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Cabanes de la Petite Camargue à Maguelone (Montpellier) : photo d’Hélène Verdier
Je publie aujourd’hui sur mon blog le texte que j’avais écrit le ..10 dernier en occasion des « vases communicants » (*) d’octobre 2016 sur « simultanées« , le blog d’Hélène Verdier, qui avait ainsi présenté notre échange : Aujourd’hui, deux textes, sous un même titre choisi par Giovanni Merloni, que j’ai le grand plaisir de recevoir aujourd’hui, tandis qu’il m’accueille sur son blog le portrait inconscient qui brosse, entre autres, un portrait de la société, de l’enseignement, et de l’exercice de la` profession d’architecte en Italie, des années 60 à aujourd’hui. Merci Giovanni.
Merci Hélène Verdier !
« S’échapper par la tangente… »
Chère Hélène,
« S’échapper par la tangente » est une expression typique de 1968, en Italie, mais en France aussi, je crois. « Partire per la tangente » voulait dire de ce temps-là « sortir de la bonne trajectoire », « aller au-delà », abandonner toute logique pour vaguer dans un univers sombre et sans poids, voire se perdre.
J’ai instinctivement songé à cette expression, et à l’idée de transgression qu’elle porte en elle, quand j’ai reçu par mail tes trois images.
D’un côté, je suis resté bouche bée devant le calme olympique des « cabanes » alignées sur la terre ferme de la petite Camargue, un superbe contexte où la Nature est le premier architecte…
Vue du chantier de l’atelier SNCF à Arles : photo d’Hélène Verdier
De l’autre côté je suis vraiment touché par ta splendide photo avec la vue du chantier de la Fondation LUMA dans les anciens ateliers SNCF à Arles : rien qu’un cadre percé dans la palissade, mais cela suffit à faire comprendre qu’un « monstre architectural », qui s’annonce fascinant, offrira bientôt à la ville d’Arles un nouveau repère à l’enseigne de la légèreté et de l’anticonformisme !
Avec une cohérence tout à fait étrangère à la monotonie, le grand architecte canadien Franck Gehry nous avait déjà habitués à des architectures qui « surfent » sur la surface terrestre ou aquatique comme autant de navires voilés, s’amusant aux convulsions de la tempête. Ils donnent d’ailleurs l’impression de demeurer tout à fait indifférents si — le calme venu et le vent disparu — ces voiles gonflées ressemblent alors à des déchets ou à des épaves délaissées en désordre dans une immense décharge.
Avec cette œuvre en cours de réalisation auprès de vieux bâtiments de l’atelier SNCF à Arles quelque chose d’inédit semble voir le jour ; des suggestions ultérieures semblent donner lieu à un débat acharné et intéressant, surtout pour ce qui concerne les structures légères qui bordent la « carapace » de cette tour redoutable évoquant les architectures métalliques et psychédéliques de Metropolis, l’incontournable film de Fritz Lang…
Est-ce qu’elles ont une fonction spécifique, allant au-delà de la seule exigence esthétique ?
Je peux bien me renseigner, ma chère Hélène, mais je me soumets à la règle que nous nous sommes donnée, celle de nous exprimer librement à propos de ce que les images nous communiquent, au risque même de dire quelques inexactitudes…
Chantier de l’atelier SNCF à Arles (Le Monde)
Depuis plus qu’un mois, sans réfléchir ni à l’auteur ni à l’œuvre, je gardais jalousement cette coupure du Monde ! Car ces structures biaises, ressemblant énormément aux échafaudages de bambou du fameux Chandigarh de Le Corbusier (1966), tout en évoquant l’architecture baroque, de Borromini jusqu’à Gaudì, semblent être parfaitement conscientes que le processus de rupture de tous les conformismes se déroule désormais par lignes intérieures, suivant la géométrie même de chacun des éléments concurrents au « montage » de l’œuvre. Le « geste » final qui en sera la synthèse et l’emblème aura alors été, à mon sentiment, celui de « s’échapper par la tangente » suivant de façon presque fataliste une géométrie prédéterminée.
Maquette de cellule d’habitation modulaire (1966)
Je me découvre d’ailleurs particulièrement passionné à cette architecture, parce que j’y retrouve un parcours que moi-même avais suivi dans une époque assez éloignée et révolue. Bien sûr, ce que je faisais pendant la deuxième année de mes cours d’architecture n’avait rien d’extraordinaire. Il ne s’agissait que d’un premier essai de composition sous la direction du professeur Maurizio Sacripanti et d’un de ses assistants, Roberto Perris, deux figures inoubliables pour leur intelligence et humanité.
Maquette de cellule d’habitation modulaire (1966)
Avec un camarade, nous avions « inventé » cette espèce de « cellule spatiale » ci-dessus, se développant sur la diagonale et en spirale, dont je trouve aujourd’hui une ressemblance avec ce que le grand architecte canadien est en train de réaliser…
Maquette d’un ensemble de cellules d’habitation modulaires (1966)
Chez nous, cette espèce de cruche en colimaçon qui se multipliait « inexorablement » dans toutes les directions, n’avait ni but ni limite. Je me souviens bien de l’image poétique que Roberto Perris, en voyant la maquette où cet échafaudage prenait la forme d’un immense phalanstère, proposa : « immergez donc cette “bidonville” dans un bassin plein d’eau savonnée et soufflez-y dedans. Vous verrez entrer et sortir de vos cellules aux réflexes irisés des hypothèses inattendues ! »
Avant de présenter notre brinquebalante maquette, nous étions convaincus de travailler à une forme d’architecture « organique » et « modulaire », fabriquée de la même façon des voitures ou des chaussures… qu’on aurait pu « accrocher » à des structures architectoniques plus solides et « emblématiques », tels des ponts, des viaducs, des tours…
Coupole de Sant’Ivo à la Sapienza, Rome
Rebroussant chemin, en discutant entre nous, nous saisîmes, au contraire, que la seule force d’une géométrie non traditionnelle nous avait amenés à une hypothèse baroque de l’architecture ! D’emblée, nous avions retrouvé dans nos petits êtres la même inspiration qui avait poussé le grand Francesco Borromini à réaliser la coupole vertigineuse, tout à fait anticonformiste, de Sant’Ivo à la Sapienza à Rome.
Église de Sant’Ivo à la Sapienza, Rome
Église de Sant’Ivo à la Sapienza, Rome
Cela trouvait une emblématique expression dans le pavement à losanges noirs et blancs de la même église… ces losanges qui avaient été, inconsciemment, à l’origine du choix de notre précaire cellule d’habitation… Or, avec tout l’amour que nous pouvions avoir mûri en nous envers l’architecture baroque de Rome, et notamment ses places incontournables (piazza Navona, piazza di Spagna, Fontana di Trevi, et cetera), nous avions bien compris que la « rupture baroque » n’allait pas vraiment à la rencontre des nécessités primaires du peuple et qu’elle avait, au contraire, le but de l’étonner, de l’émerveiller en l’intimidant. Est-ce que les ruptures sont toujours salutaires, alors ? Est-ce que les monstres qui nous font parfois rêver sont vraiment indispensables ?
Atelier SNCF à Arles, projet de Franck Gehry : photo d’Hélène Verdier
En revenant à tes photos, ma chère Hélène, dans cette représentation du projet de Franck Gehry tel qu’il est présenté sur le mur des vieux bâtiments de l’atelier SNCF à Arles, je trouve une confirmation de ce que je viens d’observer. Ces structures en colimaçon qui bordent l’édifice, en exaltant sa fuyante verticalité, puisent moins dans les anciens escaliers des tours du Moyen Âge, dont la France est très riche, que dans l’idée de la postRenaissance et de l’art baroque où l’architecture se rebelle violemment aux contraintes statiques de « l’ordre architectural » donnant vie à des œuvres hardies et délibérément dérangeantes.
Toute une civilisation européenne et nord-américaine — avec ses innombrables œuvres exemplaires, basées sur les prodigieuses possibilités offertes par l’utilisation de plus en plus courageuse de l’acier et du béton armé — constitue sans doute un bagage essentiel pour l’auteur du Guggenheim de Bilbao et d’autres incontournables merveilles.
La liberté dont Franck Gehry se sert de technologies de plus en plus performantes est d’ailleurs la démonstration évidente qu’on peut bien « s’échapper par la tangente » et s’échouer, en même temps, sur quelque chose de stable et tout à fait rigoureux.
Église de San Biagio, Montepulciano (Toscane)
Mais, parfois, je regrette, avec Rimbaud, « les anciens parapets de l’Europe » ainsi que les contraintes structurelles qui jadis enlevaient aux constructeurs « maladroits » toute possibilité de nuire aux gens. Il suffit d’ouvrir les yeux sur nos banlieues constellées de monstres mal fichus pour se rendre compte du mal qu’une mauvaise architecture peut causer à tout un chacun, en manque d’urbanisations harmoniques et correctes. Tous les architectes et artistes du monde n’ont pas le génie de Franck Gehry, de Gaudì ou de Le Corbusier. Toutes les villes n’ont pas la sagesse de s’autoriser les « voiles au vent » et, en même temps, une rigoureuse politique de l’environnement humain.
Images : Hélène Verdier et Giovanni Merloni
Texte : Giovanni Merloni
(*) François Bon a été à l’origine de ces échanges le premier vendredi de chaque mois, que j’ai découverts alors qu’ils étaient coordonnés par Brigitte Célérier et successivement par Angèle Casanova. Marie-Noëlle Bertrand a pris le relais à partir de novembre 2015.
Très bel échange qu’il est plaisant de relire et de revoir !