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Oubli et sagesse de Robinson Crusoé, huile sur toile 100 x 70 cm, 1990
Je me suis tellement éloigné — dans l’espace et dans le temps — des évènements de l’été 198…, qu’il me semble impossible que cette Peugeot 303 beige, nonobstant l’inscription Roma sur la plaque postérieure, fût vraiment dirigée vers le sud. Je me demande dans quelle maison (ou appartement ou bungalow ou chambre d’hôte) se retrouvèrent le soir même ces six êtres humains. Oui, bien sûr, si je faisais une petite recherche je pourrais tout reconstruire…
Je me vois au volant de cette bagnole élégante et confortable.
« Tandis que le soleil se liquéfiait dans une mer de sang, j’avais la sensation que la route pourrait me trahir. Ma femme, assise à mon côté, était en train de discuter avec notre fille, tandis que mon fils aîné dormait, s’appuyant discrètement sur l’épaule de la bonne Philippine. Quant au fils cadet, il était étendu sur les valises, m’empêchant de voir bien dans le rétroviseur.
Nous avions dépassé Santa Marinella sans respecter la triste habitude de mon père de s’y arrêter pour le café et les toilettes. Ayant décidé de faire cela après, j’avançai quelques kilomètres, jusqu’au moment où une longue queue de voitures et de camions ralentit notre vitesse de croisière. Heureusement, les policiers de la route ne nous enjoignirent pas de nous ranger sur la droite. Pourtant, on avançait à pas d’homme.
Tout le monde s’arrêta. Les gens descendirent. Le soir avançait dans la nuit.
Quoi faire ? Chercher une route de campagne, nous aventurer dans le noir au risque de nous perdre ?
— Mais non ! Tu te trompes ! s’écria mon fils aîné. Ne vois-tu pas les lueurs sourdes de la Ville ? Elle est très proche de nous, désormais !
Possible qu’il eût parlé de « lueurs sourdes » ? Je descendis. Effectivement, nous étions sur une courbe soulignée par d’anciennes bornes bandées de noir et blanc. Au-delà, cette « lueur sourde » me donnait l’idée d’une tarte avec des millions de chandelles ou de vieilles ampoules. Qu’est-ce qu’il arrivait ?
Quand je me rassis dans la voiture, j’y trouvai une odeur différente, du tabac se mêlant au cuir usagé des sièges. Le volant me sembla incroyablement subtil.
— C’est la Fiat 1100 de mon père !
Personne ne me répondit. Je m’aperçus qu’assise sur le siège devant, entre ma femme endormie et moi, il y avait Jessica, la bonne Philippine, elle aussi endormie. Je me tournai en arrière et tout de suite après je me retournai vers le volant. Les trois enfants endormis sur le divan postérieur ressemblaient comme des gouttes d’eau au trio dont j’étais l’enfant mitoyen…
Mais je n’avais pas le temps de m’attarder sur ce genre de cauchemar. Une voiture klaxonna à mon dos : partez, vite, que faites-vous là ? Je partis. Les corps de mes chers ondoyaient sensiblement. Je n’y pouvais rien, à défaut de ceintures de sécurité. Je cherchai un interrupteur pour allumer l’habitacle, mais je ne trouvai qu’une vieille radio à transistors. Je l’allumai, en espérant que cela réveille mes proches. Chansons. Chansons et vieilles publicités d’une époque révolue que pourtant cette radio, assez spartiate, lançait agréablement dans l’air. Et voilà le Journal. On était en 196…, le lendemain, vendredi, aurait été le premier jour de septembre. J’éteignis… Je me demandai où c’était finie ma Peugeot de 198… Certes, elle ne pouvait pas m’accompagner dans ce voyage à rebours sans provoquer des réactions… Pourtant je ne me souvenais pas du déménagement d’une voiture à l’autre… »
« Je me trouvais bien au volant de cette voiture de personne âgée, au moteur brillant qu’une aérodynamique très grossière ralentissait beaucoup. La route était mal illuminée, tandis que la chaussée était souvent déformée. Mais, je courus, juste un peu tourmenté par la sensation d’avoir emprunté la voiture à mon père avec un comportement de voyou. Je me souvenais, le matin même, avoir enfoncé la main dans la poche droite de sa veste, accrochée comme d’habitude au dossier de la chaise au pied du lit. À la place de la sienne, j’avais mis la clé de la 500…
— Ne fais pas le désinvolte, celle-ci n’est pas la silhouette de la 500 ! Ne fais pas comme le cheval lorsqu’il sent l’odeur de l’étable !
La course était devenue automatique. J’avais même cessé de faire attention aux flèches et je traversais les carrefours comme un fou…
La voiture me conduisit elle-même. Juste à temps. L’essence avait lâché juste à l’embouchure du dernier trait rectiligne. Tout en restant à demi endormis, mes deux enfants mâles m’aidèrent à pousser la vieille carcasse jusqu’à l’unique place libre qui (heureusement) nous attendait là où commence « la courbe ».
Après avoir protégé avec deux couvertures indiennes (dont mon père était très orgueilleux) les membres de ma famille ainsi que la jeune assistante philippine, je rentrai furtivement, seul, dans l’immeuble bien connu. J’avais encore les deux clés. À cette heure de la nuit, tout le monde dort. Pourtant je montai les trois étages à pied, de la peur de rencontrer quelqu’un dans l’ascenseur. J’arrivai au palier. Le silence à l’intérieur de mon ancien appartement m’intimida. Mes parents avaient bien sûr succombé au sommeil. Mon père surtout, le plus appréhensif, après avoir longuement attendu et bien sûr protesté avec ma mère — « Pouvait-il faire un coup de fil, n’est-ce pas ? Il sait bien que je m’inquiète… » — il avait comme d’habitude appuyé le journal contre le visage, juste pour se calmer un peu. Mais après le sommeil avait pris le dessus…
Je me concentrai sur ma main et mon corps sur la pointe des pieds, devant ouvrir la porte sans faire de bruit… D’ailleurs, j’étais professionnel en cela. Je savais bien qu’un seul coup, même fort, ne suffit pas à réveiller quelqu’un qui est déjà calé dans le gouffre. Donc, après le clic-clac de la serrure, je suis resté une trentaine de secondes sans bouger, immobile. Ensuite, j’osai le petit bruit du premier pas. Assis par terre, je m’enlevai les chaussures et, tout doucement, je refermai la porte, grâce à la poignée très souple. Avec une procédure pareille, j’avançai dans le couloir. Dans la première chambre à gauche, ma sœur dormait en compagnie de son livre et d’une lampe toujours allumée à la lueur très faible. Sur la droite, je voyais contre la fenêtre la silhouette agitée de mon frère, tandis que dans la chambre de mes parents régnait un silence de papes. »
« Une fois dans ma chambre je me jetai sur mon lit de célibataire, prêt à m’écrouler. Mais, le matin approchait. Je ne pouvais certes dormir tandis que dans la rue, mal cachée à l’intérieur de la voiture de mon père, il y avait mon entière famille… et que tout le monde, à partir du concierge Salvatore, aurait considéré cette circonstance comme très bizarre…
Et mon père ? Et ma mère ?
Je réfléchis que mon frère et ma sœur dormaient à deux pas de moi. Donc cette impression que j’avais eue… qu’ils étaient dans le siège postérieur…
Mais si j’habitais avec mes parents, si mon père était encore vivant, si ma famille d’origine était ici, avec moi, tout autour de moi, comment était-il possible qu’une autre famille m’attendît sous des couvertures indiennes comme la famille d’un bohémien le ferait ?
Dans le salon, il y avait une vieille horloge marine qui compta cinq coups. J’en entendis un sixième. Je courus à la porte. Sans que je ne dusse rien expliquer, une caravane de gens déchaussés, cachés sous les couvertures empruntées dans la voiture d’en bas avança dans le couloir en file indienne. Transformé en agent du trafic, ce fut très dur et compliqué pour moi de maîtriser le changement de direction devant la porte ouverte de mes parents. Il y eut en fait un moment de panique, à cause d’un soudain coup de toux de la petite. J’eus alors la sensation de voir trembler toute la maison, car ma mère dit, calmement : « qu’est-ce qu’il y a ? » Mais cela ne dura qu’un instant, car elle rentra tout de suite dans le sommeil tant aimé du petit matin.
Dès que nous fûmes tous rassemblés dans ma chambre, je renfermai la porte. Mais je ne réussissais pas à endiguer les différentes exigences et pulsions centrifuges des cinq… de ma femme surtout. Elle prenait un à un les livres, assez modestes, que je gardais nonchalamment dans une étagère accrochée au mur. De temps en temps, elle me regardait avec un air stupéfait :
— Tu as bien rajeuni !
Il se suivit une heure, une heure et demie de silence lourd d’angoisse.
Quand je me réveillai, tout le monde était parti. On avait fait glisser un billet au-dessous de la porte :
On te laisse dormir, même si tu nous avais demandé le contraire, en raison de ton examen de Mécanique rationnelle. On a bien compris que tu n’es pas en condition de sortir ton nez de ta chambre avant des heures. D’ailleurs, tu as fait tout seul un tel vacarme qu’on a eu même l’impression qu’il y avait une fête, ici. Dans les intervalles, tu répétais tes formules. Mais tu te trompais. On a consulté le grand-père Alfredo. Il a dit que ta préparation est vraiment lacuneuse…
Je m’accoudai à la fenêtre. J’étais à Campo de’ Fiori ; non, j’étais à Bologne…
Non, j’étais encore à Giannella. Je devais aller récupérer la barque Mimì et le moteur Johnson avant de rentrer à Rome. »
Giovanni Merloni
écrit ou proposé par : Giovanni Merloni. Première publication et Dernière modification 22 mars 2014
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La « Mécanique rationnelle » est à l’œuvre, dans le réel ou dans les songes.
Beaux dessins d’une sorte de scenic railway…
Magnifique Giovanni, ce texte ressemble à tes dessins que j’ai hâte de venir voir en juin 😉