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En avançant dans cette course à rebours, je commence à me rendre compte qu’avec le temps, tout en m’efforçant de changer ou de varier un peu les contextes, les outils et par conséquent les personnes de ma vie, je n’ai fait que des allers-retours, comme dans le jeu de l’oie.
Par exemple, le quartier de Rome, où j’avais habité avec mes parents après avoir quitté l’appartement via Calabria. J’y suis revenu vivre en 1984, après Bologne et la parenthèse bohémienne de Campo de’ Fiori.
Quant à Campo de’ Fiori, ce quartier fréquenté entre 1968 et 1970, au cours d’une glorieuse jeunesse d’étudiant, était devenu pour moi un endroit phare, au-delà du pur hasard qui occasionna mon retour, en 1977, pour y passer ma seconde lune de miel durant plus que cinq ans.
C’est facile d’aimer Venise, bien sûr. Pourtant j’y ai emmené presque toutes les compagnes de mon existence compliquée.
Bologne je l’avais laissée à contrecoeur, dans la pleine conscience d’un choix — le retour à Rome — aussi nécessaire que difficile. J’y suis revenu continument, pendant presque vingt années, avant de m’apercevoir qu’en fait j’habitais à Rome.
Je ne sais plus, maintenant, si ce fut cette diabolique pulsion du retour ou le pur hasard qui me ramena de nouveau, presque vingt ans après,  à Castel del Piano

000_volo d'uccello 180Pour chacun de ces « repêchages », il y a eu, avant, toujours une déchirure, sinon une véritable rupture. Une explosion, un éloignement forcé, une séparation sinon une scission. Des états d’âme et de l’esprit toujours suivis par un sentiment de manque, par une nostalgie souterraine se transformant petit à petit dans la pulsion du retour.
Je ne suis jamais revenu via Calabria, sauf que dans des rêves aussi démystifiants que velléitaires. Je ne suis pas retourné non plus à Procida, sauf une fois, pendant une seule journée, qui d’ailleurs me coûta beaucoup.
À côté de cette façon pendulaire de régler mon existence — peut-être apprise au cours de mes voyages en train assez nombreux — d’autres gênes, ainsi que de petites phobies passagères s’ajoutent… Sans compter une espèce de terreur explosant à la vue des oiseaux morts aux bords de la rue, mais aussi une gêne indomptable accompagnée par une soudaine pulsion de fuite qui se déclenche à la seule idée du contact avec les plumes… de ces êtres merveilleux que pourtant j’aime sans crainte lorsque je les vois voltiger dans leur élément ou se perdre dans le fond du ciel.
À Castel del Piano (ou à Sogliano) j’ai assisté, contre ma volonté, à des tueries d’animaux… En particulier, je me souviens d’une poule blanche qu’on avait assommée avant de la laisser agoniser, la tête écrasée sous le couvercle d’une huche…
Dès ma plus tendre enfance, j’ai eu d’ailleurs une peur bleue de la mort subite.
« Il était trop jeune pour mourir… » : cette phrase — que je ne prononçais jamais, pour ne pas gêner mes dieux protecteurs — était toujours au rendez-vous dans mes conversations intimes, comme un refrain rythmé par des tambours.
Il y a eu bien sûr des exceptions, comme La ballade du soldat, ce film russe au côté héroïque qui eut le pouvoir de me rendre plus confiant, même si la guerre avait brisé cette jeune vie avant qu’il puisse vivre l’amour… Depuis lors, je me suis toujours dit que la pire chose qui pouvait m’arriver, ce serait de mourir. « Après, il y a tout le reste à découvrir ! »
D’ailleurs, il y a aussi le dicton populaire : « quel che non strozza ingrassa »,« that which does not kill me makes me stronger », que je pourrais traduire ainsi : « ce qui ne me tue pas, va me rendre costaud ».
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Néanmoins, même au-delà de la question cruciale, je suis depuis toujours assez impressionnable, parfois de façon exagérée… Il ne faut pas s’étonner si je me sentais parfois en cage, lorsque les gens du pays, en se rencontrant au lavoir, ne faisaient que parler d’accidents et de morts. D’ailleurs, certaines émotions brutales sont arrivées soudaines, spontanément, sans que je les cherche. Un film, par exemple, d’une jeune femme qui meurt de tétanos en quatre et quatre-huit. Ou alors les maladies…
Ou alors… pouvoir de la suggestion ! À Piancastagnaio, trois ans avant de revenir à Castel del Piano  (deux pays aux noms trop longs, hélas !), au cours d’une soirée d’ennui et de tourments souterrains (pourquoi ne me rendais-je pas au grand lit ?) j’étais assis sur une des trois marches près de la porte extérieure de la maison de Rina. Son récit fut tellement efficace…
Guido était un homme grand, de la hauteur de presque deux mètres, dont on connaissait la prudence. Il avait passé une demi-journée avec son ami Lorenzo dans le bois à chercher des champignons. Protégés par leurs bottes, ils avaient fait quand même attention à ne pas piétiner de vipères. Ensuite, fatigués, ils venaient de déposer les champignons dans le coffre de la voiture… lorsque Guido s’aperçut qu’il avait perdu le foulard rouge qu’il portait d’habitude autour du cou… Lorenzo resta en voiture. Mais l’attente fut longue… Deux heures après, il rentra dans le bois, cruant à tue-tête Guido ! Guidooo ! Guidoooo ! Aucune réponse. Une nuit passa inutilement. Le matin suivant, un groupe de volontaires du pays, aidant souvent les pompiers, s’engagèrent à fond jusqu’au moment où ils trouvèrent un corps emprisonné par les ronces. Guido, l’homme prudent, qui avait évidemment perdu son habituelle concentration oubliant sa taille de géant, avait plusieurs fois frôlé de la tête les branches des arbres… jusqu’à ce qu’une vipère lui eût mordu le cou. La nuit tombait en cet instant précis. Il paniqua, se lançant dans une course aussi désespérée que dangereuse dans une fausse direction, avant de trébucher contre une racine et tomber au milieu des ronces. La poison, aidée par la course imprudente, avait déjà ralenti ses mouvements…
Quand on le retrouva — juste à trois mètres de sa voiture, mais dans un coin du bois d’où même un garde forestier expert aurait eu du mal à sortir —, on ne voyait pas de traces de morsure. Ce fut juste au cours de l’autopsie que l’on découvrit deux points microscopiques, très voisins l’un de l’autre, juste derrière l’oreille droite…
Tandis que j’écoutais cette espèce de fable tirée d’un fait réel, je me regardais les mains, je me touchais le cou, le menton, les oreilles. J’étais entier, assis dans l’encadrement de la porte qui me protégeait mieux qu’un étui en plastique. Plus tard, dans mon lit, après deux heures de sommeil tout à fait inconscient, je me réveillai, convaincu qu’une vipère m’avait mordu, en laissant deux petits trous entre le pouce et l’index de ma main !

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En 1974, j’étais à Bologne. Mon salaire, assez modeste, ne suffisait pas aux exigences accrues. Gian Piero, un ami architecte de Rome me convainquit : il n’y aurait été aucun scandale si j’avais travaillé « à côté », dans une autre région, sans profiter du petit pouvoir que j’avais acquis en Émilie-Romagne dans la Section d’Urbanisme.
Gian Piero avait alors une fiancée, qui passait souvent ses vacances à Castel del Piano. Étant souvent là-bas, il avait connu Alvaro, le Maire. Celui-ci se souvenant très bien de mon père et de notre famille. Donc il fut heureux de me rencontrer et de nous proposer une collaboration professionnelle que nous devions partager avec Massimo, un architecte de Pistoia, plus âgé que nous.
Je n’approfondis pas, ici, le sujet de l’amitié fraternelle qui se déclencha entre Alvaro, sa femme et moi, ainsi que sur cette expérience de travail, qu’il apprécia. Pourtant, je n’aurais pas dû revenir sur les lieux de mon bonheur d’antan. Même si sur cet état de perplexité s’installèrent ensuite un nouveau bonheur, une nouvelle amitié, de nouvelles perspectives.
J’ai juste un petit épisode à vous raconter de cette « deuxième enfance » à Castel del Piano, où mon esprit flottait sur ces réalités ressuscitées avec un sentiment d’égarement et de perte. En fouillant encore parmi les épaves de ce nouveau naufrage, je cogne contre des plumes d’oiseaux embaumés ainsi que de vieilles peaux de serpent formant des strates comme les écorces du chêne-liège du jardin de celui qui alors n’était que mon futur beau-père….
Au cours de l’été de cette année 1974, qui fera dans les prochains mois l’objet d’un chapitre assez dense et dramatique, je m’étais rendu avec ma famille à Castel del Piano, dans le but de profiter des vacances pour participer, avec Gian Piero et Massimo, aux réunions près de la Mairie pour établir les lignes du nouveau plan d’aménagement du territoire.
Nous étions confortablement logés dans une petite auberge en forme de chalet sur la route qui mène à la montagne. Là-dedans, au lieu de m’oxygéner, avec mes enfants, dans de longues et salutaires promenades, je passais la plupart des jours de calme qu’on nous accordait en fabriquant à jet continu des pastels colorés que j’échangeais avec des jambons ou des formes de fromage.
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Mais, je ne peux surtout pas effacer le souvenir de la chambre provisoire qu’on nous offrit pour la première nuit, le lit constellé de faucons, d’hirondelles, de merles bleus ainsi que d’éperviers, tandis que sur les deux étagères accrochées au mur il y avait un inquiétant étalage de vipères, de couleuvres ainsi qu’un véritable « serpent de sept pas » que mon hôte chasseur de serpents avait reçu par un client revenu du Venezuela.
Je déclarai sans honte que je n’aurai pas su me débrouiller avec toutes ces bêtes défuntes. D’ailleurs, il ne pouvait pas prétendre qu’en me levant pour faire pipi, pendant la nuit, je risquais de frôler de la jambe nue le bec de l’aigle royal !
Tout fut enlevé. Pourtant, je ne réussis pas à dormir.

Giovanni Merloni

écrit ou proposé par : Giovanni Merloni. Première publication et Dernière modification 26 février 2014

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