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L’obsession fondatrice des ateliers d’écriture dans « Incident de personne » d’Éric Pessan

« Incident de personne, je pense. Je ne suis personne, je ne vous ai même pas donné mon prénom. Une vie d’oreille, quelques heures de paroles et je retombe dans l’oubli. Par ma ruine, peut-être, pour la première fois, je deviens quelqu’un, j’hérite de ma propre histoire ». Voilà une des clés qu’on nous a offertes pour comprendre la vie d’un écrivain épuisé, débordé des histoires des autres dont il ne veut ni ne peut s’approprier. Un homme qui dans son énième voyage de « retour », comme Ulysse, pousse son besoin de passer inaperçu jusqu’à dire : je ne suis personne. J’ai vu l’écrivain et dramaturge Éric Pessan « en personne » le dernier jeudi 10 avril (2011), à la Terrasse Guttenberg. Dans cette prestigieuse librairie du XIIe arrondissement, Carole Zalberg se charge de présenter une génération d’écrivains français ou francophones — à l’âge compris entre les 35 et les 45 ans à peu près —, qui ont acquis déjà un certain succès, qui sont publiés par d’importantes maisons d’édition en France et qui, surtout, brisent l’écran en rejoignant un nombre de plus en plus élevé de lecteurs passionnés (j’y ai pu apprécier entre autres Stéphanie Hochet, Nathalie Kuperman, Maylis de Kerangal, Jerôme Ferrari et Carole Zalberg). Le travail de Carole Zalberg, toujours très intéressant, va largement au-delà de ce que font normalement ceux qui s’occupent de la présentation des livres dans les librairies, non seulement pour sa capacité de fouiller dans les textes et d’y reconnaître le sens profond, mais parce qu’elle se charge de lire — ou parfois relire — presque tous les textes de l’auteur qu’elle a invité. Cela dit, j’avais particulièrement apprécié en Carole Zalberg sa façon de s’adresser à l’auteur de « Incident de personne ». En fait, au lieu de raidir le débat dans une série de demandes-réponses, Carole Zalberg a su trouver la clé pour faire sortir l’homme de son coin. Car grâce au feu croisé des questions posées par la modératrice, Éric Pessan, — au début en léger retrait, comme quelqu’un qui n’a pas trop d’envie de parler de soi, en coïncidence aussi avec ce que nous dit, jusqu’à moitié livre, le protagoniste de « Incident de personne » —, il a bientôt ouvert ses portes au dialogue, jusqu’à « vider le sac » dans les derniers moments de la soirée. J’ai réfléchi à cela quand j’ai fini de lire ce livre intéressant et par certains aspects, « diabolique ». Il m’a rappelé la position assez critique d’Éric Pessan au sujet de l’autobiographie. Oui, je suis d’accord. Il y a plein d’autobiographies qui révèlent un côté fastidieux, vulgaire, narcissique et répétitif de la vie personnelle des auteurs. Cependant, me dis-je, on ne peut pas se passer de l’autobiographie, personne ne le fait, même en essayant tous les trucs de fiction et de langue pour disparaître ou pour devenir anonyme. Le personnage sans nom ni prénom de ce livre — où d’ailleurs l’on ne trouverait pas d’autres noms ou prénoms, comme l’on ne trouve de lettre « e » dans « La disparition » de George Perec — se présente comme un « produit » de ce qu’il fait, de son travail d’animateur d’ateliers d’écriture. Cette obsession des textes-vérité que les participants aux ateliers tôt ou tard l’obligent à lire, est un des motifs primordiaux de ce roman qui décrit une journée passée dans un TGV arrêté au milieu de la campagne — entre Paris-Montparnasse et Nantes — à cause d’un « incident de personne », très probablement un suicide. Si le train n’avait pas été arrêté, le voyageur sans nom — le « je » qui va nous confier petit à petit sa vie — n’aurait pas parlé à sa voisine, ne lui aurait pas avoué, dans un « crescendo » dramatique et pathétique aussi, son pessimisme du moment, le bilan catastrophique de sa vie que pourtant contredit l’intérêt qu’il révèle avoir pour les autres humains. Dans ce roman, qui confie à la fiction un rôle très important — dans le présupposé acquis que la fiction est l’ennemie numéro un de l’autobiographie —, Éric Pessan a choisi d’abord une écriture très simple, dépourvue surtout de lyrisme et de rhétorique, qui procède dans un manque de sensations ou bien qui contient plusieurs petites ou grandes sensations, mais qui trouve son élément de continuité dans une espèce de calme obligé, de silence lunaire. C’est probablement la métaphore du train, qui ne symbolise pas seulement, ici, le mouvement inconscient et l’arrêt sans informations. La séparation du train du monde au dehors et, à l’intérieur du train, la contrainte des mouvements limités est très efficacement représentée par ce monologue presque murmuré, par cette sensation de « filtre » opéré par le train, le voyage, la distance et l’être une communauté d’étrangers qui se déplacent de A à B. Mais cette magistrale « absence de sensations » est aussi la leçon que le maître va apprendre aux élèves des « ateliers » et à soi-même : une écriture sans éclats, égale, qui coule comme le train en course folle ou aussi comme le train lorsqu’il est arrêté, immobile. Un mur blanc pour des étagères colorées, une page blanche pour accueillir les « faits » qui peuvent déclencher l’émotion, l’imagination. Un train sans moteur, ou un train avec le pilote automatique, pour redonner aux personnes — « qui ne sont plus des personnes » — l’envie de se connaître, de se parler, de se toucher. Une fois maîtrisée cette impression initiale d’un projet « parfait », un peu froid et distant, que l’auteur aurait dessiné « avant » de se plonger dans l’écriture et de s’y risquer, on peut apprécier de plus en plus les éléments qui font démarrer la conscience de soi et le courage de vivre dans ce narrateur anonyme. Il se dit d’abord incapable de parler de soi, puisqu’il est désormais occupé — jusqu’à la saturation — par les histoires d’autrui, mais après tout semble le contredire. Le principal élément de cette prise de conscience est lié à un fait tout à fait externe à la vie du protagoniste. Un « accident » plus qu’un « incident » de personne, mais aussi absurde et bouleversant que celui du suicidé sur la voie ferroviaire. C’est une histoire dans l’histoire, synthétique et poignante, qui se déclenche au cours du précédent voyage à Chypre, pour un stage d’atelier d’écriture théâtrale, dont ce retour à Nantes n’est que la dernière étape. (Au cours de la rencontre à « La terrasse », Éric Pessam nous a raconté être effectivement allé à Nicosie, ouvrant ses yeux de français sur un monde « exotique », intéressant surtout par sa différence éclatante par rapport à la plupart des endroits civilisés d’Europe.) Le protagoniste du livre parle de cette aventure chypriote comme d’un dernier essai, d’une occasion ratée de remettre debout sa vie vouée à l’échec. Il se prend pour quelqu’un qui a avalé tellement d’histoires personnelles dans les textes-confessions de ses élèves, qu’il en est à la fin comblé jusqu’à la nausée. Ce trop-plein d’histoires — et d’émotions — le rend finalement héroïque, ou bien lui donne l’occasion pour lâcher prise, pour s’abandonner au vagabondage dans les rues très incommodes de Nicosie, comme un nouveau Jack Kerouac. Mais, au milieu exact du livre il y a la scène clou. Cet homme dépourvu de besoins et presque de personnalité devient tout à coup agressif avec le patron d’un local de Nicosie, avant de rencontrer le frère cinquantenaire d’un patriote tué par balle lors de la révolution chypriote de 1974. Cet homme lui consigne « oralement » son histoire. Son frère a été tué à froid, dans des circonstances incroyables et surtout inacceptables. Plusieurs années se sont écoulées, ce monsieur n’a pas réussi à se libérer du cauchemar du frère tué « sans une vraie raison ». Il consigne sa vérité à l’écrivain, qui voudrait vite s’en éloigner. Mais le soir ce monsieur se suicide, lui aussi, avec une balle dans la tête. Et tout de suite après l’écrivain reçoit un paquet qui contient une douille. La douille qui aurait tué le jeune frère en 1974. Ces deux balles font un intéressant « controcanto » au corps du suicidé du train, dont l’homme sans prénom imagine de temps en temps les possibles retranchements. Elles font aussi renverser l’esprit du livre, lui donnant de la couleur au fur et à mesure qu’on s’approche du terminus et de la fin du voyage. Après avoir raconté le drame de ce meurtre « à froid », dont il se sent obligé à se charger, comme si c’était sa propre vie en jeu, le voyageur raconte enfin à sa voisine d’épaule ses difficultés, ses rapports brisés avec ses parents, son échec qui lui semble peut-être infranchissable. Il finit pour « vomir » son histoire personnelle, voire son autobiographie, comme tous les autres. Même dans un train aux fenêtres bloquées il y a donc toujours des fentes, des ouvertures, des portes étroites au-delà desquelles on peut se sauver ou vivre quand même une vie heureuse, heureux de soi. En ce livre — au-delà de l’épisode clou de Nicosie —, je reconnais deux autres fentes, au moins. En premier, le rôle bénéfique de la voisine, qui parle peu, ne se dérobe pas ni s’élance. Un interlocuteur positif, qui probablement ne se sentira pas combler par tous ses histoires, n’arrivera pas à cette nausée. Car la communication « orale » du voyageur à sa compagne n’a pas de filtres, elle est directe et réclame, au fond, une réponse d’attention « amoureuse ». En deuxième, une image qui vaut seule la lecture du livre (on pourrait l’écrire sur le guide Michelin) : la mère qui se jette du premier étage d’une maison assiégée, en Afrique, un enfant à chaque bras. Elle dit : « Je n’avais que deux bras », car elle n’a pas pu sauver deux autres enfants qui sont restés bloqués, dont on ne connaît pas le destin final. Ce n’est que le conte d’une adepte d’un atelier d’écriture qui toutefois me rappelle la mère héroïque de « Quatre-vingt-treize » de Victor Hugo, en me donnant enfin la confiance que cet auteur intelligent et plein d’énergie ne soit pas vraiment convaincu que l’autobiographie — du moins une autobiographie douée d’une force narrative et poétique — soit nécessairement le principal ennemi de la littérature.

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Giovanni Merloni