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Barnabé Laye : le rire sous le chapeau

06 vendredi Juin 2025

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Barnabé Laye, Poètes et Artistes Français, Portraits d'ami.e.s disparu.e.s

Barnabé Laye (Porto-Novo, Bénin 11.6.1941 – Paris 3.04.2024)

En retard par rapport à ce que j’aurais voulu, je me suis décidé à sortir de mon deuil solitaire, et de reprendre des publications régulières sur mon blog, ayant demeuré longtemps silencieux. La première personne qui me vient à l’esprit est un « grand homme vrai », qui m’avait fait l’honneur de son amitié fraternelle : Barnabé Laye, médecin, poète et romancier.

« Gravées sur la peau du temps nos lignes de vie nos errances/ Et l’obscure destin qui nous pousse en avant.. Nous ne savons rien de ces alphabets impénétrables/ Saignés dans le granit au bord du chemin./ Nous marchons dans le brouillard des vaines espérances/ Et des horizons de muraille. »

Dernièrement, avec Barnabé Laye, on s’était perdu de vue. Avec le temps, j’avais été confronté à la maladie invalidante de ma femme, puis à l’enfermement du COVID-19, ensuite… Nous nous envoyions des promesses de nous revoir et de temps en temps des marques d’estime sur Facebook.

Quand Claudia est décédée, j’ai cherché les seuls amis auxquels je tenais à cœur, en leur demandant de venir à cette cérémonie du dernier adieu se déroulant au Crématorium du Père Lachaise. Dans le brouillard des souvenirs enchevêtrés de la veille, je me souviens pourtant de son appel téléphonique : il était à l’étranger, peut-être dans son Bénin natal, mais il m’avait dit chaleureusement qu’il viendrait sans faille, ce samedi 17 février. Ce jour-là, il y avait un peu de confusion : on ne nous avait peut-être pas donné un repère précis pour nous regrouper, notre toute restreinte famille et les amis accourus à nous faire courage et partager avec nous les manque de Claudia. On était dans un couloir aussi sombre que solennel, en attendant de descendre dans la petite salle, quand je reçus l’appel de Barnabé, très agité et comme perdu dans les allées environnantes. Je lui expliquai le bon parcours pour nous rejoindre. Tout de suite après, on nous a amené en bas. Et je fus vite rassuré et ravi en le voyant paraître avec son chapeau sur la tête : « Viens ! viens à côté de moi ! Nous sommes les seuls qui ne se séparent jamais du chapeau, et nous sommes ici, ensemble ! » Il fut très content de me revoir. Sous le regard bienveillant de mon épouse, on allait débuter une belle rapatriée. Malheureusement, et moi je n’en reviens pas encore, rien qu’un mois et demi après cette rencontre heureuse, insouciante et prometteuse, Barnabé Laye nous a quitté. Je ne sais pas ce qu’il lui est arrivé, car je l’ai su après ses obsèques . Ce samedi-là il semblait aller bien, il était serein, souriant… Je ne cesse de me demander pourquoi, si le pourquoi se trouve pour expliquer ce mystère de la fin et de l’absence.

En sortant de cette réunion, quelqu’un avait demandé à Barnabé comment, pourquoi nous nous étions connus. C’est un peu le réflexe typique des Français, celui de vouloir tout contrôler et caser dans une vitrine ou dans une logique connue. Barnabé avait promptement répondu que j’ai écrit une belle préface pour un de ses recueils et, ironiquement, avait ajouté qu’elle avait été très élogieuse, même au-delà… En fait, il le savait bien, l’amitié se déclenche en dehors de tout critère d’utilité, de reconnaissance et de possibilité de se rendre réciproquement service. L’amitié jaillit de l’intelligence de la vie qu’on a et qu’on reconnaît dans l’autre : une spéciale attitude à saisir au vol une certaine affinité dans la façon de voir les choses de la vie. C’est pour cela que l’amitié résiste au temps.

Barnabé Laye

Il y a aussi, si vous me permettez de plaisanter un peu, un autre élément qui a renforcé notre lien dès le début : la fidélité absolue au chapeau ! Récemment, en revenant de Rome — où s’était déroulée une émouvante rencontre autour d’un livre de poèmes de ma femme Claudia Patuzzi — j’avais fait une halte à Turin et je me promenais paisiblement avec ma fille sous les arcades de via Po quand un couple m’a souri. L’homme fit aussi un geste, pour m’inviter à m’arrêter et échanger quelques mots. Pris dans mes pensées je n’avais pas compris ce geste que lorsque ce dernier s’était éloigné : il portait en fait un chapeau très semblable au mien. Mais je ne pense pas que ce geste de sympathie, ce besoin de parler venait d’une forme de collectionnisme ou d’une conception élitaire de l’existence. Tout au contraire : le chapeau le rassurait et me rendait « intéressant » à ses yeux. Et cela je peux le confirmer parce que le hasard voulut qu’en sortant du train arrivé en grand retard, j’étais très fatigué et j’avais voulu prendre un taxi. Là, sur le parvis de la gare de Lyon, dans l’agitation d’une queue névrotique, harcelée per les taxis abusifs, le Monsieur du chapeau est réapparu. Il s’agissait d’un couple d’Anglais vivant à Paris mais mordu de Turin, comme moi. Hélas, on était en train d’avancer un peu dans notre connaissance quand, sans nous donner le temps d’échanger nos coordonnées, notre taxi est arrivé… Et maintenant je me demande s’il y aura une troisième occasion de se rencontrer un jour, quelques part à Paris, ou à Turin, à ce même endroit…

Barnabé Laye (Porto-Novo, Bénin 11.6.1941 – Paris 3.04.2024)

Revenant à lui, à mon ami perdu, je regretterai toujours le temps raté où j’aurais voulu converser, longuement, calmement, avec Barnabé, lui poser un tas de questions… J’irai chercher ses réponses dans ses vers immortels… dont quelques-uns avais-je assimilés lors de ma préface à ses Fragments d’errances [Acoria Éditions, 2015, 74 pages] :

Le regard poétique et la voix de Barnabé Laye

« Regarder le miroir en face/ Depuis longtemps j’ai redouté la terrible sentence/ Les deux mains sur le visage je me protège/ Comme l’autruche la tête au creux du sable… »

Toute épopée commence par un miroir, miraculeusement entier ou cassé, dans lequel le héros interroge son âme cachée ou son alter ego, avant de partir, brisant le miroir avec son corps, comme le fit l’Alice de Lewis Carrol, ou alors s’acheminant sur le côté, à reculons, toujours en lançant à ce redoutable interlocuteur — menaçant ou complice — un regard fugitif et fragmentaire.

« Toi homme… / Tu ne sais pas choisir entre l’amour et la vérité/ …/ Tu observes les étoiles petits soleils d’un ciel sans présages/ Tu aurais tant voulu regarder la mer. »

Le voyage que Barnabé Laye voudrait entreprendre n’est pas seulement le voyage à rebours dans le temps et dans la conscience que fit Ulysse. Le personnage qu’il incarne a bien sûr besoin, un besoin primordial et absolu, de revenir à certains nœuds et à certains lieux. Il a besoin de protester son déracinement précoce, sa rupture avec le monde d’où il a dû partir trop tôt.

« Tout s’est arrêté là/ À cette non-enfance/ …Je ne serai jamais un petit vieux/ …/ Je me blottirai dans le désordre d’un lit de tempêtes/ Porteur d’impétueuses circonstances. »

Il regrette une adolescence sinon une enfance qu’il n’a pas eues dans son milieu d’origine, sous le même ciel avec d’autres enfants et adolescents comme lui. Il professe donc la « nécessité » de partir. En même temps, il ne se cache pas l’inutilité de tout « retour sur le lieu du délit ». Tout y est changé, désormais ; tout y sera méconnaissable et perdu :

« C’est la saison barbare, la terre craquelée à mille endroits saigne et pleure. »

Quel est alors le thème dominant, le vrai thème, de ce texte important de Barnabé Laye, proposé sous le titre humble et prudent de « Fragments d’errances » ? Est-ce vraiment le voyage ? Si, dès le départ, on sait déjà qu’on ira à la rencontre de déceptions de plus en plus cuisantes et amères, à quoi bon alors raconter à nous-mêmes le puits de douleur sans fond de l’existence d’un poète ?

« Puiser dans la nuit/ Puiser dans le jour/ Nous rions à l’ombre des pleurs et des mascarades/ Parfois il suffit d’un ciel bleu/ Pour croire à l’avènement d’improbables miracles. »

Ce que j’ai retenu de la lecture de cet archipel de mondes, de voix et couleurs que Barnabé Laye a su dresser pour notre consolation et plaisir, c’est qu’en ce cas le voyage, appelé poétiquement « errance », n’est pas le voyage d’un seul homme avec une seule valise pleine ou vide. Il s’agit ici du voyage de notre civilisation même, incarnée par un homme courageux et digne. Un homme qui au cours de son existence a évolué énormément dans la science et dans l’art, sans jamais renoncer à sa nature, à sa spontanéité, à son penchant pour la rêverie et la poésie :

« Seul le bonheur est vrai/ Tout le reste est palabre ».

Cet homme héberge en lui l’homme Barnabé Laye, bien sûr, l’auteur de « Par temps de doute et d’immobile silence » ainsi que d’« Une femme dans la lumière de l’aube », œuvres remarquables et touchantes parmi tant d’autres. Mais, il se laisse aussi forger, façonner, abattre et parfois meurtrir par ce énième voyage qu’il entreprend pour accomplir sa mission, dans l’espoir d’en revenir enrichi de valeurs et témoignages à transmettre… Un voyage pourtant difficile, où l’insouciance de la découverte sera inévitablement contrariée. Est-ce qu’il a déjà le sentiment que sa mission pourrait ne jamais s’accomplir ?

« Chacun de nous livre des batailles/ Que les autres ignorent. »

Cette phrase ne nous donne qu’une réponse partielle. Tous ceux qui liront les poèmes de cet extraordinaire recueil tomberont plusieurs fois amoureux de phrases poétiques comme cette dernière, où Barnabé Laye, par une espèce de furie ou de folie, réussit à traîner par la seule force des mots, sur la passerelle d’un plateau invisible, des images réelles qu’il associe les unes aux autres dans un esprit de pure fraternité et de sereine bienveillance :

« Voici venir/ Les mots pour incendier les mensonges/ Les éléphants s’en vont jouer à la marelle. »

Il obtient cela comme par hasard, laissant surgir les montagnes du fond de la mer, la beauté extrême au milieu des infinies répétitions sans éclat de la vie ordinaire. La structure même de ce roman poétique a été conçue, à mon avis, en fonction de cette continue alternance entre réalité et rêve, amertume et espérance que toutes les âmes sensibles rencontrent dans le quotidien.

« Il faudra oublier les nuits du doute et des nostalgies/ …/ Et partir comme un envol de goéland au-dessus de l’océan/ Laisser dormir le mystère des cloportes sous les pierres. »

Les artistes aussi ont leur quotidien, leurs moments d’ennui ou de manque d’inspiration. Mais les poètes ne sont pas tous en mesure de l’admettre, d’accepter le caractère fragmentaire inévitable de toute œuvre poétique. Barnabé Laye, en homme vrai et poète vrai, ayant un but plus important que la poésie même, ne se borne pas à accepter ces limites, il les transforme en belle occasion. Car il utilise justement cette alternance entre prose poétique et poésie pour tisser la trame de sa fresque, pour peindre ou reconstruire les mondes que son personnage va traverser, toucher, respirer.

« Marcher pendant des heures dans le désert vert/ Il pleut des soleils et des ciels bleus/ Sur les coteaux sur les hautes vignes à l’infini. »

Voilà un exemple de ce que j’appelle « prose poétique », indispensable trait d’union narratif pour transformer le traditionnel recueil de poèmes en « récit en vers » où pointent, comme autant de perles, les morceaux où la poésie de Barnabé Laye est absolue et totalement autonome vis-à-vis de propos plus vastes sur le plan philosophique. Nous sommes en définitive invités dans un long poème ou tout est extraordinaire : la forme, le contenu et aussi la mise en place d’un récit versifié tout à fait libre qui offre aux lecteurs la possibilité de deviner ou imaginer une histoire — l’histoire de la vie de Barnabé Laye ou celle de tous les hommes généreux comme lui —, jusqu’à atteindre la possibilité de lire tout cela comme un roman :

Barnabé Laye (Porto-Novo, Bénin 11.6.1941 – Paris 3.04.2024)

« Seul/ Dans la maison cimetière/ Au milieu de ceux qui dorment sous les dalles de pierre/ Ils sont partis les uns après les autres les aïeux le père la mère/ …/ Seul / Comme un étranger dans la vieille bâtisse catafalque je suis de passage/ …/ Faut-il fermer les paupières pour apercevoir les silhouettes et les traits/ De ceux-là qui jadis parlaient marchaient riaient en ce lieu ? / …/ Sortir/ Sortir au plus vite du piège avant d’être englouti par le sortilège/ Presser le pas s’éloigner. »

Barnabé Laye est un poète, un grand poète. Ce n’est pas nécessaire, avec un auteur d’une telle envergure, de rappeler qu’il est aussi un écrivain, un grand écrivain. Mais ce poète et écrivain vit comme nous et avec nous dans un monde qui change où, pour tout dire, les évènements se précipitent au bord d’un chaos annoncé :

« Il n’y a pas d’étoiles dans les ciels noirs des temps d’holocaustes et d’ignominie. »

Il en est parfaitement conscient et pourtant il ne se dérobe pas à sa mission d’homme se trouvant à un moment clé de sa vie qui l’oblige à s’interroger sur le sens de son art et de sa poésie dans un univers en perpétuelle mutation.

« Peut-être qu’un jour/ Par temps de pluie par temps d’oubli par temps d’insouciance/ Personne ne lira nos noms sur les dalles de pierres des monuments… »

Voyager, ce n’est pas seulement se perdre dans la beauté de la nature. Voyager, c’est justement aller à la rencontre des hommes et des femmes d’autres cultures, en faisant tous les efforts pour rentrer dans leurs langues et leurs mœurs. Car, le voyage vers un « ailleurs réel », permet de multiplier ses expériences, ses émotions et de développer davantage son talent pour en transmettre plus tard les vibrations et les couleurs…

« Il faudra se débarrasser des habits d’imposture/ Pour empêcher notre horizon de disparaître… / … / Un jour/ Il faudra briser la glace. »

Avec ce texte qui nous fera longtemps rêver et voyager, nous découvrons en Barnabé Laye le poète engagé que nous avons connu déjà dans ses premiers livres. Inlassablement, il construit des ponts pour le partage de la diversité entre les hommes et les femmes de notre temps. Partage de la beauté et de la poésie. Partage de la sympathie et de la compassion. Il ne peut s’empêcher de s’interroger sur le spectacle désastreux, ici et là, des conflits et des guerres. Le voyage ? Que deviendra-t-il le voyage ?

« Nous marchons dans le brouillard des vaines espérances/ Et des horizons de muraille. »

Fragments d’errances nous laisse, après sa lecture, les échos des voix d’ici et d’ailleurs. Des paysages et des visages hantent notre mémoire. Des mots affluent qui résonnent encore dans notre esprit et affleurent presque aux lèvres.

« …les oracles/ Se sont tus depuis longtemps/ …/ Maintenant courent partout des odeurs de genèses oubliées/ …/ Ce soir/ Rien dans le corridor du silence/ Une guitare pleure sur un lamento de Jimi Hendrix. »

Les deux chapeaux

Giovanni Merloni

Voyage dans la langue du père, un texte captivant de Barnabé Laye II/II

17 vendredi Avr 2015

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Barnabé Laye, Poètes et Artistes Français

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Voyage dans la langue du père, un texte captivant de Barnabé Laye II/II

« Père, Mère, Pays, Cocotier, Calebasse, Lagune, Savane, Femme… », voilà des mots qui se retrouvent souvent, très souvent chez « Une femme dans la lumière de l’aube », le roman d’exorde de Barnabé Laye dont j’ai amorcé hier un rapide reportage.
Un roman consacré à la femme, donc à toutes les femmes. Un roman dédié en réalité à une seule femme, la mère. Une femme de quelque façon ressuscitée et réincarnée en une autre femme prénommée Germaine.
Mais, comme on a déjà pu l’entendre, l’immense charme de Germaine consiste dans son « rôle charismatique » à l’intérieur d’une communauté fort liée aux traditions où le respect entre les humains est reconnu comme le plus important des trésors.
Ce roman est aussi celui de la responsabilité du nom, de l’héritage d’un devoir parfois embarrassant et terriblement exigeant : celui de « continuer » ce que le père a pu faire de bien dans le monde au cours de sa vie. Le devoir de ressembler au père…

« Un soir s’en est allé un enfant du lignage. Un soir s’en est allé un enfant, de l’autre côté de l’océan. Un sacrifice. Un holocauste. C’est l’époque qui veut ça…
…Alors mon père s’en est allé de l’autre côté de la mer. Premier garçon d’une famille de treize enfants, il n’eût pas été convenable que l’on désignât quelqu’un d’autre. » (page 21)

Comme j’avais écrit hier, j’ai ressenti fortement cette « affinité du chapeau et du père » entre Barnabé Laye et moi. Mais, il n’y a pas que cela. Il y a aussi le tiraillement, parfois déchirant, entre la poésie et la narration — sommes-nous davantage des poètes ou alors des narrateurs ? —, s’ajoutant à la recherche constante d’un flux qui soit affabulation, flux de la mémoire, flux de la pensée, rêverie, mais aussi clarté cartésienne, tandis que notre éducation sévère nous impose des ingrédients indispensables : la rigueur, la logique et la cohérence entre les actes (en ces cas-ci, les écrits) et les paroles (les mots que nous utilisons pour nous frayer un chemin dans la vie)…

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Une sculpture récente de Jacklin Bille

Dans ce premier roman de Barnabé Laye, on ne pourrait pas distinguer où finit la poésie pour laisser la place au roman et vice versa :

« La femme, c’est la terre, c’est l’arbre, c’est le ventre où vient dormir les soirs de pleine lune l’esprit du pays » (page 12)

Mais ensuite, dans les oeuvres plus mûres, les deux expressions deviennent plus autonomes, tout en restant liées, comme deux soeurs affectionnées.
Il est d’ailleurs inévitable que la poésie se radicalise, qu’elle se cale de plus en plus dans une forme spécifique. Ce n’est pas le même langage et rarement des écrivains-poètes ont le même équilibre et la même maîtrise de Victor Hugo en passant du roman au sonnet (ou à l’ode) et vice versa.
Je pourrais faire une longue liste de poètes adorés qui n’ont pas eu la même désinvolture d’Hugo. Le Zibaldone de Leopardi, par exemple, quoique merveilleux, est très lourd pour un lecteur de romans, tandis que ses Canti sont légers, parfaitement coulants de la bouche qui les profère à l’oreille qui les entend. Le même discours s’adapte parfaitement à Ugo Foscolo, à Baudelaire, à Cesare Pavese. En vérité, les Ultime lettere di Jacopo Ortis, tout comme le Spleen de Paris ou La bella estate ce sont de la première page jusqu’à la dernière des poèmes en prose.
J’ai d’ailleurs fort admiré la démarche de Àlvaro Mutis, reconnu comme un des plus grands poètes de l’Amérique du Sud, qui a « réécrit » en prose ses romans courts — centrés sur la figure de Maqroll le Gabier, son personnage charismatique — à partir des textes qu’il avait déjà exploités dans une épopée poétique.
La plupart des romans écrits par des poètes sont forcément courts. Ceux de Mutis comme ceux de Baudelaire, Foscolo, Pavese, et cetera.
Il y a d’ailleurs des écrivains à l’écriture extrêmement poétique comme Antoine de Saint-Exupéry ou Gabriel Garcia Marquez, bien sûr sous l’emprise de personnalités différentes et de civilisations différentes. Et Saint-Exupéry, quant à lui, n’était-il pas un pilote, un grand voyageur, fasciné par ces mêmes mondes lointains au-delà de l’océan d’où jaillit comme fontaine d’eau pure et sauvage l’affabulation luxuriante des auteurs latino-américains ?
Y a-t-il un rapport strict entre la poésie et l’affabulation, cette forme de narration basée éminemment sur l’expression orale, qui se perd parfois dans les mille pistes des dialectes… tandis que dans le cas des auteurs de langue espagnole et portugaise elle parvient à briser l’écran, à traverser les océans d’une part et de l’autre ?
Oui, il y a un rapport sinon une identification.

« …le soir descend en rideau de plus en plus sombre et je marche comme un étranger, dans la rumeur assourdie de la ville, au milieu de ces gens, au milieu des vélos qui bringuebalent et se dandinent, mulets à deux roues portant l’homme sur la selle, la femme en amazone et, sur le porte-bagages, un grand panier de lattes de palmier, comme un ventre rond. Une forte odeur d’épices et la poussière… » (page 14)

Avec ce « voyage dans le pays du père » de Barnabé Laye cette identification entre la poésie et l’affabulation trouve sa source primordiale : la langue. La langue de son pays, qu’il a assimilé à travers les rêveries du « père-mère » et cette répétition de mots magiques : « Père, Mère, Pays, Cocotier, Calebasse, Lagune, Savane, Femme… »

« Germaine dit : c’est la concession, ses deux frères, un cousin et le vieil oncle y habitent, chacun chez soi, avec les épouses, les gosses, les neveux et les nièces, les chiens et les chats et même un âne qui rêve à l’ombre et que taquinent les gamins. » (page 23)

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Une sculpture récente de Jacklin Bille

La langue maternelle ne peut pas s’effacer de l’esprit rêveur de Barnabé Laye, comme il est impossible que s’effacent de la mémoire et du geste de Ghani Alani, par exemple, les caractères d’une calligraphie millénaire.
La langue du pays ne peut pas s’effacer… D’autant plus si cette langue ne se condamne pas à l’isolement dialectal, si elle trouve sa force dans la mise en valeur des traditions, des histoires, des fables.
Pour faire ressortir de toute son évidence l’importance de ce trésor de la langue vivante, Barnabé Laye a voulu nous faire vivre son drame le plus profond et caché. Celui de la perte graduelle du contact avec le pays lointain.
Au fur et à mesure de la disparition des personnes plus proches, on se détache des lieux, on a de moins en moins envie de s’y rendre. Mais justement, la musique envoûtante de la voix du père nous aidera à panser toutes les blessures…

« — Comment t’appelles-tu ? dit-elle dans un long soupir. Ça se voit, tu n’es pas du coin… De toute façon, ils sont obligés de nous relâcher… Il faut faire de la place pour ceux qu’ils vont embarquer aujourd’hui. C’est comme ça. Ils ont l’impression de travailler. Pendant ce temps, le chauffeur de l’accident court toujours… » (page 18)
« Elle m’a dit : Mon nom est Germaine, mais tout le monde m’appelle Tati Germaine, par politesse, eu égard pour mon âge. Elle dit : elle aurait pu être ma mère, donc elle pourrait être ma tante. Et puis un nom, c’est magique, le raccourci d’une destinée, c’est une projection dans le futur, le nom est à chaque instant ce que l’on devient… » (page 19)

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Une sculpture récente de Jacklin Bille

La voix du père est d’ailleurs la pointe d’un iceberg identitaire, auquel nous devons la force et la beauté de ce roman. Un roman qui résiste au temps en vertu de sa poésie et de sa narration prodigieuse.

« Tu vois… petit… c’est une fumée, c’est tout. Tu comprends, rien qu’une fumée. Le temps d’exister, et plus rien. Elle retourne à l’air, se dilue, elle est lavée par l’air et il n’y a plus de fumée. Elle est cendre que la terre reprend et malaxe. L’homme… cendre et terre à jamais… Tu comprends ? » (page 21)

Barnabé Laye est donc une figure majeure pour sa faculté de transformer la langue populaire, évocatrice et riche d’affabulations, en véritable langue littéraire.
Il suffit de citer les « livres frères » de « Une femme dans la lumière de l’aube », par exemple « Le radeau de pierre » de José Saramago, ou alors « Ilona arrive avec la pluie » de Àlvaro Mutis.

« Un bruit soudain. Quelqu’un heurte à la porte. Dans l’embrasure apparaît le visage poivre et sel du vieil oncle.
— Oh ! je vous dérange… Ce n’est pas urgent. Je reviendrai demain.
Il fit volte-face et son œil droit décrivit un demi-cercle éclair. Avant de refermer la porte, il écrasa à plate semelle un cancrelat qui rêvait sur le carrelage. Le battant claqua dans un bruit de gifle sèche et le silence s’installa debout comme une statue de bronze.
Germaine se détacha et laissa tomber :
— Après tout, tant pis.
…Puis elle se mit à rire d’un rire nerveux, bref, saccadé. Pour conjurer la fièvre, pour se protéger du mauvais œil, pour bander l’œil du vieil oncle, ce point d’interrogation au ventre du soupçon. Elle rit encore, rire humide comme une éponge pour effacer le trouble secret que vient d’éveil le le jeune homme à califourchon sur ses genoux. » (pages 45-47)

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Une sculpture récente de Jacklin Bille

Il est clair et certain qu’il y a un lien, une grande affinité d’esprit et de style entre le patrimoine expressif que Barnabé Laye hérite de son pays natal, qu’il transforme en un monde narratif tout à fait original et celui qu’on retrouve partout chez les auteurs de l’Amérique latine. D’ailleurs, il y a une impressionnante coïncidence, quant à la latitude terrestre, entre le Bénin de Barnabé Laye et les pays entre Chili, Colombie et Cuba. Il faut savoir aussi que Barnabé Laye avait écrit, avant ce roman, en 1985, un livre consacré à « La cuisine antillaise et africaine »…

« Le jour maintenant marchait à notre rencontre, la route traversait les plantations de palmiers nains alignés comme des sculptures végétales, leurs larges palmes vertes présentaient vers le soleil encore pâle des grappes de noix rouge et or. Un peu plus tard, une odeur de vase, de crevettes séchés, les marécages venaient à nous, faisant frissonner leurs cheveux de roseaux et de bambou, la mangrove aux arbres géants dormait encore d’un sommeil de palétuvier.
Soudain, un sifflement strident. Une lumière violente projetée sur le camion depuis les bas-côtés surprit le chauffeur… » (page 65)

La culture afro-cubaine ou afro-américaine, qu’on évoque pour nombreuses formes de musique « révolutionnaire », est d’ailleurs une culture reconnue — parallèle vis-à-vis de la littérature européenne, française en particulier — que j’aime et partage énormément, tout en la reconnaissant différente et parfois antagoniste par rapport au modèle européen.

« La maison va et vient au rythme des messagers, des annonciateurs, elle va de nouvelle en nouvelle. Et puis, las de tout cela, de tant parler, de tant écouter, las de pleurer — rire pour ne pas s’inquiéter —, chacun s’en retourne au point zéro de sa misère, de sa solitude… Le crépuscule couvre lentement les rumeurs de la ville, verrouille l’angoisse fermée des portes et des fenêtres et les loupiotes vacillantes s’allument une à une dans les demeures pour chasser la peur de la nuit. » (pages 52-53)

Dans un de ses interview, Barnabé Laye semble se dérober à toute parenté poétique et littéraire. Quitte à déclarer l’importance de la sincérité de l’expression :

« Après avoir lu le roman du Sud-Africain Alan Paton, « Pleure, ô pays bien-aimé », j’ai refermé le livre, complètement bouleversé, comme si je venais d’avoir une révélation… Je me suis dit : C’est cela qu’il faut faire, écrire dans une langue simple et dépouillée ; laisser la musique des mots épouser l’ardeur des sentiments ; traduire la fragilité des existences et la détresse au cœur de l’homme… J’avais quinze ans. Peu de temps après, j’ai dit à mon père que je voulais être écrivain. Il m’a répondu, un peu gêné : Mon fils, ce n’est pas un métier pour un Noir, ce n’est pas un métier pour nous. J’ai toujours obéi à mon père que je considère comme un des hommes les plus intelligents que j’ai jamais rencontré… Alors, j’ai choisi de devenir médecin comme mon oncle maternel que mon père admirait et citait en exemple. En lui annonçant mon choix, mon père me dit à l’oreille, comme une confidence : Et puis, ton oncle, lui, il change de voiture tous les deux ans et il est marié à la plus belle femme du pays ! avant de s’en aller en riant dans sa barbiche. Par ailleurs, pour des raisons que je ne saurais expliquer, je trouvais que la médecine était un métier très… poétique. »

Je crois pourtant qu’il y a objectivement un extraordinaire rapprochement de style, voire de façon de voir le roman et la vie, entre Barnabé Laye et ses contemporains — aînés ou cadets — d’au-delà de l’océan. C’est une piste qu’on devrait fouiller, d’abord pour éviter un classement de ce roman, original et sincère, à l’intérieur d’autres genres de livres suivant l’actualité. Ces livres peuvent être considérés comme importants pour leur intérêt politique ou de témoignage, mais rarement ils ont aussi un véritable intérêt littéraire.
C’est un peu revenir à ma petite (et unique) critique initiale au titre et, surtout, à cette couverture « publicitaire » qui pénalise beaucoup, à mon avis, la portée universelle de « Une femme dans la lumière de l’aube ».

Giovanni Merloni

Le roman de Germaine, un texte prémonitoire de Barnabé Laye I/II

16 jeudi Avr 2015

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Écrivains français, Barnabé Laye, Poètes et Artistes Français

001_laye 1 seghers001 180 Le roman de Germaine, un texte prémoni-toire de Barnabé Laye I/II

« Une femme dans la lumière de l’aube » de Barnabé Laye est un livre profond et juste, dont le message moral et humain va bien au-delà de cette image du titre…. Une image élégante, mais assez « légère », à mon avis, par rapport à la valeur poétique ainsi qu’au contenu réel du roman.
D’ailleurs, cette « femme » évoquée s’appelle Germaine. Guide charismatique tout au long du « voyage dans le pays du père », elle n’est pas du tout une femme quelconque.
(Ce livre aurait d’ailleurs mérité une couverture plus sobre et moins envahissante. Mais j’expliquerai après, avec mon enthousiasme, les raisons de cette toute petite observation…)

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L’année dernière, j’avais assisté, près de l’Espace Mompezat (siège de l’Association des Poètes français) à la lecture, qui m’avait touché, du recueil de poèmes « Par temps de doute et d’immobile silence » de Barnabé Laye ayant comme thème la nostalgie du pays natal et protagoniste absolu le Nil. J’avais même cru que ce poète était égyptien, tellement intense et dramatique, dans l’assistance, résonnait la voix de Claire Dutrey en train de dire ses vers par cœur.
Barnabé Laye est né à Porto-Novo dans le Bénin (1), ce petit pays traditionnellement lié à la France qui s’accoude sur le Corne d’Afrique tout en gardant à son intérieur d’énormes trésors de beauté artistique et naturelle.
D’ailleurs le Nil — cette longue cravate d’eau bénéfique venant du cœur du continent africain pour se jeter d’un air hautain et solennel dans la Méditerranée — représente pour notre Auteur une deuxième patrie africaine, un point de repère de l’espérance.

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Ensuite, j’avais lu quelques-unes de ses poésies, en y découvrant une grande force et cohérence. Une expression assez simple, très proche de la langue parlée, illuminée d’ailleurs par des éclats d’originalité absolue. Mais je ne savais encore rien de cet homme au chapeau, très gentil et toujours souriant, que j’entendais lire ses poèmes d’une voix envoûtante et persuasive… la voix d’un père, d’un guide qui assume ses responsabilités avec un fatalisme joyeux… avec cette capacité de sortir du quotidien d’un instant à l’autre par le coup de queue d’un seul mot, d’une seule phrase remontée subitement à la mémoire…
Récemment, on s’est trouvés par hasard autour d’une table dînatoire et l’on a profité pour échanger sur plusieurs sujets. Ce fut d’ailleurs une rencontre entre deux hommes au chapeau, avec le même attachement fétichiste et fataliste à cet outil primordial.
Peut-être, le petit Borsalino a plané sur la tête de Barnabé de la même façon où le chapeau à la Indiana Jones est devenu indispensable pour moi. Comme mes lecteurs affectionnés le savent, mon penchant exagéré pour le chapeau vient surtout de l’image hiératique de mon grand-père paternel — dont j’ai trouvé rarement des photos tête nue —, tandis que « Père » est le premier mot-clé qui affleure aux lèvres lorsqu’on s’aventure dans le monde poétique et romanesque de cet Auteur exceptionnel pour ne pas dire tout de suite Grand.

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À partir de cette « affinité de chapeaux », j’ai délibérément transformé notre rencontre conviviale en interview. Cela a fait déclencher mon engagement d’esquisser un portrait de Barnabé Laye à travers son œuvre. Je lui ai donc demandé de me parler de ses romans, plutôt que de sa vie.
Il a choisi son premier roman publié en 1988 par Seghers — « Une femme dans la lumière de l’aube » — très adapté au but de retracer le parcours d’une vie consacrée à la poésie et à la littérature.
La liste de ses publications est d’ailleurs assez longue. Des textes importants avaient déjà circulé en France avant ce roman. D’autres livres, dont deux romans, ont été publiés après.
Donc, je dois faire attention et le lecteur aussi. On n’a pas le droit de trancher un jugement ou même une impression à partir d’un seul livre, même s’il est peut-être le plus important de sa vie.
Oui, dans la tradition des patriarches, l’enfant aîné demeure pendant quelque temps le fils unique, celui qui nous cause la plupart des appréhensions et des surprises. Mais après, on s’affectionne aussi à l’enfant cadet, à la fille qui arrive en troisième devenant la coquine du père…
Et pourtant, fermant les yeux après la lecture de ce livre-aîné, j’ai le sentiment d’avoir touché à une œuvre vraiment exceptionnelle. Car je vois là-dedans une heureuse synthèse entre poésie et prose ainsi qu’entre les différentes âmes et formes expressives de cet Auteur prodigieux. Il me semble que cela représente déjà le pivot et le primordial point de repère des créations successives, même si la poésie jouera dans le temps un rôle de plus en plus autonome.

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Dans « Une femme dans la lumière de l’aube » — qu’on pourrait titrer aussi bien « Le roman de Germaine » —, on découvre en filigrane des faits et des circonstances de la vie de Barnabé Laye qui expliquent le rôle primordial que la poésie assume dans la création de sa prose évocatrice et fabuleuse qui ne déborde pourtant jamais d’une architecture narrative solide et cohérente.
D’abord, il y a l’événement crucial du changement brusque de ciel et de vie en 1961, à l’âge très jeune et délicat des 20 ans à peu près, quand Barnabé, ayant reporté le premier prix au bac français dans son lycée au Bénin, eut la chance de partir à Bordeaux pour y suivre ses cours universitaires à la faculté de Médecine, avant de s’installer, en 1971, définitivement à Paris.
Ce serait intéressant d’imaginer la double existence de ce jeune hématologue à la Pitié-Salpêtrière, qui profite de tous les petits intervalles pour écrire des poésies renouant, à travers elles, les fils coupés de sa destinée tout à fait spéciale.
Mais je préfère me plonger avec vous dans cette « odyssée » donnant lieu à une seconde naissance, destinée à remplacer son sentiment de déracinement et d’exclusion vis-à-vis de ses origines intimes…
Je vais donc remémorer dans ma tête les nombreux plans de cette narration « sans exclusion de coups », au rythme envoûtant et serré, où l’on évoque l’importance de la tradition orale et, en même temps, du dialogue intérieur.

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Comme on a pu bien comprendre, ce texte de Barnabé Laye jaillit spontanément, comme une cabale, des mots magiques et solennels du père.
Cependant, ce roman de l’amour du père pour son enfant, que celui-ci partage avec une dévotion sans bornes est aussi le roman de l’amour, aussi réciproque, entre la mère et le fils.
On dirait que ce voyage dans le pays du père est aussi le voyage où l’on espère de ressusciter la mère morte et de reconstruire, à travers elle, l’esprit et l’âme de la patrie.
Un véritable voyage à la « découverte de soi », où trois voix s’alternent et se mêlent dialectiquement :
— la voix du père, qui est aussi la voix du pays ;
— la voix de Germaine, cette femme charmante et charmeuse qui pourrait être une tante ;
— la voix intérieure du jeune protagoniste, qui incorpore en elle la voix et la figure invisible de la mère…

« C’est peut-être cela une mère, cette chose que je ne connais pas… …Ma mère est morte en couches. Les médecins n’y ont rien compris. C’est le cœur. C’est le cœur qui a lâché. L’amour de l’enfant a grandi dans ce cœur, il a grossi, au-delà de toute mesure. L’enfant attendu, après tant d’années de mariage…. Elle a pris l’enfant dans ses bras, l’a couché sur son ventre, l’a recouvert de ses mains et puis son cœur a explosé. Le cœur gros, trop gros, rempli de l’enfant. Et mon père, comme un arbre desséché, est devenu à la fois père et mère pour ce berceau blessé. Cela s’est passé, un soir de novembre, à Villacoublay… Certains soirs, je le sais, au sortir du bureau, il faisait le détour par le cimetière. Mais, de cela, il ne parlait pas. » (pages 24-25)

Pour fondre cette polyphonie en un seul train narratif, basé sur l’unité de l’espace et du temps, Barnabé Laye a dû évidemment recourir à la fiction et au renversement des rôles entre personnages réels et personnages imaginaires.
Dans cet esprit, l’Auteur projette certaines circonstances de son propre destin sur la figure du père tandis que le fils, protagoniste et narrateur à la première personne, serait né en France, à Villacoublay, dans la banlieue parisienne. Donc, au commencement de cette histoire, Celui-ci arrive en Afrique pour la première fois. Il a presque le même âge que l’auteur du roman lors de son décisif départ en France.
Ce renversement est d’ailleurs indispensable pour créer un pont vers les nouvelles générations, en évoquant le drame des gens originaires de pays lointains qui sont gâtés par un contexte fort évolué comme celui de la France, mais sont aussi confrontés au « devoir » de renouer leur lien identitaire avec leurs racines (2).
Bien sûr, il n’y a pas que ce devoir « rituel », imposé de l’extérieur, par quelqu’un qui ne nous connait pas et ne nous connaitra jamais.
Chacun de nous est spontanément sensible à l’hypothèse d’un retour idyllique aux origines, engendré par la nostalgie sincère de notre langue maternelle et de nos propres habitudes refoulées.
Barnabé Laye ressent vivement et intimement ce rappel du pays du père et de la mère.
Il éprouve toutefois un malaise, un poids psychologique, le sentiment d’une situation contradictoire, d’une déchirure qu’on ne guérira jamais.
Voilà pourquoi il décide d’envoyer le fils… à sa place. Car évidemment il n’est pas possible de renouer ce qui a été coupé, désormais. Revenir en arrière c’est une illusion et retourner sur le « lieu du délit » ce serait une faute encore plus grave.
Il décide alors de faire éclater les contradictions liées à l’impossibilité de « faire la navette » entre deux réalités étanches. D’autant plus que cette condition « d’éternel étranger », s’ajoutant aux drames familiaux, se traduit pour ce jeune homme inquiet en empêchement de vivre pleinement une vie normale.

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Dès la première page du roman, ce jeune homme noir se voit catapulté dans son pays d’origine, soudainement perturbé par une tentative de coup d’État et une répression tout à fait inattendue. À son drame personnel s’ajoute, sans transitions, la tragédie d’un pays qui subit de but en blanc une violente transformation l’effondrant dans la détresse et la peur :

« …dans les regards inquiets, les salutations dérident les rires figés : — Que le jour te soit bon. Attention au couvre-feu. — Que le jour te soit bon aussi. Couvre-toi bien, répond l’autre. Puis il lui prend la main et lui parle tout bas de ces choses qui ne peuvent se dire à voix d’homme, il y a eu une réunion secrète hier dans la nuit, tous les ministres étaient présents autour du grand patron, chacun armé jusqu’aux dents, la décision a été prise de frapper fort, de frapper les réactionnaires, tous les mous, les tièdes, les opposants, les étudiants, frapper tous ceux dont le silence et les yeux ne se peuvent supporter… Déjà deux mille cinq cents personnes arrêtées… Couvre-feu, couvre-toi, le frère ! » (page 58)

Au cours de cette « rapatriée » qu’il avait prévu tout à fait pacifique, il se trouve au contraire pris au piège jusqu’à perdre le nord et même à négliger son statut d’étudiant universitaire positivement installé dans une réalité fort équilibrée et progressive. Les événements externes le bouleversent, en l’empêchant de poursuivre le but primordial de sa visite en Afrique.
Heureusement, au beau milieu de cet égarement douloureux, une belle surprise éclate. Il rencontre Germaine et, à travers elle, la voix de la réalité. Une réalité extrêmement dure, mais aussi dense de découvertes et de saveurs.
Dès l’atterrissage de son avion, le jeune protagoniste avait été très mal accueilli par le pays longuement rêvé : on lui avait volé la valise avec tous ses documents, il était tombé dans un piège lors d’un accident de voiture, il était fini en prison.

« — Sujet de sexe masculin, âge 21 ans environ, arrivé d’Europe ce jour par le vol UTA 256, affirme venir dans le pays de son père pour la première fois… Devait loger chez son oncle, mais ce dernier a quitté la ville sans laisser d’adresse… Appréhendé pour vagabondage sur la voie publique et participation à attroupements non autorisés par le préfet de police… » (page 17)

Les perspectives deviennent sombres, jusqu’au moment où il rencontre une silhouette féminine qui lui adresse la parole.
D’une génération plus âgée que lui, Germaine adopte d’instinct le jeune homme l’entraînant dans sa petite communauté.
Elle partage avec bienveillance les souhaits de son hôte qui voudrait rencontrer son oncle quelque part dans le pays ainsi que son père. Mais la petite sérénité initiale, qui avait rempli de curiosité et d’embarras le jeune « étranger », est brusquement interrompue.
Dans une séquelle d’événements de plus en plus menaçants et inattendus, on apprend la mort de l’oncle politiquement engagé et on commence à endurer une crise qui se termine dans un invisible et pourtant évident coup d’État.
Bien tôt, Germaine aussi est menacée et doit quitter son quartier, abandonnant la ville près de la grande lagune.

« Le regard rieur du chauffeur rompt la monotonie des trois pensées parallèles qui vont chacune leur petit bonhomme de chemin… » (page 67)

La partie centrale du livre se déroule ensuite, sur le fond de l’angoisse et de la peur, avec la mise en valeur du charisme du personnage de Germaine, à l’origine une commerçante très vivante et populaire, qui évolue au fur et à mesure, se transformant en guide courageuse et, finalement, en véritable « mère Courage ».

« Au fur et à mesure que le véhicule monte, nous arrivant comme les échos de tam-tams chantants, des voix en chœur prennent corps telles des silhouettes sortant des brumes vers la lumière. »

Tandis que le paysage de ce coin d’Afrique particulièrement exubérant et beau est offusqué par l’escalade militaire et policière du premier ministre, Germaine — telle la femme de l’ophtalmologue de « Aveuglement » de José Saramago — se déplace dans le territoire avec son jeune protégé tout en lui faisant découvrir, en décalage, avec un esprit même gai et insouciant, les traditions des familles et des clans locaux lors d’événements comme des fiançailles, des guérisons et des enterrements.

« Le chauffeur accompagne des lèvres la trépidation de plus en plus distincte qui s’engouffre dans la cabine. Puis, un peu excité, il dit : — Il y a un tam-tam femelle qui fait l’amour… Oh oui ! C’est un tam-tam de peau d’agneau qui vient de Sakéta. Écoutez-moi ça, il y a de l’amour dans l’air, c’est un tam-tam de fiançailles… » (page 68) « Le chef de famille, le cousin Oladé… avait envoyé à Germaine une lettre pour la mander de venir aux fiançailles, cela fait plus d’un mois, la lettre n’est jamais arrivée à destination. Tout marche mal dans le pays. Mais Dieu est grand. Germaine est là, malgré tout. » (page 70)

Entre Germaine et le jeune homme se déclenche, en raison de la différence d’âge, un rapport assez chaste et platonique, jusqu’au moment clou du livre…
Pendant leurs excursions euphoriques et angoissées, la nouvelle éclate de la prochaine arrivée du père. Le jeune homme l’attend longuement à l’aéroport mais ne réussit pas à le rencontrer…
(Et dans ce vide de l’attente, le lecteur s’interroge : depuis combien de temps le fils n’avait-il plus revu le père ? Ce père qui lui avait fait de père et de mère en lui inculquant la voix profonde du pays ?)
Finalement, le père arrive, mais les obtus policiers l’arrêtent et l’interrogent par tous les moyens pendant une nuit. Lorsque finalement le fils retrouve le père, celui-ci meurt.
La séquence accélérée des événements justifie alors le fait le plus inattendu : le jeune fils sans larmes fait l’amour à Germaine sur un petit lit à côté de celui où repose le cadavre du père…
Si je parlais d’un film, je dirais que le climax ayant touché le diapason on pouvait bien s’arrêter là, quitte à faire jouer aux acteurs un « post-scriptum » avec la scène de la disparition violente de Germaine qui, entre-temps, avait engendré l’enfant dont elle avait inutilement rêvé au cours de toute sa vie difficile.
L’auteur avait d’ailleurs besoin d’exploiter le thème de la vengeance pour la mort violente du père. Cela se traduit en une digression ou, si l’on veut, dans une parenthèse où le jeune homme abandonne momentanément Germaine pour rejoindre, en Égypte, un ami italien qui l’aiderait à devenir un révolutionnaire combattant.
Cette parenthèse sans Germaine se transforme rapidement en vision objective d’une réalité dépourvue de charme et de vie. C’est peut-être par le regret de l’ambiance chaleureuse de son pays retrouvé que notre héros découvre son inaptitude complète : il ne sera jamais un révolutionnaire parce qu’il ne peut rester indifférent à la douleur du monde…

«…Il faut que l’homme ait un frère, une sœur, un père, une mère, il faut que l’homme ait une femme, un cousin, une cousine, un neveu, une nièce. Il faut que l’homme ait un chien. Attention… Ne pas oublier le chien, l’homme et le chien, c’est spécial… Il faudra ajouter ça dans la Bible. » (page 122)

Mais il est vraiment harcelé par une destinée hostile. À la rentrée de l’Égypte il est à nouveau arrêté. Ensuite il tombe dans son même piège, se trouvant presque obligé d’achever son propos de « venger le père »… Il prend le couteau que Germaine lui a miraculeusement apporté… et poignarde le premier ministre…
En refermant le livre sur la mort de Germaine… cette femme courageuse jusqu’à l’inconscience, cette femme cultivée qui ne pouvait pas du tout partager ce sentiment obscur d’une vengeance hors de la loi…; en constatant qu’elle est tuée par les policiers parce que jugée coupable de l’agression au premier ministre… je découvre finalement la raison de son nom : elle s’appelle Germaine parce qu’elle n’est pas une mère ni une tante, mais plutôt une sœur, une sœur siamoise !

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Pour conclure ce premier reportage sur « Une femme dans la lumière de l’aube » de Barnabé Laye, je dois signaler l’extrême actualité de ce livre encore aujourd’hui.
Je dis cela, bien sûr, en considération de tout ce qui se passe de terrible et d’horrible en Afrique et dans le reste de la planète de ce temps. Toutes ces tragédies insupportables trouvent dans ce texte d’inquiétantes prémonitions.
Mais aussi, dirais-je, pour cette vision dramatique, que Barnabé Laye nous confie, de l’homme coupé en deux qui voudrait voir autour de lui un monde qui revient aux sources, à l’humain, à la simplicité des communautés ancestrales, au rite de la parole et du geste.

Giovanni Merloni

(1) Au lieu de mettre le lien, je préfère copier ce que je lis dans le web…. à propos du Bénin : « Lagunes et plages bordées de cocotiers au sud, douces collines plantées de savane arborée au centre, monts arides au nord… » « Le Bénin offre un étonnant condensé de paysages africains… Mais sa richesse, c’est surtout son immense patrimoine culturel, ses traditions variées (une bonne quarantaine d’ethnies), son histoire dense et tumultueuse, bien antérieure à la présence coloniale. » « Les voyageurs le savent bien, et lorsqu’ils choisissent de visiter ce pays, c’est bien souvent pour y chercher quelque chose, faire une sorte de pèlerinage, de retour aux sources… » « Le Bénin, c’est aussi la terre du « vodoun », culte « animiste » toujours prégnant qui a essaimé au Brésil, en Haïti, à Cuba. D’ailleurs ce pays « a été marqué par la traite des esclaves, dont des millions furent déportés depuis ses côtes. » « On y rencontre aujourd’hui nombre d’Afro-américains, venus marcher sur les traces de leur histoire. » « Le Bénin vibre enfin d’une réelle vie intellectuelle et artistique. On l’avait d’ailleurs surnommé le Quartier Latin de l’Afrique. » « Quant aux amoureux des grosses bébêtes, ils pourront pousser jusqu’au nord du pays, abritant deux parcs animaliers (dont un partagé avec le Burkina Faso et le Niger). » « À signaler également : le Bénin est le seul pays d’Afrique de l’Ouest francophone à avoir effectué depuis l’indépendance des transitions politiques sans violence. »

(2) Cela arrive à tous, aux Italiens aussi. Les amis français, tout en étant fort hospitaliers et solidaires, ne cesseront jamais de nous rappeler nos origines : « vous allez en vacances en Italie, cet été, n’est-ce pas ? » « Votre bouquin se déroule en Italie, non ? »

G.M. 

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