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Avant les vacances, mes premiers « portraits du dimanche » consacrés aux poètes avaient concentré leur attention sur le thème de l’amour. Le premier invité avait été le poète Michel Benard, dont on avait « exposé », avec ses poèmes, quelques-unes de ses peintures. Dans le deuxième cycle qui démarre aujourd’hui, où le thème sera totalement libre, Michel Bénard est invité de nouveau. Cette fois-ci, ses poèmes seront commentés par les tableaux de Franco Cossutta, un peintre déjà apparu, lui aussi, une première fois sur ces pages.
Je ne pouvais pas me passer de faire rencontrer ces deux artistes sur mon blog. D’un côté parce que j’avais le sentiment d’avoir fourni une image vaguement incomplète de l’atelier de Franco, ainsi qu’une lecture trop rapide des textes de Michel : cela demandait une nouvelle attention de ma part. De l’autre côté, parce qu’ils sont de grands amis entre eux, et que cette amitié, occasionnée bien sûr par leurs affinités artistiques, se traduit en un déversement réciproque et incessant des expériences et des réflexions de l’un et de l’autre, qui sont devenues dans le temps un repère irremplaçable pour un vaste groupe de poètes et d’artistes en France et ailleurs. Michel et Franco ont sans doute beaucoup de points en commun dans leur façon d’être peintres, mais aussi la même approche directe et sensible à l’expérience quotidienne de la vie.
Leurs personnalités sont d’ailleurs assez différentes. Franco a toujours besoin de vous convaincre que la mort et la vie ne font qu’une seule chose, et qu’il vit bien dans cet « endroit de passage » où « l’on voit tout couler selon les mêmes lois qui règlent les étoiles et les planètes dans le firmament céleste ». Michel aime au contraire savourer les nuances de la vie, où les ombres et les lumières ne sont pas vraiment la conséquence d’une loi surhumaine, mais presque toujours de lois et attitudes très humaines. Il écrit sur l’amour comme le faisait Catulle ; il décrit les surfaces ondulées de la terre et des corps féminins comme le faisait Gabriele D’Annunzio ; il découvre et réinvente les suggestions de la langue française pour que le bonheur soit moins violent et que le malheur soit moins aride…

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La rue des remparts de Montmirail s’est figée dans ma mémoire avec l’écho des pas de ce petit troupeau, dont je faisais partie, en pèlerinage à l’atelier de Franco Cossutta. En plus que ma femme, il y avait deux poètes, Michel Bénard et Jacques-François Dussottier (ce dernier aussi a été invité ici).
La maison, très simple, bien défendue par un chien fort chaleureux, affiche une attitude spartiate et rêveuse à la fois. Le rez-de-chaussée austère et obscur évoque moins l’atelier d’un peintre que la boutique d’un forgeron. C’est en montant à l’étage par l’escalier en bois qu’on commence à voir la lumière des tableaux de Franco ainsi que les éclats de la journée grise et verte. Dans une vaste salle, Franco nous accueille de sa façon extraordinaire, sans aucune barrière ni précaution dans le contact avec ses « amis ». Et, lorsqu’il parle de ses tableaux — parfois récalcitrants, la plupart du temps prêts à jaillir de ses mains comme une avalanche colorée —, on a la nette sensation qu’aucune séparation ne s’installe non plus entre l’artiste et le monde qu’il nous amène à travers ses tableaux.

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En imaginant de me transférer avec vous, par un seul battement des yeux, de l’atelier de Montmirail au pages tout à fait inconscientes de mon blog, je vous laisse dorénavant libres de lire Michel et regarder Franco selon votre sensibilité.
Je me réserverai, au fur et à mesure, juste une petite série de notations en marge de quelques extraits empruntés aux poésies publiées ci-dessous. Car, au-delà des émotions que ces vers vont provoquer en nous tous, j’aime m’exercer à reconnaître en chacune de ces treize poésies un aspect particulier de la personnalité riche et complexe de Michel Bénard. D’ailleurs, la présence des tableaux de Franco Cossutta n’aura pas qu’une fonction décorative. Car ils sont bien présents dans l’imaginaire de son ami poète et qu’il ajoutent souvent à ce qu’on lit de suggestions nouvelles, des pistes à parcourir ayant la force d’amplifier ou alors de condenser l’atmosphère toujours dense et tendue des poèmes que vous lirez.  

Giovanni Merloni

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Michel Bénard: le geste médiateur et la soie du rêve. Franco Cossutta: au-delà du néant

1. Je laisse glisser la soie du rêve

Je laisse glisser
La soie du rêve
Sur un délié blanc,
Vision d’un monde renversé
Aux reflets du miroir.
Tout n’est plus que transparence
En ce vaisseau fantôme
Battu par de pourpres flots,
Voilures spectrales en déchirure
Dans les quatre vents de l’espoir,
Etrange étreinte d’entre deux,
Noire exclamation,
Blanche interrogation.
Je laisse s’effacer
La soie du rêve
Sur un fil d’argent.

1. La première approche avec la poésie de M. B. est physique. Car il y exploite jusqu’au bout l’art de rêver des yeux ainsi que des mains lorsqu’il « … laisse glisser/la soie du rêve/sur un délié blanc… » (G.M.) 

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2. Cendres

L’œuvre se révèle issue
D’un chaos retenu
Dans des empreintes de terre.
Face aux mouvements
Permanents des foules anonymes,
L’homme porte son regard crucifié
Sur le flux des innocents perdus,
Qui déjà ne sont plus
Que cendres inconnues
En quête d’un temps qui n’est plus.
Le corps se recouvre de bandelettes,
La vie recèle une longue agonie
Aux rythmes cadencés des danses sacrées.
Temps fort d’un signe
Qui transcende les mots,
Se métamorphosant du vert au gris,
En passant par le rose premier
Des fruits gâtés du grenadier.

2. On reste toujours étonnés devant cet impressionnant art de décrire, qui est partout dans les textes poétiques et en prose de M.B. Et, ici : « que cendres inconnues/en quête d’un temps qui n’est plus… » (G.M.)

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3. Vers l’universel

Vers l’universel
Sur la ligne bleue
De la naissance du monde
La mémoire du ciel s’embrase,
Planètes furtives,
Ombres saturniennes,
Ebauche d’une pensée d’amour
En marge de la voie lactée,
Tout est subliminal, volatile,
Il convient alors de mettre l’or
De l’espérance en transhumance,
Pour que l’humain nous conduise
Enfin vers l’universel,
Au rythme des étoiles musiciennes.

3. Lorsque M. B. adresse un de ses poèmes à son ami Franco Cossutta, il nous révèle une disponibilité à peindre l’inconnu qui devient tout de suite un art. Car, tout en acceptant les récits de son ami à propos de l’au-delà, il ne cache pas son espoir d’en revenir : « Il convient alors de mettre l’or/de l’espérance en transhumance/…/au rythme des étoiles musiciennes. » (G.M.)

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4. Les passeurs de rêves

Les passeurs de rêves
Lorsque le ciel se dépose
En paillettes orangées sur le sable
Pour révéler mes signes
Endormis sous la cendre,
Avec plénitude je cisèle les traces
D’écume du visage favori,
Réinvente le geste médiateur
Entre l’homme et son image.
Lorsque la mer dépose
Sur tes seins enfiévrés
Ses cristaux de sel,
Dans le silence bleu nuit
Je rejoins les passeurs de rêves.

4. Peintre et poète de la vie, Michel Benard nous traîne et nous entraîne dans de longs tours et détours, comme s’il cherchait des lieux adaptés à héberger, parmi tous les souvenirs, celui qui le touche ou l’angoisse le plus. Voilà l’importance du « geste médiateur », voilà l’art de trouver un endroit où le souvenir d’un instant de vie ou d’un « visage favori » peut se cacher et se révéler en même temps : « Avec plénitude je cisèle les traces/d’écume du visage favori,/réinvente le geste médiateur/entre l’homme et son image. » (G.M.)

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5. Pour l’homme, sur ce fil tendu

Pour l’homme, sur ce fil tendu
Au-dessus des abîmes du monde
L’équilibre est instable.
C’est l’absence du temps,
Face à l’espace incertain.
C’est le dialogue avec les étoiles,
C’est l’archipel de la mémoire,
Seul passage possible
Vers l’île aux morts.
Au seuil de ce temple sidéral,
Avancer vers la connaissance,
Redécouvrir le signe,
Recomposer la lettre.
Au cœur de ce cénotaphe
L’homme a-t-il encore sa place ?
Le monde profané s’échoue
Aux pieds du poète consterné
Qui consulte les lames de l’oracle.
Il se perd dans ses livres
Et en oublie la signification de la parole.
Mais il s’offre encore le temps
De respirer le parfum des fleurs,
Et de préserver une main
Pour esquisser le galbe d’un sein
Et la courbe d’une hanche.

5. Homme parmi les hommes, M.B. a vécu et souffert, bien sûr. Dans un moment de sincérité indispensable, il déclare : « Pour l’homme, sur ce fil tendu/au-dessus des abîmes du monde/l’équilibre est instable. » C’est à partir alors de cette conscience que son art primordial demeure justement dans sa capacité de vivre en équilibre, de vivre artistiquement, poétiquement, plaçant la beauté (du monde, de la femme, de la vie) à la première place. (G.M.)

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6. Aliénant, éblouissant, l’Amour

Aliénant, éblouissant, l’Amour
Ce terrible fragment de vie
Que l’on porte
Comme une tache originelle
Incrustée à la peau,
Caressant l’instant du doute,
Agrandissant le cœur,
Erigeant la peur.
Alors, seul dans ce dépouillement
Au repli du bois,
Aller au plus profond de soi
Réapprendre les couleurs de terre.

6. Et pourtant, dans la poésie de l’intuition et de l’expérience qui est propre de M.B., la recherche du beau passe inexorablement par les fourches caudines de l’amour… Il faut savoir réagir à la violence destructrice de l’amour en allant « …au plus profond de soi/réapprendre les couleurs de terre. » Il faut savoir mettre en place l’art de la consolation à travers la poésie. Une consolation joyeuse, chez M.B. (G.M.)

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7. L’oiseleur

L’oiseleur de paroles, traqueur du verbe,
J’abandonne les fragments de vie
Aux sanglants épines du monde,
Retrouve dans le fruit des îles
Les saveurs de la chair matricielle,
Les stigmates menstruelles de la femme,
Comme un poème en délivrance
Gravé au fronton de l’abside céleste,
Pour un sourire qui s’offre à la mer
Face aux navires de pierre,
À l’heure où les ombres s’allongent
Et où la terre s’empourpre.

7. À côté des sentiments nobles, capables pourtant de nous tuer dans l’intime, il y a aussi, malheureusement, de destructions où le sentiment est absent, où la culture et la solidarité humaine sont absentes. En ces cas-là, l’art de la consolation à travers la poésie ne suffit pas toujours… L’homme M. B. nous chante alors l’art de ressusciter par le biais d’un nouvel espoir, d’un nouvel amour : « j’abandonne les fragments de vie/aux sanglantes épines du monde,/retrouve dans le fruit des îles/les saveurs de la chair matricielle,/les stigmates menstruels de la femme. » (G.M.)

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8. Ce soir le mystère de la femme

Ce soir le mystère de la femme
Se met en gésine
Dans les sombres profondeurs
Des soies de l’encre.
Sa grâce perle doucement
Sur le bout des doigts,
Son regard s’éprend de transparence,
Tout n’est plus que silence,
Emotion contenue,
Linéaire délicatesse.
Dans un transport magique
Le geste réintègre l’origine,
La racine de l’arbre de vie
Pénètre le cœur de l’éternité.

8. Au fond de cet art de ressusciter en redécouvrant l’envie de vivre, le poète et peintre M.B. exploite avec un grand talent son art de mettre en valeur la diversité entre homme et femme : « ce soir le mystère de la femme/…/…s’éprend de transparence,/tout n’est plus que silence,/émotion contenue,/linéaire délicatesse… » (G.M.)

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9. Terra Incognita

Terra Incognita.
En toi, j’ai défloré une « Terra Incognita »,
Sur son sable j’ai ramassé,
Tombée d’un arbre isolé
L’écorce grise,
La croix du Sud oubliée
Sur une piste touareg,
J’ai trouvé un coffret ciselé
Contenant le sel de la mer Morte,
Et la photo d’une indigène aux seins nus.
J’ai respiré les parfums opiacés
D’un triangle de soie rose et noire,
Je me suis brulé aux feux
D’une boucle obsidienne,
Dans le rouleau d’une vague d’écume
Ton visage en filigrane est apparu,
Avec ce reflet d’âme gitane.
En toi, j’ai fertilisé une terre inconnue,
Et respirant ton sang
J’ai repris goût à la vie.

9. Parfois, une épopée se déclenche, nécessairement floue, dans laquelle le poète M.B. s’adresse indistinctement à toutes les femmes, ainsi qu’à tous les endroits qu’il a frôlés en compagnie d’une femme ou pour l’amour d’elle… Au milieu de cette épopée il maîtrise tout à fait l’art de laisser jaillir un portrait net. Un seul. Le portrait d’une seule femme parmi toutes les femmes aimées : « dans le rouleau d’une vague d’écume/ton visage en filigrane est apparu,/avec ce reflet d’âme gitane. » (G.M.)

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10. Au cœur des ténèbres

Au cœur des ténèbres
Et des brumes visqueuses,
L’empreinte du temps s’interroge
Sur les ombres du passé.
Face au retour des effarés
Ployés sous l’hypocrisie
Des paroles mensongères,
Blessés par le fardeau
Des promesses vénales,
Le paysage devient irréel.
Au seuil du passage
Le sage seul attend,
Dans un champ de lumière
Le temps des résurgences.

10. Plus souvent, notre poète, perturbé et parfois annihilé par les tragédies qui éclatent partout dans le monde, essaie de pactiser avec la mémoire : « au cœur des ténèbres/et des brumes visqueuses,/l’empreinte du temps s’interroge/sur les ombres du passé. » (G.M.)

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11. Le monde s’est inversé

Le monde s’est inversé
Sur le miroir transparent
Des eaux matinales.
Impassibles sentinelles des écluses,
J’ouvre à deux battants
Les portes aux rêves fluviaux,
Qui reviennent de lointains
Pays aux immortelles légendes.
Je touche à l’ineffable
Aux impalpables transparences,
Aux images diaphanes,
À la femme de cristal.
En ce monde renversé
Je ne suis plus que fumeroles.

11. Il arrive cependant qu’il soit obligé de déclarer : « En ce monde renversé/je ne suis plus que fumeroles. » M.B. héberge alors dans sa poésie sensible et généreuse les tragédies insensées du monde contemporain. Dans sa contrariété il est toujours combatif. Fort de ses intuitions et prévoyances de poète il confie toujours que le monde s’en sortira. Mais parfois il faut s’asseoir sur la pierre nue et attendre. G.M.

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12. Le silence s’habille

Le silence s’habille
D’une chasuble de prières,
Mains jumelées,
En voute de cathédrale,
Gardiennes de l’unique
Point de lumière
Seul relai d’espérance
Au cœur de la nuit.
Le silence se met dans l’attente
Du miracle comme passage
D’un point de dérobade,
Franchissant et rapprochant
Des rives troubles de l’absence.

12. L’artiste M.B., comme tous les hommes, est seul devant tout ce qui se passe hors de lui. Il essaie d’accomplir sa mission avec enthousiasme et générosité. Au jour le jour, il se demande si cette chance d’être et de donner lui sera toujours accordée. Et, comme il peut, selon ses croyances et sensibilités, il prie : « mains jumelées,/en voute de cathédrale,/gardiennes de l’unique/point de lumière/seul relai d’espérance/au cœur de la nuit. » (G.M.)

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13. Demeurer dans la permanence

Demeurer dans la permanence
D’une observance insoupçonnée,
Traquer l’image intuitive,
Devenir attentif au moindre indice,
Du plus intime signe,
Furtif ou insolite.
Capter ce qui se voile au regard,
Le fixer, le pérenniser,
Conjuguer dans la fraction de seconde
L’objectif, le motif, la lumière,
Et l’instant d’un « déclic » frôler
L’éternité !

13. Dans ce dernier poème, se reliant naturellement au côté « intuitiste » de sa poésie, M.B. ne s’empêche de désirer de sortir un jour, pendant rien qu’un instant, de sa stricte et laborieuse destinée. Et voilà l’art de tendre vers un but invisible, en dehors de notre portée d’hommes : « conjuguer dans la fraction de seconde/l’objectif, le motif, la lumière,/et l’instant d’un “déclic” frôler/l’éternité ! »
Ce dernier poème représente un évident trait d’union avec cet « au-delà cosmique » des tableaux de Franco Cossutta, où se réalise, selon Michel Bénard même, « une communion avec l’infiniment grand et l’infiniment petit. Son regard intérieur nous place au seuil de l’innomé, de l’innommable et de l’ineffable. Par cela son œuvre devient intangible, intemporelle ! Dans la solitude méditative et le silence de son atelier cet artiste insolite communique avec l’univers, ce fait catalyseur, relai de transmission des lois que le principe universel lui insuffle. Face à une œuvre de Franco Cossutta nous transgressons toutes les notions artistiques habituelles, même les plus minimalistes ou conceptuelles. Ce voyage cosmique est peut-être la révélation inconsciente d’une nostalgie de l’ailleurs ! » (G.M.)

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Textes : Michel Bénard

Tableaux : Franco Cossutta

Commentaires : Giovanni Merloni

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