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Gare aux ondes ! (débris de l’été 2014 n. 9)

Dans le roman de la mémoire, il y a toujours des passages qu’on ne peut pas rater et, en même temps, des souvenirs récalcitrants, qu’on essaie de tenir suspendus dans l’air comme dans un limbe. Quitte à les rattraper juste à la dernière minute, sous l’empreinte d’une espèce de fulguration.
Il y a ainsi des mots qui se chargent très bien de traîner (ou pousser) le chariot de ce roman lourd et par moments antipathique, des mots que leur même besogne use et abîme jusqu’à ce qu’ils deviennent insupportables.
Parmi ces derniers, l’installation se détache sans doute souveraine… Un truc de la langue de tous les jours, en définitive, qui n’est ni viande ni poisson. Un mot qui n’explique rien par rapport à ce que des multitudes d’hommes et de femmes endurent dans leur recherche d’une halte dans leurs cauchemars… L’installation est un but toujours inachevé ou pour mieux dire c’est un défi qu’on est obligés d’assumer à l’infini. « Êtes-vous en condition de vous installer ? » « En êtes-vous capable ? » « Avez-vous préparé votre CV avec vos titres et vos références ? » « D’où venez-vous ? » « Vous allez tôt ou tard rentrer dans votre pays, n’est-ce pas ? » « Où allez-vous, pendant les vacances ? » « Ah, votre pays, l’Italie, c’est magnifique ! »

Il faut la prendre à petites doses, la question de l’installation, la mettre de côté avec les valises, avant de trouver le nom de la rue dans le petit guide rouge et bleu, indispensable.
Voilà, je l’ai trouvée : c’est la rue de la Folie Méricourt ! Une rue parisienne classique, avec une personnalité un peu cachée, très spartiate, apparemment modeste. Et pourtant un axe long et droit comme une épée, parallèle au boulevard Richard Lenoir, reliant la rue de la fontaine au Roi au parvis de l’église de Saint-Ambroise. On ne se trompe pas, même si on ferme les yeux, il n’y a qu’à marcher sur le trottoir de droite jusqu’au bout lumineux et vert.
C’était le parcours plus bref entre mon premier domicile et le deuxième, que je partageais avec ma fille cadette dans une alternance de petits soucis et de grands enthousiasmes.
Dans cette rue, outre au siège de la Sécurité sociale du XIe arrondissement, il y a encore un bizarre magasin-torréfaction de cafés de tous les pays du monde. On y trouve les petits filtres de la cafetière « Moka » et aussi de la célèbre « Napolitaine » racontée par Eduardo De Filippo. Plus avant, dans le vaste hall de l’hôtel Méricourt, passé maintenant à de nouveaux propriétaires, j’avais « installé » ma première exposition parisienne, dont je n’ai pas de grandes choses à dire, ayant été, celle-ci, la plus cryptique et la moins visible des expositions de ma vie. En tout cas, toutes les fois que je frôle cette entrée discrète et propre, je suis accueilli par des souvenirs assez vivants, la plupart agréables ainsi que comiques.
Poursuivant sur la droite en direction du quartier Popincourt, je côtoie la sortie postérieure d’un classique vendeur d’électroménagers parisien. C’est là que j’avais acheté un petit micro-ondes et que j’avais dû, en manque de voiture ou de chariot pliable, le transporter moi-même. Cela avait probablement accéléré ma hernie…
Heureusement, dans mon pénible souvenir, mon parcours est constellé, tout au long du trottoir, de ces maigres piliers de fer verni qu’on « installe » pour décourager les voitures dans leur ambition de se garer, tout en encourageant les vélos dans leur propension à s’accrocher à la première borne…
Plus que tout autre machin diabolique, le micro-ondes marque un détour stratégique dans la modeste histoire de ma famille.
En fait, dans les temps éloignés de notre vie précédente en Italie, une chose comme ça n’avait jamais existé…
Pendant les premières semaines de notre séjour à l’étranger, madame Jeannot, notre hôtesse, nous avait mis en garde : « Gare aux ondes ! Gare aux surgelés ! » D’ailleurs, elle n’avait pas de place pour le microondes tandis que son réfrigérateur n’avait pas beaucoup de place pour les surgelés. Comment faire ? Comment se dépêcher avec les rendez-vous quotidiens avec la faim ? Comment éviter le traumatisme qui tombe dessus, de but en blanc, sur un père et une fille également paresseux et inexpérimentés, les obligeant à se charger du poids insupportable de la cuisine ? Comment faire pour réchauffer ces biens de Dieu que pourtant nous offrait le glorieux Monoprix de la rue du faubourg du Temple ? Je me souviens avec des élans de sincère tendresse de ces petits vaisseaux comblés de légumes réduits en purées, déjà cuits, peut-être déjà digérés aussi (des courgettes, des épinards ou des brocolis). Nous réchauffions ces trésors par un complexe système de casseroles chinoises formant une tour assez encombrante… On était revenus à l’âge de la vapeur et l’on faisait chaque soir un hommage à la locomotive…
Plus tard, avec le micro-ondes, lourd et pourtant efficace, un Nouveau Monde nous ouvrit ses portes. Oui, je me rends bien compte que tout cela est assez banal. Personne en France, à part madame Jeannot, n’ignore l’existence de Picard. Tout le monde est né quand Picard existait déjà. Comme le métro, la Tour Eiffel et les étalages en bois des bouquinistes, accrochés aux murets de la Seine. Mais, hélas, dans la splendide Italie, la patrie de la plus saine et raffinée cuisine au monde, la proportion s’inverse. Contre une minorité d’aristocrates qui se servent du micro-ondes dans leur cuisine — même s’il y a partout des boutiques fournies de surgelés et que quelques rares magasins Picard se sont « installés » dans les villes du nord — la plupart des gens vivent et raisonnent comme madame Jeannot : « Gare aux ondes ! Gare aux vagues ! »

Entre-temps, une blogueuse très engagée et responsable, Christine Jeanney, est en train de traduire en français « Les vagues » de Virginia Woolf :
« …Moi, je ne m’attache qu’aux noms et aux visages ; je les amasse comme des amulettes pour conjurer le désastre. Je choisis dans le hall un visage inconnu et j’ai du mal à boire mon thé lorsque celle dont j’ignore le nom vient s’asseoir en face de moi. Je m’étrangle. Je suis secouée par la violence de l’émotion. J’imagine ces gens sans nom, ces gens sans tache, qui m’observent derrière les buissons. Je saute très haut pour provoquer leur admiration. La nuit, dans mon lit, je déclenche leur total émerveillement. Je meurs souvent percée de flèches pour faire naître leurs larmes… »

Giovanni Merloni

écrit ou proposé par : Giovanni Merloni. Première et Dernière modification 13 août 2014

TEXTE EN FRANÇAIS

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