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« Celui qui ne sait pas d’où il vient ne peut pas savoir où il va » (1)

— Il est onze heures du soir, dis-je, m’approchant de la fenêtre. Demain, je voudrais essayer de reprendre le fil de mes engagements, sinon je ne mange plus et je glisse dans la rue… J’ouvris et refermai les deux battants avant de me tourner vers mon compatriote :
— Mais il y a encore une chose… une idée optimiste que votre vision pessimiste m’a inspirée… Paris, telle une Babel horizontale aux possibilités infinies représente sans doute une excellente alternative à la Babel à l’envers de Naples. C’est une grande opportunité qui se déclenche à partir de là… pour toi d’abord, mais cela peut se révéler intéressant pour moi aussi…
J’en remercie tous les cauchemars dont la ligne 9 du métro nous a fait cadeau ainsi que ce joli prénom, Zazie, que vous m’aviez confié le premier jour, vous en souvenez-vous ? Comme s’il s’agissait d’une personne de famille ! Combien de temps j’ai perdu à chercher ce que vous vouliez dire ! Et finalement, j’ai compris qu’il n’y avait aucun mystère dans ce mot. Zazie n’est qu’une clé, ou alors une Grande Petite Femme, Française et Peau-Rouge (2) à la fois, qui connaît tellement bien le mal de la bête parisienne qu’elle se chargera volontiers de nous faire de guide, d’interprète et, en l’occurrence, d’avocate.

— Quand je me rendais â San Gennaro, m’interrompit Michele, j’entendais les fidèles s’adresser souvent à la Madone en l’appelant « Avocata nostra » !. Ma grand-mère aussi avait un talent d’avocat. Il suffit de prendre au hasard une de ses lettres d’amour à Gaetano, pour toucher de près son savoir-faire…
— Nous sommes à Paris, hein ? m’écriai-je. S’il vous plaît, ne me coupez pas la parole, sinon je perds le fil ! Car les éléments en jeu sont clairs dans ma tête, mais il ne faut pas que j’en néglige quelqu’un… et bien sûr, le système que je vais vous illustrer ne sera bon que pour nous deux, parce qu’il va répondre justement aux exigences d’un naufragé et d’une réfugiée partis spontanément de leur pays natal…
Je m’explique. Paris est démesuré et insaisissable, une ville constituée d’une myriade de villages où l’on parle toutes les langues du monde. En même temps, il n’y a pas qu’une Babel horizontale, il y en a deux : le Paris en plein air et le Paris souterrain. Tout cela paraît banal, si seulement on pense à combien de villes au monde disposent d’un réseau de transport souterrain, plus ou moins efficace, mais je suis sûre et certaine qu’aucune ville au monde n’est gaie et pétillante comme Paris !

— Oui, tout à fait ! Où que l’on sort du métro, à PLAISANCE, PLACE DE CLICHY, PÈRE-LACHAISE ou PASSY, observa Michele, Paris fourmille de vie et d’énergie, c’est impressionnant !
— Et je pourrais ajouter CENSIER-DAUBENTON, CHARONNE, JAURÈS ou SÈVRES-BABYLONE… C’est exactement ça que je veux dire. Et Zazie, le merveilleux personnage de Queneau, le savait en avance, avant de partir : elle était venue à Paris justement pour voir le métro, car elle avait bien compris qu’à travers le métro on assimile au fur et à mesure la complexité de cette Babel… humaine… voilà le deuxième mot : Paris est une ville humaine !
Même dans les quartiers les plus touchés par la détresse des migrants et des citoyens sans abri, on ressent dans l’air un sentiment de solidarité ne faisant qu’un avec le besoin irrépressible de liberté. Je n’exagère pas. Songeant à cet esprit de liberté typiquement parisien j’arrive à dire que le Paris souterrain n’est que le revers de la médaille représentée par le Paris exposé aux intempéries. Là aussi tout le monde bouge, non seulement les voitures de la police ou les voitures bleues des ministres. D’ailleurs, ce mouvement perpétuel à plusieurs vitesses ne s’inscrit pas dans le vide de l’indifférence, comme à Rome, par exemple. Ici, la chance offerte à tout le monde de se déplacer n’importe où ne se traduit pas dans l’attitude coquine d’une société qui se sent privilégiée et séparée du bien dont elle profite. Personne ne peut demeurer indifférent à l’effort de faire aller la machine sans arrêt, gentiment, confortablement. Donc la quantité presque innombrable de gens qui profitent de cette liberté de mouvement participe elle-même au maintien et à la continuité sereine de cette tâche immense.

— Je partage tout à fait ce que vous dites, s’écria Michele. Mais où est le système qui pourrait nous servir ?
— J’ai parlé jusqu’ici du temps de vie qu’on gagne ou gaspille dans cet immense caravansérail métropolitain… un temps favorable aux justes, aux travailleurs, mais aussi aux conspirateurs…
— Depuis toujours, Paris protège volontiers les conspirateurs ! s’exclama-t-il.

— Nous ne le sommes pas, ça, c’est sûr. Au contraire, nous faisons partie du peuple travailleur qui se contente de danser le dimanche en face de l’église de Saint-Médard… Et pourtant, il y a des conspirateurs qui risquent leur vie pour le bien de leur pays, comme les frères Rosselli qui s’exilèrent à Paris pour se soustraire, inutilement, hélas ! à la pieuvre assassine. Et il y a la conspiration aussi pour sauver la vérité historique !
— Je commence à comprendre… répondit Michele, nous avons au fond de nous le même but, celui de réhabiliter l’histoire glorieuse de notre pays, qu’un atroce analphabétisme de retour est en train d’écraser.
— À commencer, dis-je, par la mise en valeur de l’antifascisme (3) comme choix politique primordial et indispensable !
— Ton but, qui est aussi le mien, reprit Michele, a d’ailleurs son revers de la médaille dans la quête de notre identité. Nous ne pouvons plus nous borner à pactiser avec nos racines, nous devons à la fois les assumer et nous en affranchir !

— Très bien, ajoutai-je, vous me faites souvenir d’une des phrases les plus célèbres d’Antonio Gramsci : « Celui qui ne sait pas d’où il vient ne peut pas savoir où il va ! ». Cela photographie bien mon état d’esprit ainsi que mes peines depuis toujours. Mais je crois que quelque chose est en train de bouger, grâce à vous, à vos cauchemars et tout ce que nous nous transmettons réciproquement…

— Il faut s’occuper du passé alors ?

— On revit le passé dans le présent pour songer au futur, pas pour nous faire esclaves de la nostalgie ! Au contraire, il faut agir, chacun selon ses possibilités. À ce sujet, j’ai une proposition à vous faire…
Sans attendre sa réaction, je décrochai du mur le portrait de Gaetano Calenda, son fameux grand-père. Je fis deux tours de la pièce avec cette icône sur ma poitrine, imaginant d’avancer au milieu d’un cortège de manifestants.


— L’Histoire donne toujours des réponses intéressantes, dis-je tout calmement. Elle peut nous aider à comprendre ce qu’il nous arrive aujourd’hui !
Déjà quelques jours avant ce précipice de confessions croisées, j’avais eu envie de m’occuper de ce personnage cette figure noble que les années sombres du fascisme et la Seconde Guerre avaient presque totalement offusquée. Maintenant, je voulais savoir jusqu’à quel niveau les inquiétudes électorales de Michele se croisaient avec lui.
— Il me semble un chef de file, ajoutai-je, en assumant un ton expérimenté. Sur cela, et sur cette année 1936, cruciale pour l’Europe… il faudrait absolument fouiller davantage… Il mourut en 1936, n’est-ce pas ?


— Oui, il mourut cette année-là. Mais, je vous en prie, laissez tomber ! protesta Michele. Ce n’est pas le bon moment pour réveiller le chat qui dort… Si nous sortons Gaetano de son sommeil, une mèche explosive va s’allumer !
— Est-ce que vous savez déjà tout de lui ? insistai-je. N’êtes pas curieux, au contraire, d’en connaître plus ?

— Écoutez, Anna ! Vous aviez choisi l’année 36 du siècle dernier pour vos études de conspirateurs politiques bien avant de me rencontrer et de savoir quoi que ce soit sur mes ancêtres… et hop, mon grand-père vous meurt sur un plat d’argent justement en cette 36e année ! Donc, il est évident pour moi que ce numéro 36 est très, très dangereux… Sans compter que le revers de 36, le 63, correspond impitoyablement à l’âge qu’avait Gaetano à sa mort, c’est-à-dire le même âge que j’ai maintenant… Non, non, ces nombres parlent clair. Ils disent que si je touche à ce sujet, mon heure est sonnée !
Devait-il justement m’arriver de cohabiter avec le plus superstitieux des Napolitains ? Sa réponse m’avait agacé, mais je fis semblant de m’amuser à son jeu. D’ailleurs, il n’avait pas fini de m’étonner :
— J’ai aussi un autre souci, dit-il, je ne veux pas vous entraîner dans une chaîne dangereuse ! Car 36… c’est votre âge aussi ! Puisque vous me l’avez dit, je sais qu’au mois de mai vous fêterez votre anniversaire !

— Donc, selon votre pensée, il suffit d’un carambolage pour que le 36 cogne contre le 63 avec des conséquences inimaginables ! Il vous manque pourtant d’autres numéros pour parier au loto !

— Il y a le 72…
— Ne plaisantez pas, protestai-je, vous savez déjà que je suis née en 1972 ! Et je sais bien que la parabole du communisme en Europe n’a duré que 72 ans : du 1917 au 1989 !
— Et moi, alors ? insista Michele. Je suis né 72 ans pile après la naissance de mon grand-père, tandis qu’exactement 72 ans viennent de passer depuis sa mort… Après, il y a le 9 !
— Le 9 ? Vous me faites peur !
— Prenez le 63, le 36 et le 72… Après, réduisez-les chacun à un seul numéro : 6 et 3 font 9 ; 3 et 6 font 9 ; 7 et 2 font 9, encore ! Sans compter que nous habitons au numéro 9 de la rue de la Lune, à 9 pas de la ligne 9 du métro !

— Laissez tranquille la ligne 9, tenez-la en dehors de toutes ces folies ! dis-je, en touchant mon ventre comme l’aurait fait une femme enceinte. Je crois que vous vous trompez. 9 c’est le numéro des cycles qui s’achèvent, mais aussi celui des vies qui commencent !

— Que voulez-vous dire ? dit-il, intéressé, avant de rôder dans la pièce comme un gorille en cage qui s’amuse à compter avec ses doigts poilus.

— Si le 9 est un numéro symbolique, répondais-je avec chaleur, je préfère penser que c’est pour le bien et non pour le mal… Car ce n’est pas dit que nous devons forcément rompre avec le passé, dis-je, en changeant de ton… Au contraire, nous devons avancer sans nous retourner en arrière ! Ensuite, voyant l’appréhension s’emparer de mon interlocuteur, je redevins calme :

— Asseyez-vous un instant ! Vous risquez de devenir un manège humain !

Tandis qu’il demeurait perplexe sur sa chaise près de la fenêtre en contrelune, je me rendis dans ma chambre pour y récupérer une cigarette. Cela faisait partie de notre entente, une cigarette dans la salle commune pour bien conclure la soirée… Une fois exploité le rite de l’allumage et de la première bouffée, je lui fis ma proposition concrète :
— J’ai un ami qui travaille à la télévision… un réalisateur. Je l’ai rencontré hier chez les « Garibaldiens », rue Vinaigriers, où je cherchais des traces du passage de votre grand-père Gaetano.
— Comment s’appelle ce monsieur ?

— Olivier Jardin. Et le titre de son programme est… « L’entrevue impossible ». Dès qu’il a vu que je m’intéressais à cette figure mineure de la Résistance, il ne lâche pas prise. Il m’a téléphoné dix fois déjà. Après une fausse Rosa Luxembourg et le pantin de Filippo Turati, il aimerait justement interviewer votre ancêtre.
— Je ne peux pas apporter grand-chose à cette enquête. Je n’ai qu’une lettre de Turati à Gaetano, quelque part. C’est d’ailleurs la seule trace de leur correspondance survécue à l’incendie.
— Quel incendie ?
— Le Fahrenheit 451 de ma famille dit-il d’un air affligé.

— C’est vraiment dommage ! Il était journaliste foisonnant, donc il écrivait continûment, j’imagine : des lettres, des messages, des poésies peut-être… Mais vous pouvez remplir ce vide… en transmettant quelque chose qui va avoir une valeur énorme, que vous avez sans doute retenue de la tradition orale de la famille !

— Je n’ai pu garder que ce vieux tract, une pièce rare, introuvable…

— Alors, vous n’avez pas compris en quoi consiste mon idée géniale ! Ne voyez-vous pas que vous êtes son portrait, en chair et os ? Regardez-vous dans la glace ! Comme ça. Oui, un peu plus proche de la photo. Vous voyez ? Vous vous ressemblez comme deux gouttes d’eau : même nez, même air distrait, même bosse, même esprit d’observation dans les yeux, même bouche charnue ! Et les poches… Ne voyez-vous pas que les poches de Gaetano sont pleines de clés, de cartes et de mouchoirs… comme les vôtres ?

Giovanni Merloni

(1) Antonio Gramsci (1891-1937)

(2) Dustin Hoffmann Grand Petit Homme (Little Big Man)

(3) « Le fascisme est partout » la révolution moléculaire (Félix Guattari)