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La mémoire c’est toujours un jeu de coïncidences. En toute fouille archéologique, en chaque recherche (rhabdomancienne ou même scientifique) ayant pour but une vérité quelconque, les traces qu’on trouve sont parfois tellement évidentes qu’elles-mêmes nous obligent à suivre une nouvelle piste jusqu’au moment où une voix nous murmure à l’oreille :
La petite fourmi
Dans un champ de lin… (Il grillo e la formica, Paolo Poli)
C’est la voix de mon père (que nous appelions babbo). Elle ressemble de façon impressionnante, à la mienne, tandis que rien d’autre ne nous rapproche au point de vue physique, sauf les mains, peut-être…
Le premier trait de la côte toscane (1960)
D’un coup, un nom plusieurs fois répété, auquel je ne donnais pas d’importance, assume un relief spécial :
« Orbetello »
« Ne te souviens-tu pas ? me dit mon père. J’étais assesseur dans cette petite commune, donc j’y suis allé très souvent, pendant des années ! »
Étonné, je regarde la photo aérienne : mais pourquoi n’avais-je rien remarqué, avant ?
Je n’aime pas m’attarder sur ce genre de choses, mais l’évidence bondit spontanément, sans attendre mes éventuelles censures : la presqu’île du mont Argentario s’unit à la terre ferme par deux plages naturelles qui renferment une lagune trouble, sentant parfois les œufs pourris… Au milieu de l’eau, perpendiculaire par rapport à la côte, une péninsule s’achemine en direction de l’Argentario.
Juste sur la pointe de cette péninsule en forme de péniche peinarde (peut-être pensive), la ville d’Orbetello est comme un petit camaïeu lumineux et inoffensif.
Si l’on considère son nom, Orbetello a été, depuis sa fondation, une petite « urbs » ou peut-être, dans les intentions de ses premiers habitants, le prototype d’une petite ville indifférente aux oiseaux migratoires et aux moustiques qu’un ancienne route, assez similaire à celle du Mont-Saint-Michel, relie à la presqu’île d’en face…
Orbetello (Google Earth)
Une situation géographique (et même historique) tout à fait particulière, qui marque sans équivoques, peu de kilomètres au nord de la province de Viterbo, l’entrée en Toscane, dont on reconnaît immédiatement la personnalité et l’esprit.
Pourtant mon père ne nous disait rien. Je crois qu’il réfléchissait beaucoup, qu’il observait avec enthousiasme et qu’il se rendait aussi bien compte de l’originalité du laboratoire social et politique dans lequel il déversait une grande partie de ses énergies.
Mais il n’endurait pas la rhétorique ni les gens qui « donnent toujours des leçons aux autres ». Il nous emmenait, donc il faisait son choix. Après, il nous laissait libres d’observer, de réfléchir et de faire des comparaisons…
D’ailleurs, il ne pouvait pas prévoir les changements subis, sous la pression de la spéculation immobilière, par les deux communes de l’Argentario (Porto Santo Stefano et Port´Ercole) en dehors de leurs centres historiques médiévales. Ah oui ! Puisqu’il est mort en 1967, il a raté beaucoup de mauvaises nouvelles ici et là dans le monde…
Le tombolo de Giannella depuis le mont Argentario (1960)
Je suis retourné deux ou trois fois à Orbetello. Un jour j’y descendis de l’Amiata juste pour rencontrer Angiolino Della Verde, cet homme petit, bronzé, maigre et ridé autour de ses courtes moustaches. Cet homme sympathiquement brusque avait été toujours très lié à mon père. Je le vois comme aujourd’hui, le jour de son enterrement, en train de dire « il était bon », avant de se pencher sur son corps inanimé pour l’embrasser sur le front.
Il m’accueillit de façon très fraternelle, cependant beaucoup de choses avaient changé. Il avait été opéré et ne pouvait avaler que quelques bouchées, tandis que la section du parti socialiste, qu’on avait dédicacée à mon grand-père Zvanì, allait changer de nom.
L’île du Giglio depuis le mont Argentario
Ce nom que je porte… Combien de responsabilités ai-je voulu m’assumer en raison de cette banale coïncidence du nom et du prénom ! Oui, je dis « voulu », parce qu’en fait, dans ma famille, c’était surtout le respect qu’on s’attendait de moi. Ainsi qu’une rigueur morale de quelques façons correspondante à l’exemple de cet homme que mon père, son fils, avait si bien su incarner…
On m’a juste lancé des petits signaux sans importance. Pour fêter mes huit ans, ma mère, n’ayant pas d’argent à gaspiller, me donna solennellement le « service des assiettes Richard Ginori », ayant appartenu à mon grand-père et à sa femme Mimì. Je considérai alors ce cadeau, tout à fait déplacé pour un enfant encore célibataire, comme une investiture. Au lieu de l’épée, posée à plat sur les deux épaules, on posait sur l’une les assiettes aux fleurs blêmes et sur l’autre la soupière obèse… Ensuite, en occasion de mon deuxième mariage, je suis allé revendiquer chez ma mère cet héritage (ou cadeau) dont je ne profite que très rarement. C’est un service très simple et fort incomplet, dont la chose plus importante, pour moi, c’était ce nom prestigieux, Richard Ginori… Juste en ces jours, grâce au Strapontin, j’ai appris que la première usine céramique de Ginori est née à Livourne, là où Zvanì a eu bien sûr l’occasion de s’acheter ces assiettes…
Ce qui est intéressant, ma mère ne m’avait pas donné cela lors de mon premier mariage…
À mi-chemin entre Orbetello et Livourne, Follonica, dont je vous ai déjà un peu parlé, a consacré une route à mon grand-père. J’ai quand même de la chance à voir passer presque inaperçu mon père, tandis que mon grand-père a été célébré de façon très discrète : le nom d’une section de parti à Orbetello ; le nom d’une rue à Follonica ainsi qu’une stèle commémorative sous les arcades du palais de la Mairie à Cesena.
Mais cela a suffi pour donner à ma vie une touche particulière, se traduisant surtout dans une espèce d’embarras venant de ma personnalité tout à fait inadéquate.
La côte au nord du mont Argentario
J’étais encore petit lorsque je me trouvai dans une rue d’Orbetello juste à côté de la place où mon père tenait son discours de campagne électorale. Et ce fut l’unique fois que je l’entendis parler en public.
J’aimerais reproduire cette situation-comédie comme l’avait fait Wim Wenders dans son Buena Vista Social club… Un petit enfant, accompagné par sa mère, observe attentivement le va-et-vient des gens sur le corso d’Orbetello. On est au crépuscule, les maisons assument des tonalités plus foncées. À l’angle de la place, il y a un bar qui promet des glaces au chocolat. Pourtant un je-ne-sais-quoi fait bousculer la rue. Elle s’incline comme dans un film où le cameraman est ivre ou ensommeillé. Avançant dans son pénible parcours, le garçonnet boite, trébuche, se sent essoufflé. Il s’aperçoit que la cause de ce tremblement c’est le retentissement d’un haut-parleur. On voit des drapeaux rouges au fond, tandis que la place est en train de se remplir. On entend des applaudissements. Une voix à la forte cadence toscane hurle dans le microphone pendant quelques minutes. Le petit enfant de huit ans ne peut pas entrer dans la place. Une main lui tire le bras brusquement. C’est sa mère, qui croyait l’avoir perdu. Le silence s’installe. Une brise légère caresse les pieds, tout en faisant danser les tracts qui, ne pouvant voltiger librement, boitent, trébuchent ou se collent aux jambes… Le silence est brisé. J’entends une voix sonore, élégante, persuasive. Je ne suis pas sûr de la reconnaître. Je tire la jupe de ma mère. Elle me répond, émue : « C’est ton père, il est en train de parler depuis un grand balcon, ici derrière, au-delà du coin ».
Giovanni Merloni
écrit ou proposé par : Giovanni Merloni. Première publication et Dernière modification 4 mars 2014
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j’aime que la rue te fasse trébucher pour préparer l’étonnante émotion
Souvenirs vus du ciel…
Et avoir déjà une rue à son nom !