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S’échapper par la tangente
Pour les vases communicants (*) du 7 octobre 2016 j’ai le plaisir de publier sur ce blog le texte d’Hélène Verdier, tandis que le mien vient d’être publié en contemporain sur « Simultanées », son blog à elle.
Avant de choisir cette forme et ce titre nous voulions Hélène et moi, écrire d’abord un texte unique, sous forme de « dialogue », à publier en contemporain sur nos deux blogs. Nous avions pour cela imaginé de nous engager dans une « promenade architecturale » auprès de l’un des nombreux exemples d’architectures « modernes » condamnées à l’oubli ou pire, à la destruction sans appel. Hélène avait été la première promotrice d’un choix très intéressant et l’on avait entamé notre dialogue qu’on a décidé de commun accord d’interrompre en vue d’une effective descente sur les lieux et d’une exploitation plus approfondie.
En attendant d’achever cette promenade, que nous partagerons sans doute dans un des prochains vases communicants, nous avons décidé, Hélène et moi, de garder un écho de notre hypothèse initiale. Nous avons échangé entre nous des images qui pouvaient correspondre à cette idée de « l’usure » et de « la perte » qui accompagne trop souvent les belles architectures ainsi que les belles villes de notre mémoire.
Dans cet esprit, avec la conscience du risque toujours présent d’être emportés par l’enthousiasme en dehors des justes limites, nous avons décidé aussi de donner à ces Vases communicants d’octobre un titre commun : « S’échapper par la tangente… »
Giovanni Merloni
Giovanni Merloni, Portici della memoria, dessin 1992/collage 2012
Cher Giovanni,
nous avions envisagé un dialogue et une promenade. Finalement, ce sera une lettre. Et le croisement des lieux, comme des cartes postales. Pour commencer, et pour mettre un peu de désordre dans le genre épistolaire, je te propose cet exergue de Paul Valéry dont la famille, italienne, a un jour suivi le chemin des migrants transalpins, comme d’autres. Ce fut également le choix de Claude Simon, qui a choisi ces lignes en exergue de son roman « Le vent » (tentative de restitution d’un retable baroque) :
Deux dangers ne cessent de menacer le monde : l’ordre et le désordre
Paul Valéry (La crise de l’esprit)
Giovanni, je savais ton amour du dessin, et j’aime tes dessins. Il n’a donc pas été très facile de choisir. Mais celui-ci te ressemble. J’aime à y reconnaitre le dessin d’architecte, les couleurs, osées — mais n’est-ce pas le propre de la couleur que d’oser signifier l’époque ? — quelques visions op art en déformations géométriques comme le flou d’un rêve, et le titre, arcades de la mémoire.
La main devant la bouche (OUPS ?) le cartable d’étudiant, jaune, livrent quelques pistes d’interprétation, qui restent ton secret. J’y vois aussi une vision onirique qui aurait pu sortir de mes propres rêves.
Des scénarios fantasques, dans un espace-temps en concaténations, des pierres taillées comme les restes diurnes de tous les jours passés, les miens, les nôtres, nous-autres les humains — construisent sans mortier nos univers fragiles. Arcades/arcanes de la mémoire avec en contrepoint la tentation baroque de l’oubli.
Je me suis attardée sur ta ville, en arcades, arcatures et colonnes. Par ces 7 colonnes blanches aux ordres épurés, dépourvus d’ornement comme faisait Corbu avec les pattes d’éléphant de ses cités radieuses, tu sembles bousculer l’ordre de la mémoire, introduire tout à la fois du désordre dans l’ordre, et de l’ordre dans le désordre. En somme, sauver le monde, y mettre un peu d’ordre, parer à tous les dangers. C’est le socle impossible de la sagesse, au-delà du propos de Paul Valéry.
Un jour peut-être, nous irons dans le Havre reconstruit, sous les arcades, voir les cônes inversés des colonnes de Perret ? Et nous tapisserons à grands points une cartographie aléatoire, composite, ouverte, des villes que nous aimons, de Bologne au Havre, en passant par Arles, Bilbao ou Boston. Tangentielles des rêves.
Hélène
Franges du Bray, 6 octobre 2016
Post-scriptum : 7 colonnes, 6 piliers de l’architecture moderne (préceptes)
Giovanni Merloni, Periferia dessin 1963/collage 2013
Chère Hélène
« Porta, portico o porticato » : il y a un lien entre « l’idée de la porte » (avec tous les symboles et les hiérarchies qu’on peut associer aux portes de différente taille et importance) et ce terme « portico » ou « porticato » qui ne correspond pas qu’à la seule idée de l’arcade et à la suggestion d’ailleurs très forte de ce mot, « arcade », lié davantage à la forme, à la structure et à l’idée de la continuité du parcours qui s’entame devant nos pas.
Le « portico » héberge, en lui-même, le mystère du passage, du franchissement d’une séquence presque interminable de portes, qui doublent les portes (des maisons, des boutiques, des institutions publiques, des églises) que le portico même côtoie. Marchant dans Bologne, on a chaque jour l’émotion et l’orgueil citoyen de briser une barrière invisible et enfin de participer à la première personne à la rupture de toute séparation entre le public et le privé, le civile et le religieux, le moi et le toi… qui finalement fusionnent ou tout simplement dialoguent intensément entre eux…
Donc « portici della memoria » évoque pour moi quelque chose de différent et probablement d’unique que Bologne seule détient et que d’autres villes, pourvues d’arcades-portici autant splendides possèdent moins ou de façon plus « standardisée », si j’ose le dire.
Par exemple Turin ou Padoue sont deux villes constellées d’arcades, mais ce n’est pas le même rapport entre les arcades et la ville qui s’y installe.
Plein de places européennes sont intégrées par des arcades : de notre incontournable place des Vosges à la piazza de Ascoli Piceno ou à la place du marché d’Uzès…
Mais je ne veux pas trop insister sur l’unicité de Bologne, je ne veux pas donner une trop précisé mesure à la « sage démesure » de mon souvenir qui risquerait sinon de se confondre avec l’oubli, comme le disent si bien tes mots émouvants et sincères.
Merci, Hélène de cet échange si agréable et suggestif, se terminant tout à fait naturellement, comme notre Seine bien aimée, au Havre !
Giovanni
Images : Giovanni Merloni
Texte : Hélène Verdier
(*) François Bon a été à l’origine de ces échanges le premier vendredi de chaque mois, que j’ai découverts alors qu’ils étaient coordonnés par Brigitte Célérier et successivement par Angèle Casanova. Marie-Noëlle Bertrand a pris le relais à partir de novembre 2015
Productif échange tout à fait… architexturé, si j’ose ce néologisme.
Le Havre est donc comme en suspension ailleurs : la ville magnifique dans sa simplicité de béton demeure le port de toute imagination.
Tendre échange