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001_corot 180 Camille Corot, image empruntée à un tweet de Laurence @f_lebel

Prudence, bonjour
À vous le mérite d’avoir mis en valeur — ou en abîme — la question de l’âge : Yvette n’avait que quinze ans (1) lorsqu’elle entama son histoire d’amour avec Nino. Aîné de trois ans, celui-ci a toujours affiché un tempérament assez enthousiaste, avec une constante propension à l’exagération, à la dorure baroque, au geste virevoltant en mille pirouettes ainsi qu’à l’oscillation entre le pathétique et le furieux. Pourtant, il est sincère quand il écrit :

« Il est drôle de le dire, mais c’est ainsi : plus qu’un demi-siècle s’est écoulé, désormais. Là-bas, dans ce passé refoulé, au tournant de l’automne chaud de l’adolescence, le kaléidoscope dont je me servais pour fixer, attentivement, les images d’un monde que je ne comprenais pas, qui s’annonçait pourtant assez suffocant et ennuyeux, fut de but en blanc bousculé comme une barque à rames frappée par la tempête. Sur chacune des facettes colorées de mon observatoire, parut une jeune fille, aussi touchante que jolie. Sans être belle à tous les égards, elle arborait des cheveux longs, entre le blond et l’albinos, une couleur que je n’avais jamais vue. Sa silhouette se multipliait de huit à dix fois quand je la poursuivais dans la rue, avant de m’apercevoir que ce n’était pas elle, mais une Françoise ou Brigitte ou Catherine sans nom d’art ni de famille. »

Puisque le sujet l’exigeait, le hasard a voulu que l’histoire de Nino et de son amour cadette… Yvette, a suscité la curiosité d’un petit groupe de lectrices ayant toutes le prénom commençant par P, comme moi, la dernière arrivée.
Voilà alors que Philomena découvre, dans un des bouquins du Galérien, que Yvette avait été adoptée quelques jours après sa naissance par un couple assez étrange. Ils étaient toujours très empressés avec la petite blonde en essayant de lui donner l’amour qu’ils n’échangeaient pas entre eux, car ils vivaient séparés sous le même toit. Je trouve cela assez inintéressant, tandis qu’au contraire, ce que Pierrette nous écrit en quatre mots, touche le cœur du problème : la mère de Nino était collègue de bureau avec la marraine d’Yvette… elle redoutait probablement de la désinvolture de son fils. Les deux amoureux n’étaient pas libres de briser le circuit « vertueux » que leurs familles leur avaient imposé.
J’ai lu d’ailleurs avec grande attention le commentaire de Pauline à cet épuisant « Journal intime » qui raconte les tragiques vacances de Nino à l’île d’Elba. En extrême synthèse, selon l’avis de Pauline, ce qui faisait déclencher davantage la distance entre ces deux êtres, mal conseillés, résidait en une banale et affreuse vérité : Yvette était une femme-poisson, sans être une sirène, tandis que Nino ne savait pas nager.
Il faut considérer aussi qu’avant de connaître Yvette, Nino avait été longuement fidèle à son univers de beautés innocentes, vivant tranquillement en dehors de lui, sans l’obliger à se risquer… Jeudi dernier, au fameux marché du boulevard Richard Lenoir, j’ai rencontré Pascale, une lectrice débonnaire, ayant un penchant évident pour Nino. Hier, elle m’a envoyé une copie d’un texte, écrit à la première personne par un nommé Gaetano, d’origine italienne, qui doit forcément être Nino. Ses sentiments sont très ouverts et son « ressenti » de la rupture, causée par l’amour d’Yvette, est aussi extrêmement efficace :

« Dès qu’elle s’installa dans ma tête et dans mon cœur, ma ville grise commença à révéler ses couleurs cachées. Les sensations se dilatèrent avant que je tombe à terre, écrasé, avec le coeur en tumulte. La gueule de mon quartier de la banlieue parisienne avait pris de l’importance et je regardais avec bienveillance cette rue de ciment et d’asphalte, que jusque-là m’étais borné à traverser, en courant, pour attraper le grand bus débordant de jambes et de bras. Il s’agissait bien sûr d’un contexte sans histoire, bâti sans amour, où survivaient juste de maigres platanes aux orgueilleuses frondaisons, qu’un soleil inquiet caressait distraitement. Avant de me plonger dans la découverte de ses invisibles beautés, je m’étais accroché à des amours exclusifs et incontestables, telles les propres et sanglantes villes du sud-ouest ou ces inoubliables petites baies de Bretagne, obligées par la haute et la basse marée de changer deux fois par jour leur physionomie… J’avais toujours préféré la montagne à la mer, les flèches de cathédrale des cimes de Pyrénées, que je voyais surgir dans une lumière rougeâtre tandis que le ciel se dégageait, sans imaginer qu’un jour, en bas de chez moi, rien qu’à tourner le coin… »

Selon Pascale, Nino était trop respectueux et sage vis-à-vis de cette fille qui, quant à elle, avait besoin de dominer. Cet amour tenait à peine debout à Paris, pendant la plus longue saison des écoles. En été, alors qu’Yvette partait à la mer à l’île d’Elba, une séquelle de frustrations se déclenchait pour ce jeune homme inexpérimenté qui plongeait, sans transition, dans la mélancolie d’une attente qui durait au moins deux mois.
Il ne me reste, ma chère Prudence, qu’à vous relater à propos de ma récente discussion avec une autre lectrice, Pilar. Toutes les deux, on est restées interloquées en constatant combien Nino a voulu délibérément se cloîtrer dans une sorte de fatalisme où l’orgueil, sans pour autant neutraliser les explosions d’une jalousie irréductible, l’aidait à survivre avec un reste de dignité.
Mais, enfin, une question reste suspendue sur ces deux têtes dures tout au long de leur jeu de massacre : s’agissait-il, en lui, d’un excès d’éducation ? s’agissait-il, en elle, d’un petit exhibitionnisme de baisers innocents qui cachait une espèce de frigidité ? Subissait-elle contre son intime nature les tabous que la « société » imposait sans discussion ? 
Mystères de la foi !
Avec Philomena, Pierrette, Pauline, Pascale et Pilar, je vous salue Prudence !
Prunelle

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Una donna a quindici anni

Un homme est assis dans la terrasse d’un bar à Piombino, juste en face de l’embarcadère d’où partent les ferry-boats pour l’île d’Elba.
Sa femme s’est éloignée, à la recherche des lunettes de soleil qu’elle croit avoir oubliées sur la table du restaurant dans le centre-ville. Ils vont perdre la prochaine course, l’avant-dernière. L’homme est donc sur le qui-vive.
Soudainement, il se souvient du temps où dans la rue il poursuivait cette blonde nageuse, avant de s’apercevoir qu’il s’était trompé de personne. C’était bien elle qui lui avait fait connaître l’île d’Elba, dont il était devenu amoureux à jamais.
Paresseux, il plonge une main dans le sac que sa femme lui avait confié et, sans réfléchir, saisit le kaléidoscope acheté dans la petite boutique du Marais : un cadeau pour l’anniversaire de l’enfant rêveur qui les attend dans l’île avec ses parents empressés.
Tout en scrutant dans le kaléidoscope, l’homme s’accorde le droit de fouiller au milieu d’autant de visages, de cous, d’yeux, de lunettes, de mains, de cheveux et de chapeaux féminins, jusqu’à ce qu’il croise le regard d’une femme aux cheveux longs, désormais blancs, on dirait une ex-blonde, qui à son tour l’observe dans un cylindre rudimentaire, qu’elle a fabriqué avec une serviette en papier.
À l’improviste, la femme se lève et, tout simplement, s’assied à côté de l’homme : — je connais une seule personne au monde capable de faire une chose semblable ! dit-elle.
— Quoi ?
— Se servir d’un kaléidoscope comme si c’était des jumelles.
— Qu’y a-t-il de mal en ça ?
— On n’est pas au théâtre ni au défilé de mannequins exquises !
Les deux se reconnaissent et, sans attendre, se racontent leurs vies, assis l’un à côté de l’autre comme dans une voiture en panne. ils discutent avec animation, sans se regarder, tandis que l’avant-dernier bateau s’éloigne, laissant l’embarcadère vide pendant quelques minutes. Ils scrutent l’eau sale du port, s’aventurant avec la pensée dans la mer bleue et scintillante de l’île. Chacun d’eux rêve de son écueil privé, où s’installer, avant de se plonger, à nouveau, dans le frais manteau blanc.
Une heure depuis, devant le dernier ferry-boat au départ, il révèle à l’ancienne nageuse blonde qu’il est très inquiet pour sa femme. Il essaie de la rejoindre à son portable, mais il se trouve que celui-ci est bloqué. Sa « voisine » lui avoue alors qu’elle aussi vient de « perdre » son mari de façon analogue : il est parti sous le prétexte d’avoir oublié son panama.
Sans préavis, l’homme aborde le scabreux souvenir de la tache bleue… Avant qu’elle  départe en vacances dans « son » île, une trace de leur gauche étreinte, d’ailleurs inaccomplie, s’était collée à la couverture du lit de son frère. Celui-ci avait protesté et les parents avaient entamé un long et affreux réquisitoire… Tout à fait inutile, car il s’agissait, en ce cas-là, d’une coulée innocente, venant d’une glace au chocolat ! Mais la voisine ne se souvient de rien, car elle, alors, était partie, légère. Cette tache avait pourtant longuement hanté la solitude de l’homme, âgé alors de dix-huit ans pas encore accomplis. En revanche, cette petite transgression de l’ordre familial lui avait donné une force inattendue. Il s’était battu pour sa jeune blonde adorée, jusqu’à partir et débarquer à son tour dans cette île ingrate qui n’en aurait jamais voulu de sa dévotion sincère : — il me semble impossible, aujourd’hui, l’enthousiasme de ces jours, dit l’homme dans un élan soudain, évoquant aussi une déchirure douloureuse. J’étais envahi par une béate naïveté, qui me rendait confiant tandis qu’une force invisible me sortait brusquement, par à-coups, de ma dure écorce de tortue.

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Elle se souvient du jour presque mystique où ils avaient échangé leurs colliers avec la petite croix d’or. Ils s’amusent, en remerciant cet oncle à lui et cette tante à elle qui avaient insisté pour qu’ils se communiassent avec l’hostie sacrée. En dehors de ce rite aux saveurs de confettis et de pain d’Espagne, ils n’auraient eu rien d’intime à se donner l’un l’autre.
Avec un reste d’embarras, il fait alors le récit de cet après-midi sur la plage où il se fit mal au gros orteil pour avoir donné un coup de pied contre un caillou noir… tandis qu’il la poursuivait en proie à la colère. Elle hausse les épaules, pour mieux descendre de ses nuages d’oubli… et projeter, sur l’écran devant eux, le film de leur dernière promenade dans l’eau : — est-ce que tu te souviens de notre pari de gagner tous les endroits où le soleil demeurait encore ? Nous essayions de vaincre la mort du jour, car nous étions inquiets pour notre amour au couchant…
— Il aurait fallu rester sur terre, nous laisser envelopper par le sable et caresser par l’écume : ça aurait été un bon escamotage pour empêcher nos corps de se séparer et nos âmes de s’éteindre au jour le jour…
— Oui, je m’en souviens bien, je t’appelais « animal » !
L’homme profite de cet aveu ultra-tardif pour constater qu’en fait, lors de ces vacances d’il y a plus de cinquante ans, elle était encore très jeune, même trop. D’ailleurs, à l’île, elle dormait dans un lit de camp au pied du grand lit de ses parents.
Puisque l’homme avait touché cet autre sujet… la blonde à la bouche souriante et charnue jure qu’au petit matin de ce dernier jour… il avait osé s’introduire dans la chambre et se faufiler sous le drap rugueux sans que ni le père jaloux ni la mère anxieuse se réveillent. Selon elle, ce matin-là ils s’étaient baisés jusqu’au bout.
L’homme objecte qu’à vrai dire ils n’avaient jamais accompli de véritables actes d’amour… il ne se souvient d’ailleurs que de sa rapidité de transformiste… surtout à Paris, dans la maison d’Yvette, rue Bonaparte, il était devenu capable de se rhabiller en un éclair, sans faire de bruit, tout demeurant caché dans l’ombre du vieux placard à deux battants.
L’homme avait toujours cru que la raison de leur désunion venait de son manque d’assurance, de son excessive sensibilité. Il reste étonné en entendant cette dame,  calme et assurée, se souvenir de toute autre incompréhension : il parlait trop de ses lectures ou alors il était tout simplement trop mûr au point de vue intellectuel… ce qu’alors elle ne pouvait pas supporter.
Il se souvient que, dans leur passé plein de tumultes, elle ne faisait rien pour le rassurer : — je mourais deux fois, car je ne pouvais pas m’empêcher d’être jaloux et j’étais en même temps obligé de faire semblant de tout maîtriser !
— Ô combien j’étais stupide ! dit-il. Je ne savais pas que j’en avais le droit, que j’aurais pu manifester librement ma contrariété : cela nous aurait peut-être aidés à sortir en avance de cette mer d’équivoques et de malentendus qui nous ont ensuite piégés pendant longtemps…
Il est en train de formuler cette phrase courageuse quand, depuis un point de l’horizon qu’ils avaient jusque-là négligé de considérer, ils voient s’approcher, dans un bain de lumière, un couple languissant.
— Mais, qui sont-ils, ces deux-là ? demande l’homme.
— Celui-là ressemble assez à mon mari !
— Tandis qu’elle est ma femme… As-tu retrouvé tes lunettes ?
— Pas du tout ! Je suis rentrée dans un bazar pour en acheter de nouvelles… Là, j’ai croisé un vieux camarade du lycée, en quête d’une paille de Florence.
— Entre-temps, le dernier bateau est parti, n’en êtes-vous pas aperçus ? Susurre ce « vieux copain », affichant un air impuni.

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Giovanni Merloni

(1) « Una donna a quindici anni », air de Despina dans « Così fan tutte » de W.A. Mozart.