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Strapontin ou bouée ? « Finestrino » ou hublot ? Que dirait-elle Barbara, ma sœur, si elle était encore en vie ?

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Aujourd’hui, 27 février, aurait été son soixante-dixième anniversaire. Elle serait donc encore jeune… Et pourtant, je n’aurais pas le courage de lui demander ce qu’elle en pense de tout ce fatras de mémoires qui ressuscitent par vagues, surprises, dérapages et changements de direction et de sens. Je crois qu’elle lirait tout sans me dire rien, hochant la tête de temps en temps. Peut-être, elle rirait, secrètement, ou pleurerait, secrètement.

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La première chanson que je fredonnais à mon aînée pour essayer de le calmer c’était :

Partira, le navire partira
Où qu’il arrivera
Personne ne la saura
Ce sera comme
L’arche de Noë
Le chien le chat moi et toi !

En fait, c’était une coïncidence. Sergio Endrigo, le chanteur-auteur de cette ritournelle, était un rêveur à la gueule souffrante, mais sa musique, assez facile à retenir, glissait gentiment dans ma peu en m’aidant à renverser les angoisses amenées par mes responsabilités soudaines et un brin excessives.
Pourtant j’avais lu et aimé, encore très jeune, la ville flottante de Jules Verne, dont j’avais hérité ce livre aux illustrations imprégnées d’humidité qu’une reliure en cuir emprisonnait à jamais.

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Cet immense paquebot, ce n’était pas la « piccioletta barca » de Dante, toujours dans ma poche avec mes deux ou trois amis fraternels, où je me glissais, au couchant, imaginant que le « molo Beverello » de Naples ce fût juste en bas de mon escalier…
Dans ces deux ans 1969 et 1970 qui ont, plus que tous les autres, marqué mon destin, ce paquebot, ou barque ou navire ou radeau de Noë c’était le présage d’une image « fellinienne » que je n’aurais pas oublié depuis :

E la nave va

C’est une ville flottante en chair et en os sortante du livre qui bouleverse tout, tandis que… L’idée géniale de Fellini c’est de renverser le point de vue du Titanic. Son navire à l’air assuré et même vulgaire d’une richesse provisoire, mais en condition, quand même, de durer pendant le temps d’une traversée océanique. Ceux qui restent à la case de départ se consolent avec l’admiration de cette beauté en fuite ainsi qu’avec l’envie des petits privilèges cachés derrière les ponts et les hublots scintillants d’éclaboussures irisées…
Moi, je restais à la case de départ, avec mon enfant génial dans les bras et sur les genoux. Pourtant, cette cantilène avait la force glorieuse d’une fanfare des « bersaglieri ».

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Plus tard, à Bologne, une chère amie partit en vacances en Afrique. Avec un homme assez robuste, elle voyagea sur une moto Guzzi assez robuste elle aussi. D’abord à travers l’Italie, ensuite sur le grand paquebot, où ils dormaient sans perdre de vue les deux roues indispensables, avant de traverser le désert, et les villes animées, et les oasis animées par de lentes musiques…
J’aurais voulu du moins courir à ce port de Gênes ou de Naples avec un grand foulard indien, pour la saluer, caché parmi la foule. Cela n’aurait pas été le même chagrin ni la même angoisse que j’avais éprouvée en 1964, dix ans avant, au port de Pozzuoli, où le petit paquebot de Procida arrivait à chaque tour sans elle…
Pourtant, j’avais mes pinceaux et mes bouteilles d’encres colorées… et j’avais aussi des complices…
Combien d’heures immobiles ou agitées nous avons passées ensemble, mes deux enfants et moi, dans cet appartement sans bibelots ni coquelicots, où l’unique ressource venait de l’immense marronnier d’Inde trônant au-delà de la fenêtre ?
Nous avions créé un personnage, Gio Rapa, qui résumait en soi nos trois prénoms…
Avec Gio Rapa nous nous sommes protégés, rassurés et parfois encouragés dans des actions aussi bizarres que redoutables…
Au temps de l’Afrique, on entendait continûment les mêmes disques ou les mêmes cassettes. Il me semble impossible, aujourd’hui, en songeant à nos vies d’il y a quarante ans, qu’il y ait eu autant de fumée de cigarette dans les chambres fermées, autant de musique lancée à jet continu jusque dans la rue… ainsi que ces conversations téléphoniques à gogo, l’une après l’autre…
Lorsque le silence de l’après-midi ou de la nuit prenait le dessus, une chanson rebelle devenait la trace et le prétexte pour une ballade héroïque où Gio Rapa pouvait librement exploiter ses contradictions.

Puisque nous en sommes trois héros,
nous nous rendrons jusqu’en Afrique… (1)

J’ai transcrit juste le premier vers de cette parodie de chanson ayant pour sujet l’Afrique tandis que je n’ai jamais cité dans ce blog « les aventures de Gio Rapa ». Pourtant, je pense que si par des efforts de cyclope je réussissais un jour à recomposer ce puzzle, mes deux enfants sauraient en condition de tout suivre par le menu en me faisant remarquer les parties où j’ai travaillé trop librement avec ma fantaisie sénile.
Pourtant, tout comme les tableaux « désespérés » de ces années cruciales, la voix jaillissante ventriloque de nos fables sans queue ni tête m’ont aidé à résister, à réorganiser mes forces, à espérer même si très timidement dans un futur où j’aurais pu m’exprimer jusqu’au bout.

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Vingt ans depuis, à la veille de mon « embarquement immédiat » dans la saison du roman (de l’unique roman à plusieurs facettes que j’ai eu la chance d’écrire), lorsque mon travail, juste en 1994, me ramenait à ma véritable mer professionnelle — l’urbanisme — en déplaçant mes allers-retours pendulaires vers le quartier surréel de l’EUR à Rome… Une vision diurne et nocturne me secoua vivement : le paquebot de Fellini encastré dans le Colisée carré… Pouvait-il y avoir un endroit meilleur que celui-ci pour un rendez-vous incontournable avec le Destin ?

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Dans ma destinée personnelle il y a eu toujours un douloureux va-et-vient pendulaire me transformant en carrosse de train (rarement en locomotive) d’un pôle à l’autre de mon esprit coupé en deux :

d’une ville à l’autre
d’un travail à l’autre
d’une maison à l’autre
d’une femme à l’autre
de la peinture à l’écriture
de la poésie au dessin
du père à la mère
de l’oncle sérieux à l’oncle fou
de la tante française à la tante anglaise (2)
de la brune à la blonde
d’une bière belge à une bière allemande
de Jules à Jim
de Bouvard à Pécuchet
de Quichotte à Sancho…

Oui, j’ai souvent ressenti le flux et le reflux des eaux contre les flancs subtils de ma barque à la dérive. Et pourtant cette barque ne s’est jamais trop éloignée de la rive, tout comme la chaloupe « fellinienne » sortie dans les hautes vagues juste pour savourer le vertige de l’immense bâtiment surplombant.
Comment interpréter alors, dans mon cas, l’ancien proverbe ? « Tandis que les deux se disputent, le tiers en profite », on dit.
Ai-je donc laissé que mes extrêmes s’entretuaient, comme fit Pâris avec les trois déesses ou Pilât avec Jésus Christ ?
Probablement, je suis mort plusieurs fois et plusieurs fois ressuscité, ayant incarné à tour de rôle le Romain ou le Bolonais ; l’écrivain ou le peintre ; l’amoureux désespéré ou le père responsable.

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On revient obligatoirement à la Skoda, oubliée quelque part dans une rue de Bologne avec ses gommes lisses et son avant-train branlant, vite substituée par la Volkswagen jeune et performante qu’une amie fraternelle m’avait prêtée.
En ce début août 1975, ce n’était pas facile cette promenade prolongée, traversant les Apennins et descendant à Florence, avant de rejoindre la Méditerranée… Ce n’était pas facile à fredonner une chanson des nôtres tout en sachant…
Piombino, en province de Livourne, évoque par son nom des anciennes mines de plomb, tandis que l’Amiata, pas loin de là, a fourni d’énormes réserves de mercure…
Mais, il n’y a pas le temps de se perdre en discussions historiques ou géographiques… La nave va… Le grand paquebot blanc c’est un géant vis-à-vis des constructions du port. Je raccompagne Rapa jusque dans le pont où je les aide à trouver une place assise. Ensuite, je redescends, avec l’arrière-sentiment d’un voleur. Tandis que Gio est déjà sur la terre ferme, Ra essaie de se distraire tandis que Pa s’écrie :
— Papa, papa !
Une heure depuis, j’ai essayé moi aussi de me distraire ou plutôt de me concentrer. J’ai cherché une plage. Mais ce n’était pas le bon moment pour se mêler à une cohue de gens insouciants en sueur. Je répartis. Même cela n’était pas possible. J’arrêtais la Volkswagen à côté d’une pinède. Je ne fis que trois pas avant de m’étendre à terre.

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Depuis deux ou trois heures, un fil presque dépourvu d’âme me tira péniblement vers le haut.  Courbe après courbe, j’arrivai devant la maison en forme de chalet de mon ami Alvaro, qui le jour avant m’avait cherché. Castel del Piano, avec son étrange fraîcheur, me sembla un lieu irréel, une oasis dans le désert africain…
Alvaro et sa femme furent très compréhensifs avec moi. D’un an à l’autre, le changement avait été radical, mais ils avaient une ancienne sagesse à me régaler. En échange, il fallait s’engager.
— Voilà, si tu te charges de bien achever le plan du pays, tu travailleras encore pour notre Commune, probablement !

Giovanni Merloni

!1) Chansonnette Basée sur la musique de « Dato che (risoluzione dei comunardi) » de Paolo Pietrangeli Cette chanson (en version italienne) fait partie du drame  » Les jours de la Commune » de Bertolt Brecht (années 1940)

(2) Pour rigoler, nous disons souvent en famille que la tante Antonia, de son vivant, incarnait parfaitement le type de l’intellectuelle-bobo française au-dessus des soixante, tandis que la tante Augusta incarnait de façon surprénante l’homologue anglais.

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écrit ou proposé par : Giovanni Merloni. Première publication et Dernière modification 27 février 2014

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