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En attendant les Contes du Strapontin (Le Strapontin n. 44)

19 samedi Avr 2014

Posted by biscarrosse2012 in contes et récits, mon travail d'écrivain

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Le Strapontin

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Mes chers lecteurs,
Il y a toujours des raisons, qu’on pourrait rechercher, analyser, expliquer. Nos actes, ainsi que nos paroles, ne viennent pas d’un limbe de hasard et d’inconscience. On pourrait tout examiner, bien sûr. Mais je crois que ce n’est pas la peine.
Le Strapontin a été endommagé par un déraillement tout à fait inattendu. On avait juré que le train électrique Märklin avec la locomotive Rivarossi aurait bien marché même dans les conditions climatiques les plus prohibitives.
Malheureusement, cette « insoutenable légèreté de l’être », dont nous parlait Milan Kundera, ce n’est pas une évidence comme une jolie femme qu’on rencontre sur la route du potager.
Et pourtant elles sont, toutes les deux, indispensables.

Donc, avec les graves déclarations dont a dû se charger, au nom de l’Auteur, un personnage assez naïf et inadéquat comme Nino Meraviglion (promu sur-le-champ « exécuteur testamentaire » ou porte-parole de son Patron invisible), le Strapontin, nonobstant son succès, s’arrête.
Ces derniers volets ont été plus difficiles pour moi, vis-à-vis des précédents. Mais, je me sens tout de même soulagé à l’idée que le but primordial que je m’étais donné atteint son bout. Même si de façon indirecte et par moments fantaisiste, je crois avoir correctement profité du dialogue constant avec vous pour fouiller dans certains endroits de mon « vécu », jusqu’à y dénicher quelques petites vérités.
Je me rends compte que ces « petites vérités » ont peut-être troublé le lecteur ou la lecture. Mais j’ai ressenti vivement en moi ce devoir de « les dire », un devoir d’honnêteté intellectuelle avant tout.

D’ailleurs, le temps réel de publications régulières est devenu au fur et à mesure incompatible avec le temps de gestation des épisodes et des personnages. Cela pourrait devenir l’objet de discussions, de forums, de correspondances — auxquelles j’aimerais participer, bien sûr — où l’on finirait pour affronter une question cruciale. « Est-il possible d’écrire des textes littéraires valides au jour le jour, sans jamais arrêter ? »
Mon projet était peut-être trop vaste. Ou alors, chemin faisant, je me suis aperçu que plusieurs personnages ou lieux ou événements historiques que j’allais frôler au passage auraient demandé un travail parallèle, parfois énorme (de traduction aussi), incompatible avec le temps que je peux concrètement consacrer à l’écriture.
Je crois qu’il faut être sages. Laisser que les souvenirs viennent tous seuls, sans qu’on les sollicite, comme il arrive lors de l’inspiration d’un tableau ou d’une poésie.
D’ailleurs, si jamais encore dans ma vie j’aurai envie de me soumettre à des plans à long terme, cela ne pourra pas s’adapter au rythme d’un blog, ni surtout aux attentes de lectures constantes et attentives de la part de tous ceux qui fréquentent, comme moi, les réseaux sociaux comme Twitter, Google+ ou Facebook pour se faire connaître et dialoguer dans un esprit de partage.

Dans les trois derniers épisodes du Strapontin, Nino Meraviglion avait été touché par quatre mots à l’aspect symbolique, que moi aussi j’installerais volontiers aux quatre bouts de la rose des vents :

SOLITUDE, PARTAGE, RATTRAPAGE et MIRAGE

Voilà. Dorénavant, j’essayerai de suivre moins « le devoir d’être » que « l’être », m’autorisant à publier librement (et sans préavis) mes poésies en alternance avec quelques « faits divers », ainsi que des contes « héritiers du Strapontin ».
Ce seront des « contes de la solitude », des « contes du partage », des « contes du rattrapage » ou alors des « contes de mirages » qui pourront être longs ou courts, fortement ancrés dans la réalité ou tout à fait libres.

Je vous souhaite une très belle journée.

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Giovanni Merloni

écrit ou proposé par : Giovanni Merloni. Première publication et Dernière modification 19 avril 2014

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Printemps, nous avons besoin d’un mirage (Le Strapontin n. 43)

18 vendredi Avr 2014

Posted by biscarrosse2012 in contes et récits

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Le Strapontin

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Ce qui s’est passé dans la vie du petit Nevio au passage de ses huit ans est beaucoup moins compliqué et vague que je ne pensais avant. L’événement historique sur le fond de la scène ce sont les élections de 1953, dans lesquelles son père Libero, ancien député socialiste, malgré son travail remarquable et ses comportements universellement appréciés, ne fut pas réélu. Pour des raisons de rivalités locales dans son collège de la Maremme toscane, mais aussi pour le sensible changement des équilibres relatifs avec les communistes. Pas du tout adapté à la routine dans le parti, le père de Nevio décida de reprendre son activité d’avocat, en installant provisoirement son cabinet dans deux chambres de l’appartement via Calabria. En même temps, la décision fut prise de laisser cet appartement pour s’installer dans la maison de coopérative à Monte Mario.
Ce fut évidemment un moment critique, difficile. Son père, tout en rentrant dans la famille (qu’il avait dû forcément négliger pour attendre à ses engagements), devait se remettre en route après des années d’engagement politique, auxquelles s’ajoutait la longue parenthèse de la guerre. Il repartait à zéro, presque. Il est donc compréhensible qu’il eût de petites faiblesses, de moments d’égarement. Ce fut probablement en cette période que l’aida, en plus du soutien de sa femme courageuse, la présence d’un enfant cadet à l’esprit franc et dévoué, lui ressemblant beaucoup sous le plan physique. Il est donc possible que Libero, tout en retrouvant les forces pour réagir, se découvrît un penchant tout à fait innocent pour Leo.
D’ailleurs, cette attitude-ci ne fut pas constante, car Libero fut très équilibré et attaché sans borne à tous les membres de sa famille, sans compter sa femme Guerrina, placée sur le plus haut piédestal. Pourtant Libero se moquait souvent de Nevio, ou alors il le fouettait verbalement avec des jugements qui avaient le pouvoir de briser l’assurance naïve de l’enfant ainsi que son enthousiasme débordant.
Quant à lui, suivant sa nature au fond optimiste, Nevio — au lieu de réagir par l’agressivité, au lieu de lutter pour remonter sur son piédestal — préféra se vautrer dans un manteau d’orgueil. S’il avait déjà connu l’histoire d’Europe à cet âge acerbe, il aurait dit qu’il avait appris son attitude directement des Russes, qui avaient si bien su résister à Napoléon…

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Mais les coïncidences extérieures ne furent pas favorables. Les dernières vacances à la plage de Giannella (dans l’été 1953) ce ne furent pas des vacances partout habitées par le bonheur. Quelques fêlures s’affichèrent, liées surtout à la confrontation avec les règles du « groupe » d’enfants et d’adolescents de tous les âges. Ensuite, la rentrée scolaire d’octobre fut marquée par les funérailles de la maîtresse des élémentaires, remplacée par une femme antipathique et sévère. L’image que Nevio avait de l’école en fut complètement bouleversée. Auparavant, ce lieu un peu étrange et pas trop accueillant en soi, avait été transformé par des gens illuminés, capables de transmettre la Grammaire par le sourire et l’Histoire par les caresses. La nouvelle enseignante, avec ses cheveux durs et frisés et sa calotte noire fixée par une redoutable épingle, faisait peur. Nevio commença à avoir des cauchemars. Il voyait souvent la sorcière au balai encadrée dans le rectangle de sa fenêtre ou frappant bruyamment derrière les persiennes. Il plongea ensuite dans un état dépressif, se faufilant souvent dans le placard pour pleurer. Une fois ou deux, on l’entendit délirer… « Les numéros ! La corde ! »
Peut-être quelqu’un lui avait parlé de la pendaison et en général de punitions corporelles extrêmes en cas de grave ignorance de la géométrie.
Puisqu’il n’avait aucune envie de contester le jugement de ses parents — qui d’ailleurs alternaient les reproches aux louanges, les soupirs inquiets aux gestes encourageants —, Nevio s’accoutuma à exploiter deux comportements tout à fait différents : celui de l’inapte d’un côté, celui du combattant de l’autre.
Il adorait son frère Léo, son compagnon et depuis toujours son alter ego. Donc il acceptait, par un élan vital extraordinaire, le double défi de reconquérir l’estime (et l’amour) des parents tout en partageant, avec son frère, la conquête de la vie à travers le jeu.
C’est peut-être dans cette petite vérité l’explication de deux mots sur les quatre dont je vous parlais hier : Solitude et Partage. Solitude vis-à-vis des parents qui l’aimaient sans le comprendre. Partage de ses épreuves quotidiennes avec le frère.
Lorsqu’il y eut le déménagement avec le grand camion, et que la famille dût finalement s’adapter à cet endroit tout à fait différent, partageant les sentiments de milliers de familles dans la même situation, Nevio et Léo furent catapultés au pied de la lettre dans la réalité de la rue et des terrains vagues de la nouvelle banlieue, tandis que jusque-là ils avaient été confiés aux soins de femmes affectueuses ainsi qu’aux jeux innocents qui se déroulaient toujours selon les mêmes parcours : les visites au grand-père, les promenades à Villa Borghèse, les courses dans le quartier et, de temps en temps, quelques fêtes d’enfants…

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La séparation de la maison de sa naissance ce fut donc pour Nevio un prétexte pour des rêves agités, sinon pour de véritables cauchemars. D’ailleurs, sa mère aussi en avait souffert, tout en essayant de préparer cet événement comme un jeu. Proverbiale, dans cette époque, ce fut une phrase qu’on répétait toutes les fois que des objets disparaissaient : « Cela ressortira bien sûr quand on déménagera ! »
De l’extérieur de mon observatoire, ayant vécu toute mon enfance et adolescence dans une maison de garde-barrière isolée dans la campagne, d’où Rome paraissait un Mirage, je ne verrais aucun traumatisme, pour une famille, dans le fait de se déplacer de « A » à « B ». On n’était pas en temps de guerre et personne ne fut tué. D’ailleurs, ce n’était pas une expulsion, mais la chance de s’installer dans un appartement en qualité de propriétaires.
Mais je veux m’efforcer de comprendre et aussi de reconnaître aux hommes sensibles des qualités divinatoires que la plupart des gens n’ont pas. Car en fait rien n’est laid, invivable et absurde comme la proche banlieue de Rome, réalisée selon des critères (et logiques) de pure spéculation immobilière à partir des années 1950. Si l’on pouvait encore considérer le quartier « Ludovisi » (expression d’une vulgaire spéculation aussi) comme une « patrie » (de même que mon petit village de La Storta, à côté de mon foyer sur rails), le nouveau quartier de la Balduina fut dès sa naissance comme un immense terrain vague. Chaque appartement, chaque petit coin ou morceau de rue à l’intérieur de cette « marmelade », allaient devenir des petites îles ou des gouttes dans l’océan où l’on essayait de survivre.
Je suis peut-être un peu grossier. Mais je crois que cette rupture choquante du déplacement — du plein au vide, de la ville au visage de ville à la banlieue se prenant pour un lieu de villégiature — ce fut tout à fait salutaire pour Nevio, parce qu’elle l’aida à relativiser ce qui s’était passé avant, en se frayant un chemin dans la boue du futur.
(Si l’on veut donner une valeur prophétique aux noms, je ne peux pas m’empêcher de noter qu’avant 1954 les Malgiornin habitaient dans une rue, Calabria, évoquant les derniers mois du grand-père paternel passés dans un petit village de la région Calabria dans des conditions assez pénibles et que le numéro d’immeuble c’était le 17, un numéro considéré en Italie comme porteur de disgrâces. Avec le déménagement, les Malgiornin profitèrent quand même d’un nom de rue plus rassurant, Venanzio « Fortunato », certainement plus favorable dans leur quête de nouveaux équilibres.)
Et voilà que l’on peut comprendre finalement le pourquoi de ce mot Rattrapage lancé par Nevio comme une espèce de S.O.S., que je vais considérer peut-être comme le mot clé de ce « carré des Bermudes », caractérisant en fin de compte la famille Malgiornin.
Chaque membre de cette bouillonnante famille eut affaire à son propre Rattrapage, évidemment. Le père de famille dut se lancer dans la profession d’avocat, qui d’ailleurs lui allait comme un gant, après la grande déception de son grand amour pour la politique. Sentiment, ce dernier, qui s’accompagne, dans les cœurs honnêtes, à l’égarement de ne pouvoir rien faire dorénavant pour que les choses marchent mieux. La mère de famille dut, quant à elle, intensifier ses leçons de latin de l’après-midi qui s’ajoutaient aux courses pour rattraper le bus pour l’école. La sœur aînée, renvoyée chaque année en une ou deux ou parfois trois matières d’études, dut sacrifier une partie consistante de son été (et de celle de sa mère) à rattraper…
Je pourrais ouvrir maintenant un vaste chapitre sur les rattrapages auxquels Nevio a dû se soumettre tout au long de sa vie. Mais je n’en ai pas la force. Je n’en ai pas non plus pour décrire le parcours très linéaire de son frère Léo, rarement obligé à rattraper quelque chose, occupé comme il était à suivre de près les fautes de ses aînés pour éviter d’en commettre à son tour.
(Mais je crois que Léo aussi, comme moi d’ailleurs, a perdu quelques trains qu’il a ensuite essayé de rattraper.)
Resterait une question à éclaircir : est-ce que tout rattrapage doit être accompagné, comme dans le cas de Nevio M., par le sentiment d’avoir quelque chose à démontrer au monde ?

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J’irai chez Nevio. Il ne faut rien inventer pour le rendez-vous. Je l’attendrai assis sur le bord du canal, n’importe où. Eh, oui, je suis déjà en train de transgresser ma primordiale proposition. J’avais décidé de me tenir à l’écart du canal, parce que c’était une condition indispensable pour développer l’histoire du Strapontin de ma part. Mais j’ai vu que cette condition n’est pas suffisante. Une fois dénouée la question essentielle réglant le destin de Nevio et probablement de sa famille à travers cet événement exemplaire du déménagement, je sens vivement pulser dans mes oreilles le cri de mon bon sergent au temps du service militaire : « Reculez sur toute la ligne ! »  Quant à mon cœur, ne faisant qu’un avec mon esprit oublieux du passé, il voudrait profiter de ces belles journées de Printemps.
Que vais-je lui proposer ? Qu’est-ce qu’on peut envisager, encore, à l’ombre du Strapontin ?
En parcourant la rue des Vinaigriers, je m’arrête devant une pizzeria italienne à l’air confortable. Sur l’ardoise, je lis une inscription faisant de la réclame à une glace : « Mirage »…
Et voilà que je reprends la route avec un nouvel enthousiasme. « Moi je dois rattraper mes mémoires personnelles », je lui dirai. « Toi, au contraire, tu dois t’en débarrasser, au plus vite. Pourtant, nous avons une chose en commun, très importante, la plus importante. Tous les deux, nous avons besoin d’un Mirage. Que ce soit une mère, une fiancée, une âme sœur, un ange gardien ou même une statue, nous avons besoin de guetter à travers les rideaux visibles ou invisibles qui gênent nos traversées, pour y dénicher de petits ou grands Mirages ».
Je suis sûr que Nevio Malgiornin sera soulagé par mes mots et qu’il m’invitera à une belle promenade printanière au bord du canal.

Giovanni Merloni

écrit ou proposé par : Giovanni Merloni. Première publication et Dernière modification 18 avril 2014

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Dorénavant, j’éviterai le canal (Le Strapontin n. 42)

17 jeudi Avr 2014

Posted by biscarrosse2012 in contes et récits

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Le Strapontin

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Dorénavant, j’éviterai le canal. Je scanderai ma journée sur un rythme fixe, avec très peu de variantes. Je partirai au petit matin de ma tour d’ivoire de rue de la Lune pour me rendre entre 15 h et 15 h 30 chez les Architectes. C’est un parcours qui demande quinze ou vingt minutes de marche au maximum. Je le siroterais comme un élixir, goutte après goutte, m’asseyant sur les bancs publics ou dans les bistrots (qui ne manquent pas), me faufilant parfois dans les méandres du métro, m’accueillant sans soucis grâce à mon Navigo annuel. Sinon, je traînerai devant les étalages du marché de la rue du faubourg Saint-Denis ou dans les nombreux passages entre celui-ci et faubourg Saint-Martin. Je rentrerai au soir, essayant de récupérer, dans le confort de mon minuscule appartement, ma dimension personnelle, privée. Je ne souhaite pas subir chez moi les invasions du fantôme de Nevio, mon double voué au pessimisme noir. Je préfère l’affronter en plein air, devant des témoins oculaires. Des gens qui peuvent en l’occurrence déclarer qu’ils m’ont vu lire, examiner, écrire, lever le nez vers le plafond ou le ciel, perdre le souffle ou le retrouver dans les petits gestes de soulagement qui accompagnent la boisson d’une bière belge, blonde comme Mme Finestrino ou brune comme Virginie.

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Rome, marché de Pont Milvio, 2000

Eh oui, j’ai bien étudié le cas de Nevio M. (1) Il aurait dû concentrer ses « confessions », ses « délires de la mémoire » ainsi que la description de ses personnages, dans des petits tableaux, dans des contes-récits secs et même abrupts dans le style de Maupassant et dans l’esprit de Dino Buzzati. Il a essayé, au contraire, d’exploiter une « recherche » à la Proust, ressemblant moins à une architecture farfelue qu’à une fouille archéologique chaotique… Mais je ne suis pas un critique littéraire et je pourrais me tromper.
Je préfère rentrer dans le vif de ce que Nevio M. était en train de raconter lors de sa brusque interruption, avant que se déclenchait ce jeu pervers autour de ses mémoires, qu’il avait d’abord confiées aux soins redoutables de M. Strapontin et de Mme Finestrino, pour les prêter ensuite à moi, Nino Meraviglion (une personne en chair et os, je vous assure) pour que je m’en occupe.

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Rome, marché de Pont Milvio, 2000

Dans les premiers chapitres du Strapontin, on était en 1954, à Rome, à la veille du déménagement marquant le premier changement radical dans la vie de Nevio M., de ses frères Leo et Saveria, et de ses parents Libero et Guerrina. À cette époque-là — située « entre le pas-encore/ et le déjà-plus », comme diraient les vers de Jean Jacques Travers — Nevio était convaincu qu’il était l’être le plus malchanceux au monde, le Petit Prince descendu du piédestal, l’incompris et même le rejeté… Cela je le trouve clairement dénoncé dans ses récapitulations infinies. Dans sa famille, on avait juste consommé un petit délit, enlevant tout prestige à la petite Saveria, la sœur aînée, pour élever au trône Nevio, le fils mâle… que la figure d’un autre prédestiné s’affichait déjà à l’horizon.
Je n’ai pas eu de frère ni de sœur. Mon père, chef de gare dans une petite station à quelques kilomètres au nord de Pont Milvio à Rome, me laissait sonner le piano même la nuit et, lorsque les trains passaient, il leur faisait signe d’aller doucement, avec le minimum de bruit, pour ne pas me déranger. Ma mère étudiait au fur et à mesure la musique pour me suivre dans mes progrès… J’étais gâté, heureux (du moins, j’en étais convaincu) et je ne me cachais pas dans les placards… comme Nevio.
Je ne peux pas imaginer ce que l’on éprouve lorsqu’un père — le plus merveilleux des pères, d’ailleurs — critique un de ses fils en lui reprochant la tête dans les nuages, la gaucherie « à la Jacques Tati », tout en hochant gravement les épaules devant les mauvais résultats de l’école.
Quant à moi, je ne me rappelle pas de mauvaises notes… La vie m’a fait cadeau, bien sûr, de notes dures, parfois méchantes, à geler le sang… mais bien après la fin de mes études. Maintenant, tout cela se trouve caché dans une épaisse mare d’oubli d’où jaillissent parfois des mots et des visages que je ne sais même pas combiner entre eux…

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Rome, marché de Pont Milvio, 2000

Revenant à Nevio, il a déjà raconté plusieurs choses dans les premiers épisodes du Strapontin, un véritable « livre ouvert » où les jeux ne sont pas cachés. Peut-être, des gens plus experts que moi ont déjà tout deviné. Cependant, je crois qu’il faut aller au-delà de toute analyse grossière et superficielle. Car au fond de tout ce que Nevio soumet au lecteur il n’y a pas que des lamentations ou des revendications. Son but consiste dans le partage de certains passages de sa vie, parfois victorieux aussi, à la recherche du sens de son destin et, ajouterais-je, de chaque destin humain. Tout en sortant des disgrâces, des pièges ou aussi des risques venant du pur hasard, il s’interroge sur ce qu’il a pu ajouter à la chance ou à la disgrâce.
Tout cela a été gravé par Nevio au fond d’un petit gribouillis évoquant un visage de femme au grand nez (peut-être sa tante Augusta, la préférée) où Nevio laisse flotter, à mon grand étonnement, quatre mots :

SOLITUDE, PARTAGE, RATTRAPAGE et MIRAGE.

Les mêmes mots que j’avais transcrits moi-même ! Je les avais associés à cette drôle d’idée de la Trinité masculine (ou Nevio représentait la Solitude, M. Strapontin le Partage et moi le Rattrapage) confrontée au Mirage, c’est-à-dire au « féminin éternel » représenté par Mme Finestrino ou aussi par mon amie lointaine et voisine (2). Je crois que ces quatre mots m’accompagneront pendant longtemps. Chacun d’eux assumera bien évidemment des significations différentes sur ma bouche optimiste par rapport à celle de Nevio, plutôt pessimiste (3).

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Rome, sur le Pont Milvio, 2000

Dans le dernier épisode du récit interrompu de Nevio, son esprit solitaire se cristallisait dans une espèce de mélancolie incertaine. Il était parti en vacances, en 1987, avec sa nouvelle famille. C’était la dernière fois que son fils aîné partageait cette expérience, tandis que la fille cadette participait pour la première fois à une aventure pareille. En s’approchant de l’Argentario, près d’Orbetello, Nevio avait eu la tentation d’abandonner sa famille, sa voiture ainsi que sa petite barque de polyester en échange d’une improbable escapade avec Mme Finestrino. Évidemment, cela ne s’est pas vérifié. On comprend d’ailleurs qu’au cours de ces vacances à Giannella, dans le même lieu de villégiature de son enfance, quelque chose n’a pas marché… au point que Nevio, lorsqu’il entame le voyage de retour à la ville, d’abord se défait de la barque et de la barbe, ensuite s’interroge. « Mais où vais-je retourner ? En quelle ville ? En quelle maison ? »
Je trouve qu’il a eu une bonne idée emmenant — dans son imagination, bien sûr — sa deuxième famille au complet dans sa chambre d’adolescent, avec la peur que ses parents écoutent les multiples soupirs au-delà de la faible cloison. Car je crois qu’il désirait, au contraire, que son père et sa mère rencontrent leurs petits-fils et leur belle fille. Surtout son père, mort assez tôt, sans avoir de petits enfants dont il n’avait jamais caché le désir : — n’ayez pas peur de faire de fils, disait-il a ses enfants. Même sans vous marier ! Faites-les pour moi !

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Rome, sur le Pont Milvio, 2000

Pourtant, après la confession de son égarement (peut-être momentané) vis-à-vis des responsabilités que les rôles de mari et de père lui assignaient de plus en plus, Nevio avait reculé, arrêtant de confier aux lecteurs du Strapontin les passages successifs de sa passionnante histoire. Inutile d’en connaître les raisons. Il ne nous dirait rien. Je me contente d’imaginer que cette parenthèse de 1987 ce ne fut qu’une digression dont Nevio s’était tout de suite après repenti. Rentrant de façon abrupte dans la maison de son adolescence, il avait commis une faute. Il n’était pas rentré, comme à la suite d’une vacance à Giannella d’antan, dans la maison à la cour noircie (de via Calabria près de via Veneto), mais dans l’appartement de Monte Mario, en faisant une fuite en avant dans la fuite en avant. Une petite faute comme cela l’avait peut-être agacé, tandis que moi, comme la plupart des lecteurs, je crois, je serais plutôt enclin à le justifier. Comment aurait-il pu emmener toute sa descendance dans la maison précédente ? Même dans la plus bizarre des fictions, un enfant de huit à neuf ans ne peut certainement pas envisager une famille à sa charge, où deux de ses enfants sont déjà plus âgés que lui. Ses parents ne l’auraient pas pris au sérieux. Ils auraient tout de suite pensé à des bohémiens-squatteurs venus de qui sait où… Tandis que de ses seize à dix-neuf ans Nevio aurait bien pu procréer…

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Rome, sur le Pont Milvio, 2000

Pourtant il est évident. C’est à moi, maintenant, de refermer la parenthèse, en revenant en arrière, à la fin des vacances de Noël, le 6 janvier 1954. Dans l’appartement familial de via Calabria, sombré dans une digestion assez pénible, après le déjeuner de l’Épiphanie, Nevio M. essaie de faire de petits slaloms parmi les meubles avec la bicyclette rouge, nommée Quadriga, qu’il vient de recevoir en cadeau…

Giovanni Merloni

(1) dorénavant j’omettrai son insupportable nom de famille, Malgiornin, pour m’éviter de le changer, en Mangevin par exemple.

(2) Virginie Looman.

(3) Même si je commence à soupçonner une sorte de moquerie dans le comportement de Nevio. Et, s’il avait un autre nom de réserve, pour remplacer ce décevant Malgiornin en cas de besoin ? Comment s’appelait-il avant de se couper la barbe et se défaire de la barque ?

écrit ou proposé par : Giovanni Merloni. Première publication et Dernière modification 17 avril 2014 CE BLOG EST SOUS LICENCE CREATIVE COMMONS Ce(tte) œuvre est mise à disposition selon les termes de la Licence Creative Commons Attribution – Pas d’Utilisation Commerciale – Pas de Modification 3.0 non transposé.

Comment pourrais-je rattraper un mirage ? (Le Strapontin n. 41)

15 mardi Avr 2014

Posted by biscarrosse2012 in contes et récits

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Le Strapontin

000a_logo strapontin entier 180 400 Aujourd’hui, je n’écrirai pas à Virginie. Elle se trouve maintenant dans une situation très difficile, peut-être dangereuse, et je ne peux rien faire pour elle. Un rideau noir nous sépare. Heureusement, nous pouvons encore communiquer par mail, même si souvent le fil invisible se coupe. Au noir armé, physique, s’ajoute un noir invisible, un noir blanc qui coupe le souffle.
Parfois, je me crée l’illusion qu’elle vit dans un quartier assez proche, se dérobant au monde juste pour solidarité avec ses compatriotes, de plus en plus coincés dans une situation dont on ne peut pas prévoir l’issue.
En ces moments-là, j’ai l’élan pour courir la chercher.
Pourtant, aujourd’hui, je n’irai pas rue de Crimée devant son portail. Je n’irai pas non plus faire mes courses dans le Monoprix de l’avenue de Flandre où je pourrais facilement la rencontrer. Je renonce d’ailleurs à lui envoyer des messages. Je ne veux pas qu’elle s’alarme de mon inquiétude et ce n’est pas le cas que je retourne sur le sujet du Strapontin. Je suis sûr que si j’insistais elle me demanderait, juste pour dire une chose, si finalement cela me rapporte de l’argent, ce travail qu’elle imagine énorme, difficile, même insupportable.
Ou alors, pour en être réaliste, il faudrait admettre qu’il y a un décalage assez pénible, entre ses graves soucis et mes fixations. Une distance psychologique qui dépasse même la distance géographique.
Pourtant, au fond de mon âme inquiète, je ressens des voix qui se réveillent, des voix heureuses, enthousiastes même. Peut-être, j’avais juste besoin d’une petite obsession pour m’en sortir… Elle sera contente. Oui, elle me remerciera, quand finalement nous nous réunirons à jamais.

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Je préfère m’étendre sur mon fauteuil pour réfléchir. Mes sentiments de responsabilité et de culpabilité se sont accrus, depuis que j’ai tout su sur M. Strapontin et sur l’auteur de la série de succès dont j’ai hérité la rédaction. Et, depuis que j’ai retrouvé, dans la fameuse valise, plusieurs traces confirmant que cet homme à l’esprit fugitif (et irresponsable) s’appelle effectivement Nevio Malgiornin, je suis devenu très irrégulier en toutes mes habitudes corporelles et psychologiques. Et parfois, je délire un peu.
Hier, par exemple, en rentrant chez moi parmi les rares passants nocturnes du quai de Valmy, j’allais me convaincre que Nevio Malgiornin, en me chargeant de donner ma voix à son personnage, me transformait involontairement en prophète. « Nemo propheta in patria », avait-il dit vers la moitié de notre rencontre. Quelle patrie avait-il voulu entendre ? D’abord, j’avais pensé à l’Italie. Ensuite, j’avais dû réfléchir au fait que moi aussi je suis italien. Oui d’accord, Italien d’une autre part d’Italie. Mais, puisqu’il savait bien que j’habite en France, Nevio ne pouvait pas imaginer que je me rendrais à Rome ou Milan juste pour lui bâtir un piédestal ou alors pour rappeler sa figure ternie à ses amis d’antan. Il avait dit ce mot « prophète » comme ça, juste pour expliquer son effacement et son esprit de retrait…
Maintenant, dans le silence de mon appartement « clair et calme avec balcon » de rue de la Lune, je m’amuse à me voir en prophète, imaginant que Nevio Malgiornin prétend, en principe, que je parcoure le monde connu en long et en large pour diffuser son Verbe. Cela m’agacerait, bien sûr, mais si je réfléchis pour un moment, de façon abstraite, à la comédie des malentendus où je me trouve bel et bien piégé, cette situation présente quand même des côtés intéressants. Car je ferais partie, en définitive, d’une espèce de Trinité (comme celle de la place homonyme, à Paris) où M. Strapontin serait le Saint-Esprit tandis que Malgiornin deviendrait Dieu en personne ! Bien sûr, personne ne me prendra pour Jésus ou Mahomet… Mais évidemment, cette idée d’avancer dans une espèce de ménage à trois surnaturel me passionne.
Comment faire pour me protéger de la mégalomanie et des crises dépressives ? Comment contrebalancer cette intrusion abrupte dans ma vie personnelle ? D’abord, je vais me répéter par cœur les merveilleuses qualités du numéro trois, dont me parlait mon grand-père maternel, professeur de maths, s’accompagnant toujours par une ironique grimace. Ensuite, je demanderai de l’aide à Borges et Saramago. Le premier m’offrirait sans doute une voie de fuite avec son Aleph ; le deuxième relativiserait la gravité de mon implication dans cette redoutable Trinité en déclamant par cœur, juste pour moi, ses merveilleuses pages, où le personnage de Jésus rentre dans le vif de la condition humaine…

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Chère Virginie,
J’avais décidé de ne pas t’écrire. Mais je ne suis pas capable de tenir mon engagement. Imagine que je frappe à ta porte et que tu m’accueilles avec ton sourire parfumé avant de me laisser installer dans ta cuisine fleurie. Tu m’inviterais, bien sûr, à savourer un thé indien dans ton samovar russe… Je viendrais pour te ravir, pour t’emmener clandestinement, cachée dans le coffre d’une Skoda ou d’une Leda… Ou alors, plus probablement, j’arriverais muni d’ordinateur, avec l’intention de rester avec toi. Évidemment, j’aurais sur moi la valise fatale ainsi que les meilleures intentions de continuer les publications du Strapontin… Après quelques jours consacrés au miel, aux grasses matinées et aux promenades avec le chien au long de la mer, je te parlerai… Je le sais, Virginie, tu n’as jamais associé mon nom Meraviglion ni mon prénom, Nino, à une idée quelconque de trio divin. Tu ne supportes pas qu’on glisse dans le manque de respect, sinon dans le blasphème, vis-à-vis de ce que nous raconte l’Évangile. Cela, au-delà de toute considération religieuse. Tu dirais que je me suis bu le cerveau, au pied de la lettre, te refusant d’approfondir la discussion. En fin de compte, quand je t’aurai confié ce petit secret, on s’aimera encore plus, tous les deux.
Mais, je rêve ! Tu te trouves là-bas, dans ton oasis menacée tandis que moi je suis ici, en train de courir sans pourtant réussir à avancer, même d’un millimètre, ni vers toi, ni vers la vérité  ! Toujours projeté dans le rattrapage de quelque chose qui m’échappe, ayant de plus en plus la sensation d’avoir déjà eu ce que je cherche !
En quelle vie précédente as-tu été mon épouse, ma compagne, ma concubine ? Et les mémoires de Nevio Malgiornin, avec leurs menues circonstances et coïncidences, est-ce qu’elles m’ont appartenu ? Oui, c’est vrai, après mon incident, j’ai eu un affreux vide de mémoire. Tout est effacé, sauf les souvenirs de l’enfance et de l’adolescence. J’existe parce que tous les jours je me rends dans l’ancien couvent des Récollets, occupé maintenant par l’ordre des Architects… Ils regardent dans leurs livres, ils m’assurent que je suis inscrit depuis 1991 et que j’habite rue de la Lune depuis 1999… Je suis un parisien sans mémoire, avec une très vague idée de l’Italie… Et maintenant, quelqu’un m’offre son passé… pour s’évader qui sait où.

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— Toute ma vie a été une course à bout de souffle pour rattraper des objectifs ratés, m’a dit Nevio Malgiornin par un air d’étrange nonchalance après m’avoir sauvé…
Oui, chère Virginie, il m’a sauvé. Voilà une autre chose dont je ne t’avais pas parlé ! Mais, suivons l’ordre. Comme tu as lu dans ma précédente, Nevio M et M. Strapontin sont une seule personne. Ce dernier, dans les draps de l’éternel voyageur — collé au train, obligé parfois à se sauver dans les passages entre deux wagons — affichait d’habitude un air tellement transparent, prêt à disparaître comme un fil de fumée (offert par la glorieuse mémoire du train), que je ne pouvais pas le prendre au sérieux… Effectivement, il n’a jamais eu l’allure de quelqu’un qui doit rattraper quoi que ce soit (ou qui ait souffert vraiment la solitude)…
Tandis que Nevio, avec son prénom d’intempéries glacées et son nom évoquant l’Enfer pendant les jours les plus redoutables, assume inexorablement l’aspect du berger errant de Leopardi. Un type fixé avec la lune, se sauvant dans des endroits de plus en plus éloignés et même inaccessibles.
Il est vrai que le Strapontin rencontré dans le couloir du train était un type gai — auquel on pouvait tout dire, dans la certitude qu’il n’aurait pas écouté (ou alors qu’il aurait tout oublié) —, tandis que le dialogue avec le type que j’ai rencontré hier, près du canal de l’Ourcq, n’a pas été facile du tout.
Cela dépend de lui, évidemment. Je suis exactement à l’opposé… Hier, par exemple, j’étais plongé dans des pensées de plomb… Elles risquaient même de s’enrouler autour de mon cou en me faisant tomber dans l’eau du canal.
Je me souviens bien de la séquence, maintenant. J’étais sur la passerelle piétonne (que j’essaie normalement d’éviter parce qu’elle bouge toujours comme le pont d’un bateau), lorsque j’ai eu le mirage de cette femme magnifique dont je t’ai parlé, à laquelle j’avais peut-être attribué un rôle… Je voulais la rattraper. En même temps, ma tête était lourde. Accoudé à la rambarde de fer, presque catapulté dans le vide, je regardais ce mirage en train de s’éclipser. Hanté (ou plutôt harcelé) par un sentiment d’impuissance (tout à fait inédit et inattendu), le poids disproportionné de mes pensées abruptes aurait pu très facilement me tuer.
Heureusement, la voix de Nevio Malgiornin m’a sauvé du suicide involontaire, avant de me dire, comme l’ange gardien de James Stewart dans « La vie est belle » (Frank Capra, 1946) : — toute ma vie a été une course à bout de souffle pour rattraper des objectifs ratés !
Depuis cet épisode, il est devenu mon Patron (non payant) et ma dette envers lui a augmenté de but en blanc de façon exponentielle…

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Avant de la lancer dans son mystérieux voyage sans fil, j’interromps ma lettre à Virginie Looman. Car je dois absolument écrire sur ma moleskine un mot, avant de l’oublier dans la multiplicité affreuse des suggestions quotidiennes. C’est le mot Mirage. Un mot que je dois cacher à Virginie pour deux raisons au moins. La première rentre dans la typique jalousie féminine, se déclenchant surtout à partir d’une image soudaine et parfois trop évidente. Le mirage d’une autre femme, appelée en plus magnifique, ce n’est pas une bagatelle.   Mais, le mot Mirage s’inscrit aussi, de façon assez redoutable pour moi, comme quatrième élément (ou trait d’union) qui s’ajoute à la Trinité. C’est le mirage de la Madone, peut-être, ou alors de la mère. Une espèce de déesse fuyante, provisoirement en char et os… Que ferait d’ailleurs cette trinité totalement masculine, envoutée dans ses problématiques abstraites et solitaires, s’il n’y avait pas de Mirages, voir des Miracles ?
Eh oui, la femme est essentielle pour chaque homme…
Moi, je l’avoue, je préfère toujours me consacrer au rattrapage de femmes en chair et os, qui peuvent me redonner l’équilibre — en m’aidant de facto, par le (seul) biais de l’amour verbal et physique, à jeter le lest de toutes mes abstractions — plutôt que m’occuper de quatre mots clés capables de transformer le triangle des Bermudes en forteresse carrée, aussi inexpugnable qu’exclusive.

SOLITUDE / PARTAGE

RATTRAPAGE / MIRAGE

(Je comprends maintenant les raisons de mon destin, plus proche des mirages des jupes féminines que des mythes irréalisables en dehors de complicités entre hommes. Une solidarité grégaire que je n’aime pas.)

Giovanni Merloni

écrit ou proposé par : Giovanni Merloni. Première publication et Dernière modification 14 avril 2014

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Sans béquilles (Le Strapontin n. 40)

14 lundi Avr 2014

Posted by biscarrosse2012 in contes et récits

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Le Strapontin

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Chère Virginie,
Qui sait combien de fois tu t’es inutilement rendue à l’embarcadère, avec ton petit chien touffu, dans l’espoir de voir quelqu’un qui me ressemble descendre du bateau, ou de voir arriver un paquet quelconque ou même une enveloppe venant de Paris !
Il est vrai que je ne t’ai pas écrit depuis le 2 avril dernier (cela fait presque deux semaines) et que tout ce château de cartes risque de s’effondrer sur lui-même si je n’arrive pas à dénouer cet imbroglio.

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D’ailleurs, j’ai eu des raisons précises, assez graves, qui m’ont empêché d’avancer.
La première ce fut la rumeur (ayant circulé de façon insistante), selon laquelle j’avais une provision d’histoires refoulées dans des tiroirs. Une grande partie des lecteurs avait eu peur, par conséquent, d’en être submergée. Ou alors que je ne respecte pas mon pacte de sang avec M. Strapontin, au risque d’interrompre l’histoire principale.
Je me suis tout de suite arrêté. D’abord pour aller voir dans mes nombreux tiroirs s’il y avait par hasard quelque chose de compromettant. Ensuite pour réfléchir. Oui, les gens ne me connaissent pas. Donc, ils peuvent bien s’interroger : qui est-il ce Nino Meraviglion jaillissant comme un champignon des immondices ? Peut-être à raison, ils ont des perplexités vis-à-vis de ce choix hâtif de la part de Monsieur Strapontin… un choix que d’ailleurs j’ai accepté sans discussion. Suis-je à la hauteur de ce défi ?

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Chère amie, j’étais tellement débordé pendant cette semaine, vraiment interminable, que je n’ai su faire rien de mieux que me promener tout le temps en long et en large autour du canal Saint-Martin pour rechercher la solution. Ou, plus exactement, pour trouver la réponse à ma primordiale question : — qui est-il cet homme qui s’efface, cet auteur volatilisé comme un fil de fumée parmi les trajectoires des pigeons et des avions-jouets suspendus au-dessus du miroir d’eau du canal Saint-Martin ? Quel est son nom ?
Oui, je suis d’accord avec toi, ce souci du nom est un peu ridicule. Ce n’est peut-être qu’une béquille, tout comme certaines expressions qui sortaient de ma bouche comme un tic quand j’étais adolescent, comme « c’est clair » ou « chouette » ou « précisément »… que mon père stigmatisait avec rage. Je pourrais d’ailleurs lui donner moi-même un nom, comme Agilulfo du Chevalier inexistant ou Zeno Cosini de la Conscience. Je pourrais l’appeler Abelardo ou Zanni, le célèbre bouffon de la commedia dell’arte.
J’ai essayé de le faire. Mais cela me conduit tôt ou tard à ouvrir mes tiroirs dans l’espoir d’y repérer une inspiration. Bien sûr, je trouve toujours, ici ou là, quelques traces ou suggestions. Pourtant, la plupart des fois que je m’y rends, je suis aimanté par quelques souvenirs, par quelques photos évoquant des épisodes éloignés, rebondissant dans le présent comme des corps vivants, ô combien encombrants ! Je me perds…
Mon père, il avait raison en disant qu’il faut se méfier des béquilles verbales. Moi, j’ai eu tort à lui obéir. Car abandonnant les béquilles verbales je suis devenu otage à jamais de celles mentales et spécialement des titres et des noms…
Donc je tournais à vide, parmi les gens piqueniquant de façon insouciante près du canal, ne m’arrêtant que dix minutes, le temps strict où le pont tournant se mettait en mouvement pour laisser passer le Canauxrama avec ses haut-parleurs, qu’on voyait aussitôt repartir en direction du port de plaisance de Paris-Arsenal… Et ce fu pendant une de ces pauses-là que j’eus mon idée folle.
L’endroit où tu habites, devenu d’actualité de ces jours avec un crescendo de rumeurs inquiétants sur la question russe… la Crimée ne cessait de s’afficher devant mes yeux comme une inscription au néon d’antan,
Crimée… Crimée…
J’essayais de balancer le poids inquiétant de ce nom avec l’autre :
Yalta…
Yalta… c’est là que la passerelle au long de la mer t’attend, toutes les fins d’après midi Virginie, avec ton petit chien blanc et touffu.
Je me dis toujours qu’Yalta est un lieu de vacances, que tu seras donc épargnée… Tout de suite après je me rappelle que c’est justement à Yalta (en février 1945) que Churchill, Roosevelt et Stalin décidèrent les destins de la planète… et que Togliatti, le chef charismatique du parti communiste italien, est mort à Yalta…

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En remontant le quai de Jemmapes en direction du bassin de la Villette, je me disais que les mots « destin » et « chef mort » ont beaucoup plus de pouvoir que le mot « vacances »…
Non, Virginie — pour l’amour de Dieu ! —, je dis tout cela pour refouler le plus loin que possible toute hypothèse de danger même microscopique pour toi ! D’ailleurs, je crois que personne ne dérangerait tes promenades et ton tailleur blanc. Tu appartiens à l’Ukraine comme à la Russie, car tu es une espèce de monument en chair et os… Un monument à la paix…
Je me trouvais quai de Loire, devant les cinémas MK2, où un film conseillé par Métronomiques était à l’affiche. Je traînai un peu, ne me décidant pas à m’accorder une trêve, lorsque le nom Crimée ressurgit. Un inconnu, m’ayant lu probablement sur les lèvres, me rassura :
— Rue de Crimée ? Ce n’est pas loin d’ici. Poursuivez votre promenade au long du quai, jusqu’au fond, là où le canal de l’Ourcq se jette dans le bassin de la Villette.
Tu ne me croirais pas, Virginie. Tu te moqueras de moi ou alors tu ne voudras plus me voir, de la honte de m’avoir connu. Mais, évidemment, je suis fort inquiet pour toi et aussi, surtout, anxieux de t’avoir à mon côté dans ce moment difficile…
Bon, je vais tout dire. Pendant un instant — un instant qui a duré quelques heures —, je me suis convaincu que rue de Crimée c’était en fait la Crimée… J’ai fouillé dans le quartier, traînant longuement dans le petit marché où l’impression d’être ailleurs très loin de Paris s’est installée petit à petit dans ma tête… À cinq heures de l’après-midi, à l’heure de ton habituelle promenade, je me suis rendu comme un écolier haletant au bord du canal de l’Ourcq… Aucune dame blanche, aucun chien, aucune ombrelle contre la gêne du soleil…
Jusqu’à ce que, au loin, sur le quai opposé, j’ai vu une femme magnifique. Pourtant, elle ne te ressemblait pas, sauf dans la silhouette. Elle n’avait pas de chapeau et courait… tirée par un gros chien noir. J’aurais voulu la rejoindre pour l’interroger, lui demandant si elle était prorusse ou pas… Mais l’idée que tu pouvais te matérialiser à mon dos, appuyant tes petites mains contre mes yeux, que tu pouvais interrompre, de ta voix unique, mon cauchemar…
— Qui suis-je ? me demanda une voix d’homme. Personne ne m’avait bouché les yeux. Je me tournai avec une expression affreuse, je crois, parce que celui-ci fit un bond en arrière, avant de me dire :
— Je dois vous parler.

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Cette rencontre inattendue — tout en me ramenant à la réalité du canal de l’Ourcq et d’une rue de Crimée tout à fait parisienne (on avait entre-temps démonté les étalages du marché) — m’éloigna brusquement du genre de réalité, humaine et psychologique, dont j’avais fort besoin.
Je ne suis même pas capable de reconstruire les passages de cette entrevue essentielle, ni les motivations qui avaient poussé à me suivre Monsieur Strapontin, alias Nevio Malgiornin, ou, pour mieux dire, l’écrivain mordu d’autobiographies dont je suis le fidèle remplaçant désorienté.
Bien sûr, il avait anxieusement consulté au jour le jour le blog hébergeant le Strapontin, s’inquiétant de plus en plus de la rupture dans la publication de cette série. Pourtant, je n’avais confié à personne mon penchant périlleux pour les béquilles ni sur ma focalisation dangereuse sur la question du nom de l’auteur. Est-ce que Nevio Malgiornin, c’est-à-dire l’auteur que je remplace, souffre de télépathie, peut-être ?
— Mais pourquoi vous aviez décidé de raconter vous-même votre vie ? lui avais-je demandé, vers la fin de notre étrange séance dans la terrasse du bar du quai de Seine.
— Parce que personne ne la raconterait. Si quelqu’un voulait s’y risquer, il la raconterait très mal.
— Que voulez-vous dire pour « mal » ?
— Il n’y a que trois solutions. La première : ils se refuseraient de parler de moi. La deuxième : ils diraient que j’ai eu trop de chances au cours de ma vie, et cetera. La troisième : ils diraient que cela a été une vie disgracieuse, la mienne, une vie qui ne mérite pas qu’on en parle et surtout qu’on en écrive… une sale vie, en somme !
— En revanche, quel est votre point de vue ?
— On devient écrivain parce qu’on a envie de raconter, de comprendre, en écrivant, ce qui nous arrive. Jusqu’au moment où nous nous apercevons avoir vécu notre vie — tant mieux si elle a été douloureuse et compliquée — juste pour la raconter. C’est ce que dit Gabriel Garcia Marquez dans un de ses romans.
— Et ceux qui vont lire, pourquoi aimeraient-ils les vies des autres ?
— Ils lisent le roman de la vie d’un autre en sachant toujours qu’ils y retrouveront, tôt ou tard, la leur.
— Et pourquoi vous croyez que je serai capable de le faire, jusqu’à devenir votre remplaçant ?
— Mais vous ne devez pas parler de moi. Vous devez parler de vous. Tout le reste viendra.
Je suis maintenant dans un état pénible, étendu sur mon lit, toutes les lumières bouchées pour obtenir le noir plus noir que possible. En fait, en revenant chez moi, sans béquilles, je suis tombé à terre plusieurs fois.

Giovanni Merloni

écrit ou proposé par : Giovanni Merloni. Première publication et Dernière modification 2 avril 2014

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Un « je » partagé (Le Strapontin n. 39)

02 mercredi Avr 2014

Posted by biscarrosse2012 in contes et récits

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Le Strapontin

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Alexander Dmitriev, Paysage de Crimée, acrylique sur toile

Ma chère Virginie,
Je ne sais pas par où commencer, tellement les événements récents me dépassent. J’espère que tu me pardonneras, donc, si je dirai tout en désordre, suivant le flux chaotique de mes émotions.
Oui, des émotions, agréables et violentes à la fois, n’ayant rien à voir, bien sûr, avec tout ce qu’il nous arrive… Peut-être, je suis dans cet état pénible, dans cet égarement de moi-même parce que c’est la première fois, après des siècles, qu’une forte émotion se déclenche en moi en dehors de celles que tu me procures au jour le jour, mille fois pas jour…
Évidemment, il y a quelque chose d’autre qui se réveille en moi, revendiquant mon attention ! Un côté de moi ou, pour mieux dire, un deuxième moi qui dormais hiberné dans ma grotte de poils hirsutes…

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Photo de Noelian Grimniov

Non, Virginie, tu n’as aucune raison de t’inquiéter. Si une mèche a explosé provoquant une nouvelle brèche dans mon équilibre déjà précaire ce n’est pas pour un nouvel amour. Je n’aime que toi ! Je ne sors de chez moi que pour venir te chercher, « même seulement pour te parler », comme disait une fameuse chanson.
Je n’aime personne en dehors de toi, et pourtant une voix, un mot dans une lettre, une enveloppe dans une malle… La chaîne humaine de l’auto conscience peut-être…
Je vais tout t’expliquer. Je n’arrêterai pas jusqu’au moment où j’aurai la sensation précise de t’avoir mis au courant de mon changement et que tu disposes de tout ce qu’il te faut pour me comprendre.
(Je cours à la fenêtre sur le boulevard. Même si la matinée est bruyante et que l’air n’est pas exactement celui que tu respires dans tes promenades au bord de la mer… J’ai besoin de fixer ce vide en mouvement et de me calmer. Voilà, j’ai avalé une gorgée d’eau, j’ai compté jusqu’à dix…)
(D’ailleurs, j’aimerais que toi aussi, tu prennes une pause, avant de juger quoi que ce soit autour de ce que je vais te dire. Profite donc du fait que tu es si lointaine… Figure-toi, une véritable enveloppe de papier ! De combien de temps aurait-elle besoin pour arriver chez toi ? Nous sommes collés l’un à l’autre, comme le cul à la chemise… Et pourtant c’est un casse-tête, toutes les fois que je dois franchir cette frontière « au cul de la lune », comme tu le dis… C’est peut-être à cause de cette séparation chagrine que j’ai perdu l’habitude de penser à moi, de m’occuper de questions aussi profondes et graves que longuement négligées… Prends une petite heure de vacances, sors de chez toi, emmène Touffe dans un des magnifiques endroits qui t’entourent, assieds-toi sur un banc écarté ! Imagine que je suis là, concentré dans le lancement de cailloux en forme de soucoupe sur le poil de l’eau de la mer-lac… Te souviens-tu de mon embarras et de ton agacement ? Quant à moi, je ne me souviens plus bien de ce qui occasionnait nos petites brouilles…)

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Photo de Noelian Grimniov

Pourtant, je te connais. Tu n’es pas capable d’interrompre la lecture de cette lettre, quitte à me dire, un jour, que tu n’en savais rien, que tu ne l’avais même pas reçue, cette lettre, glissée probablement parmi des messages indésirables !
Voilà, disons que c’est moi qui ai pris une pause, en suivant pour me distraire ta silhouette en Technicolor, contrainte à bondir derrière le petit chien en noir et blanc que tu as emprunté au fameux film célébrant justement le lieu de tes promenades quotidiennes. Je ne cesse de t’aimer, mon insaisissable Virginie ! Et pourtant…
Hier, je flânais dans le quartier des deux gares en me demandant pourquoi nous vivons lointains et aussi pourquoi les autres tessons de ma mosaïque (ou puzzle) se sont éloignés de moi… En fait, j’étais juste devant Saint-Laurent, absorbé par l’observation du petit jardin qu’on a récemment aménagé sur le côté de l’église… J’étais concentré précisément sur le corps noir et blanc d’un clochard dormant au milieu des pigeons, lorsqu’une voix de stentor m’a appelé :
— Nino ! Que fais-tu là ?

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Photo de Noelian Grimniov

Je crois que cette voix a résonné plusieurs fois dans mes oreilles avant que je m’en aperçoive. Quand je me suis retourné vers elle, j’ai reconnu avec une gêne instinctive un monsieur que j’avais rencontré deux ou trois fois sur le Palatino, le train reliant Paris à Rome. Je l’avais baptisé Monsieur Strapontin, car il semblait toujours demeurer dans le couloir du carrosse et qu’il ne cachait pas le typique air coupable de tous ceux qui sont dépourvus de billets…
— Vous êtes le clandestin ! lui dis-je pour essayer d’interrompre son flux de paroles qui avaient déjà brisé ma méfiance initiale.
— Et vous, vous êtes le réfugié !
Comme je te disais, ma petite, je n’avais pas de service à rendre ni d’engagements personnels qui me pressaient. Donc, il fut assez facile pour M. Strapontin de me détourner vers un bistrot du canal Saint-Martin… Avant d’emboucher la rue des Récollets, je ne m’étais pas aperçu que ce « revenant ferroviaire » n’était pas seul… Oui, Virginie, avec Nevio Malgiornin, l’homme du train que j’appelais Strapontin, il y avait cette femme dont je t’avais écrit, sans recevoir à ce sujet une réaction de ta part. (Encore une fois une lettre que tu n’as pas lue, probablement.) Bon, que tu t’en souviennes ou pas, c’était bien elle ! Cette femme brune, à l’âge indéfinissable, avec un je-ne-sais-quoi d’érotique et d’interdit en même temps, était la même voyageuse que j’avais vue bourdonner autour de Nevio comme le ferait une mouche autour des immondices.
— Je vous présente Annie Livingroom ! me dit cet homme sentant le tabac vieilli des dossiers des compartiments de deuxième classe. On y va ?
Surpris par cet « On y va ? » tout à fait déplacé, je me dirigeai tout de même vers l’Atmosphère. Mais le local était bourré de monde, soit à l’intérieur soit dans la terrasse, d’ailleurs très étroite. Madame Livingroom souriait. Quant à Malgiornin-Strapontin, il s’arrêtait souvent pour faire des photos avec son portable.
— Je ne voudrais pas aller trop loin, dis-je. En fait, pour moi c’était déjà inconcevable d’avoir rencontré ici, à Paris, deux individus comme ceux-là hors des stricts alentours d’une gare. Imagine-toi ce que je prouvais à l’idée de m’en éloigner encore plus…
— C’est une très belle journée, dit Annie Livingroom. Asseyons-nous au long du canal !

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Photo de Noelian Grimniov

Je te vois étonnée et perplexe, Virginie. Ou alors c’est moi qui ne sais pas comment j’ai pu tomber dans un piège inextricable, dont peut-être je ne sortirai jamais, même après ma mort.
Bref, je reviens au fait. Nous trouvâmes assez tôt un banc libre en haut, juste en face de l’écluse Saint-Martin. Nevio Malgiornin avait une petite valise que je n’avais pas notée. Il me la consigna presque à moitié de notre rencontre en me fixant dans les yeux.
— Nino, me dit-il, vous êtes italien vous aussi. Et je devine dans votre regard une sincère passion pour le roman de la mémoire…
— Heureusement, vous n’avez pas de boulets aux pieds, ajouta Annie Livingroom.
— Et votre nom, Meraviglion, révèle une générosité d’esprit que le mien, Malgiornin, ne possède pas ! conclut Nevio.
On ne me donna même pas le temps de comprendre quoi que ce soit. Strapontin-Malgiornin avait hâte de monter sur le premier train et Mme Finestrino-Livingroom était déjà prête à l’accompagner à la gare de Lyon. À la vitesse de l’éclair, je les vus disparaître comme en un fondu de cinéma. Tout de suite après, j’ouvris la valise. Elle était pleine de photos et de lettres…

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Photo de Noelian Grimniov

Une enveloppe scellée par une signature illisible avait été épinglée à une cravate rouge. Elle était justement destinée à moi :
« Nino Meraviglion,
Excusez-moi si je m’adresse à vous sans trop de manières. Mais je pense qu’après quelques perplexités initiales, vous trouverez mes considérations acceptables et partageables aussi. Nous ne sommes nés sous le même soleil pour rien, tous les deux ! En plus, vous êtes bibliothécaire et cela vous ajoute de la sagesse et de l’acuité visuelle en plus. Vous ne pourrez pas rester indifférent quand vous vous accouderez sur ce gouffre rempli de mémoires comme un œuf ! Vous comprendrez, en lisant cette lettre et plus encore en vous emparant de ce petit trésor, les raisons qui m’ont poussé à abandonner… »
J’ai la main fatiguée, ma petite. Cela me coûte moins, en fait, écrire directement, librement, plutôt que copier ou traduire… Peut-être parce que je passe déjà des journées entières avec mes bibliographies, mes catalogues…

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Photo de Noelian Grimniov

Non, ce n’est pas la main. C’est l’estomac qui m’enlève le souffle. Car en fait ce mystérieux compatriote, dont je ne réussis pas à retenir le nom, par un formidable choix de temps, a su placer sa marchandise… Il m’a proposé ou, pour le dire mieux, m’a imposé un échange. Au lieu d’un échange de personnes, il voulait que j’assume sa mémoire, c’est-à-dire son âme… et moi, j’ai accepté !
Voilà les mots exacts qui m’ont convaincu : « je vous confie tous les matériaux que j’avais recueillis au fur et à mesure, avec le but, notamment, de dénouer certains événements qui ont fait déclencher un à un, d’une façon diaboliquement logique, les passages de plus en plus critiques de ma vie. J’espère que vous serez toujours à la hauteur de votre nom : réfractaire au scandale ainsi qu’à tout étonnement inutile et, en même temps, disponible à donner sans réserve vos merveilles au monde ! »

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Photo de Noelian Grimniov

Il est évident que ce monsieur va tourner le dos à tout cela. Il a décidé de jeter dans un puits noir tout ce qu’il avait patiemment reconstruit, peut-être imagine-t-il de se laver la conscience, ou alors de se distraire de tout ce qui le trouble en profondeur. Il a décidé, je crois, de ne pas toucher à ses nœuds gordiens les plus douloureux.
Il m’a diligemment expliqué les circonstances qui ont précédé cette décision, en la rendant tout à fait possible : « au cours de mes fréquents voyages pendulaires », écrit-il, « j’avais connu Monsieur Strapontin, alias Nevio Malgiornin. Il a gentiment accepté de prendre ma place toutes les fois que cela était nécessaire. C’était pour me protéger, pour contourner d’éventuels scandales et surtout pour ne pas subir la rage redoutable de quelqu’un des membres de ma vaste famille. Au commencement, cette expérience a été sympathique, agréable même. Toutefois, les difficultés ne manquaient pas. J’avais un penchant pour Madame Finestrino, et cela rendait affreusement jaloux Nevio. J’ai dû lâcher prise, mais j’ai voulu le faire sans admettre mes intentions secrètes. On s’est rencontrés à la gare d’Orbetello Scalo, dans la Toscane du sud. Il m’a proposé de partir avec Annie… Évidemment, si j’avais accepté il m’aurait tué en me jetant du train… Alors je lui ai consigné ma valise et je suis parti en vacances avec ma famille… »

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Photo de Noelian Grimniov

En lisant ces mots, je suis resté abasourdi et même écrasé. Assis sur les marches du pont juste en face de l’Hôtel Nord, je regardais, incrédule, ce gigantesque amas de papiers menaçant de glisser au-dehors de son cachot. Une fois refermée la valise, j’eus la tentation de l’abandonner, en l’encastrant entre un arbre et la poubelle municipale… mais, de but en blanc, j’ai changé d’idée.
Cet italien qui avait jeté l’éponge avait dû longuement discuter avec Nevio, avant de se décider à lui confier sa propre vie. Quant à Nevio, il avait eu peut-être de très bonnes raisons pour penser à moi.
Dois-je donc assumer sur moi cette tâche de reprendre l’histoire du Strapontin comme si c’était la mienne ? Puis-je m’autoriser quelques escamotages ?
Je devine tes typiques expressions de stupeur ironique, Virginie : tu te demandes si je suis en train de faire le pacte avec le Diable ; si, à mon tour, je ne vais pas me débarrasser moi-même de ma propre mémoire ! Je ferais le vide pour accueillir le plein de souvenirs d’un autre ! Mais, non, ne t’inquiète pas ! Je n’en serais pas capable. Je garderai soigneusement ma mémoire personnelle dans un disque dur, bien verrouillé et protégé dans un coffre de la BnF… Disons que je pillerai librement de l’un des deux puits ou de l’autre…
Il n’y a que deux difficultés… La première, je ne suis pas né dans le quartier de la brèche de porte Pia au lendemain de la Libération. La deuxième difficulté, j’aurai l’haleine sur le cou de Mme Finestrino, alias Annie Livingroom… J’espère que tu ne seras pas jalouse, Virginie, si de temps en temps elle vient me rencontrer à Paris pour suivre l’évolution de mon récit…
Mais, serai-je à la hauteur de ce défi ?
Je t’embrasse avec une chaleur infinie…
ton Nino, pour la vie

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Photo de Noelian Grimniov

P.-S. J’ai intercalé avec les premières photos que j’ai trouvées dans la valise. Peut-être viennent-elles d’un voyage de son propriétaire avec un ami photographe dont je rechercherai les traces !

Giovanni Merloni

écrit ou proposé par : Giovanni Merloni. Première publication et Dernière modification 2 avril 2014

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Couloirs II/II (Le Strapontin n. 38)

25 mardi Mar 2014

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Le Strapontin

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Habitant à Paris depuis sept ans, je me suis habitué aux couloirs en plein air constitués par les boulevards, les trottoirs et les rues qui sillonnent le corps de la ville par de petits ou grands canyons. Je me suis tellement affectionné aux tunnels du métro ainsi qu’aux passages couverts (aux vitrines éteintes ou étincelantes) que je ne les vois même plus. Et je ne m’étonne pas non plus des grandes galeries des musées ainsi que des hôtels particuliers. Quant aux couloirs typiques des immeubles haussmanniens, je les connais aussi, comme d’ailleurs je sais par cœur les façades en pierre de taille, les toitures en ardoise, les tuyaux en fonte et surtout les chambres de bonnes couronnant ces architectures qui résistent très bien à l’usage du temps.
Au début des années 1960, à Rome, mon idée de couloir ne pouvait que se restreindre aux deux ou trois que j’eusse connu directement et même physiquement, où j’avais joué avec mon frère ou hésité, avant de partir à l’école ou de reprendre confiance, au retour de l’école, avec les lieux et ses habitants. Sinon, mon idée archaïque pouvait s’élargir à des couloirs rentrant dans une autre catégorie, plus étrange ou étrangère : les couloirs associés au sentiment de la souffrance et de la peur.
De ces temps, je n’avais pas encore visité le Palais Royal de Caserta tandis que j’avais marché dans les couloirs de Versailles et dans de nombreux châteaux de la Loire que ma mère m’avait fait avaler comme des médicaments miraculeux. Pourtant, ma fantaisie galopait lorsque j’allais au cinéma (d’essai, à la française) avec ma tante Augusta et qu’on se demandait très naïvement, en sortant, ce que le réalisateur avait voulu signifier… Comme il arriva dans le cas de « L’année dernière à Marienbad » d’Alain Resnais.
Ce souvenir, précis et fuyant en même temps — une maison avec des cheminées et des grandes glaces, ainsi que de lustres suspendus dans une espèce de brouillard visuel de la mémoire… Cet hôtel particulier qui ne manquait d’escaliers ni de couloirs se superposait et se mêlait dans mon élémentaire fantaisie avec les couloirs connus, réels et douloureux.

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C’étaient les couloirs qu’on devait parcourir — hésitants et légèrement apeurés — pour aller visiter la tante Maria. Chez elle, on trouvait la quintessence de la bonté qui trahissait pourtant une impressionnante fragilité, dont on restait toujours touchés avec l’inévitable pulsion à la fuite immédiate et vertigineuse vers des terres plus sûres.
C’était d’abord le couloir de la maison de mon grand-père via Tagliamento, où dans les tout premiers temps de ma mémoire enfantine habitaient encore mon oncle et mes tantes… La chambre de Maria était au bout. Rarement, elle se levait du lit catafalque. Rarement, elle quittait cette chambre toujours propre où tout était rangé, ou caché dans le premier tiroir de la commode… Si je compare maintenant ces ambiances de sœur carmélite avec le sac volumineux en plastique que j’ai « sauvé » de l’oubli et de l’indifférence, je me demande si Maria était consciente de l’énorme volume de jeu représenté par ces centaines de feuillets gribouillés avec son hésitante écriture… ces « cartoline » postales en forme d’enveloppe qu’elle remplissait voracement, en changeant souvent l’orientation du texte.
Il y a des années désormais, juste après la disparition de cette tante, que j’allais visiter de moins en moins dans sa dernière maison de retraite, j’avais emprunté une poésie d’elle pour mon roman [« Rome ville éperdue »]. Ce qui m’avait fort étonné, cette poésie, ressemblante moins à un texte chéri qu’à la liste des courses, avait été écrite sans façon, avec des mots que je dirais « rompus » ou « mangés », des rares survivants d’un champ de bataille de ratures et de taches d’encre bleue. L’étonnement se mutait en merveille lorsque je m’apercevais de l’absolue perfection qui jaillissait enfin du texte copié.
Donc j’imagine [j’en suis presque sûr] qu’en prenant le temps et le calme pour ranger ces « cartoline » dans l’ordre de leur expédition [chose tout à fait faisable pour quelqu’un qui dispose d’une loupe], se chargeant ensuite d’une transcription fidèle, on ne trouverait pas que l’explication de cette rébellion spasmodique prolongée tout au long d’une vie, assez longue, d’ailleurs. Si l’on mettait dans les notes au bout de la page toutes les joutes quotidiennes — les expressions comme « comment allez-vous ? » ainsi que les petites préoccupations, plus ou moins pressantes ou sincères, envers les diverses membres de la vaste famille et de son entourage d’amis et d’interlocuteurs habituels —, ce qui reste révèlerait la même surprenante et inexorable logique que j’avais par hasard reconstruite en recopiant cette poésie.
C’est un peu l’opposé de ce qui se passait — apparemment, selon la légende — avec Mozart. Celui-ci écrivait d’emblée des partitions parfaites, en belle calligraphie musicale, comme si c’était la dernière réécriture de son œuvre qui au contraire, jaillissait spontanément et prodigieusement comme une source d’eau du fond d’un volcan.
Pour Maria, c’était le contraire. Tout était caché, inaccessible : une véritable forêt pétrifiée qu’un prince azur aurait dû briser de toute son énergie amoureuse…
Assez tôt, le couloir de mon enfance fut remplacé par celui de Mantoue, où ma tante se rendit un jour pour être plus proche d’un psychanalyste qui avait su réveiller en elle, pendant une brève saison, une ébauche de désir d’une vie normale.
Or, vous savez que Mantoue est la patrie de Virgile, peut-être le plus grand poète en langue latine, le guide de Dante dans l’Enfer et le Purgatoire, l’Homère des Romains…
À Ferrare, juste à côté, vécut une vie très digne l’Arioste, celui qui transforma l’épopée des chevaliers des armes et des amours en tragédie moderne et théâtre multiple, tout en donnant la naissance aussi au premier feuilleton après les « Mille et une nuit » et le « Decameron » du Boccace…
D’ailleurs, Mantoue est tellement proche — géographiquement et dans l’esprit — de Parme, la patrie de Giuseppe Verdi, qu’on la considère justement comme une province émilienne en terre de Lombardie.
Elle est surtout une splendide ville à mesure d’homme se plongeant dans des étangs aussi magiques en hiver que redoutables en été avec leurs multitudes de moustiques affaimées de sang… Tous ceux qui ont visité la Chambre des époux de Mantegna dans le Palazzo ducale ainsi que la Maison du Thé avec les fresques de Giulio Romano ne s’en oublieront plus de leur vie.
Combien de fois a-t-on fait étape à Mantoue pour aller voir la tante Maria ? Je ne saurais pas dire. Certes, mon père était très dynamique, aimait traverser le nord de l’Italie pour se donner des prétextes. Passer au moins un jour à Venise et aussi, surtout à Cesena et Sogliano, là où ses racines l’attendaient toujours les bras ouverts. Donc on passait assez souvent par Mantoue, en essayant d’amener un peu d’allégresse et de brusque insouciance dans cette chambre au lit blanc… Mais tôt ou tard, on en sortait, libérés avec les jambes lourdes.
Pourquoi ne sortait-elle pas ? Pourtant, il y avait eu une époque où cet homme gentil — qui s’était un jour marié— l’avait accompagnée en voiture tout au long des étangs, ou plus loin, visiter la toute petite ville de Sabbioneta, un véritable joyau ! En ces escapades-là, Maria descendait de voiture, faisait quelques pas avant de s’assoir sur un banc public protégé par l’ombre rassurante d’un vieux platane.

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J’espère que je ne manquerai pas de respect à la mémoire de Maria en rappelant qu’en famille — tout en ressentant des sentiments d’angoisse pour cette dérive de l’auto-exclusion, qui n’avait d’ailleurs rien de mystique ni de religieux — on plaisantait un peu autour d’un des symptômes les plus récurrents de cette pathologie, qu’on soignerait peut-être plus efficacement aujourd’hui… Elle essayait parfois de localiser ses malaises qui d’habitude convergeaient sur le dos ou plus en bas…
Son frère Dodo, oubliant d’être son préféré, ayant peut-être peur lui-même d’une telle fragilité, essayait de minimiser cette situation grave en déclarant que Maria n’avait en réalité qu’une forme de « culo-giro », c’est-à-dire de « cul-tournant ». Cette expression, relevant de nos ignorances et incapacités sans bornes, fut prononcée depuis de milliers de fois, toujours en baissant la voix…
Au début des années 1960, dans notre famille, un magnétophone fit sa comparution, au nom très bien ciblé. GELOSO, c’est-à-dire JALOUX… Ce fut l’occasion pour nous amuser dans des imitations de sketches de la radio ou de la télévision ainsi que pour de petites histoires farfelues.
J’avais alors quinze ou seize ans, dans cet âge transitoire où l’on a le sentiment que tout va bientôt changer et pourtant on traîne encore dans une espèce de manège sans personnalité ayant l’unique mérite de nous distraire… Tandis que mon oncle, écrasé par les devoirs incessants, aimait se réfugier de temps en temps dans la fantaisie. Son chef d’œuvre — que j’avais inutilement gardé dans un tiroir avant de m’apercevoir que le ruban s’était complètement démagnétisé — ce fut un long monologue inspiré et poétique qui avait un titre très charmant et mystérieux : « L’année dernière à Mantouebad » !
Plusieurs ans après, mon oncle avait loué une chambre dans mon cabinet professionnel où tout son travail d’avocat se condensait dans une bibliothèque qu’il rangeait continûment. J’aimais tellement mon oncle que je le laissais toujours libre sans rien lui demander. Sans vouloir, j’obtenais ainsi ses confidences, parfois embarrassantes. Un jour, entre sérieux et facétieux, il me dit : — sais-tu que parfois j’ai la sensation d’avoir, moi aussi, le « cul-tournant » ?

Giovanni Merloni

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écrit ou proposé par : Giovanni Merloni. Première publication et Dernière modification 25 mars 2014

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Couloirs I/II (Le Strapontin n. 37)

24 lundi Mar 2014

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Le Strapontin

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Le couloir de ma première maison ; celui de la maison du grand-père Alfredo ; celui de l’université (le jour de l’examen de Science des constructions ou les jours et les nuits de l’occupation en 1968) ; celui de l’hôpital où mon fils aîné est né ; celui d’autres hôpitaux, ou maisons de retraite, ou hôtels de catégorie infime…
Le couloir où toutes les portes sont fermées. Le couloir où « sa » porte est toujours ouverte et que je suis obligé d’y passer devant. Le couloir qui traverse Rome ou Paris, rue de Rivoli ou via del Corso. Le couloir, droit comme une épée — la route Émilia —, qui traverse Bologne prenant des noms différents : via San Felice, via Ugo Bassi, via Rizzoli et strada Maggiore.
Le couloir qui ressemble à une coulisse, où les mémoires se confondent comme autant de personnages qui n’ont pas d’abri pour leur identité. Le couloir des photos perdues…

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Voilà une photo de mon oncle Dodo à l’âge présumé de neuf ans, donc en 1927, à la plage de Forte des Marmi, en Toscane. Plutôt maigre de cette époque, il affiche une expression typiquement napolitaine où l’air d’hidalgo se mêle volontiers à des ébauches de moquerie. Pourtant, dans la vie adulte, il s’est volontairement soumis à une vie sévère sinon carrément austère…
Quand j’ai déménagé de Rome à Paris, j’avais fait déjà quelques efforts pour ranger les photos de famille (et les papiers) dans des dossiers ou des albums avec des enveloppes en plastique. J’avais aussi recopié beaucoup de lettres ou textes intéressants concernant les quelques personnages qui ont honoré les familles nombreuses de mes quatre grand-parents. Cependant, rien qu’en considérant le manque de temps et l’inefficacité de mon enthousiasme vis-à-vis d’un travail qui demanderait la maîtrise d’un archiviste — et sans compter les hauts et les bas de cette confrontation avec le passé —, on peut bien imaginer le résultat. Tout a été conservé, tant bien que mal. Unique précaution adoptée pour conjurer la prévisible déception des chers disparus, des soupirs profonds, les yeux levés vers le ciel.
Une fois à Paris, on a dû tout ranger dans une maison dépourvue de couloir. Heureusement, l’entrée était très vaste. Nous en avons profité, transformant les toilettes existantes en véritable salle de bain, sans trop sacrifier le passage. Ce changement a créé un deuxième espace inattendu, que j’ai utilisé pour y ranger les paletots et les imperméables. Sur le fond de ce petit placard inespéré, j’ai obtenu un espace ultérieur, où j’ai pu encastrer une étagère. La « bibliothèque de famille » est là, derrière cette cohue de vêtements sans corps que nous avons appelés « vestibule ».
Peut-être, je possède sans le savoir quelques petits trésors, ou alors quelques tessons d’une mosaïque dont quelqu’un dans le monde pourrait être intéressé. Par exemple des extraits de publications du père et de deux frères de ma grand-mère Agata. Ou aussi des photos dans lesquelles je ne peux pas connaître ni imaginer de reconnaître beaucoup de visages curieux ou de silhouettes bizarres. Sans compter les papiers de mon oncle Dodo qu’il m’a expressément confiés dans l’espoir — extrême et désespéré, avant de mourir — que j’en fais quelque chose…

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Pourtant, chaque fois que je m’approche du « vestibule » — pour chercher une photo ou quelques traces pour reconstruire une circonstance dont j’avais entendu parler —, j’ai l’impression que les vêtements prennent vie.
Un soir, je cherchais la lettre d’un frère d’Agata à Dodo, son neveu, publiée sur un important quotidien, Il Giornale d’Italia. Une lettre très intéressante, d’ailleurs, soit pour le titre (« lettre à un ami communiste ») soit pour la confrontation acharnée sur le thème de la liberté. Dans les dernières années de sa vie, mon oncle Dodo s’était fort rapproché de la position équilibrée de son oncle maternel, depuis longtemps disparu. Au temps de l’article, il se serait fait tuer plutôt qu’admettre une validité quelconque aux considérations de celui-ci.
Avant d’entamer la recherche de cet article, j’étais en vérité hésitant, ou peut-être pas vraiment convaincu de vouloir affronter le sujet…
(Pour accéder à l’étagère, il faudrait carrément enlever trois ou quatre cintres avec leur fardeau, appuyer tout cela sur la commode qui trône au centre de l’entrée et, calmement, examiner les dossiers un à un. On ne le fait jamais ! On essaie de pousser les manteaux vers la droite ou vers la gauche et sortir un dossier à la fois pour en examiner le contenu.)
J’hésitais, disais-je. Et quelqu’un en a profité. Parmi le blouson de cuir que je n’utilise qu’en mai ou juin et le lourd paletot que je garde pour une journée vraiment rigide, il y avait une veste grise, ne faisant qu’une avec une longue jupe noire… Vous ne me croirez pas. Mais, cette espèce de haillon accroché péniblement au cintre devint de but en blanc une force de la nature. Provoqué par cette réaction, je poussai de toutes mes forces pour me frayer un chemin… J’entendis une petite voix : — non, mon petit, tu sais que je suis très compréhensive, mais cette fois, non ! il y a des graves raisons de famille !
C’était ma tante Maria. Elle ne voulait pas. Je crois qu’elle était jalouse de son frère cadet, qu’elle adorait d’ailleurs.
Une autre fois, je cherchais des souvenirs de mon père. Je comptais trouver une complicité pour mes transgressions passées et futures… Cette fois-ci la résistance vint de la gauche. Un complet blanc, avec des chevaux gravés dessus, se gonfla tellement que je n’y pus rien. Là c’était ma mère qui ne voulait pas. Mais cela, je le comprends.
Il est donc très rare que le passage soit facile. Cela arrive par exemple quand je cherche d’innocentes lettres d’amour que ma mère avait reçues avant son mariage… Mon père est toujours là, calé dans son costume gris. Pourtant, il ne m’empêche pas de chercher. Il m’aide même…

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Quand j’ai créé un nouveau blog — à côté de celui qui est consacré aux lectures de textes littéraires ou théâtraux — pour me lancer dans une expression plus libre, fondée sur l’idée du « portrait inconscient », j’ai commencé à fréquenter de plus en plus cette étagère interdite. Au rez-de-chaussée de cette étagère, là où ma femme aurait préféré cacher à jamais des bottes ou de vieilles bandes dessinées de Topolino, je garde les photos de mon père et les miennes. Je ne compterai jamais le total, mais si je sommais toutes les photos décrépites remontant aux années précédant ma naissance avec les photos de mon père, je cumulerais un patrimoine de suggestions assez remarquable. Pourtant, un rapport de force s’installe entre ces témoignages amassés (à décrypter) et la facilité d’emprunter des images de la réalité quotidienne. À quoi bon ?
Les jours passés, par exemple, je cherchais une photo de la barque aimée et disparue. J’aurais pu bien sûr me rendre au lac Daumesnil et en photographier une. Je ne l’ai pas fait. Ce que je me reproche. Au prix de deux billets de bus, profitant d’un après-midi tout à fait salutaire, j’aurais pu jurer que celle-là était Mimì… Je ne l’ai pas fait, gaspillant pourtant trois ou quatre jours dans une recherche vaine.

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Cette expérience décevante a fait d’ailleurs déclencher une activité qui donnera tôt ou tard des fruits. Suis-je opiniâtre ? Quelle est, en fait, la valeur de ces photos de Sienne ou de Perugia dont je ne suis pas toujours sûr si elles sont dans la bonne orientation ou pas ?
Quel rôle vont-elles assumer ces photos peut-être renversées que mon père a enregistré sur la pellicule de ses yeux clairs, derrière ses lunettes noires, tandis que je regardais ailleurs ou que je n’étais pas là ?
Est-ce que la mémoire d’un lieu garde un sens quelconque si cette mémoire n’est pas partagée ?
Oui, bien sûr, un golfe caressé par le soleil peut servir de décor dans une histoire, soit-elle un récit ou une pure invention. Le décalage et même l’absence d’un lien quelconque sont toujours les bienvenus…

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Les couloirs de la mémoire risquent toujours de se transformer en des tunnels sans issue. Et cette voiture que je confonds parfois avec celle de mon père représente bien mon idée contradictoire du voyage.
Oui, j’aime beaucoup m’installer au volant, imposer le silence et décider dans mon for intérieur à quel distributeur d’essence arrêter pour faire pipi. J’aime me faufiler dans les routes de campagne pour me régaler des haltes panoramiques ou des moments de paix dans quelques terrasses ouvertes sur des prés verts.
[Je ne dis rien, bien sûr, au sujet des éventuelles et très rares escapades qui arrivent, hélas, deux ou trois fois dans la vie, où l’on est « seuls à deux ». Situations dans lesquelles la question du volant est absolument secondaire et le but de la sortie pas du tout indispensable…]
Mais j’aime aussi être conduit, avoir la chance de fermer les yeux, de m’autoriser à parler ou me taire, de jouer allègrement le rôle du second pilote collaboratif ou, sinon, devenir transparent, absent, mélancolique, plongé pendant des kilomètres dans mes souvenirs qui n’on pas laissé de traces, opiniâtrement concentré à reconstruire, sur la pellicule baignée de la vitre courante, un visage photographiquement perdu !

Giovanni Merloni

(continue)

écrit ou proposé par : Giovanni Merloni. Première publication et Dernière modification 24 mars 2014

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En famille (Le Strapontin, n. 36)

22 samedi Mar 2014

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Le Strapontin

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Oubli et sagesse de Robinson Crusoé, huile sur toile 100 x 70 cm, 1990

Je me suis tellement éloigné — dans l’espace et dans le temps — des évènements de l’été 198…, qu’il me semble impossible que cette Peugeot 303 beige, nonobstant l’inscription Roma sur la plaque postérieure, fût vraiment dirigée vers le sud. Je me demande dans quelle maison (ou appartement ou bungalow ou chambre d’hôte) se retrouvèrent le soir même ces six êtres humains. Oui, bien sûr, si je faisais une petite recherche je pourrais tout reconstruire…
Je me vois au volant de cette bagnole élégante et confortable.
« Tandis que le soleil se liquéfiait dans une mer de sang, j’avais la sensation que la route pourrait me trahir. Ma femme, assise à mon côté, était en train de discuter avec notre fille, tandis que mon fils aîné dormait, s’appuyant discrètement sur l’épaule de la bonne Philippine. Quant au fils cadet, il était étendu sur les valises, m’empêchant de voir bien dans le rétroviseur.
Nous avions dépassé Santa Marinella sans respecter la triste habitude de mon père de s’y arrêter pour le café et les toilettes. Ayant décidé de faire cela après, j’avançai quelques kilomètres, jusqu’au moment où une longue queue de voitures et de camions ralentit notre vitesse de croisière. Heureusement, les policiers de la route ne nous enjoignirent pas de nous ranger sur la droite. Pourtant, on avançait à pas d’homme.
Tout le monde s’arrêta. Les gens descendirent. Le soir avançait dans la nuit.
Quoi faire ? Chercher une route de campagne, nous aventurer dans le noir au risque de nous perdre ?
— Mais non ! Tu te trompes ! s’écria mon fils aîné. Ne vois-tu pas les lueurs sourdes de la Ville ? Elle est très proche de nous, désormais !
Possible qu’il eût parlé de « lueurs sourdes » ? Je descendis. Effectivement, nous étions sur une courbe soulignée par d’anciennes bornes bandées de noir et blanc. Au-delà, cette « lueur sourde » me donnait l’idée d’une tarte avec des millions de chandelles ou de vieilles ampoules. Qu’est-ce qu’il arrivait ?
Quand je me rassis dans la voiture, j’y trouvai une odeur différente, du tabac se mêlant au cuir usagé des sièges. Le volant me sembla incroyablement subtil.
— C’est la Fiat 1100 de mon père !
Personne ne me répondit. Je m’aperçus qu’assise sur le siège devant, entre ma femme endormie et moi, il y avait Jessica, la bonne Philippine, elle aussi endormie. Je me tournai en arrière et tout de suite après je me retournai vers le volant. Les trois enfants endormis sur le divan postérieur ressemblaient comme des gouttes d’eau au trio dont j’étais l’enfant mitoyen…
Mais je n’avais pas le temps de m’attarder sur ce genre de cauchemar. Une voiture klaxonna à mon dos : partez, vite, que faites-vous là ? Je partis. Les corps de mes chers ondoyaient sensiblement. Je n’y pouvais rien, à défaut de ceintures de sécurité. Je cherchai un interrupteur pour allumer l’habitacle, mais je ne trouvai qu’une vieille radio à transistors. Je l’allumai, en espérant que cela réveille mes proches. Chansons. Chansons et vieilles publicités d’une époque révolue que pourtant cette radio, assez spartiate, lançait agréablement dans l’air. Et voilà le Journal. On était en 196…, le lendemain, vendredi, aurait été le premier jour de septembre. J’éteignis… Je me demandai où c’était finie ma Peugeot de 198… Certes, elle ne pouvait pas m’accompagner dans ce voyage à rebours sans provoquer des réactions… Pourtant je ne me souvenais pas du déménagement d’une voiture à l’autre… »

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« Je me trouvais bien au volant de cette voiture de personne âgée, au moteur brillant qu’une aérodynamique très grossière ralentissait beaucoup. La route était mal illuminée, tandis que la chaussée était souvent déformée. Mais, je courus, juste un peu tourmenté par la sensation d’avoir emprunté la voiture à mon père avec un comportement de voyou. Je me souvenais, le matin même, avoir enfoncé la main dans la poche droite de sa veste, accrochée comme d’habitude au dossier de la chaise au pied du lit. À la place de la sienne, j’avais mis la clé de la 500…
— Ne fais pas le désinvolte, celle-ci n’est pas la silhouette de la 500 ! Ne fais pas comme le cheval lorsqu’il sent l’odeur de l’étable !
La course était devenue automatique. J’avais même cessé de faire attention aux flèches et je traversais les carrefours comme un fou…
La voiture me conduisit elle-même. Juste à temps. L’essence avait lâché juste à l’embouchure du dernier trait rectiligne. Tout en restant à demi endormis, mes deux enfants mâles m’aidèrent à pousser la vieille carcasse jusqu’à l’unique place libre qui (heureusement) nous attendait là où commence « la courbe ».
Après avoir protégé avec deux couvertures indiennes (dont mon père était très orgueilleux) les membres de ma famille ainsi que la jeune assistante philippine, je rentrai furtivement, seul, dans l’immeuble bien connu. J’avais encore les deux clés. À cette heure de la nuit, tout le monde dort. Pourtant je montai les trois étages à pied, de la peur de rencontrer quelqu’un dans l’ascenseur. J’arrivai au palier. Le silence à l’intérieur de mon ancien appartement m’intimida. Mes parents avaient bien sûr succombé au sommeil. Mon père surtout, le plus appréhensif, après avoir longuement attendu et bien sûr protesté avec ma mère — « Pouvait-il faire un coup de fil, n’est-ce pas ? Il sait bien que je m’inquiète… » — il avait comme d’habitude appuyé le journal contre le visage, juste pour se calmer un peu. Mais après le sommeil avait pris le dessus…
Je me concentrai sur ma main et mon corps sur la pointe des pieds, devant ouvrir la porte sans faire de bruit… D’ailleurs, j’étais professionnel en cela. Je savais bien qu’un seul coup, même fort, ne suffit pas à réveiller quelqu’un qui est déjà calé dans le gouffre. Donc, après le clic-clac de la serrure, je suis resté une trentaine de secondes sans bouger, immobile. Ensuite, j’osai le petit bruit du premier pas. Assis par terre, je m’enlevai les chaussures et, tout doucement, je refermai la porte, grâce à la poignée très souple. Avec une procédure pareille, j’avançai dans le couloir. Dans la première chambre à gauche, ma sœur dormait en compagnie de son livre et d’une lampe toujours allumée à la lueur très faible. Sur la droite, je voyais contre la fenêtre la silhouette agitée de mon frère, tandis que dans la chambre de mes parents régnait un silence de papes. »

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« Une fois dans ma chambre je me jetai sur mon lit de célibataire, prêt à m’écrouler. Mais, le matin approchait. Je ne pouvais certes dormir tandis que dans la rue, mal cachée à l’intérieur de la voiture de mon père, il y avait mon entière famille… et que tout le monde, à partir du concierge Salvatore, aurait considéré cette circonstance comme très bizarre…
Et mon père ? Et ma mère ?
Je réfléchis que mon frère et ma sœur dormaient à deux pas de moi. Donc cette impression que j’avais eue… qu’ils étaient dans le siège postérieur…
Mais si j’habitais avec mes parents, si mon père était encore vivant, si ma famille d’origine était ici, avec moi, tout autour de moi, comment était-il possible qu’une autre famille m’attendît sous des couvertures indiennes comme la famille d’un bohémien le ferait ?
Dans le salon, il y avait une vieille horloge marine qui compta cinq coups. J’en entendis un sixième. Je courus à la porte. Sans que je ne dusse rien expliquer, une caravane de gens déchaussés, cachés sous les couvertures empruntées dans la voiture d’en bas avança dans le couloir en file indienne. Transformé en agent du trafic, ce fut très dur et compliqué pour moi de maîtriser le changement de direction devant la porte ouverte de mes parents. Il y eut en fait un moment de panique, à cause d’un soudain coup de toux de la petite. J’eus alors la sensation de voir trembler toute la maison, car ma mère dit, calmement : « qu’est-ce qu’il y a ? » Mais cela ne dura qu’un instant, car elle rentra tout de suite dans le sommeil tant aimé du petit matin.
Dès que nous fûmes tous rassemblés dans ma chambre, je renfermai la porte. Mais je ne réussissais pas à endiguer les différentes exigences et pulsions centrifuges des cinq… de ma femme surtout. Elle prenait un à un les livres, assez modestes, que je gardais nonchalamment dans une étagère accrochée au mur. De temps en temps, elle me regardait avec un air stupéfait :
— Tu as bien rajeuni !
Il se suivit une heure, une heure et demie de silence lourd d’angoisse.
Quand je me réveillai, tout le monde était parti. On avait fait glisser un billet au-dessous de la porte :

On te laisse dormir, même si tu nous avais demandé le contraire, en raison de ton examen de Mécanique rationnelle. On a bien compris que tu n’es pas en condition de sortir ton nez de ta chambre avant des heures. D’ailleurs, tu as fait tout seul un tel vacarme qu’on a eu même l’impression qu’il y avait une fête, ici. Dans les intervalles, tu répétais tes formules. Mais tu te trompais. On a consulté le grand-père Alfredo. Il a dit que ta préparation est vraiment lacuneuse…

Je m’accoudai à la fenêtre. J’étais à Campo de’ Fiori ; non, j’étais à Bologne…
Non, j’étais encore à Giannella. Je devais aller récupérer la barque Mimì et le moteur Johnson avant de rentrer à Rome. »

Giovanni Merloni

écrit ou proposé par : Giovanni Merloni. Première publication et Dernière modification 22 mars 2014

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Tirez sur l’équilibriste (Le Strapontin n. 35)

20 jeudi Mar 2014

Posted by biscarrosse2012 in contes et récits

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Le Strapontin

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Le plus petit de mes cousins, Marco, à Taormina en 1959

Mes chers lecteurs,
Avec cette image légèrement voilée de tristesse, tout en rendant hommage au photographe invisible qui s’y cache derrière, mon père « Lello », le Strapontin prend une pause de quelques jours.
Non, ce n’est pas des vacances (encore !). Au contraire, ce serait le moment d’intensifier les engagements pris, essayant de mener à terme ce petit projet très compliqué ayant l’ambition de raconter les raisons d’un destin personnel et familial tout en brisant l’ordre classique de la narration. Un « chantier » qui voudrait s’affranchir de toute exploitation trop précise, trop exhaustive, trop respectueuse de la chronologie, qui serait d’abord ennuyeuse pour celui qui écrit avant de devenir, tôt ou tard, insupportable pour ceux qui lisent.
En fait, je me suis aperçu que même la narration sautillante et volage du Strapontin — de ce Strapontin qui nous a accompagnés jusqu’ici — peut résulter lourde, parfois. Elle se révèle, par moments, incapable de se soustraire à cette ancestrale façon de débiter les mémoires qui porte avec elle une couche insupportable de pédantisme (et les Italiens, comme le disait très bien Baudelaire, sont de vrais champions de pédantisme).
Ou alors, cet escamotage de bousculer les rôles respectifs de « l’autobiographie » et de la « fiction » nous a obligé, M. Strapontin et moi, à des prouesses de funambules assez dangereuses.
Apparemment, les petits « euphémismes » que j’essaie d’insérer entre les « raisons profondes » et leur exploitation sous forme de texte à lire ne servent pas  à atteindre quelque chose de vraiment abouti. Car un véritable équilibre, même provisoire, entre « l’autobiographie » et la « fiction » est très difficile à obtenir. Sauf dans des cas exceptionnels.
D’ailleurs, comme disait toujours une petite amie de ma lointaine jeunesse, « l’exception confirme toujours la règle ».
Quelle est cette règle ? Qu’est-ce qu’il faut savoir, et savoir accepter lorsqu’on ne fabrique pas une bombe à retardement, mais, au contraire, on est en train de débloquer une bombe à la main qu’on va lancer au-delà du mur ? Qu’est-ce qui marque la différence entre le texte littéraire et le blog ?
Le blog doit nécessairement se soumettre à une sorte de « procès en temps réel », tout comme un journal ou une émission télé. Chaque jour, il est là, dans la cage des accusés. Chaque jour, il a besoin de défenseurs, tandis que n’importe qui peut lever le petit doigt et hurler « J’accuse » sans qu’on puisse se faire des illusions. Dans le « tribunal » des blogs, il y aura difficilement un Émile Zola se chargeant de lever la voix de l’innocence ou de la bonne foi. Car chacun de nous avance seul, sans filet, comme Charlot dans Le cirque. Oui, bien sûr, je le sais, nous pouvons compter sur un petit groupe de personnes qui ont des affinités avec nous et nous suivent volontiers. Pourtant, nous avançons péniblement, assiégés par les singes ou aussi par nos fantômes personnels, tandis que le grand public se tait. Certes, les spectateurs hurlent, dans le cas où l’équilibriste se casse la figure. Mais avant, ils s’amusent. En s’autorisant toujours à abandonner la salle ou à « zapper », si le spectacle ressemble à quelque chose de « déjà vu » ou qu’il est « assez répétitif ».
Je serais habitué à certains genres de « procès », dans ma vie. Je saurais donc très bien comment faire à me battre. Mais c’est différent le procès où l’on défend une idée, un projet collectif, en protestant contre une injustice subie, réelle et tangible. Dans des discussions comme ça, je me verrais bien dans le rôle d’avocat défenseur.
Au contraire, dans le cas où l’une de mes créatures fît l’objet de la condamnation implicite d’un jury silencieux, j’aurais du mal à interrompre le chemin de la justice sommaire en me défendant. Surtout si j’avais moi-même le suspect que cette créature-là eût été conçue dans un moment de distraction ou de hâte.
Donc, voilà, j’espère que le Strapontin m’aidera à trouver vite, en manque de la pierre philosophale, la clé la plus adaptée à la besogne, sans devoir nécessairement fouiller dans le sexe des anges ni dans d’autres complications dont le cerveau humain est toujours prolifique.
Avec une seconde possibilité. Si vous revoyez encore plus tôt le Strapontin ressurgir de ses cendres, ce sera peut-être à cause d’une rencontre fatale avec une nouvelle Mme Finestrino, évidemment sans égale, qui l’en aura obligé.

Giovanni Merloni

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écrit ou proposé par : Giovanni Merloni. Première publication et Dernière modification 20 mars 2014

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