaines et des dizaines d’ânes surchargés de foin, ou de porcs hurlants dans les charrettes…
La Pianella c’était une rue en descente se terminant par la porte du pays… Maintenant, je reconnaissais les lieux. Mes camarades étaient impatientes de terminer la chasse… Moi, je descendis de la voiture et m’approchai des dernières maisons sur la droite… D’un coup, une femme sur la cinquantaine, maigre, vêtue de noir, s’arrête au centre de la rue pour observer ce jeune homme barbu avec ce typique regard de nonchalance interrogative.
— Loredana ! m’écriai-je. Ce nom, jailli tout seul du fond de ma mémoire, fut une véritable surprise pour moi.
Loredana était la mère de Isabella, une fille de mon âge, dont j’étais amoureux, si je peux le dire, vu l’âge assez tendre, au temps de mes étés heureux parmi les meules de paille et les étables.
Je ne pouvais pas oublier l’étable au rez-de-chaussée, à gauche de l’escalier de granit qui montait à l’étage par une unique rampe. Loredana confirma mon souvenir, même si quelques choses avaient changé…

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Castel del Piano

— Alors, s’il vous plaît, ne me dites rien. Je me rappelle très bien, dis-je, la cuisine était ici, juste à gauche du palier…
Maintenant, à la place de la cuisine il y avait la chambre d’Isabella, un grand lit tout gonflé de couvertures blanches impeccables avec une poupée au centre…
Isabella venait juste de se marier et moi, grâce à ce douloureux souvenir, je venais de vaincre ma première et unique chasse au trésor.
En revenant à Piancastagnaio , je racontais à mes amies de ce jour lointain, offusqué par une pudeur mystérieuse, où j’étais là, assis sur la première marche de l’escalier, seul avec Isabella qui m’y avait emmené. La porte sur la rue était fermée, pourtant le soleil éblouissant du premier après-midi filtrait par les nombreuses fissures ainsi que par le trou de la serrure. Le cheval brun ne cessait de piétiner la paille et de faufiler bruyamment son museau dans le foin.
Bien sûr sur les joues, mais avec une force inouïe pour un enfant, j’embrassai et je serrai dans mes bras cette enfant, qui aurait été tout à fait d’accord de me suivre jusque..

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Castel del Piano, 1952

(1) Dans le parc de la Montagnola, à Bologne, il y a une stèle en mémoire de la bataille du 8 août 1848, où les Bolonais chassèrent les Autrichiens envahisseurs. La Montagnola fut aussi, le 10 septembre 1943, le théâtre d’une bataille contre les occupants Allemands, dans laquelle 53 personnes moururent.

(2) Ma vie a changé quand j’ai décidé de ne plus refouler dans l’oubli tout ce qui me faisait mal. Voilà une suggestion pour un prochain Strapontin.

(3) Sensation qui me pousse parfois à me substituer à mon père, devenant moi-même le père des trois enfants qu’on emmenait dans les bois de marronniers et de hêtres

(4) Primum vivere, deinde philosophari : « D’abord vivre, après (et seulement après) philosopher… »

(5) Je vous raconterai un jour mon expérience de professeur et surtout sa pénible conclusion…

(6) Il faut savoir qu’il y a eu une continuité « de père en fils » entre Zvanì et mon père.
Si vous vous en souvenez, déjà dans un des premiers contacts avec mon grand-père — protagoniste absolu de cette tablée que j’imaginais plongée dans la nuit étoilée de Romagne — j’avais fait l’hypothèse qu’on était au lendemain des élections de 1913. En fait, Zvanì, déplacé à Rome depuis 1900 et marié avec Mimì en 1901, avait plusieurs fois présenté sa candidature à Cesena. Mais en ce collège, les républicains, gagnants à chaque tour, barraient la voie aux socialistes. D’ailleurs, mon grand-père n’était pas qu’un brillant journaliste. Il savait très bien parler en public sans jamais perdre le calme. Donc il était très convaincant lorsqu’il s’engageait dans l’action politique.
Envoyé probablement par son journal — l’Avanti ! — dans le sud-ouest de la Toscane pour y suivre les luttes des mineurs du mont Amiata et des ouvriers de la Montecatini de Scarlino près de Follonica, il en était vite devenu le représentant politique à Rome. Depuis 1913 jusqu’à la suppression du Parlement de la part de Mussolini, il fut le député socialiste de cette région pauvre, que les terrains marécageux de la Maremme (affligés par le paludisme) séparaient du nord du Latium. Une région riche de traces de la civilisation étrusque, caractérisée par une côte très variée et suggestive, de l’Argentario jusqu’à l’île d’Elba. Ces lieux gardent d’ailleurs la mémoire de deux passages de Garibaldi : la première fois, en 1849, lorsque celui-ci se sauva — après la défaite de la République Romaine et la fuite désespère dans la pinède de Ravenna — grâce à la fameuse Trafila qui l’aida à traverser les Apennins suivant un tortueux parcours jusqu’à Cala Martina (Scarlino-Follonica).
Il y avait peut-être des affinités entre la Romagne (le sud pauvre du nord riche) et le territoire de la Maremme-mont Amiata (le sud de la riche Toscane) ayant le principal chef-lieu dans la ville de Grosseto. Car en fait Zvanì en devint presque immédiatement le leader.
En 1948, lors des élections du premier parlement basé sur la nouvelle Constitution républicaine mon père fut élu dans le même collège que son père Zvanì. Une des conséquences de cette élection, ce furent nos vacances — de 0 à 9 ans — dans ce village de Castel del Piano au pied du mont Amiata, ayant parfois la variante (ou la queue) d’une période à la mer, en face de la presqu’île de l’Argentario, dans une localité nommée La Giannella.
(Tandis que je me perdais dans cette explication nécessaire je me suis demandé si ce n’était pas le cas d’abandonner ce ton d’enthousiasme orgueilleux pour assumer, au contraire, l’attitude d’enfant gâté — et même ennuyé — anxieux de se dérober à ses contraintes ancestrales.)

(7) Personnage incontournable du livre d’Ivan Gontcharov, Oblomov est l’homme plus paresseux qu’on puisse concevoir et, en même temps, le plus humain qu’on puisse rencontrer.

Giovanni Merloni

écrit ou proposé par : Giovanni Merloni. Première publication et Dernière modification 20 février 2014

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