Au cours de sa sournoise maladie, il y avait déjà eu des séparations de Claudia femme, mère, écrivaine, dévoratrice de livres et de films, accro de petits bibelots jusqu’au collectionnisme, Claudia alter ego et alter tout pour moi et tout ceux et celles qui gagnèrent son cœur. Toujours est-il que cette séparation d’il y a deux ans pile fut la première véritable et irréversible séparation entre nous. Était-ce la mort qui nous séparait déjà ? Pas encore. Mais la vie paraissait ne plus nous unir : entre nous une cloison invisible s’était dressée. Dès lors, pour entrer dans sa nouvelle demeure, il fallait dénicher la porte cachée. Certes, une fois cette porte ouverte, on nous avait octroyé une sorte d’agréable presque-vie, mais combien était-elle précaire, déséquilibrée et injuste !
La passerelle Bichat, canal Saint Martin (Paris 10e), acrylique sur toile de Paolo Merloni, 2025
Texte de Claudia Patuzzi
Petit vocabulaire de poche
Partout seule, partout étrangère, j’ai compris que les mots (comme les pierres[1]) ont le pouvoir d’abattre langues et frontières.
Combien de mots tombent-ils bruyamment ? Combien d’eux traînent-ils dans le vent ? Ou alors restent muets, dans le cachot du cœur ?
Il y a des mots en guise de péniches rapides et légères s’échouant sur la rive de l’autre tout en gardant le sourire d’un marin inconnu[2] .
Il y a des mots en forme de flèches, des mots aigus [3] comme des cristaux, capables de briser l’écran gris de l’indifférence et de la résignation.
Il y a des mots à la nature d’oiseaux, curieux et vagues,[4] ayant la force de ressusciter l’espoir que la solitude cache.
Il y a les mots enfantins, sautillant comme autant d’écureuils, des mots nous aidant à retrouver nous-mêmes dans la clairière d’un jardin perdu.[5]
Il y a des mots de biais, réfractant nos questions tels les reflets d’un miroir, des mots hantés de mystères de labyrinthes et de rêves.[6]
Il y a des mots à l’allure d’ondes qui traversent les derniers refuges de l’histoire, arpentant tous les enfers et le cimetières du monde.
Il y a des mots au parfum de fleurs, rouges comme le sang des innocents, des mots s’épanouissant jusque sur les tombeaux pour nous rappeler l’injustice.[7]
Il y a des mots qui vont en couple ou en rime, qui nous racontent (joliment, en boucle) les mêmes histoires connues : « amour-fleur-cœur.» [8]
Au fond de tous les mots, au bout de l’horizon, vous trouverez les mots se sauvant dans le vent le vol fou [9] de mots minuscules se perdant dans l’espace d’une bulle de savon.
Pour en finir, refoulés qui sait où, il y a des mots tout à fait inventés qu’on n’a pas encore reconnus ni transcrits, et qui poussent pourtant, comme des poussins dans le nid, contre leurs coquilles.
Claudia Patuzzi
(Traduction de Giovanni Merloni)
[1] Carlo Levi [2] Vincenzo Consolo [3] Albert Camus et Jean Paul Sartre [4] Jacques Prévert et Giacomo Leopardi [5] Italo Calvino [6] Jorge Luis Borges [7] Primo Levi [8] Umberto Saba [9] Dante Alighieri
Le temps d’un instant, hélas le ciel est devenu noir, l’air, une plaque de verglas s’est alourdi de larmes sans espoir.
Suspendus sur les branches la tête cachée sous les ailes les oiseaux se sont tus quand soudain, au bout de l’étang un Cœur brisé a cessé d’animer par ses portes son sang.
Au secours ! Aux bords de l’univers, dans un tourbillon d’atômes vagabonds, Francis Royo a quitté ses vers !
Chez nous l’écho de sa voix de miel retentit dans le vol léger des pissenlits, dans la sève des arbres, à l’abri d’un ciel infini, effleurant, tel un rêve l’onde inconnue d’une mer mère.
Dans le noir sidéral il ne cesse guère de nous sourire, en voltigeant parmi les bribes acérées des firmaments en fuite en côtoyant, telle une étoile filante toutes les tragédies du monde.
D’un côté à l’autre du Cosmos elles dansent ses envies sublimes confiant aux amis plus intimes l’ élan généreux de ses mots :
« N’ayez pas peur de briser la surface ! Passez-vous de la nostalgie ! L’univers des poètes est bien loin de s’évanouir je vous y garderai une place pour ne pas mourir ! »
Claudia Patuzzi
N.B. J’avais écrit ces vers au lendemain de la disparition de Francis Royo. Je ne cesse d’être touchée par la beauté de ses poésies, dont je découvre au fur et à mesure de nouvelles merveilles, et j’avoue que la personnalité à la fois discrète et énergique de cet homme extraordinaire me manque énormément. Je demande donc pardon pour la simplicité de mes sentiments d’il y a un an que je laisse à leur abrupte spontanéité. C.P.
Traduction en français de Giovanni Merloni
4 réflexions à propos de “ Un ange pour Francis Royo ”
Aunryza dit: C’était un ange terrestre (les sans épées, les pacifistes) sa poésie (et son rebond ici) ne cesse pas de … m’élever.Réponse[Modifier le Commentaire]
Je n’oublie jamais le jardin fleuri de mon enfance, le chêne-liège plein de nœuds, le potager et la balançoire. Au-derrière, une pinède se détachait au bout d’un grand pré sauvage, rouge de coquelicots. Au fond, la longue bande bleue de la mer. Une grille verte renfermait ce paisible jardin en un cocon tranquille et parfumé. Combien de temps s’est-il passé depuis lors ?
Mais voilà qu’un cri profond et désespéré, tel un tonnerre, bien d’années depuis, a percé l’air et que de milliers de larmes ont recouvert les plages de notre monde en les transformant en lacs de glace, tandis que les gens, apeurés, se sauvaient vers le grand escalier montant…
C’était le cri furieux de la Nature…
Notre monde était un immense jardin fleurissant, un trésor irremplaçable.
Maintenant il peine à respirer. Les animaux et les abeilles disparaissent. Nous avons absolument besoin d’un vrai maître du jardin…
Claudia Patuzzi
Claudia Patuzzi, novembre 2009
(Publication transférée depuis « Décalages et métamorphoses », l’ancien blog de Claudia Patuzzi)
Réactions à la précédente publication du 5.07.2017 sur « Décalages et métamorphoses » de Claudia Patuzzi
De la naissance cubaine au milieu méditerranéen de la Riviera ligure, entre la campagne ancestrale et la Villa Meridiana, plantée d’avocatiers et de pamplemoussiers, Calvino tira sans doute cet amour inconscient pour l’action et le voyage, ce « complexe de l’Arioste », existentiel et familial avant que littéraire, qui constituera par la suite un des caractères primordiaux de sa poétique. Cette enfance mouvementée, sur un fond familial laïc, bourgeois, antifasciste, avec de lointains souvenirs maçonniques, se traduit, à travers l’exploration continuelle et mystérieuse des plantes et de la nature, dans le binôme tout calvinien imagination-regard ou, si l’on préfère, fable-réalité. En ce sens, l’enfance constitue une préhistoire poétique, une optique qui n’a rien à voir avec une mythologie ou une thématique décadente, mais annonce plutôt une méthode qui s’apparente à la loupe et à l’écran entre le moi et la réalité. La familiarité avec le roman anglais d’un Dickens ou d’un Stevenson et, en même temps, avec « l’air botanique » familial[1] caractérisent Calvino, qui cristallisera ces moments magiques et uniques, dans la définition de l’ « amour difficile »[2].
Entrée Villa Meridiana, Sanremo
Michel Foucault dans Les mots et les choses, analysant la métamorphose du climat intellectuel entre le seizième siècle et le Baroque, affirme que le concept de structure se forme parallèlement à la suprématie du « regard » comme “fonction privilégiée de connaissance, d’ordonnancement descriptif du monde sensible”[3]. « Le terme de “structure” est une notion qui s’élabore précisément dans la recherche des philosophes de la nature, en premier lieu des botanistes »[4], surtout dans l’analyse des formes des éléments dont un organe est composé, dans leur confrontation et dans la mesure de leurs rapports. En ce cas, la nature se présente comme un « complexe organique d’objets et de caractères (qu’on pense à un jardin botanique) qui équivaut à un livre »[5]. Dans quelques « amours difficiles »[6] en opposition au « regard botanique », préfiguration inconsciente de la future volonté rationaliste, le pôle fantastique fait office de contrepoint émotif, mais toujours dans un rapport harmonieux avec la nature. Dans cette atmosphère, enfants et hommes, animaux et plantes s’échangent les attributs témoignant de « la substance unitaire du tout, (…) l’infinie possibilité de métamorphose de ce qui existe »[7]. Ce rapport de totalité avec la nature, où l’opacité des choses est déjà ordonnée par un « regard », pourra être récupéré ensuite seulement artificiellement, à travers une technique narrative sui generis (la fable) et la création d’un style au niveau rationnel.
Torino, via Roma dans les années 40
À cette première phase, sur laquelle les témoignages manquent et où la future poétique agit comme humus naturel et inconscient, succède une autre : le moment de transition est senti par le jeune bourgeois comme un traumatisme déchirant. C’est par la participation active à l’irrationnel de la guerre que Calvino naît à la littérature néoréaliste et effectue une maturation soudaine, tant au niveau intellectuel qu’au niveau politique. L’expérience de la résistance constitue un tournant historique décisif, dont émerge une nouvelle figure d’intellectuel, engagé dans le sens gramscien et, ensuite, toujours problématique. Tel sera l’héritage culturel, en rien consolateur mais culturellement actif et militant, que le jeune étudiant ligure reçoit dans le Turin de la maison d’édition Einaudi et dans le Milan de l’hebdomadaire « Il Politecnico », dirigé par Elio Vittorini. L’abandon de la faculté d’Agriculture est parallèle au déchirement de l’harmonie infantile et au précoce sevrage intellectuel, effectué dans le milieu d’une culture « nouvelle », qui agit dans le « hic » et le « nunc », prenant exemple sur le stoïcisme de Pavese ou sur les « désespérés lucides » comme Gobetti et, surtout, Giaime Pintor.
“Politecnico” (n.1) dirigé par Elio Vittorini, Rome 29 settembre 1945
L’optique du regard devient explicite dans le roman-hommage à la Résistance –Le sentier des nids d’araignée- dans les brèves répliques finales entre Pin et le Cousin: « À les voir de près, les lucioles, dit Pin, c’est des bestioles dégoûtantes. -Oui, dit le Cousin, mais vues comme ça, elles sont belles. »[8] Cette “distance” est le prix que Calvino doit payer pour revenir à l’“avant” (le “jardin enchanté” de l’enfance) après la guerre civile.
Dans la fameuse recension de Pavese dans l’ « Unità », en octobre 1947, nous trouvons des mots éclairants comme « fable », « jeu », « grimper aux arbres », « esprit de l’Arioste ». De ce point de vue, l’accostage de Calvino vers un genre littéraire comme la fable-intellectuelle, apparemment discordante et désengagée dans le climat néoréaliste des années cinquante, ressemble fort à des retrouvailles fortuites avec la matrice botanique-méditerranéenne, mais chargée du pathos de la guerre et de la mort et, ensuite, mûrie au travers de l’apprentissage historico-philosophique turinois (par l’exemple d’un maître, spécialiste des « réformateurs » et des « hérétiques » du seizième siècle, comme Delio Cantimori); et c’est, en même temps, un soupir de soulagement et une libération de l’obsession romanesque à la fois grise et moralisante (l’échec des Giovani del Po[9]), de caractère plus spécifiquement néoréaliste.
La manière calvinienne de répondre à la «crise du roman» coïncide donc avec la recherche d’une structure objective mais en même temps épico-lyrique: la fable. Par cette manœuvre[10], accueillie non par hasard par la critique et par le public avec une certaine stupeur, Calvino révèle son caractère totalement provincial, caractéristique de celui qui, comme lui, n’aime pas se sentir « à l’étroit », mais ambitionne une « connexion plus vaste avec la culture mondiale ». L’adoption consciente de la nécessité d’un rapport dialectique entre intellectuel et réalité sociale se traduit, chez Calvino, par une tension profondément morale qui correspond, au niveau littéraire, à une narration « active », où la tension entre poésie et engagement se traduit par le « rythme » dynamique de la parole et du récit et, surtout par la médiation consciente de l’ironie[11]. Calvino a su recueillir, de la « crise » néo-réaliste politique, la composante la plus actuelle: ce lien indispensable entre intellectuel et histoire qui le poussera à adopter une « poétique du négatif », mais tenacement confiante dans le fait de changer la réalité (optimisme de la volonté) avec la raison (pessimisme de l’intelligence)[12].
Contre l’homme « hermétique » il propose un intellectuel de type objectif, capable de résister lucidement au « caractère terrible des choses réelles »: la réalité du suicide de Cesare Pavese, du silence poétique d’Elio Vittorini et de la fin du « Politecnico »; la réalité politique du succès de De Gasperi, de la guerre froide, du Plan Marshall jusqu’au coup d’état de Prague; la réalité désespérée de Samuel Beckett. Dans ce cadre, la logique de la fable est la logique géométrique de fer de la lutte, dont émane, à travers les « épreuves » auquel l’homme est soumis, une morale de résistance et de friction avec le négatif.
Autoportrait-caricature de Italo Calvino dédicacé à Piero Dentone
C’est justement à ce niveau que Calvino d’ « italien » devient « européen », pour affronter, à travers une littérature comme éducation dans l’histoire, son devoir d’ « écrivant » au sens où l’entend Barthes[13]. Il devrait être alors celui qu’on appelle l’homme « transitif », pour qui la parole constitue le véhicule et le moyen de la pensée, mais, en adoptant un genre littéraire comme la « fable intellectuelle », il semble vouloir rendre à la littérature son caractère de « fiction », où la parole acquiert sa résonance ambigüe et complexe. S’il a affirmé par la suite que la littérature consiste toujours dans la « fondation d’un style » -le fameux « pont » entre les mots et les choses -il se réserve jusqu’à aujourd’hui un espace autonome de jeu et d’action, toujours plus ample et infini, où le fil de l’intrigue s’amincit au fil de la plume, mais en introduisant dans la fiction la nécessité de la logique et donc du contrôle rationnel, il pose, inévitablement, cette juste médiation, distante mais pas trop, qu’est l’ironie. C’est dans cet équilibre médian que Calvino, intellectuel de gauche, apaise son désir fébrile d’engagement social: un «écrivant-écrivain», qui a appris à écrire le « pourquoi » du monde avec un « comment écrire » qui ne l’absorbe pas en l’annulant dans l’élégance formelle, mais plutôt l’ordonne dans cette « explication générale de la vie »[14] qu’est la fable. Si le schéma de base de la fable est géométrico-structural, sa morale pédagogique -triomphe du bien sur le mal- enseigne aux adolescents et aux hommes adolescents (les intellectuels d’aujourd’hui) à devenir « hommes » à travers les épreuves. Dans cette substance unitaire du tout, où le destin humain est présenté sous les aspects du possible, Italo Calvino essaie, au vingtième siècle, de réaliser l’« homme total », dans lequel idée et action, théorie et praxis, bien et mal, se rejoignent en un parfait équilibre.
Mais l’utopie du Baron rampant est située en équilibre entre un vicomte « pourfendu » et un chevalier « inexistant », alors que l’impitoyable « spéculation immobilière » de la riviera ligure, où l’intellectuel bourgeois en crise idéologique essaie de s’affranchir de son rôle dans le rapport entre entrepreneur et propriétaire immobilier, fait une doublure amère au paysage d’Ombrosa. Pessimisme de l’intelligence et optimisme de la volonté se révèlent inconciliables. L’intellectuel peut se travestir en chevalier, mais continue de fait, aujourd’hui plus que jamais, à vivre son conflit historique: « En tant que bourgeois c’est un parasite de la classe dirigeante, en tant qu’intellectuel il œuvre, sur le plan fonctionnel, contre celui qui lui fournit les moyens de vivre » [15].
“Le baron perché”, Seuil, Point, 2001 (dessin de Calvino)
Calvino se construit son « utopie », tant morale que littéraire: c’est la rationalité de Candide, le rythme de l’Arioste, le «phalanstère» linguistique de Fourier, le tout sur fond de la morale voltairienne de « cultiver notre jardin »[16]. C’est une phrase utopique qui, confrontée avec les angoisses modernes peut avoir une résonance égoïste et bourgeoise, mais de grande fortune: presque un proverbe moderne, anti-manichéen, où l’homme, qui n’est plus suspendu entre les pôles transcendantaux du bien et du mal, se limite finalement à lui-même et à ce qu’il peut faire. Dans l’introduction de Candide, la célèbre phrase de Voltaire se prolonge dans celle moderne d’Italo Calvino: « les vrais choix de l’homme d’aujourd’hui” partent tous d’“une morale de l’engagement pratique, responsable, concret »[17]. De ce sens de la limite, de l’action réalisable dans le contexte de ses propres possibilités, en rapport à une morale de soutien, vient aussi l’autre aspect, cette fois exprimé au niveau purement littéraire, de l’action imaginative, du rythme narratif, de l’espace toujours plus infini. L’encyclopédique Voltaire et «l’Arioste des utopistes»[18], tous deux fils du dix-huitième siècle, reflètent deux niveaux qui communiquent entre eux: le niveau de la raison, comme attitude éthique et volontariste, et le niveau du langage, ouvert, dialogique circulant entre « bi-univers » et « tri-univers »[19]. La passion de l’Arioste se traduit en impatience spatiale et temporelle, en désir de « mouvement errant »[20] au-delà des limites; l’image de la forêt et du château prend la forme du lieu de la recherche, métaphore cinétique de la tension morale, de l’inquiétude des «rares hommes justes: limités et justes, justes car limités… à ce point liés à leur état d’incertitude qu’ils ne le veulent changer avec aucun autre », comme Calvino le dira par la suite[21]. Avec la fable, Calvino éprouve ainsi, sur le plan de la logique, une littérature comme champ privilégié de la « fiction » et du possible, comme rythme et mouvement et réalisation poétique d’un credo moral.
Mais la période « utopique » est brève: au seuil des années soixante, devant l’« océan de l’objectivité », le « magma » et la nausée des choses, fruit du boom économique néocapitaliste, devant l’univers unidimensionnel produite par l’aliénation de la nouvelle idéologie multinationale, Calvino réagit publiquement, confirmant son exigence de faire une mise au point sur la réalité contemporaine[22]. Il répond au nouveau chaos et à la logique du « labyrinthe » avec un tournant littéraire décisif, expression et conséquence d’une désillusion idéologique ou, comme il aime lui-même à la définir, « une crise de l’esprit révolutionnaire ». Les démissions du parti communiste en 1957 témoignent de la « défiance envers l’idéologie » qui animera une partie de la littérature des années soixante, à partir des événements de Hongrie jusqu’à l’explosion de soixante-huit. On s’approche toujours davantage de la « mort » de la littérature et de l’art, tandis que la culture perd, durant la contestation, une bonne partie de son caractère sacré. Pour Calvino, la « crise de l’esprit révolutionnaire » vient surtout du manque de confiance dans l’histoire, dont le sens ne trouve plus désormais sa justification dans le lien indissoluble et constructif avec la raison. L’histoire unidimensionnelle et magmatique semble, au contraire, annuler le moi dans la capacité de l’homme à « se faire » transcendant: « connaître le monde et le changer ». Aujourd’hui, « il semble que ce soit perdu tout rapport entre les deux termes », « les choses (la grande politique des deux systèmes de forces opposées, américain et soviétique, et par la suite aussi le tiers-monde) avancent toutes seules »[23]. La réponse calvinienne, en polémique avec les néo-avant-gardes, est claire et nette: littérature de la conscience contre littérature de l’objectivité (le « regard » vide de Robbe-Grillet); obstination sans illusion ni volonté de différence; ne pas s’imaginer trouver un équilibre de type classique; méfiance quant au labyrinthe « qui vise à avoir un plan (connaissance) du labyrinthe (chaos des connaissances perspectives et du monde) le plus détaillée possible »[24]. C’est seulement ainsi qu’on peut continuer à espérer dans le pouvoir déterminant de la culture.
Italo Calvino (années 80)
La journée d’un scrutateur constitue l’exemplum paradigmatique d’une telle crise historico-idéologique: la conscience des choses, à laquelle assiste l’intellectuel Amerigo Ormea, se change progressivement, devant l’humanité déshumanisée du Cottolengo de Torino, monde anhistorique et atemporel en friction avec la mission politique, en un haut débat intérieur, où tout se traduit par une problématique générale sur les questions existentielles de l’homme. « Le dernier héritier anonyme du rationalisme du dix-huitième siècle » se perd, entre les antinomies éternelles de la vie et de la mort, du beau et de l’horrible, dans l’impuissance de l’histoire et de la raison. La poésie hautement dramatique de la Journée vient de l’approche progressive, dans la lutte continuelle du doute, de l’humain: c’est la découverte de l’homo faber, l’artisan privé de mains capable de recommencer à zéro, gagnant avec la seule force de sa ténacité et de sa foi ignare, les « mauvaises mutations biologiques ». Cette troisième phase, dont le Cottolengo constitue la perception désespérée et lucide du non-humain et du non-sens de l’histoire, coïncide avec le déménagement définitif à Paris et avec le passage de la logique et l’histoire, justement, de la deuxième phase «utopique», à la prélogique et à la préhistoire. Calvino répond à la déception historique par la tentative courageuse de « refaire » l’histoire, d’atteindre une nouvelle et vierge harmonie entre l’homme et la nature en recommençant à zéro.
Couverture de “Le cosmicomiche”, Einaudi, Torino, 1965
Avec Cosmicomics et Temps zéro, la confiance en l’histoire est réaffirmée dans la possibilité de réinventer une perspective de signifiés avec la même joyeuse adhérence aux choses, justement dans l’homme primitif: Qfwfq est l’ancêtre de l’homosignificans, de l’homme fabriquant de sens qui essaie de fixer avec le « signe » l’infinité chaotique du temps et de l’espace. Il s’agit d’un humanisme qui a dépassé les limites des lumières pour sauter d’un coup le continuum historique, se placer dans le cosmos et reconstruire, dans le jeu-fiction de la littérature, la ville de l’homme entier. Le passage de la logique à cette prélogique est facilité par le caractère atemporel et anhistorique de la fable elle-même, dont la «vérité» plus profonde apparaît dans le timbre patriarcal de la fable mythique, comme voix épique et anonyme de la tribu et de l’humanité. En ce sens l’expérience avec le non-humain du Cottolengo et sa réhabilitation à travers la pietas (entendue au sens rousseauiste comme identification à un autre être vivant) permet à Calvino de remplacer la raison historique, et pour cela limité, d’un point de vue général, dépouillé de toute résonance sociale, à travers lequel saisir ce passage fondamental de l’animalité à l’humanité, de la nature à la culture, du sentiment à la raison. La tension morale née de la rencontre de l’intellectuel avec la réalité, qui touche son point le plus dramatique dans la Journée, se traduit désormais dans le choix de la littérature comme champ spécifique d’action et d’intervention, donnant à la parole le privilège de sous-entendre dans sa force logico-ambigüe la foi calvinienne en l’histoire et en l’homme. La pitié et l’amour, mais aussi la crise idéologique, ont généré une dépersonnalisation, une voix collective et universelle dont l’essence consiste dans le son métallique et récurrent des mots, qui se chevauchent de manière incessante pour créer une étiologie compliquée du cosmos et de l’univers. Il ne s’agit plus de l’inconscient « regard botanique » de l’enfance ou de la « structure rationnelle » de la fable, superbe mise au point du point de rencontre entre réalité et imagination: la distance qui sépare le très vieil ancêtre des Cosmicomics et de Temps zéro de l’homme malheureux du vingtième siècle, est d’autant moins mesurable que la vision qu’il nous communique est claire et subtile. Cette distance, qui fait tout un avec la construction linguistique du livre à travers le heurt des paroles, modernes, archaïques, scientifiques, sanglots onomatopéiques, formules mathématiques, agit comme une loupe puissante dont le grossissement du monde biologique et cosmologique est minutieusement identifié. Rien de ce chaos n’est négligé et perdu. Avec le prétexte du jeu, notre ancêtre ordonne systématiquement, comme un dieu domestique et espiègle, à travers la vérification d’innombrables hypothèses, l’univers asémantique et vivant des origines. L’autonomie littéraire et le caractère expérimental des œuvres les plus spécifiquement « françaises » témoignent du rapport engagé avec le structuralisme linguistique de Roland Barthes et anthropologique de Claude Lévi-Strauss, avec l’antihistoricisme de Maurice Blanchot jusqu’à aborder la sémiologie du récit et la matrice d’origine sud-américaine et méditerranéenne : Calvino s’apaisera dans le binôme Arioste-Borgès.
Ingres : Roland Furieux, chant X, Roger sauve Angelica
S’étant situé à mi-chemin, médiateur raffiné et attentif, entre la culture latino-américaine et française d’une part et la culture italienne de l’autre, il préfère chercher personnellement, dans des œuvres et des auteurs qui lui sont les plus proches, cette « moelle de lion » dont il se faisait le stoïque et volontaire interprète en 1955. Plutôt que de devenir « un des nombreux mandarins qui courent derrière l’actualité et donnent des jugements définitifs sur tout »[25], il se contente d’une position critique et vigilante riche en sollicitation venue du « différent », d’une culture mondiale extra-européenne. La traduction des Fleurs bleues de Raymond Queneau lui fait retrouver le sens de l’absurde et le rythme du Candide voltairien, la tension active entre réalité et imagination, où le temps et l’histoire ne connaissent pas de barrières chronologiques et spatiales. L’édition du Roland furieux, qu’il dirige juste après pour les éditions Einaudi, lui donne l’occasion de se nourrir ultérieurement de vieilles humeurs et de nouveaux stimuli, pour révéler cette « actualité » du texte, qui n’est autre chose que la traduction littéraire de son autre tendance: celle de saisir dans le présent l’actualité la plus vivante. Si le Roland fut pendant trente ans la vraie vie de l’Arioste[26], l’ « âme de l’Arioste » chez Italo Calvino se traduit par différentes solutions littéraires, dont le mouvement souterrain consiste dans le rapport dialectique de l’intellectuel bourgeois avec la réalité contemporaine, rapport dont la tension risque de se traduire par un « labyrinthe interminable », en erreurs parfois plus importantes que le «lointain objectif final»[27].
“Le città invisibli”, Einaudi, Torino, 1972 (Magritte: « Le Château des Pyrénées »)
Avec Les villes invisibles Calvino, désormais pleinement conscient du caractère transitoire de notre époque, l’époque de passage caractéristique, de décalage entre une raison historicisante et une réalité toujours plus fluide, veut accomplir un voyage à rebours dans la mémoire de l’homme, dans la recherche d’un « objectif » humain plus large et anonyme: le destin unique, tant chanté par l’Argentin Borges, qui chez l’écrivain ligure se traduit par le retour à la ville de l’enfance. Le mythe borgésien du « labyrinthe », déjà préfiguré par Calvino dans la passion originaire pour l’Arioste, expérimenté au niveau existentiel dans le chaos de la guerre et, ensuite, dans la tension intérieure entre poésie et engagement, devient, dans Le château des destins croisés, le symbole de la recherche continuelle et persévérante, d’une logique du doute qui subit les contraintes des lois d’airain du récit.
Du « provincial à la conquête du monde »[28], du jeune Calvino désireux de « s’exprimer » dans le vif climat idéologique qu’il s’est créé dans les années d’après-guerre, vingt années ont passé désormais. Le Calvino plus mûr se découvre, dans son intimité, plus désenchanté, plus désespérément lucide qu’avant. Il sait bien, désormais, que l’homme sage et guerrier « dans chaque chose qu’il fait et qu’il pense »[29] est seulement possible sur le papier: en effet, la tension continuelle de l’intellectuel qui se réfère à la réalité demeure. La condition de « pourfendus », c’est-à-dire la crise permanente de l’intellectuel, suspendu entre la réalité d’un côté et la littérature -en voir d’extinction- de l’autre, est l’unique vérité à vivre et à observer stoïquement. Bien que l’écrivain aime à se définir comme un « jongleur » ou un « illusionniste »[30], sa foi éclairée dans l’Histoire et dans l’Homme continue malgré tout dans un « dix-huitième siècle qui va bien au-delà de ses limites temporelles (…) situé au milieu du projet de construction cosmogonique qui vient de la Renaissance, de Giordano Bruno, de plus loin encore: l’homme participe avec son imagination et son travail d’auto-construction continuelle de l’univers » [31].
Claudia Patuzzi
“Le banc public de Sanremo”, 1942. Le premier à gauche est Eugenio Scalfari, le deuxième sur la droite est Italo Calvino.
Lettre de Calvino à Claudia Patuzzi (17.01.1977) – cliquer pour agrandir
Les photos 1, 2, 3, 5, 8, 12 viennent de “Italo Calvino, biografia per immagini” par les soins de Fabio Pierangeli et Patrizio Barbaro, Edizioni Paravia, Torino, 1995
Claudia Patuzzi
Publié dans “Nuova Antologia”, n° 2105 – Mai 1976 – Rome. Traduction de l’italien par Olivier Favier.
[1] Son père fut en effet l’agronome de San Remo et, par la suite, professeur chargé d’agriculture tropicale à la Faculté d’agronomie de l’Université de Turin; sa mère fut assistante de botanique à l’Université de Pavie. La “Villa Meridiana” à San Remo a été pour Calvino ce que fut pour Borges le “jardin botanique”.
[2] C’est sous ce nom qu’Italo Calvino a rangé quelques récits, entre fable et réalisme, écrits dans une période allant de 1946 à 1958.
[3] Michel Foucault, Classer, chap.V, in Les mots et les choses, Paris, Gallimard, 1966 pp.148-155 ; voir aussi Ezio Raimondi, Verso il realismo, in Il romanzo senza idillio, Einaudi, Torino, 1974, pages 7-8.
[6] « Gros poissons, petits poissons », « Un après-midi Adam », « Un bateau plein de crabes », « Le jardin enchanté », in, I.C. Romans, nouvelles et autres récits 1, Paris, Seuil, 2006..
[7] Voir la. préface à Fiabe italiane, Einaudi, Turin, 1956. Traduite dans I.C. , Défis aux labyrinthes 2, Paris, Seuil, 2003.
[9] Roman de 1951, jamais traduit en français (Ndt).
[10]Le vicomte pourfendu sort en Italie en 1953, aux éditions Einaudi, sur proposition d’Elio Vittorini.
[11] Voir Robert Klein, Le thème du fou et l’ironie humaniste, in La forme et l’intelligible, Paris Gallimard, 1983 , pp. 477-97 : « L’ironie est ce détachement progressif de la densité opaque des choses, commencé avec l’humanisme et constituant un point de passage obligatoire pour atteindre le cogito ».
[12] Voir « La moelle du Lion », in Défis 1, cit. Ces notions font référence à une célèbre formule d’Antonio Gramsci, que lui-même avait puisé chez Romain Rolland (Ndt).
[13] Cfr. Roland Barthes, Écrivains et écrivants, in Essais critiques, Seuil, Tel Quel, 1964.
« Quiconque aujourd’hui voulait retrouver les restes de la pauvre Regard devrait chercher ses reliques dans les églises des campagnes françaises. Encore aujourd’hui, par un rite solennel, on célèbre, le jour du premier mai, la tiédeur du soleil, en décorant un arbre planté dans la terre fraîche. C’est l’arbre de Regard… Sur ce lopin de terre son squelette s’est effrité pour se transformer en une silice précieuse, qui nourrit l’humus de fécondes réincarnations pleines de vie et de sève, tandis qu’un parfum embaume l’air qu’il sature de gingembre et de muscat de Damas, qu’elle aimait tant. Où es-tu Regard ? Où est ton portrait ? Où as-tu jeté ta tresse ? Où se cache ton ange gardien ? Chaque année, à Pâques, des enfants célèbrent leur première confession autour d’un poirier sur lequel les pénitents, désormais absous par l’acte de contrition, placent un ruban bleu. Certaines églises sont alors imprégnées d’une odeur de gingembre et de muscat de Damas, dont personne n’imagine la provenance. Nous seuls connaissons le secret de ces parfums. C’est elle qui revient ! C’est elle qui respire ! Ce sont les paroles magiques de Regard qui, telle une dryade des bois, hante maintenant les arbres, les feuilles, les racines et les herbes aromatiques. C’est elle qui s’écrie :
— La vie est à moi !
Sa petite voix presque inaudible se fond avec les voix, graves et sonores de Marie-Madeleine et de la sainte Geneviève, qui répètent en écho : — La vie est à moi ! Il faut donc prendre garde de ne pas couper un arbre ! Il saignerait et l’âme de Regard s’envolerait sous la forme d’un merle, d’un rouge-gorge ou d’un rossignol, qui ne pourrait s’empêcher de chanter : — Vita mea est, vita mea est ! — VITA MEA EST VITA MEA EST ! répéteraient en chœur les cigales en été. C’est ainsi que les parasites dévorent le liège des chênes séculaires. C’est ainsi que peut mourir une petite prostituée analphabète effleurée par la lumière de la philosophie… »
Claudia Patuzzi, La rive interdite, L’Harmattan, 2020
Le premier mot que j’ai entendu a été : « attention ! » J’étais dans une rue que je ne connaissais pas du tout. J’étais en train de rouler lentement sur le trottoir parmi des arbres étranges (des jambes ?) se mouvantà vitesse vertigineuse. Une jungle entrelacée et sauvage. Rien de particulier ne s’est passé, jusqu’au moment où ils m’ont entraîné dans leurs branches, m’empêchant d’avancer. Mais, je ne sais pas dire comment, j’ai réussi à me dégager de leur étreinte. Pourtant, j’étais obligé de porter ma maison sur mes épaules… Quelques secondes après, je roulais comme avant, la tête basse, m’attachant à ces pattes immenses, quand des petits lacs (des flaques ?) vastes comme l’océan, se sont profilés en face de moi, me barrant le passage. Pas du tout résigné, j’ai cherché à glisser de l’autre côté, mais une ombre obscure risquait de tomber sur moi, avant que je puisse m’enfuir au-delà du trottoir. Impossible de l’éviter : cette chose sombre et dure (une semelle ?) est tombée sur ma tête en m’anéantissant. Tout de suite après, je me suis vue, écrasée sur le gravier. Je n’étais qu’une petite trace gluante, pareille à une goutte de lait caillé, qu’un bébé pouvait bien avoir rejetée et qu’effectivement un chien lécha, avant de frotter ses naseaux sur moi, ou, pour mieux dire, sur mes pauvres restes. Tout semblait perdu, quand, voilà, j’ai repris mes forces. D’un bond, j’ai regagné le trottoir, et j’ai repris mon roulementopiniâtre, plus vite qu’avant. J’étais devenu un autre être, sûr de soi, roulant et zigzaguant en souplesse avec des autres, en quête de je ne sais quoi… « Attention ! il y a un escargot sur le trottoir ! » cria une voix à tue-tête en m’indiquant.
Dessin de Ronald Searle (Garzanti, 1973)
J’ai eu seulement le temps de me déplacer d’un millimètre et de me réfugier dans ma coquille, puis tout est devenu obscur.
N.B. Voilà ce qui se passe lorsqu’on va trop vite ! On doit faire attention, les choses ne sont pas toujours comme elles apparaissent.
Non semper ea sunt, quae videntur (Fedro, Fables, IV, 2,5)
Heureux l’homme qui a atteint le port, Ayant laissé derrière lui les mers et les tempêtes, Ses rêves déjà morts ou jamais nés, Et s’assied boire au bistrot de Brème, Auprès de la cheminée, avec bonne paix. Heureux l’homme devenu une flamme éteinte, Heureux l’homme devenu le sable de l’estuaire, Ayant déposé son charge et nettoyé son front, Et repose aux marges du chemin. Il n’a pas de crainte ni d’espoir ou d’attente, Mais il regarde fixement le soleil qui se couche.
Vous qui vivez sûrs Dans vos maisons tièdes, Vous qui rentrant au soir trouvez Le ciel chaud et des visages amis :
Jugez si c’est un homme Celui qui travaille dans la boue Qui ne sait pas ce que c’est la paix Qui lutte pour un demi pain Qui meurt pour un oui ou pour un non. Jugez si c’est une femme, Celle qui n’a pas de cheveux ni de nom Qui n’a plus la force de se souvenir Les yeux vides et le ventre froid Telle une grenouille en hiver.
Réfléchissez que cela est arrivé : Je vous consigne ces mots. Sculptez-les dans votre coeur Demeurant à la maison marchant dans la rue Vous couchant vous levant ; Répétez-les à vos enfants.
Ou alors que votre maison se défasse, Que la maladie vous empêche, Que vos nés détournent de vous leur visage.
Primo Levi (Traduction de Giovanni Merloni)
(1) Primo Levi, L’approdo Felice l’uomo che ha raggiunto il porto,/ Che lascia dietro di sè mari e tempeste,/ I cui sogni sono morti o mai nati,/ E siede a bere all’osteria di Brema,/ Presso al camino, ed ha buona pace./ Felice l’uomo come una fiamma spenta,/ Felice l’uomo come sabbia d’estuario,/ Che ha deposto il carico e si è tersa la fronte,/ E riposa al margine del cammino./ Non teme né spera né aspetta,/ Ma guarda fisso il sole che tramonta.
(2) Primo Levi, Considerate se questo è un uomo Considerate se questo è un uomo/ Voi che vivete sicuri/ Nelle vostre tiepide case,/Voi che trovate tornando di sera Il cielo caldo e visi amici :// Considerate se questo è un uomo/ Che lavora nel fango/ Che non conosce pace/ Che lotta per mezzo pane/ Che muore per un sì o per un no./ Considerate se questa è una donna,/ Senza capelli e senza nome/ Senza più forza di ricordare/ Vuoti gli occhi e freddo il grembo/ Come una rana d’inverno.// Meditate che questo è stato Vi comando queste parole./ Scolpitele nel vostro cuore/ Stando in casa andando per via/ Coricandovi alzandovi ;/ Ripetetele ai vostri figli.// O vi si sfaccia la casa,/ La malattia vi impedisca,/ I vostri nati torcano il viso da voi.
Le 11 février de ce froid 2017, lors d’un moment de mauvaise humeur, tandis que j’étais en train de ranger mon bureau et son chaos assez coriace, j’ai trouvé, parmi plusieurs coupures de journal, l’image (1) d’un petit éléphant essayant avec peine de dégager ses pattes juvéniles d’un pantalon gris tout chiffonné. Tout d’un coup, j’ai eu l’impulsion irrésistible de faire un collage : dans ses yeux jeunes, il y avait quelque chose qui me donnait une profonde sérénité ainsi qu’un formidable bien-être… De quoi s’agissait-il, au juste ? J’ai compris ensuite qu’il y avait en lui un manque absolu d’agressivité : son regard, en contraste avec son poids, était léger et doux comme celui d’un enfant ! Combien différent et éloigné vis-à-vis des regards enragés ou malheureux de notre « temps méchant » ! Automatiquement, sans réfléchir, j’ai filé prendre un cahier que je n’ouvrais pas depuis trois ans, où je garde jalousement des fleurs et des petites plantes séchées de Bretagne et Saint-Malo. C’était comme si le petit éléphant voulait m’y conduire avec la joie naïve de ses yeux, avec son « étrange légèreté ». Dans le cahier, j’ai trouvé deux feuilles séchées : sur la pointe de la trompe, j’ai posé une feuille ronde, ressemblant à une hostie, ayant une branche subtile et légère pour accompagner dignement le geste subtil et léger du petit éléphant ; à ses pieds, j’ai posé une autre feuille dentelée et finement ourlée, plus grande, ayant la couleur chaude de l’automne. Puis, j’ai pris une autre petite plante séchée, longue et étroite, riche de petites fleurs violettes… Et voilà, mon petit éléphant prend vie, petit à petit, au milieu des couleurs, avec un melon noir sur la tête que je lui ai dessiné ! Avec quel résultat ? Chaque fois que je le regarde, je suis heureuse. Ce vieux pantalon humain, chiffonné et gris, ce n’est qu’un vieux et lourd placenta dont on doit se libérer pour retrouver au fond de nous-mêmes la simplicité de la vie, sa saveur toujours neuve même si souvent elle est amère !