Vendredi 4 août 2000
Aujourd’hui, revenant de la mer dans ma chambre au bout de l’île, j’ai trouvé un télégramme envoyé de Corfou : ma femme Virginie est morte la nuit dernière. Me voyant seul, seul plus que jamais, j’ai dû pleurer. Ensuite, je me suis efforcé de sourire et j’ai juré aux étoiles, comme le font les enfants, que je ne verserai plus de larme…
Chère Virginie,
J’avais tort en prétendant pour nous deux une île imaginaire, un lieu où tout est parfait. Et pourtant cette île, que nous considérions comme « inexistante », a existé pour moi. Aussi bien dans mon esprit que dans mon âme. Je l’ai piétinée pendant dix ans au jour le jour, j’y ai trouvé des amis, libre de parler ou de me taire sans qu’il y ait personne qui s’attend au contraire… Maintenant, après ton absurde disparition, cette île n’existe plus !
Samedi 5 août
Peut-être demain je viendrai t’apporter tes objets… Non, ce sera toi qui viendras t’installer près de moi… Je vis dans cette étrange certitude, même si je devrais être objectif, pour une fois. Devrais-tu désirer un havre de calme auprès de moi ? Je ne peux pas me cacher la vérité d’une vie entière où… tu n’as jamais enduré ma compagnie. Et J’ai peur que nos enfants t’aient empêché de penser à moi. En même temps, je l’espère : le pardon ne m’apporterait rien.
Tu n’imagines pas combien ma vie a changé, Virginie. Je vis au jour le jour, je ne lis plus mes Maupassant et Flaubert préférés, je garde juste ce vieux Pavese tout décousu. Je suis surtout navré à l’idée que tu n’as plus vu notre île depuis la dernière fois que nous y sommes venus ensemble, de nos beaux temps. Tu étais tellement belle, Virginie, avec ta robe verte aux petits pois blancs… qui sait où elle est finie. Peut-être, l’ont-ils ensevelie avec toi ?
Dimanche 6 août.
Au cœur de la nuit, j’ai traversé le village de Lakka et j’ai atteint en quelques minutes la fraîcheur de la baie : le vent frappait de façon bizarrement rythmée les fils métalliques d’où le linge avait été enlevé. Je me suis éloigné de la dernière maison habitée, trébuchant de temps en temps contre les racines des arbres frôlant la rive. Suivant mon étrange goût des contraintes inutiles, j’avançais sans une torche, m’orientant dans le noir comme les aveugles. En tâtonnant les rambardes de bois, les murets et les poteaux électriques, j’ai reconnu enfin ce petit amphithéâtre de briques où nous passions jadis des heures de calme absolu… Sans hésitation, j’ai trouvé la place que j’occupais, juste en face d’elle… J’ai murmuré son nom, comme si je parlais au téléphone : allô, allô ! Virginie, tu es là, comme d’habitude ? J’ai eu une ou deux fois l’impression qu’il y eût une réponse, un écho venant des vagues.
Lundi 7 août.
Étendu sur une chaise longue dans un coin protégé… j’ai interrogé les étoiles. La nuit s’est écoulée par une vitesse inexplicable… Quand les premiers rayons de l’aube ont commencé à caresser les rochers, je me suis mis en marche ou, pour mieux dire, j’ai entamé la traversée de cette rive caillouteuse. J’ai trouvé une jolie échancrure au Nord-Ouest… Là, petit à petit, le nœud à la gorge, j’y ai enseveli le peu de choses que j’avais de ma femme, tout en creusant profondément, définitivement. J’ai gémi jusqu’au moment où le soleil rouge a pointé, grand comme un géant. Par rapport au soleil, rien ne semble vraiment grave. J’ai décidé alors de me secouer, d’arrêter de me plaindre encore.
Le sable était humide, propre, parfumé. Tandis que la pelle descendait et que le jour se levait, le sable augmentait, serrant dans ses bras le visage de Virginie ne faisant qu’un avec la vitre qui l’emprisonnait. Enfin, j’ai voulu tout recouvrir, à la hâte, rageusement, convaincu pour un instant que là-dessous il n’y avait que son fantôme ironique et moqueur.
Virginie dort maintenant au-dessous d’une croix en marbre blanc bien équarri, juste à côté du vacarme des hors-bords qui se croisent violemment autour du promontoire, tout près de la vie et de la mort des autres ; protégée, renfermée à l’intérieur d’intouchables remparts.
Là-bas, avec les cailloux de la plage rassemblés en forme de foyers, d’hommes et de femmes, j’avais le sentiment opiniâtre de ressusciter autour d’elle un quartier entier où elle aurait pu se promener, bronzée et déshabillée… Dans ce mausolée fourmillant de mémoires, je l’ai ensevelie avec ma pelle de terre et mes fleurs de cailloux. Là demeure son lit le plus scandaleux.
Mardi 8 août.
Je suis rentré dans un état d’étrange euphorie, je ne sais pas vraiment pourquoi. Ensuite, je me suis dit que Virginie est encore en vie, endormie sous une couverture épaisse de terre. Avec elle, j’avais enseveli, juste au-dessous du sol, mon passé par petits morceaux, que j’avais renfermés dans plusieurs coffres à la forme variée. Maintenant, les âmes d’Abélard et Héloïse ètaient autorisées à s’étreindre, tout en découvrant la noblesse de leurs corps de terre :
— Si tu veux, je peux te répondre, pourra dire Héloïse.
— Attention, je suis un taureau ou alors un cygne, affranchi de tout sentiment de culpabilité, pourra dire Abélard, dans la certitude que personne ne le traitera plus de bête sauvage.
Toutes les nuits, je serai là, rien que pour suivre attentivement, en silence, le profil de la terre, en attendant que la chambre à gaz des deux amoureux devienne un volcan et qu’elle fasse exploser la motte au-dessus de leurs corps dormants.
Vendredi 11 août.
Je me souviens de tes yeux marron que j’aurais voulus verts, tes cils châtains ressemblants deux files d’herbe coupée par une faux distraite, involontairement responsable d’un massacre. Je me souviens de tes cheveux rassemblés dans un nuage d’or blanc tout autour de ton petit crâne rond. Tu n’es pas que la passion la plus brûlante, trompeuse et précaire de ma vie. Tu es celle qui m’a fait mourir avant d’assister, comme une sage femme empressée, à ma deuxième naissance, à mes premiers pas dans les découvertes. C’est toi qui m’as donné la force aveugle de fouiller — jusqu’à tout renverser — dans le fond inexploré d’une adolescence opaque, paresseuse, presque dépourvue d’élans et d’intérêts.
Cette seconde vie a été pourtant terrible. Sous tes yeux, au lieu de m’installer dans une normalité heureuse avec toi, comme j’avais désiré, j’étais devenu telle une balle de ping-pong dans un astronef. Oui, il y a eu parfois des exceptions, des moments de paix et de joie aussi. Mais, comme tu le disais avec insistance, ce n’étaient que d’exceptions qui confirmaient la règle. Et la règle ce fut une existence obtuse, délivrée à un corps sans poids, contraint à ondoyer selon les caprices du hasard, cognant alternativement contre le hublot — d’où l’on pouvait regarder l’incompréhensible monde extérieur — ou alors contre une porte verrouillée par quatre poignets blancs.
Ce chagrin a commencé tout de suite après ces maudites vacances en Grèce de 1975, quand je décidai de t’avoir coûte que coûte. Je ne voulais pas regarder fixement nos incompréhensions, le gouffre qui nous séparait. Je ne pouvais pas imaginer qu’il n’aurait pas suffi du petit changement d’apprendre à nager et danser sur la piste de ciment. Tu ne pouvais pas espérer échapper à ta nature rien qu’en lisant de beaux livres. D’ailleurs, personne ne devrait jamais espérer de changer.
Ensuite, pendant quinze années, tu as vécu près de moi une quotidienneté où l’allégresse cédait rarement à la fatigue ou l’ennui. Les enfants étaient encore petits… au soir, tu aimais éteindre toutes les ampoules et t’aventurer en déshabillé dans l’appartement, en faisant mine de me chercher, en riant… Lorsque nous nous croisions, et que nous nous étreignions, où que nous fussions, j’éprouvais un plongeon dans l’estomac ainsi qu’un élancement de joie au milieu du front. Tout de suite après, un vide de sables mouvants s’emparait de moi. Je me souvenais de cet été violent où tu avais aimé un autre homme, où tu étais plongée dans le piège d’un individu bronzé, adroit, taciturne et toujours indifférent. Cet homme fit alors une belle révérence, affichant la supériorité de la renonce, tel un Humprey Bogart qui consigne son âme jumelle à son futur mari, tout en formulant, intérieurement, une espèce de menace : « Je vous laisse libres de vous installer dans la paix conjugale, mais, petit à petit, la terre vous manquera sous les pieds… »
Serait-il venu te chercher, Noelian Grimniov, si nous avions choisi tout autre lieu pour nous reposer, l’été, des fatigues hivernales ? Je ne sais pas. Petit à petit, j’avais accepté de vivre avec ce fantôme entre nous. Je me consolais en te disant — t’en souviens-tu ? — qu’il ressemblait à ton père, l’homme sportif, le champion plusieurs fois primé… Et j’ai accepté le défi de revenir toutes les années dans l’île. Tu m’avais promis de rester à respectueuse distance du port de Gaios… Notre maisonnette dans le village Aphrodites près de Lakka serait une forteresse inexpugnable !
J’ai voulu te croire. Et tu as fait ton possible, je le reconnais, pour éviter que notre bonheur se brise ou tout simplement s’offusque par l’intrusion d’une rencontre même seulement d’un quart d’heure… Étrange contradiction, j’étais jaloux comme Othello, fou jusqu’au sang comme Roland ou Rodomont… et pourtant je croyais à ton personnage de femme et mère empressée et dévote.
Je n’ai voulu rien savoir ni voir. Mais, il m’arrivait toujours, au cours de l’été dans l’île, de plonger au moins une fois dans un étrange sentiment de mélancolie et de perte, et de chercher la solitude absolue dans la splendide île sauvage d’Antipaxos, au sud… Je disais que j’avais besoin de ce pèlerinage annuel pour regarder la mer grecque en profondeur, me branchant idéalement à l’île de Foscolo, ou alors à l’île d’Ulysse, que je croyais voir pointer dans le bleu aveuglant…
Bref, en 1990, au cours de la énième vacance dans cette île devenue tout à fait familière, tu as rencontré de nouveau cet homme sans voyages ni rêves : tu étais partie en cachette à Gaios pour des courses, avec ce curieux bus des frères Grammatikos. Noelian Grimniov t’attendait au passage. En fin de compte, une constance indéniable de sa part aussi. Je dis comme ça, Virginie, même si je me rends compte que ce n’était pas la première fois… Sa constance avait des raisons. Pour le dire mieux, c’était une constance tout à fait partagée !
Ainsi, de but en blanc, juste un peu hagarde, tu as brui dans le néant, comme un mouchoir de papier, emportée hors de notre nid par un vent volubile, tout en heurtant, deçà et delà, contre les murs et les choses.
Il a pris ma place, ce russe de Corfou travaillant l’été dans les paquebots de ligne. Tu l’as suivi là-bas, dans cette ville sans charmes que je commence à considérer, surtout en hiver, comme une métropole. Et moi, je me suis emparé de ton île chérie, en m’y installant à jamais. Un geste rageur et gigantesque qui m’a coûté l’équilibre et la raison. (continue)
Giovanni Merloni
(continue demain 10 et lundi 12 mai)
écrit ou proposé par : Giovanni Merloni. Première publication et Dernière modification 9 mai 2014
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