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Après une longue parenthèse consacrée à la poésie (la mienne ; celle d’autres poètes vivants ou glorieusement disparus) je reviens timidement à la prose, pour vous raconter, de la façon plus simple et dépouillée que possible, d’un tableau.
Je veux dire le tableau que vous voyez ci-dessus, que Claudine Sales m’a affectueusement donné lors de sa récente visite à Paris.
Je suis l’activité artistique de Claudine depuis plus qu’un an et je pense avoir saisi le motif central ainsi que le sentiment de fond qui pousse cette peintre autodidacte à avancer dans un travail de plus en plus cohérent et engageant. Et pourtant, je ne sais pas bien comment exprimer les émotions que ses tableaux suscitent en moi.
J’essaie de m’expliquer, et d’expliquer aussi, indirectement, par le biais de cette observation passionnée, pourquoi j’ai considéré comme « timide » mon retour à la prose d’aujourd’hui.
Je crois qu’à la base de toute œuvre artistique ou littéraire il y a toujours une solitude. Une détresse profonde de l’âme, une nécessité désespérée et pourtant très vivante de briser cette condition de solitude même — qui est surtout une condition psychologique — à travers une fouille acharnée qui s’accompagne à une réinvention du monde. Une fouille dans notre réalité personnelle, mais aussi dans la réalité du monde où nous habitons, qui nous entoure. Une réinvention… parce que le vrai artiste ajoute toujours quelque chose d’universel et d’unique qu’il puise dans son talent et son âme.
Claudine Sales fouille avec cohérence et acharnement dans un univers aussi tangible que mouvant, en train de changer toujours, et pourtant solide avec ses lois et ses comportements typiques. C’est l’univers de la mer, des fleuves, du ciel, mais aussi de la ville. Une série de paysages qui « correspondent » à ce que tout le monde peut voir, reconnaître et mettre en comparaison, et pourtant s’en détachent vivement, en raison d’éléments uniques, en plus, qui en font des œuvres d’art.
On pourrait bien sûr ranger les tableaux de Claudine Sales en fonction des différents « sujets » traités. Mais cela serait une abstraction bureaucratique. Car il peut arriver qu’une forte parenté s’installe entre la représentation d’une plage envahie par les flaques de la marée basse et le ciel nuageux assumant parfois de formes bizarres qui racontent des histoires. Il peut arriver, d’ailleurs, que deux tableaux ayant le même sujet et concernant le même lieu ne se présentent pas comme deux frères jumeaux. Au contraire, ils s’éloignent l’un de l’autre comme deux cousins de deuxième ou troisième degré.
Donc, il y a quelque chose que Claudine ajoute à la beauté d’une reproduction fidèle et passionnée. Une touche invisible, que j’avais perçue déjà à travers les photos des tableaux sur son blog « colors and pastels ». Cette touche assume une évidence encore majeure lorsque je me trouve, comme à présent, devant un tableau réel, finalement en condition de montrer toute sa beauté physique.
Je reviens un moment au thème de la solitude. Cette condition existentielle ou de travail est souvent moins une condamnation qu’une aspiration. La plupart des peintres, d’ailleurs, aiment beaucoup travailler seuls, éventuellement assistés par une radio toujours allumée. Moi, par exemple, je n’ai aucune difficulté à peindre au milieu d’un lieu habité, où les voix s’entrecroisent comme des courants d’air, mais je vis tout cela avec un esprit constant, où ma solitude (projeté dans le travail) cohabite avec la solitude des autres, sauf des échanges tout à fait superficiels. Je crois que le peintre, quand il a son pinceau, sa palette et son rectangle vide devant, il n’a besoin de rien. D’ailleurs, le monde qui coule en dehors de sa fenêtre, ainsi que le monde plus loin, qui court au trot sur le fil de l’actualité de Twitter ou de Facebook, c’est une compagnie, pour lui. Une compagnie, d’ailleurs, aussi inquiétante que nécessaire. L’artiste a besoin de participer, même si d’une oreille distraite, à tout ce qui se passe dans la planète ou dans les grandes et petites communautés qui le concernent de près. Cela ne l’empêchera pas d’avancer, petit à petit, avec son Œuvre.
Lors de sa venue à Paris avec sa famille, Claudine m’a expliqué son parcours et aussi certaines idiosyncrasies qu’elle a mûri dans le temps. J’ai finalement compris l’importance, pour elle, d’un rapport strict — idéal et affectif — avec la littérature. Cela a été marqué au commencement par un échange très riche et productif avec Isabelle Pariente Butterlin et son blog « aux bords des mondes »… Un rapport du même type se réalise aujourd’hui, de façon plus systématique, dans la collaboration très vivante de Claudine Sales avec Francis Royo, témoignée par le nouveau blog « contrepoint ».
Quel est le rapport entre la littérature — penchée vers la philosophie dans le cas d’Isabelle Pariente Butterlin, exprimée en poésie par Francis Royo — et la peinture de Claudine Sales ? Qu’est-ce qu’elle trouve d’enrichissant dans ses quotidiens rapports avec les différents interlocuteurs flottants avec elle dans la quotidienneté de la Toile ? Quel rapport y a-t-il entre la toile réelle de Claudine et la toile virtuelle où nous tous allons, tous les jours, chercher des petites certitudes ou consolations ? Là où, au contraire, nous ne trouvons — hélas très souvent — que le miroir de nos angoisses ?
Et voilà la petite idiosyncrasie de Claudine, que je partage tout à fait. Nonobstant la valeur objective de ce qu’elle fait ainsi que de l’intérêt que ses tableaux rencontrent de plus en plus, elle n’a pas envie d’exposer, ni de s’engager vraiment dans une dimension commerciale de son activité : « Chez moi, au Luxembourg, il n’y a que l’art abstrait ».
Voilà un problème qui s’éternise. À côté de la virtualité « merveilleuse » que le numérique nous fait presque toucher de la main, le monde ne change aucunement. Rien ne brise les idées reçues ni les convictions enracinées comme d’inébranlables tabous.
En regardant le phare « poétique » de Royan se reflétant avec le ciel nuageux dans la plage envahie par flaques de la marée basse, je me demande comment l’on peut baptiser « figuratif » ce tableau, ou aussi peinture impressionniste. J’y trouve beaucoup plus que cela. Cette œuvre reflète, peut-être, la lecture de la « promenade au phare » de Virginia Woolf. Ou alors les contes de Maupassant ainsi que des films dramatiques comme « La fille de Ryan » ou « Loin de la foule déchainée ». Il y a pourtant, de toute évidence, un « ressenti » émotionnel qui va bien au-delà du rapport visuel avec le paysage réel autour du phare. On a même l’impression que plusieurs « temps » se déroulent dans la même image. Les tableaux de Claudine ne ressemblent pas du tout à des photographies. Ils représentent des émotions, des sensations, d’une façon toujours touchante et parfois choquante aussi. L’art de Claudine c’est un « art qui raconte » et « invente » aussi. Un art qui exprime dialectiquement soit le monde extérieur que le peintre prend en charge, soit le monde intérieur que le peintre même fait déclencher comme dans une action théâtrale où le spectateur est invité à monter sur le plateau, à se promener pieds nus sur les planches parmi les fils électriques et les décors.
Dans les tableaux de Claudine je retrouve aussi la littérature des lettres, des cartes postales, des petits billets que maintenant substituent les vieux systèmes postaux. Je parle évidemment des messages téléphoniques, des mails, des tweets, et cetera. Une espèce de courant parallèle, qui brise notre solitude quotidienne, en nous faisant participer à d’autres vies en dehors de la nôtre, en nous donnant aussi la nécessaire nonchalance pour nous exprimer dans un état de suspension adapté à la création artistique.
Bien évidemment, si cela peut fonctionner pour la peinture (ou la sculpture aussi), la scène change complètement si l’on parle d’écriture. Et je reviens, finalement, à la question de la timidité. Je me suis en fait rendu compte, en me mettant personnellement en jeu, qu’il est presque impossible de publier des textes littéraires « en temps réel » sur un blog. On peut, avec beaucoup de précautions, essayer de présenter des choses qui ont déjà eu une exploitation et un temps d’oubli, comme mes poésies, par exemple. Il est au contraire très dangereux publier ses émotions au jour le jour. Parce que les réactions des lecteurs ne peuvent pas laisser indifférents les auteurs. Au moins qu’ils ne se soient pas complètement détachés de leur « créature ».
Ces mêmes considérations m’amènent d’ailleurs à affirmer que la peinture peut bien être exposée en cours d’œuvre, donc en temps réel. Car elle se base sur un langage tout à fait différent, où chaque tableau ou dessin est conçu par l’auteur et vu par l’observateur comme un « fragment ». Comme une partie d’un travail à long terme ou d’une personnalité plus ou moins complexe qui ne peut se réduire à un seul objet. Tandis qu’il arrive fréquemment que le jugement sur une seule page écrite — même si c’est le résultat d’une extraction depuis un corpus plus vaste — devienne à jamais le jugement dernier sur la personne voire sur l’écrivain qui en est l’auteur.
Je reprendrai bientôt cette question qui me touche directement. Mais je crois que pour chaque exploitation littéraire la dimension du livre ne peut pas être contournée. Il faut donner au condamné à mort le temps au moins de se défendre.
Je termine cette divagation avec un dernier regard au phare de Claudine. À partir de ce tableau, je considérais, jusqu’à hier, possible de m’aventurer dans un conte ou récit fidèle à l’esprit de l’auteur. Je crois maintenant qu’il n’y a qu’à se placer devant cette œuvre, chacun avec sa sensibilité, son histoire et ses idiosyncrasies. On sortira toujours émus et enrichis d’une expérience inattendue. Il n’y a d’ailleurs qu’une seule personne capable de décrire et représenter par mots ce que disent les différentes couches de couleur ainsi que le dessin au graphisme invisible. Elle s’appelle Claudine Sales, elle vit au Luxembourg et j’ai eu la belle chance de la rencontrer, ici à Paris, un des premiers jours du mois de juin.
Giovanni Merloni
écrit ou proposé par : Giovanni Merloni. Première publication et Dernière modification 29 juin 2014
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très beau billet
à remâcher
Merci pour elle cher Giovanni.
Bel hommage et grand merci de ce partage !
Grand merci à Claudine et à Giovanni de nous faire entendre cette intimité de la solitude et de ce qui pousse à » inventer ».
A relire.
Méditer les mots de Giovanni. Et les couleurs de Claudine.
Grazie Giovanni, baci à toi et à toute la famiglia qui nous a accueillis si chaleureusement.
Que je me sens petit.
Alors que je ne sais dire ou écrire « j’aime » en admirant le travail de Claudine, vous écrivez une ode à son talent.
Un immense merci à vous deux.
Ce phare reflète d’autres lumières et approches dues à cette écriture empathique…
L’article lui-même apporte son pinceau tournoyant à l’ensemble.
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