Étiquettes
La « Saharienne » (débris de l’été 2014 n. 2)
Avant que le mot « installation » prît le dessus sur tout autre mot et pensée, il y a eu, dans mon procès d’intégration dans les douceurs de la France, une population de mots « voyageurs » ou, pour mieux dire, « entreteneurs (souterrains) de l’idée » de l’installation. Des mots et des personnes, bien sûr. Car dans cette diabolique chaîne de coïncidences il y a eu toujours des mots ou des phrases qui de but en blanc ont allumé une mèche en provoquant une explosion. Ce sont des mots (ou des personnes) pas trop raisonnables et même fous (ou folles), qui ont marqué comme des pierres milliaires les étapes de ce procès inexorable. Une séquelle d’événements qu’on appelle gentiment « déménagement », qu’on devrait nommer plus justement « déchirure », « rupture », « saut dans le vide ».
Ce fut après des journées paresseuses et plutôt conformistes (dans lesquelles le but primordial de nos vacances risquait d’être raté) qu’on acheta dans un kiosque de journaux un truc (ou plutôt un machin) qui devait effectivement nous aider à nous débrouiller. Mais la première visite au cours Florent nous avait intimidés. La « candidate » aurait dû soutenir une audition en y jouant deux monologues. En français, évidemment. Un texte ancien et un texte moderne.
On était à Paris, juste le 6 août d’il y a huit ans. Pendant l’après-midi, le mot « audition » alla prudemment se cacher dans les pages du guide des cours de théâtre, à son tour refoulé dans un sac.
Plus tard, dans un état de suspension sinon d’égarement collectif, on visita le musée Carnavalet, sans y trouver la fameuse lettre que Robespierre avait écrite « avec son sang » (1) le jour même de son exécution. Vaniteux de mon français (d’école et de voyages instructifs), j’interrogeai alors une jeune stagiaire, gentiment assise près d’une porte. Effectivement, la lettre existait, mais à présent elle n’était pas exposée là-dedans. Consolé par la preuve qui me redonnait un peu de prestige, je proposai d’abandonner les Francs-Bourgeois ainsi que les Blancs Manteaux, tous les deux hantés par le chaud excessif, pour chercher une table « à la belle étoile ». Le frère de la candidate se souvint alors d’un ami italien travaillant à Paris. Au téléphone, celui-ci nous adressa au canal Saint-Martin : vous y trouverez plein de bistrots et de petits restaurants…
Ce fut la première fois de notre vie qu’on se promena au long du canal. C’était le quai Valmy, bien sûr, et nous montions, sans le savoir, en direction de la célèbre « Atmosphère », lorsque je me rappelai d’une chère amie franco-italienne de Paris, que nous avions jusque-là un peu négligée.
Ce fut ce coup de fil avec elle, cette conversation caressée par le frais du canal charmant et tranquille, qui déclencha plus concrètement les actions successives d’une installation que les dieux de l’Olympe n’empêchèrent pas. (En ce temps-là, ils étaient probablement distraits. Peut-être, Junon était enceinte, ou alors c’était Mercure qui avait attrapé la sciatique…)
Je survole avec l’AIR LITTORAL les jours suivants, passés à Bordeaux dans l’étrange sentiment de devenir les proies d’une assez bizarre destinée.
Je dépasse à la vitesse du son la course du TGV qui nous emmena, ma fille et moi, à la Gare Montparnasse le soir du 28 août.
Je monte et redescends sans souffle les six étages de l’escalier menant au petit appartement de la rue Tiquetonne que notre chère amie de Bordeaux nous avait prêtée.
Ce matin du 29 août, le mot « installation » n’était pas du tout à l’ordre du jour… et pourtant la souterraine angoisse des examens décisifs se mêlait au frais inattendu. La colonne du thermomètre était descendue de huit degrés au moins pendant la nuit. Nous avions peu de temps, il fallait se rendre avenue Jean Jaurès dans une demi-heure. J’entrai brusquement dans un Monoprix, frissonnant pour ce climat tout à fait inhabituel. C’était le Monoprix de boulevard Sébastopol. Sans difficulté, je trouvai une « Saharienne » (2) bleue (à manches longues) qui ne manquait pas de poches et servait bien à la besogne. Juste taille, juste poids. J’étais très orgueilleux pour cet achat, qui me semblait de bon augure, ainsi que pour l’échange avec la vendeuse.
Si j’observe maintenant cette veste abîmée, que je ne me décide pas à jeter, il me semble assez bizarre que cette « Saharienne » fût le premier mot important, pour moi, dans ce banal et fabuleux parcours d’initiation à la nouvelle « culture de vie » des Français.
Giovanni Merloni
(1) « Déjà il avait écrit les deux premières lettres de son nom Ro, quand un coup de feu partit du couloir séparant la salle du conseil général de celle du corps municipal retentit soudainement. Aussitôt on vit Robespierre s’affaisser, la plume lui échappa des mains et, sur la feuille de papier où il avait à peine tracé deux lettres, on peut remarquer de larges gouttes de sang qui avaient jailli d’une large blessure qu’il venait de recevoir à la joue » (de Wikipedia)
(2) Veste de toile ceinturée, à manches courtes et poches plaquées, inspirée de l’uniforme militaire (Le Petit Robert)
écrit ou proposé par : Giovanni Merloni. Première publication et Dernière modification 6 août 2014
CE BLOG EST SOUS LICENCE CREATIVE COMMONS
Ce(tte) œuvre est mise à disposition selon les termes de la Licence Creative Commons Attribution – Pas d’Utilisation Commerciale – Pas de Modification 3.0 non transposé.
oh oui ! déménagement de soi…