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Si c’était un roman, celui-ci commencerait par une description de la partie de Rome qui descend tous les jours depuis Santa Maria de la Pietà à la place Clodio. Un garçon et une fille s’empoignaient sur le funiculaire tandis qu’un vieux croulant racontait à un enfant comment il était ce quartier de Rome il y a 40 ans.
« Tu n’y croiras pas », disait Nino, cet homme au bout di rouleau et pourtant capable encore de sourire. « C’est moi qui ai eu cette idée du funiculaire, en 2005. Mais personne ne voulait m’entendre ; ils disaient que j’étais un utopiste ! Et voilà, on a dû attendre ta naissance pour commencer les travaux ! »
« N’êtes-vous pas content, quand même ? » demanda la fille dans une trêve de son conflit.
« Oui, je suis content. Pourtant c’est trop tard. Il fallait le faire quand il était vraiment indispensable. Et peut-être, si l’on avait fait à temps, avec une série d’œuvres nécessaires et appropriées, comme celle-ci, le monde ne serait pas ainsi gravement… »
Il avait baissé la voix, de la peur que le garçon fût le fils d’un policier. Juste le petit enfant entendit ce dernier mot : « malade ».
On est à Rome en 2045. Une ville assez changée, mais encore une fois dans sa typique et unique façon de changer : par stratifications successives, tout en gardant l’ancien à côté du nouveau, la laideur à côté de la beauté.
Beaucoup de choses se sont passées… Depuis à peu près vingt ans, les hommes ont cessé d’entretenir de conflits graves entre eux, à Rome comme dans le reste du monde. Ils se sont finalement affranchis de la télévision et des pièges de la consommation, en retrouvant la capacité de vivre simplement. Pourtant, la plupart des gens vivent isolés, quitte à participer de temps en temps à de grandes bouffes alimentaires ainsi qu’à des rassemblements accompagnés par des musiques tribales et obsessionnelles.
Rome est encore la plus belle ville du monde. Mais un régime invisible domine au-dessus de tout (et de tout le monde). Les forces opposées se sont réciproquement annulées. Cela a déclenché une colossale régression. Les hommes de bonne volonté, sans en avoir une véritable conscience, ont le sentiment précis qu’il faut faire quelque chose, mais ils ne savent pas par où commencer.
Dans les dernières dix années s’est imposée l’idée du « parti transversal ». Une machine ou plutôt une boîte infernale (avec à l’intérieur tout ce qu’on peut imaginer ainsi que son contraire) qui pourtant obtient presque le 90 % des votes à des élections-farce (avec la participation d’un nombre d’électeurs de plus en plus exigu).
Même le Pape, en 2045, est devenu transversal, venant d’abord à des accords secrets avec les autres religions, ensuite en disparaissant de Rome, sinon physiquement, du moins visuellement.
Rome ce n’est plus « caput mundi ». D’ailleurs, il n’existe même plus la notion de « banlieue ». Chaque lieu est à la fois centre et périphérie. N’importe où, les hommes ne manquent de rien. Ils doivent pourtant respecter une espèce de « pacte de non-belligérance » qui brouille les différences, tout en corrompant, petit à petit, les individualités, même les plus marquées et originales.
Cette « mutation » peut être en fait considérée comme un effet indésirable d’un médicament « sauve la vie ». Fille de l’exclusion de toute violence humaine, elle risque de conduire l’humanité à traîner sa vie dans un manque total de passions, de désirs, de rêves. Les hommes ne sont plus capables d’aimer.
L’incommunicabilité, l’ignorance et, surtout, l’ignorance de l’histoire sont devenues dominantes.
À la tête des Administrations, il n’y a plus les managers (comme en 2005) ni les psychologues (comme en 2015), ou les généraux (comme en 2025). Les vétérinaires (régnant en 2035) ne sont plus à la mode non plus.
En 2045, on voit de plus en plus s’affirmer comme fiable la profession des investigateurs privés.
Cela fait qu’un beau jour Nero, un homme grand et lourd, aussi paresseux qu’intelligent, jusque-là presque inconnu, est nommé Magistrat des Eaux du Latium. Il peut bien recouvrir cette charge, car il ne s’agit plus d’un problème technique. Maintenant, le problème de l’eau, comme celui de l’air, du bruit et de la pollution électromagnétique a été brillamment réglé.
Pourtant, dans l’administration publique serpente un virus très contagieux. Celui-ci rend de but en blanc fous et non fiables tous ceux qui l’attrapent. Par conséquent, ceux qui dirigent la machine administrative doivent protéger l’établissement vis-à-vis des risques de sabotages continus.
S’agit-il de réactions irresponsables ? Ou alors assistons-nous à la naissance d’un nouveau régime ?
D’ailleurs, la situation est déjà plutôt obscure. Nero, tout en travaillant avec le maximum de zèle — coude à coude depuis des années avec Arco, son collaborateur fidèle —, ne sait même pas qui est en réalité son chef !
Péniblement seul, Nero est devenu lui aussi incapable d’aimer. En plus, il ressent une étrange inquiétude. D’abord l’attitude de « l’establishment transversal » vis-à-vis de son métier d’investigateur, auquel ces gens invisibles ont essayé d’attribuer un profil asses modeste : les dirigeants de l’Intendance ne doivent pas fouiller jusqu’au bout ni surtout selon une logique quelconque. Ils doivent se borner à feindre de faire cela.
« Qui va vraiment profiter de cette platitude ? Comment faire pour sortir de cette nouvelle “Fahrenheit” ? » dit souvent Nero, à voix haute. Et récemment, dans une de ses rares promenades autour de l’immeuble de l’Intendance (où il occupe la chambre 514 au cinquième étage), Nero a de but en blanc « saisi » que cet étouffement des sens et des relations entre les humains est un Mal gravissime et décide de travailler dorénavant pour le Bien.
Il ne se laissera pas impressionner. Mais, si quelqu’un s’aperçoit des actions déstabilisantes de Nero ? Combien d’obstacles devra surmonter notre héros ?
La Rome de 2045 est très belle.
Mais Nero ne la voit pas depuis… il ne sait même pas depuis combien de temps. Il la traverse ou, pour mieux dire, la transperce à grande vitesse sur un étrange « train-ascenseur », le transportant depuis son domicile à la Balduina jusqu’au bureau à l’aspect de bunker, via Tintoretto.
C’est Arco, son collaborateur, qui voit Rome pour lui. Mais lui aussi n’a pas toujours le temps d’observer attentivement ni de retenir des images ou des scènes de vie. Il doit toujours courir, tout comme le hollandais de la fable, se tenant toujours prêt à enfoncer le doigt dans la digue. Des fois, très rares, il s’agit d’une seule digue. D’autres, plus fréquentes, de six à dix digues par jour. En véritable bouche-trou, Arco ne trouve pas le temps pour raconter à Nero ce qui se passe dans la « ville de plus en plus muette », nonobstant les trous bouchés et les catastrophes évitées.
De façon subliminale, il perçoit qu’il y a quelque chose qui ne marche pas dans ce monde apparemment parfait. Les gens sont toujours embêtés, les femmes font des soupirs capables d’arrêter la circulation.
Un jour, un petit incident oblige Arco d’interrompre sa course. Il appelle Nero pour lui communiquer son arrêt d’un ou deux jours. Dans l’agitation, il lui échappe des mots mystérieux dont il s’étonne en premier. Des mots venant de qui sait où : « Il faut trouver un vieux projet ».
Toujours sans savoir en nom de qui il parlait, Arco ajoute : « Si l’on avait suivi ce projet-là, on n’aurait jamais eu de catastrophes ! »
Tout de suite après Nero descend dans le sous-sol du palais, via Tintoretto. Dans une boîte métallique (ayant les clés encore engagées dans la serrure), il y avait des documents, des cartes postales, des photos, des dessins, des lettres, des livres et des billets éparpillés. Dans un sac en plastique, une pile de feuilles dactylographiées. À la main un titre gribouillé au feutre : « Journal de débord »…
Avec enthousiasme, Nero s’apprête à entamer son voyage dans un personnage mystérieux dont il ne connaît qu’un faux nom, trouvé sur le verso d’une carte postale avec un typique paysage de Naples : Nino.
Bien tôt, il s’aperçoit pourtant des énormes difficultés qu’il doit surmonter. Il n’est plus capable d’écrire (peut-être, il ne l’a jamais su ; et probablement à l’école personne ne s’est chargé de lui apprendre quoi que ce soit). Il fatigue à se concentrer dans la lecture. Il a, surtout, un pénible impact avec tout ce « vécu » (effectivement un enchevêtrement assez difficile à contourner).
Nero voudrait tout cataloguer, ranger chronologiquement ces matériaux aussi compliqués, les « transférer » sur son ordinateur invisible, croix et délice de ses journées statiques, dernier expédient de la technologie, qu’on pourrait « activer » dans le noir le plus rigoureux, rien que par une série d’impulsions mentales précises et codées… Mais il n’est pas en condition d’en pouvoir profiter.
En définitive Nero, l’investigateur immobile, ne réussit pas dans son entreprise. Il y a quelque chose de mystérieux dans ce dossier qu’il n’ose pas franchir. Car il se rend compte que sa façon d’investiguer est devenue avec le temps de plus en plus pragmatique et grossière et qu’il n’est surtout pas en condition de suivre les labyrinthes d’un esprit angoissé pour en tirer des suggestions utiles. Mais, en fin de compte, qu’est-ce qu’il recherche ?
Il glisse assez tôt dans le découragement. Dans l’incapacité de voir d’autres voies ainsi que d’autres moyens pour déchiffrer cette humanité inhabituelle et en définitive étrangère, il a la tentation de jeter le dossier « Nino » dans le fleuve, l’unique chose tout à fait limpide, désormais.
« J’ai envisagé un déplacement à l’île Tiberina », dit-il à Arco. « Là, aux Urgences, on m’enleva la dent de sagesse. À ce temps-là, c’était en 2025… je ne pesais que soixante-six kilos. Sorti de l’hôpital Fatebenefratelli avec ma mère, j’avais fait une petite promenade sur la grève… » Mais Arco le convainc à ne pas lâcher prise.
Ce sera lui qui se déplacera pour explorer les lieux évoqués dans les papiers de Nino, qu’on a finalement identifié comme l’ancien Magistrat des Eaux, prédécesseur de Nero. S’il était encore en vie, il serait peut-être sur le point d’accomplir ses cent ans.
Giovanni Merloni
écrit ou proposé par : Giovanni Merloni. Première publication et Dernière modification 25 avril 2014
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faut il désirer que tout se redétracte pour que cela revive et que Néro ne soit plus en quête
Rome éternelle
Éternellement belle
Qui survivra même
Aux souvenirs anticipés
Et aux autorités transversales
Tant que des hommes de bonne volonté l’aimeront.
Merci pour ce « journal de débord » et aussi pour ces photos d’une eau débordante de vie.
L’eau passe moins vite que les années. Il est normal qu’en 2045 elle poursuive son petit bonhomme de chemin et les ponts soient enjambés par des créatures artistiques, ce qui permet à Guy Debord d’écrire : « Va bene ! ».
j’aime beaucoup la dernière scène : photo et graphisme entremêlés ou en débord…!