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débris été 2014 180

Que c’est laid l’ignorance ! (Quant’è brutta l’ignoranza!)

« Amadouer le souvenir de Saint-Malo… »
Oui, c’est vrai, « les meilleures choses ont une fin, par exemple les séjours en Bretagne… »
Et pourtant, si je ferme les yeux — tandis que des persistances rétiniennes flottent sous forme de rochers et de sables ou de barques pliées sur le côté en attendant l’heure fixée pour la marée haute — je vois de gens en noir et blanc qui discutent avec animation.

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Penne, 1948

Parmi ce groupe d’intellectuels assis librement dans le coin d’ombre de la terrasse d’un bar, il y a le cousin de mon père, Giorgio G., sa sœur Angelina et, en retrait, leur mère aux yeux perçants et transparents, Enrichetta. En France, elle s’appellerait Henriette, tandis que Georges et Angèle seraient les noms de ses enfants, tous les deux sur la cinquantaine, cultivés, intelligents ainsi que doués, comme Enrichetta d’ailleurs, d’une explosive ironie.
À côté de Giorgio, il y a sa femme Maria, dont je n’oublie pas la franchise et la chaleur de l’allure. Tandis que les gens assis font vivre de leurs éclats de rire et attitudes imprévisibles le bar de Penne — un pays très vivant des Abruzzes —, mon frère et moi nous essayons d’improviser un micro match de foot avec notre cousin Enrico, qu’en France on appellerait Henri.
Engagés dans notre activité sportive maladroite, nous n’écoutons que des échos des discours que « les adultes » entament, coupent ou relancent de même que nous faisons avec notre boule dégonflée…
En fait, il n’y avait pas que les G., représentants en chair et os du même nom de famille qu’avait porté Mimì, ma grand-mère paternelle (glorieuse et héroïque femme du Zvanì de Romagne, dont quelques-uns de mes lecteurs pourraient se souvenir).
Dans cette ombre, gentiment offerte par deux ombrelles jaunes, il y avait aussi mes cousins Paolo et Massimo P., mon père et ma mère ainsi que de chers amis devenus désormais des habitués de ce village qui n’est pas loin ni de la mer Adriatique ni du Gran Sasso, célèbre et généreuse montagne que les gens d’ici adorent comme une espèce de divinité personnifiée.
Au centre ou pour mieux dire au barycentre psychologique de ce groupe vaste et élégant, il y avait l’oncle Nicolino, resté longuement veuf après la disparition précoce d’Irma, la plus âgée des deux sœurs aînées de mon père.
Il était le chef naturel, le leader incontesté de ce petit « clan » de gens honnêtes à l’esprit noble et généreux. Ils étaient des privilégiés, peut-être. Car ils appartenaient à une génération où l’exercice de la profession — de journaliste (comme l’oncle Giorgio), d’architecte (comme Raffaelino, le frère de Nicolino), d’avocat (comme mon père) ou de médecin (comme Nicolino même) — ne rencontrait pas les mêmes difficultés que ma génération lors de l’impact avec le travail.
Ils étaient bien sûr encore plus privilégiés vis-à-vis des gens qui sortent aujourd’hui des universités italiennes avec un diplôme ainsi que de bonnes notes sans trop espérer d’obtenir un travail cohérent avec leurs attitudes et talents.
Et pourtant tous ces gens pour la plupart disparus auraient pu être vulgaires, malhonnêtes, corporatifs, obtus, renfermés dans leurs convictions rigides. Pas du tout. Ils étaient limpides, intransigeants, ouverts et généreux. Et, lorsque Nicolino prononçait une de ses expressions typiques, tout le monde lui faisait écho :
— Que c’est laid l’ignorance ! avait dit encore une fois Nicolino, d’une voix légère et à peine audible, qui arriva jusqu’à l’oreille distraite des trois jeunes footballeurs.

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Penne, 1959

J’aime maintenant imaginer, assis dans une chaise libre de ce même bar, l’écrivain et scénariste Ennio Flaiano, de passage à Penne, en provenance de son village, situé juste à quelques kilomètres de distance. Un homme génial que j’aimerais adopter comme le énième oncle de cette vaste famille des Abruzzes.
Que dirait-il ? Il raconterait timidement sa dernière escapade en France. D’abord à Paris, ensuite à Mont-Saint-Michel et Saint-Malo… Il essayerait peut-être d’expliquer que l’ignorance est fille de la division :
— Impossible se mettre d’accord pour gouverner lorsqu’on ne fait que multiplier les centres du pouvoir… Et dans l’embarras des rivalités acharnées, on se trouve toujours d’accord pour laisser dans l’ignorance tous ceux qui ne sont pas concernés, la majorité de nos compatriotes, en fin des comptes…
— Mais l’ignorance est partout ! dirait sans doute quelqu’un plus courageux ou plus indifférent.
— D’accord ! L’ignorance s’installe et prolifère aussi bien dans les pays en forme d’archipel, comme l’Italie, que dans les pays en forme de monolithe, unis et gouvernés depuis le centre… Comme l’Union Soviétique… répondrait Flaiano. Je le vois, d’ailleurs, toujours prêt à réfléchir, demeurant honnêtement perplexe vis-à-vis des merveilles de ce monde flou au-delà du rideau…
– D’ailleurs en France, tout comme en Angleterre et dans les autres pays plus évolués d’Europe, ajoute-t-il, on a bien compris que la civilisation « convient » !

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Penne, 1959

Tous les présents au bar de Penne seraient d’accord avec lui.
— Elle rapporte des avantages, même à l’administration de la justice et de la paix, s’exclamerait l’oncle Giorgio.
— En tout cas, personne en France n’aurait le courage de nier la valeur de la culture, en commençant par la langue, les musées, les théâtres… Nicolino ajouterait.
— La culture, l’instruction publique, le soutien à l’art, à la musique… tout cela aide les gens à supporter les difficultés de la vie, dirait mon père.
Panem et circenses ! s’écrierait bien sûr l’oncle Ennio dans un élan de véritable passion. Les grandes nations d’Europe ont bien appris la leçon des Romains…
— Car ils sont parfaitement conscients de la nécessité de se battre, d’être toujours à la hauteur des défis de l’Histoire, ajouterait mon père, modéré en politique et passionné pour la musique de Beethoven et Tchaïkovski.

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Vers Le Gran Sasso, 1959

C’est à ce point-ci que la discussion parfois glisse dans un piège. L’orgueil de l’intellectuel qui consacre sa vie à une lutte acharnée contre l’ignorance, qu’en Italie risque de convenir au pouvoir même plus que la civilisation… cet orgueil cède le pas au doute. Car il est très rare qu’en Italie la culture, dans le sens plus noble et plein du terme, se marie à un pouvoir quelconque. Sauf des exceptions, des îles entourées de mers menaçantes : un certain cinéma, un certain théâtre, une certaine littérature, des psychanalystes de grande envergure, des hommes de sciences, des journalistes exceptionnels, des politiciens honnêtes…
 Il est facile alors de tomber dans le fatalisme, arrêtant pour un moment de lutter. Voilà pourquoi j’imagine un final que mon oncle Nicolino n’aurait jamais pris en considération…
— Tandis qu’à l’étranger on a tranché une fois pour toutes à faveur d’une civilisation d’État… ajouterait dans mon hypothèse Giorgio, toujours caustique, nous savourons jusqu’à la lie notre illusion de pays baigné dans la bonne chance. Chacun pour soi et Dieu pour tous ! Je ne veux pas dire que Dieu est ignorant…
— Nous sommes irrésistiblement attirés par un gouffre, tu dis… lui répliquerait l’oncle Nicolino, juste un peu agacé.
— La faute est à la solitude, à l’incapacité de bâtir une culture active, en dehors des cas isolés de quelques génies qui ont eu le hasard de s’exprimer… s’exclamerait Ennio avec chaleur.
— Des génies que personne n’écoute, hélas, l’interromprait mon père.
— Tout cela va rendre nous-mêmes des ignorants, des présomptueux, isolés dans nos petits mondes provinciaux. Nous resterons sans remède des ignorants ! répliquerais-je, en prenant brusquement la parole dans l’étonnement de tous les adultes.
— Nous sommes une minorité de rêveurs intransigeants et désintéressés au milieu d’une minorité de gens qui prêchent la civilisation en se battant tant bien que mal contre l’ignorance, conclurait Flaiano. Mais c’est une bataille entre la baïonnette et la mitrailleuse. Nous sommes comme les héros de Sapri :


Ils étaient trois cents,
ils étaient jeunes et forts
et ils sont morts (1)

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Saint-Malo, Maison du Corsaire, 2014

Giovanni Merloni

E vola vola vola

(1)
Eran trecento
eran giovani e forti
e sono morti…

écrit ou proposé par : Giovanni Merloni. Première et Dernière modification 2 septembre 2014

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