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Un été (Cesenatico, luglio-agosto 1962)

Je suis à Cesenatico depuis quinze jours. Je ne réussis pas à m’amuser. Quand je serai à Rome, j’aurai la sensation de ne m’être jamais amusé ainsi que cet été. Maintenant non, il me semble vraiment que je m’ennuie. Peut-être à cause de cela, le matin je me lève tôt pour voir le soleil se hisser au-dessus de la mer Adriatique.
Quand je reviens sur mes pas, le bar Trento est encore fermé. Un de mes amis, Raoul, est juste passé avec la caisse des bouteilles du lait. Raoul flirte avec une châtaine de Modena, Anna Maria, celle qui fait tomber les bras toutes les fois qu’elle parle.
Paola est plus jolie qu’Anna Maria, mais elle a trois ans plus que moi, en plus elle est fiancée !
On a ouvert le bar juste en cet instant. Une fois introduites dans le juke-box les cent lires d’habitude, je me prends un café.
Au matin, la plage est vide. On ne croirait pas que dans deux ou trois heures sept rangs de parasols puissent se remplir comme un œuf. Le dimanche, on ne voit même pas la mer !
Ce sont les Allemands qui arrivent à la plage en premiers. D’ailleurs, ils y vivent. Ils passent d’entières journées étendus l’un sur l’autre, ayant pour but (tentative, vain espoir) de devenir noirs comme les Italiens.
Ils sont les derniers à partir, les Allemands, lorsque Renato enveloppe les parasols fermés dans les plastiques.
Enzo est arrivé tôt à la plage. Lui aussi est de Rome. Avec mon frère, on fait un trio. Mais, désormais, tout le monde est là. Mariano et la Laurina aussi.
— Garçons, dans quel piège suis-je tombé ! Mariano, un Toscan d’Arezzo, est très sympathique. Mais il a un défaut, il est timide. Il est tombé amoureux de la Laurina.

On commence depuis le matin à se débattre dans le cauchemar de « ce qu’on fera ce soir. » On échoue toujours sur la Lanterna, trois cents lires, y compris la consommation. Mais on discute toujours parmi plusieurs propositions. Quelques soirs, on parle même de politique autour des tables métalliques du bar Trento. Le groupe est assez nombreux. Il y a les deux cousines de Modena, Rosanna, Laurina, Enzo, Francesco, Mariano, Bruno (celui qui arbore une erre française), Annapaola, Gabriella (omniprésente, même si elle disparaît chaque fois qu’on songe à elle), et puis Luana. Ah, j’avais oublié : il y a aussi ce type qui tient la chandelle à Rosanna l’accompagnant toujours, parce que son père à elle ne veut pas que s’en aille toute seule. Il s’appelle Zeno, comme le saint protecteur de Trieste.
Depuis la Lanterna, on voit le gratte-ciel. À côté du gratte-ciel, sur la gauche, il y a ce croissant de lune couleur jaune citron ; au rez-de-chaussée, il y a la plage. Sans doute dans la plage il y a des couples qui font l’amour. Jusqu’au moment où arrive un maître nageur pas du tout complaisant qui les chasse hurlant dans son incompréhensible dialecte. Je suis allé à la plage avec Rosanna, juste pour écouter cette belle musique que font les vagues de la mer. Il est tellement sombre qu’on ne voit que le STOP et très flou, au loin, le tremplin.
Rosanna a voulu coûte que coûte monter sur la grande balançoire de fer. Elle a enlevé ses mocassins avant de traverser, pieds nus dans l’eau, ces deux ou trois mètres séparant la rive de la balançoire.
— Désolé, je ne peux pas te pousser !
— Ce n’est pas grave. Tu sais que je suis sur cette balançoire tous les matins… À présent, Rosanna n’est qu’une chose claire qui va en haut et en bas. On reconnaît ses cheveux blonds se détachant contre les étoiles.
Par intervalles, on entend le grincement de la balançoire ainsi que le ressac de la mer, que submerge parfois le murmure confus du peuple de la plage auquel s’ajoutent, au loin, les klaxons des voitures.

J’ai passé une journée entière sans voir Rosanna. J’en ai profité pour me promener tout seul dans Cesenatico : depuis le gratte-ciel jusqu’à l’embarcadère ; depuis l’embarcadère jusqu’au Bagno Conti.
Avant-hier, le patron nous a embauchés pour un boulot impromptu. En échange de boissons à volonté pendant tout le temps du travail ainsi que de cinq cents lires chacun, par de rudes efforts nous avons enlevé les mauvaises herbes de ce rectangle de terre avant d’y installer tant bien que mal un champ de volley-ball. Nous prenions continûment des douches, car la sueur se figeait, tout en se mêlant avec le sable, sur la poitrine, sur le cou, sur les jambes. Nous étions très drôles à voir, avec ces vilains chapeaux de paille en tête que nous avait prêtés Renato, le patron et maître nageur.
Puis nous avons fait un tour (gratis) avec une embarcation de plage à rames, les cinq que nous étions. Près du tremplin, on a été sur le point de nous renverser à cause des plongeons continus et violents suivis par l’effondrement dans l’eau d’un côté ou de l’autre de notre embarcation chaque fois que deux ou trois d’entre nous essayaient de remonter. Nous en étions sans doute trop dans ce bout de bois blanc… Lorsque tout le monde s’est jeté finalement dans l’eau, excepte-moi, j’ai eu l’impulsion de les abandonner à leur destinée. J’ai commencé à ramer dans cette eau lisse et coulante, en me laissant le tremplin derrière les épaules, tandis que les autres me poursuivaient hurlant et nageant. Un type qu’on appelait « Naso » riait comme un fou, tandis que les autres s’abandonnaient à des expressions de rage assaisonnées de menaces débonnaires. Bien tôt le jeu devint stérile. Je revins alors en arrière et je chargeai tout le troupeau.
Le Bagno Conti résultait lointain, hors de visée. Sur le tremplin, raid contre le ciel, il n’y avait plus personne.

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Rosanna m’a parlé de son copain de Milan :
— Il est plus stupide que Zeno. Chaque fois que je sors, même pour m’acheter un cahier, il vient toujours avec moi. Il habite dans le même immeuble que moi, à Sesto.
À mon sentiment, Rosanna habite dans un palais énorme, dans un gratte-ciel, si l’on considère que toutes les personnes dont elle me parle habitent dans son immeuble. Zeno aussi y habite. Nous avons entamé tous les deux la même ritournelle. Cela nous amuse. Elle nous distrait vis-à-vis d’un certain ennui souterrain, serpentant comme une promesse de chagrin :
— D’abord, il y a le Bagno Conti, puis le Britannia, puis le Faustina, puis le Bologna, puis le Cesena, enfin il y a le Bagno Adua.
Près du Bagno Adua on s’est embrassés la première fois. Je me souviens qu’elle s’émerveilla parce que je lui avais lavé la face, et cætera. Ensuite, elle se coiffa devant ce miroir poussiéreux avec le peigne qu’on y avait accroché dessus. Je l’avais toute ébouriffée. Force de l’habitude !
Au Bagno Conti, il y a de pervertis. Ils ont l’aspect de braves gens, parfois de fils à papa. Ils sont tous élégants et délicats. Ils font autant de gestes scandaleux à faire venir la peau de chagrin. Quand il sort un twist de la gueule du juke-box, ils dansent entre eux avec une grâce spéciale ! Toutes les femmes deviennent inutilement folles pour ces visages pâles et décharnés, pour ces yeux mélancoliques et fardés. Rosanna fait partie de celles qui ne trouvent rien à dire contre les « tapettes »:
— Ils dansent tellement bien !

« Manger du sable jusqu’à m’en combler, à me défouler sur autant de bien de Dieu, avec rage. Il n’a pas que la saveur de la terre salée, on y découvre l’arome amer d’autant de choses oubliées par force. Le sable c’est la vie qui se déroule. Si j’en mange, je me révèle à moi même. Si je fais semblant que je suis désespéré, et que j’en mange et j’en crache beaucoup de sable, l’amour même a la saveur du sable. Les caresses sont du sable, les baisers sont du sable. Et lorsqu’on se souvient de quelque chose, c’est du sable qu’on se souvient. Sable sale, parfois. Rosanna dit que le sable est obscène, avec tous ces mégots, ces restes de glaces, ces papiers et ces vomissures. Le sable n’est jamais sale. Elle purifie toute chose, tandis que ce sable frivole des vacances c’est peut-être un amour qui n’a pas eu le temps de grandir. Un amour qui meurt prématuré. Et pourtant, dans cette dernière saveur découragée que j’ai encore dans la bouche, le sable représente encore l’espoir, le souffle angoissé, l’attente de jours heureux ». (1)

À la gare, il y avait Enzo, Francesco et mon père, qui ne cessait de me lancer des recommandations. Comme un marteau. Francesco, ce jour-là, avait mal à l’estomac. Enzo riait, amusé par la scène ou alors me renseignait sur ce qu’il aurait fait tout le temps qu’il serait resté en vacances, tant mieux pour lui, dans ce coin de la rivière de Romagne. Quant à moi, j’étais las et déprimé. Je n’aurais plus vu Rosanna et j’aurais ressenti le manque d’autres choses aussi.   D’ailleurs, chaque départ apporte un vide que rien ne semble combler, tandis que chaque souvenir essaie vainement d’adhérer à une réalité qui ne nous appartient plus.
La gare de Cesena est cette longue marquise, ces deux rails, ces deux salles d’attente, ces vases de géraniums sèches par le soleil. Sur le quai, il y a un troupeau de jeunes filles anglaises plutôt insignifiantes. Mais nous essayons quand même de les draguer. Cela fait rire tout le monde. Nous parlons mal en français tandis qu’elles arborent un italien assez drôle. Mon père m’observe avec perplexité, le front froncé. Francesco ne va pas bien et cela m’inquiète. Voilà, le train est arrivé, il glisse sur le quai avec son typique bruit qui devient de plus en plus lent et cadencé.
— Mais toi, en ces conditions-ci tu pars à Rome ?
Juste à ce moment-là, je me suis aperçu que je suis habillé sans façon, que je n’ai prêté aucune attention à cela.
— Depuis combien de temps ne coupes-tu pas tes cheveux ? Tu ressembles à un berger de la Barbagia.
« Tu as du style… », m’avait dit Rosanna, lors de notre première étreinte…
— Ne m’aimes-tu pas, papa ? Et pourtant, j’ai le « charme de l’homme malpropre » !
— Écoute, ne parle pas en italien ! Fais semblant que tu es, que sais-je ?… Un Allemand.
— Tu pouvais mettre des chaussures, au lieu de ces sandales abîmées ! Mais, la chemise depuis combien de jours ne la changes-tu pas ?
— Celle-ci ce n’est pas une chemise, papa, c’est un T-shirt…
— Souviens-toi, plutôt, de ne pas rater le deuxième train à Bologne !
— Tu verras, je prendrai la ligne directe pour Domodossola.
— Est-ce que l’argent te suffit ?
—Non…
et cætera, et cætera, et cætera.

Je les laisse derrière moi. Je me sépare de l’été, de ses doux rêves célestes. Ce soir, je serai dans cette ville chaotique dont je ne veux pas me souvenir, à présent. Dans cette gare remplie de cohue en sueur, les nerfs à fleur de peau. Ce soir… je devrai signer un armistice avec ces livres qui m’auront attendu au passage… Hélas, s’il n’y avait pas eu cette obligation du rattrapage !
Le train court et Cesena est déjà derrière moi, avec la Rocca, le couvent au sommet de la colline, les toits rouges, les rares édifices industriels. Le train coupe net la plaine soigneusement cultivée rectangle par rectangle ; un pont, un passage à niveau, un paysage descendant où l’on découvre à l’improviste des fleuves, des groupes de maisonnettes blanches, des enceintes ainsi que d’autres campagnes, dans le triste dessin de la solitude soudaine. Le train fait très sérieusement les bruits les plus ridicules au monde, il nous surprend toujours jusqu’à nous distraire parfois de la saveur amère du départ. Le train court sur l’acier tout en soufflant du goudron, de la poussière, de gigantesques ou minuscules énergies. On est tristes, la gueule en larmes lorsqu’on se tourne en arrière.

Giovanni Merloni

(1) Cette « élegie du sable », faisant partie de ce texte depuis l’origine, a été reprise dans le Strapontin n. 24 : Oubli et sagesse de la mer I/II

écrit ou proposé par : Giovanni Merloni. Première publication et Dernière modification 11 juin 2014

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