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« Quiconque aujourd’hui voulait retrouver les restes de la pauvre Regard devrait chercher ses reliques dans les églises des campagnes françaises. Encore aujourd’hui, par un rite solennel, on célèbre, le jour du premier mai, la tiédeur du soleil, en décorant un arbre planté dans la terre fraîche. C’est l’arbre de Regard… Sur ce lopin de terre son squelette s’est effrité pour se transformer en une silice précieuse, qui nourrit l’humus de fécondes réincarnations pleines de vie et de sève, tandis qu’un parfum embaume l’air qu’il sature de gingembre et de muscat de Damas, qu’elle aimait tant. Où es-tu Regard ? Où est ton portrait ? Où as-tu jeté ta tresse ? Où se cache ton ange gardien ? Chaque année, à Pâques, des enfants célèbrent leur première confession autour d’un poirier sur lequel les pénitents, désormais absous par l’acte de contrition, placent un ruban bleu. Certaines églises sont alors imprégnées d’une odeur de gingembre et de muscat de Damas, dont personne n’imagine la provenance. Nous seuls connaissons le secret de ces parfums. C’est elle qui revient ! C’est elle qui respire ! Ce sont les paroles magiques de Regard qui, telle une dryade des bois, hante maintenant les arbres, les feuilles, les racines et les herbes aromatiques. C’est elle qui s’écrie :
— La vie est à moi !
Sa petite voix presque inaudible se fond avec les voix, graves et sonores de Marie-Madeleine et de la sainte Geneviève, qui répètent en écho : — La vie est à moi ! Il faut donc prendre garde de ne pas couper un arbre ! Il saignerait et l’âme de Regard s’envolerait sous la forme d’un merle, d’un rouge-gorge ou d’un rossignol, qui ne pourrait s’empêcher de chanter : — Vita mea est, vita mea est ! — VITA MEA EST VITA MEA EST ! répéteraient en chœur les cigales en été. C’est ainsi que les parasites dévorent le liège des chênes séculaires. C’est ainsi que peut mourir une petite prostituée analphabète effleurée par la lumière de la philosophie… »
Claudia Patuzzi, La rive interdite, L’Harmattan, 2020
