Je n’oublie jamais le jardin fleuri de mon enfance, le chêne-liège plein de nœuds, le potager et la balançoire. Au-derrière, une pinède se détachait au bout d’un grand pré sauvage, rouge de coquelicots. Au fond, la longue bande bleue de la mer. Une grille verte renfermait ce paisible jardin en un cocon tranquille et parfumé. Combien de temps s’est-il passé depuis lors ?
Mais voilà qu’un cri profond et désespéré, tel un tonnerre, bien d’années depuis, a percé l’air et que de milliers de larmes ont recouvert les plages de notre monde en les transformant en lacs de glace, tandis que les gens, apeurés, se sauvaient vers le grand escalier montant…
C’était le cri furieux de la Nature…
Notre monde était un immense jardin fleurissant, un trésor irremplaçable.
Maintenant il peine à respirer. Les animaux et les abeilles disparaissent. Nous avons absolument besoin d’un vrai maître du jardin…
Claudia Patuzzi
Claudia Patuzzi, novembre 2009
(Publication transférée depuis « Décalages et métamorphoses », l’ancien blog de Claudia Patuzzi)
Réactions à la précédente publication du 5.07.2017 sur « Décalages et métamorphoses » de Claudia Patuzzi
Heureux l’homme qui a atteint le port, Ayant laissé derrière lui les mers et les tempêtes, Ses rêves déjà morts ou jamais nés, Et s’assied boire au bistrot de Brème, Auprès de la cheminée, avec bonne paix. Heureux l’homme devenu une flamme éteinte, Heureux l’homme devenu le sable de l’estuaire, Ayant déposé son charge et nettoyé son front, Et repose aux marges du chemin. Il n’a pas de crainte ni d’espoir ou d’attente, Mais il regarde fixement le soleil qui se couche.
Vous qui vivez sûrs Dans vos maisons tièdes, Vous qui rentrant au soir trouvez Le ciel chaud et des visages amis :
Jugez si c’est un homme Celui qui travaille dans la boue Qui ne sait pas ce que c’est la paix Qui lutte pour un demi pain Qui meurt pour un oui ou pour un non. Jugez si c’est une femme, Celle qui n’a pas de cheveux ni de nom Qui n’a plus la force de se souvenir Les yeux vides et le ventre froid Telle une grenouille en hiver.
Réfléchissez que cela est arrivé : Je vous consigne ces mots. Sculptez-les dans votre coeur Demeurant à la maison marchant dans la rue Vous couchant vous levant ; Répétez-les à vos enfants.
Ou alors que votre maison se défasse, Que la maladie vous empêche, Que vos nés détournent de vous leur visage.
Primo Levi (Traduction de Giovanni Merloni)
(1) Primo Levi, L’approdo Felice l’uomo che ha raggiunto il porto,/ Che lascia dietro di sè mari e tempeste,/ I cui sogni sono morti o mai nati,/ E siede a bere all’osteria di Brema,/ Presso al camino, ed ha buona pace./ Felice l’uomo come una fiamma spenta,/ Felice l’uomo come sabbia d’estuario,/ Che ha deposto il carico e si è tersa la fronte,/ E riposa al margine del cammino./ Non teme né spera né aspetta,/ Ma guarda fisso il sole che tramonta.
(2) Primo Levi, Considerate se questo è un uomo Considerate se questo è un uomo/ Voi che vivete sicuri/ Nelle vostre tiepide case,/Voi che trovate tornando di sera Il cielo caldo e visi amici :// Considerate se questo è un uomo/ Che lavora nel fango/ Che non conosce pace/ Che lotta per mezzo pane/ Che muore per un sì o per un no./ Considerate se questa è una donna,/ Senza capelli e senza nome/ Senza più forza di ricordare/ Vuoti gli occhi e freddo il grembo/ Come una rana d’inverno.// Meditate che questo è stato Vi comando queste parole./ Scolpitele nel vostro cuore/ Stando in casa andando per via/ Coricandovi alzandovi ;/ Ripetetele ai vostri figli.// O vi si sfaccia la casa,/ La malattia vi impedisca,/ I vostri nati torcano il viso da voi.
Le 11 février de ce froid 2017, lors d’un moment de mauvaise humeur, tandis que j’étais en train de ranger mon bureau et son chaos assez coriace, j’ai trouvé, parmi plusieurs coupures de journal, l’image (1) d’un petit éléphant essayant avec peine de dégager ses pattes juvéniles d’un pantalon gris tout chiffonné. Tout d’un coup, j’ai eu l’impulsion irrésistible de faire un collage : dans ses yeux jeunes, il y avait quelque chose qui me donnait une profonde sérénité ainsi qu’un formidable bien-être… De quoi s’agissait-il, au juste ? J’ai compris ensuite qu’il y avait en lui un manque absolu d’agressivité : son regard, en contraste avec son poids, était léger et doux comme celui d’un enfant ! Combien différent et éloigné vis-à-vis des regards enragés ou malheureux de notre « temps méchant » ! Automatiquement, sans réfléchir, j’ai filé prendre un cahier que je n’ouvrais pas depuis trois ans, où je garde jalousement des fleurs et des petites plantes séchées de Bretagne et Saint-Malo. C’était comme si le petit éléphant voulait m’y conduire avec la joie naïve de ses yeux, avec son « étrange légèreté ». Dans le cahier, j’ai trouvé deux feuilles séchées : sur la pointe de la trompe, j’ai posé une feuille ronde, ressemblant à une hostie, ayant une branche subtile et légère pour accompagner dignement le geste subtil et léger du petit éléphant ; à ses pieds, j’ai posé une autre feuille dentelée et finement ourlée, plus grande, ayant la couleur chaude de l’automne. Puis, j’ai pris une autre petite plante séchée, longue et étroite, riche de petites fleurs violettes… Et voilà, mon petit éléphant prend vie, petit à petit, au milieu des couleurs, avec un melon noir sur la tête que je lui ai dessiné ! Avec quel résultat ? Chaque fois que je le regarde, je suis heureuse. Ce vieux pantalon humain, chiffonné et gris, ce n’est qu’un vieux et lourd placenta dont on doit se libérer pour retrouver au fond de nous-mêmes la simplicité de la vie, sa saveur toujours neuve même si souvent elle est amère !
Une femme se regarde dans la glace et, immédiatement, devant elle, une autre femme, identique, se détache nettement contre l’arrière-plan sombre comme la nuit : c’est le « miroir noir » de son moi secret.
Le miroir « blanc » et le miroir « noir » sont les deux faces de notre « moi ».
Le miroir blanc est clair, direct, extérieur et limpide comme une paroi blanche qui sans attendre se lève dans les regards superficiels et dans les jugements hâtifs et rapides des autres. Le miroir noir reflet l’aspect caché de notre « moi » — le plus intime et secret — qui mûrit dans le devenir multiforme du temps et qu’on devine, parfois, grâce à d’étranges affinités. Les deux miroirs, le noir et le blanc — chacun étant le « recto » ou le « verso » de l’autre — dépendent l’un de l’autre comme deux amis-ennemis inséparables. Le premier, blanc, c’est la façon que nous adoptons pour nous montrer aux autres, c’est-à-dire comme nous nous habillons, parlons ou sourions ; le deuxième, noir, à la fonction de nous montrer comme nous voulons que les autres nous voient : un masque pour nous protéger ou alors une invention. Les deux images-miroir sont les deux faces de notre « moi ».
Une femme se regarde dans la glace et, immédiatement, devant elle, une autre femme, identique, se détache nettement contre un arrière-plan sombre comme la nuit : c’est le « miroir noir » de son moi secret… de ses pensées cachées, de ses désirs irréalisables, de ses doutes… et de ses rêves.
Il y a pourtant un troisième type de masque-miroir qui nous poursuit toujours, jusqu’au bout : la silhouette obscure et silencieuse de notre ombre…
Maintenir les hommes dans une constante insatisfaction d’eux-mêmes…
L’écrivain péruvien Mario Vargas Llosa (« La tante Julia et le scribouillard », « La Maison verte »…) avec le Colombien Gabriel Garcia Marquez (« Cent ans de solitude ») et la Chilienne Isabel Allende (« La maison aux esprits », « Paula »…) ont été et seront toujours, pour moi, un trio fascinant et inséparable ainsi que des compagnons de vie capables de « tisser » des histoires envoûtantes et douloureuses au sujet de leurs pays : une espèce de « scanner » magique apte à dévoiler l’essence de tout être humain, dans le bien et dans le mal, dans la raison et dans la folie, une psychanalyse du Pérou et de la société latino-américaine par le biais de mots que je ne cesse pas d’avaler comme s’ils étaient fondus dans le chocolat amer….
Ce dessin au crayon de Mario Vargas Llosa jaillit d’une photo de l’écrivain péruvien parue lundi 7 mars 2016 sur Libération (1) soigneusement gardée dans un classeur. D’un coup, hier, la photo a repris vie et ma main est partie toute seule : d’abord, le contour du visage ; ensuite les cheveux, enfin les yeux noirs comme de la poix, à peine visibles sous les poids des paupières… comme si je connaissais depuis longtemps ce visage et ces yeux sombres et pensifs. Voilà un extrait de son discours en l’occurrence du Prix Romulo Gallegos, en 1967. Des mots qui ont fait sursauter mon cœur : « La mission de la littérature est d’agiter, inquiéter, alarmer, maintenir les hommes dans une constante insatisfaction d’eux-mêmes… Plus les écrits d’un auteur sont durs pour son pays, plus intense sera la passion qui unit l’un à l’autre. Car, dans le monde de la littérature, la violence est une preuve d’amour. » (2)
Claudia Patuzzi
(1) L’article sur « Libération » a été traduit de l’espagnol par Philippe Lançon. (2) Les œuvres romanesques de Vargas Llosas, sous la direction de Stéphane Michaud, ont été réunies dans la « Pléiade » par Gallimard (2 tomes) et traduites de l’espagnol par Albert Bensoussan, Anne-Marie Casé et Bernard Lesfargues.
Yves Bonnefoy, dessin de Claudia Patuzzi, cliquer l’image pour agrandir.
Les rainettes, le soir
I
Rauques étaient les voix Des rainettes le soir, Là où l’eau du bassin, coulant sans bruit, Brillait dans l’herbe.
Et rouge était le ciel Dans les verres vides, Tout un fleuve la lune Sur la table terrestre.
Prenaient ou non nos mains, La même abondance. Ouverts ou clos nos yeux, La même lumière.
II
Ils s’attardaient, le soir, Sur la terrasse D’où partaient les chemins, de sable clair, Du ciel sans nombre.
Et si nue devant eux Était l’étoile, Si proche était ce sein Du besoin des lèvres
Qu’ils se persuadaient Que mourir est simple, Branche écarté pour l’or De la figue mûre. (1)
Yves Bonnefoy
(1) Les planches courbes, La Pluie d’été, Poésie/Gallimard, Mercure de France, 2001, p. 11.
Merci à Tamel ou Aunryz (@aunryz) pour cette belle « incrustation », où les vers d’Yves Bonnefoy s’appuient sur mon esquisse… J’en suis vraiment touchée !
Ce croquis a pointé à l’improviste, dans un petit carnet envahi par des notes, des noms, des listes pour les courses. D’abord, j’ai dessiné la porte, puis l’escalier, enfin ces personnages jaillissant de partout. Nos immigrés ! Le rouge représente la vie, la rencontre et l’échange, tandis que le noir c’est la peur, la méfiance et l’incertitude…
Un matin comme les autres. Le bruit du boulevard bat son tam-tam sur les vitres ; les piétons frétillent rapides ; l’air est humide tandis que le ciel a la couleur du lait… « Je dois absolument partir en voyage, mais où ? » La sonnette me fait sursauter. C’est un signal fort et déterminé, péremptoire même… mais qui peut être à cette heure ? J’ouvre la porte… « Mon Dieu ! » « Oui, c’est moi ! » Un homme grand à l’étrange valise trône sur le seuil. Une masse de cheveux gris, ébouriffés, complétée par une barbe touffue l’enveloppent dans un nuage. « Qui êtes-vous ? Que voulez-vous ? » bégayé-je confuse, même si sa gueule me rappelle quelqu’un… « C’est moi ! » s’écrie l’homme gros comme s’il chantait à l’Opera. Un frisson traverse mon dos, tandis que sa physionomie me devient de plus en plus familière… « Mon Dieu, je suis en train de rêver, cela ne peut pas être vrai, il me semble Karl Marx ! Pourtant, Karl Marx est mort et enseveli depuis plus qu’un siècle… et cet homme-ci affiche une parfaite santé… » — Qui êtes-vous ? Pourquoi avez-vous frappé à ma porte ? Que voulez-vous de moi ? chuchoté-je interloquée. L’homme saisit sa valise, il franchit le seuil, puis il soupire et dit : « Madame, est-ce que je peux entrer ? Je suis très fatigué, je viens de loin, de Rome… » « Rome ? » réponds-je étonnée. « Oui, finalement j’ai réussi à m’évader de cette bouteille dégueulasse ! Je n’ai rien à faire avec ces bêtes ! Je ne suis pas un de ces dictateurs qui ne meurent jamais, un tyran comme Mussolini ou Hitler… Tout au contraire ! J’aurais aimé me trouver en compagnie avec Jaurés, Victor Hugo, Garibaldi, les frères Rosselli, et Gramsci (1), bien évidemment, celui qui écrivait comme un prophète :
Le vieux monde se meurt le nouveau tarde à apparaître et dans ce clair-obscur surgissent les monstres… (2)
— Que puis-je faire pour vous ? — Le marxisme n’est pas mort ! Débouchez vos bouteilles et libérez les bons intellectuels et les philosophes… Qu’ils se noient dans l’alcool les hommes fanatiques et les tyrans perfides ! Je suis trop vieux, tandis que le monde a surtout besoin de jeunes pleins d’espoir ! Il faut absolument aider les jeunes ! Je me souviens des mots de Victor Hugo : « Il ne me suffit pas que les générations nouvelles nous succèdent, j’entends qu’elles nous continuent » (3) Marx s’essuie le front avec un énorme mouchoir, puis me fixe dans les yeux : « Il faut une révolution complète des politiques publiques envers la jeunesse ! La protection sociale a été appuyée en 1945 sur trois âges, on n’a jamais pensé la jeunesse comme un nouvel âge ! » Admirée, je le dévisage en disant : « voulez-vous un bon café chaud ? » « Oui, merci, j’en ai juste besoin ! »
Claudia Patuzzi
1) On attribue à Gramsci la phrase : « Il faut allier le pessimisme de l’intelligence à l’optimisme de la volonté », la citation exacte est : « Je suis pessimiste avec l’intelligence, mais optimiste par la volonté » ; elle est extraite d’une lettre à son frère Carlo écrite en prison, le 19 décembre 1929 (Cahiers de prison, Gallimard, Paris, 1978-92).
2) Antonio Gramsci a défini la crise par la célèbre citation : « La crise consiste justement dans le fait que l’ancien meurt et que le nouveau ne peut pas naître : pendant cet interrègne on observe les phénomènes morbides les plus variés » (dans la traduction française des Cahiers de prison parue aux Éditions Gallimard sous la responsabilité de Robert Paris : Cahier 3, §34, p. 283). La seconde partie de la citation est souvent traduite par « Le vieux monde se meurt, le nouveau monde tarde à apparaître et dans ce clair-obscur surgissent les monstres »
3) Victor Hugo contre la loi Falloux (janvier 1850)
Dessin de Claudia Patuzzi ( Cliquez sur l’image pour l’agrandir)
Ce dessin à main levée peut nous aider à saisir l’atmosphère de profond respect et intérêt qui ne cesse de se développer, surtout en France et Belgique, autour de l’oeuvre de Raymond Queneau (1903-1976), mathématicien insigne, fondateur de l’ Oulipo (Ouvroir de littérature potentielle), « maître » de George Perec ainsi qu’auteur de nombreux textes littéraires et théâtraux dont « Exercices de style » (1947) et « Zazie dans le Metro » (1959). Lors de la « 17e Journée Raymond Queneau… », à Paris (1), l’austère conférencier, assis sur le côté gauche du dessin, arborant un étrange « collier honorifique », vient de montrer aux « amis du Queneau » une médaille en or avec le profil juvénile et rêveur du Maître, où la fantaisie et les contraintes coexistent dans un univers d’idées éclairées… Dans cette rencontre, particulièrement intéressante a été la contribution d’Élisabeth Chamontin : « Au clair de lunettes, ou Pierrot pataphysicien ». Umberto Eco, traducteur italien de ses incontournables « Exercices de style », considère sa traduction comme un « hommage, humble et dévoué, à un grand artificier qui nous apprend à nous déplacer dans la langue comme dans une poudrière. Avec le mot artificier, on doit entendre Maître de l’Artifice. » (2)
Dans les « Leçons américaines – six propositions pour le prochain millenium », Italo Calvino cite Queneau et Perec dans le même chapitre, titré « Multiplicité » (3). Si Perec a été « le plus créatif des participants de l’Oulipo », Queneau – déjà plusieurs années avant, du temps de sa polémique avec « l’écriture automatique » des surréalistes – avait dit : « une autre bien fausse idée qui a également cours actuellement, c’est l’équivalence que l’on établit entre inspiration, exploration du subconscient et libération, entre hasard, automatisme et liberté. Or cette inspiration qui consiste à obéir aveuglément à toute pulsion est en réalité un esclavage. Le classique qui écrit sa tragédie en observant un certain nombre de règles qu’il connaît est plus libre que le poète qui écrit ce qui lui passe par la tête et qui est l’esclave d’autres règles qu’il ignore. » (4)
S’inspirant à la « continuité des formes » d’Ovide ainsi qu’à la « nature commune à toutes les choses » de Lucrèce, à sa métamorphose continue, dans la dernière page de ses « Leçons américaines », dédiée à la multiplicité, Italo Calvino nous confie des mots emblématiques : « Qu’est-ce que sommes nous, sinon une combinatoire d’expériences, d’informations, de lectures, d’imaginations ? Chaque vie est une encyclopédie, une bibliothèque, un inventaire d’objets, un championnat de styles, où l’on peut continûment tout mêler et ranger à nouveau dans toutes les façons possibles… (5)
Claudia Patuzzi
(1)12 mars 2016, « 17° JOURNÉE CONSACRÉE À RAYMOND QUENEAU… » Université Paris 3 Sorbonne Nouvelle (HISTOIRES DRÔLES N° 47)
(2) Raymond Queneau, Esercizi di stile, traduzione di Umberto Eco, 1983, Einaudi Editori, Gli Struzzi, 1983
(3) Lezioni americane, Garzanti, giugno 1988, p. 11
Claudia Patuzzi, tableau, oil, 2016 ( cliquer pour agrandir)
— Qui est-elle ? — …en train de courir comme une folle… — Voyez comment elle est tout émaciée, elle semble sortir d’Auschwitz ! — Et ses cheveux ? — Ils sont rouges, ébouriffés comme des flammes… — Elle semble fâchée… — Êtes-vous aussi en train de regarder cette femme ? Elle est assez étrange… — Quoi ? Dites-moi, s’il vous plaît, de qui vous parlez. — Pardon, Mademoiselle, cela ne vous regarde pas ! — Voilà des gens bien éduqués, au revoir ! — Les gens se mêlent toujours… — Exactement… regarde, cette furie a changé de trottoir, maintenant elle est en train de s’approcher… — Mon Dieu ! il me semble de la reconnaître… — Médée ? — Non… Elle ne tuerait jamais ses propres enfants ! — Cassandre ? — Non, même si elle affiche un air déprimé… — Une des Érynies, alors ? — Arrête avec ces citations classiques, tu as trop de fantaisie ! Peut-être, elle doit tout simplement se rendre chez le coiffeur… — La révolutionnaire Olympe de Gouges guillotinée sous le Terreur ? — Pas de tout, son buste sera installé salle de Quatre-Colonnes, un des lieux les plus fréquentés du Palais-Bourbon… — Une… clocharde ? — Presque… — Voilà, j’y suis… elle ressemble à quelqu’un que j’ai déjà vu… Mais je n’arrive pas à saisir qui elle est.
( cliquer sur la photo pour l’agrandir )
— Oui, j’aurais dû le deviner tout de suite : c’est la Marianne, elle demeure au sommet du monument de Place de la République ! — Mais bien sûr, vous avez raison, c’est elle, la statue ! Elle vient juste de descendre du piédestal ! — Ne vois-tu pas qu’elle change de couleur ? Par moments, elle est voilée de bleu, puis de rouge et de blanc… — …comme le drapeau français ! — Savais-tu que tu es très intelligent ? — Je vais m‘émouvoir… Ma patrie… Paris… la France ! — Je me demande où elle va. — Suivons-la ! — Chut ! Elle rentre dans le boulevard…
La femme s’approche d’un homme assez bizarre, tout recouvert de bandes, assis sur le trottoir près d’un de ces nouveaux arbres encore jeunes qu’on a plantés dans la place. Il a un journal dans les mains… Elle le caresse… — Mais qu’est-ce qu’elle fait ? Un clochard murmure : — elle est partie consoler son fils : le 2015 !
Mark Jenkins (États-Unis), sculpture en ruban adhésif et journaux, en trois dimensions, Séoul, Corée du Sud, 2010. (cliquer sur la photo pour l’agrandir)