Ce 5 décembre 2019 ne marquera pas un véritable changement. Elle n’ouvrira pas non plus de nouvelles portes, cette grande et belle manifestation en défense des droits des gens qui travaillent et notamment des retraites que le gouvernement voudrait frapper à mort.
Cependant, j’ai vécu cette journée, avec bien d’autres qui l’ont précédée, comme le signal évident d’un réveil. Dans la forme et dans le fond. Dans la forme. Contrairement à ce qu’on raconte au sujet de cette journée, qu’on voudrait classer comme un énième épisode marqué par les affrontements et la violence, je n’ai vu que des personnes responsables et pacifiques, parfaitement conscientes de ce climat de « chasse aux sorcières » dont le gouvernement ne pourra pas se servir à l’infini, donc doublement engagées pour que tout rentre dans l’ordre et dans le respect de la démocratie.
Dans le fond. La question des retraites, d’importance vitale en elle-même, n’est en vérité que la pointe de l’iceberg d’une action longuement programmée par le gouvernement, sérieusement intentionné à changer intimement notre société pour la soumettre à des logiques d’exploitation « de l’homme par l’homme », comme le disait si bien Karl Marx, encore plus insupportable qu’elle ne le soit pas déjà. Pourquoi les Français doivent-ils renoncer aux conquêtes sociales et culturelles qui leur ont permis de prospérer en équilibre avec la nature et les autres peuples du monde ? Pourquoi doivent-ils devenir « nord-américains » pour être tous encadrés dans la logique totalement inhumaine d’une « société asociale » où ne figurent que les richissimes et les misérables ?
Pendant la manifestation de jeudi, quelqu’un demandait, plusieurs fois : « La rue est à qui ? » Et tout le monde répondait à temps : « C’est à nous ! » Je considère cette expression comme l’une des preuves les plus évidentes de cet éveil des consciences. Bien sûr, il faudra se méfier des démagogues, voire des tribuns qui essaieront sans doute d’ouvrir une brèche en cette nouvelle unité populaire et entre les générations pour des dérives populistes ou vaguement anarchiques. Bien sûr, il faut respecter cette rue qui est la nôtre, ce monde qui est le nôtre, se souvenant pourtant que la rue ne fait qu’un avec la société qui l’habite, avec les humains qui y demeurent, qui s’y rencontrent, qui y meurent. Donc, il faut veiller pour que d’autres n’abîment pas notre patrimoine : et là, je ne parle pas que des casseurs, mais aussi de tous ceux qui prétendent avoir plus de droits que les autres leur permettant de traiter ce même patrimoine — fait d’humanité, de travail et de culture millénaire — comme s’il s’agissait d’une « chose » qu’on peut impunément défigurer.
Ce vendredi 21 juin, les Poètes sans frontières ont lancé une chaîne poétique sur le thème de la PAIX.
Les amis et les sympathisants de Poètes sans frontières ont été invités à consacrer une minute dans la journée à la lecture à voix haute d’un poème ayant pour sujet la Paix.
Pour participer moi aussi à cette initiative à la fois solennelle et solidaire, j’ai invité mes amis de Twitter à m’envoyer une citation de leur choix sur le thème de la Paix, ou alors une poésie d’eux-mêmes, qu’au fur et à mesure je vais insérer ci-dessous.
Et voilà ma contribution : le texte d’une chanson au sujet de la guerre écrite par Italo Calvino en 1958 :
Où s’envole-t-il le vautour ?
Un jour dans le monde, la dernière guerre se termina, le sombre canon se tut et ne tira plus, alors que, depuis la terre aride, en manque de son affreuse nourriture, un troupeau de vautours noirs se leva.
Où s’envole-t-il le vautour ? Vole ailleurs, vautour, vole-t’en de ma terre à moi : c’est la terre de l’amour.
Le vautour chercha le fleuve et le fleuve lui dit : « Non ! Vole ailleurs, vautour, vole-t’en ! Dans le limpide courant, on ne voit, maintenant, que les carpes et les truites, ils ne sont plus là les corps des soldats qui le font saigner ».
Où s’envole-t-il le vautour ? Vole ailleurs, vautour, vole-t’en de ma terre à moi : c’est la terre de l’amour.
Le vautour chercha la forêt, mais la forêt lui dit : « Non ! Vole ailleurs, vautour, vole-t’en ! Parmi les feuilles, au milieu des branches, seuls les rayons de soleil passent, les écureuils et les grenouilles,
et l’on ne veut plus des coups du fusil ».
Où s’envole-t-il le vautour ? Vole ailleurs, vautour,
vole-t’en de ma terre à moi : c’est la terre de l’amour.
Le vautour bondit sur l’écho, l’écho aussi lui dit : « Non ‘ Vole ailleurs, vautour, vole-t’en ! Je ne porte que les chants, les bruits sourds des sapes, les rondes et les berceuses, je n’en veux plus du grondement du canon ».
Où s’envole-t-il le vautour ? Vole ailleurs, vautour,
vole-t’en de ma terre à moi :
c’est la terre de l’amour.
Le vautour s’en alla chez les Allemands, les Allemands lui dirent : « Non ! Vole ailleurs, vautour, vole-t’en ! Nous ne voulons plus manger de la boue, de la haine et du plomb dans les guerres, du pain et des maisons dans la terre d’autrui, nous ne voulons plus voler ».
Où s’envole-t-il le vautour ? Vole ailleurs, vautour,
vole-t’en de ma terre à moi : c’est la terre de l’amour.
Le vautour s’en alla chez la mère et la mère lui dit : « Non ! Vole ailleurs, vautour, vole-t’en ! Mes enfants je ne les donne qu’à une belle fiancée qui les emmène dans son lit, je ne les envoie pas tuer ! »
Où s’envole-t-il le vautour ? Vole ailleurs, vautour,
vole-t’en de ma terre à moi :
c’est la terre de l’amour.
Le vautour chercha l’uranium et l’uranium lui dit : « Non ! Vole ailleurs, vautour, vole-t’en ! Ma force nucléaire nous amènera sur la Lune, elle n’explosera pas, brûlante, en détruisant les villes ».
Où s’envole-t-il le vautour ? Vole ailleurs, vautour,
vole-t’en de ma terre à moi :
c’est la terre de l’amour.
Mais ceux qui regrettaient les guerres, ce jour-là, dans un lieu déserté pour comploter se rassemblèrent. Ils virent ce troupeau arriver, voltigeant, du ciel, et descendre, descendre avant que quelqu’un s’écriât :
Où s’envole-t-il le vautour ? Vole ailleurs, vautour, vole-t’en de ma tête à moi : mais le rapace les dévora. Italo Calvino, Dove vola l’avvoltoio ? (Trad. Giovanni Merloni)
Giovanni Merloni, La menace, pastel sur papier, 1970
Une seule strophe pour la paix
J’avais un revolver. L’elfe s’intéressa : » Quel est cet os coudé qui dans ta main scintille ? – Quand j’ai raison, je tire et l’autre décanille. – Si tu as tort ? – Je tire ! » Et, voltant, me laissa. Noël Bernard
Paix à celui qui hurle parce qu’il voit clair Paix à nos esprits malades, à nos coeurs éclatés Paix à nos membres fatigués, déchirés Paix à nos générations dégénérées Paix aux grandes confusions de la misère Paix à celui qui cherche en se frappant la tête contre les murs de béton Paix au courroux de l’homme qui a faim Paix à l’enfant qui vient de naître Paix à la haine, à la rage des opprimés Paix à celui qui travaille de ses mains Paix à cette nature qui nous a toujours donné le meilleur d’elle-même et dont chaque homme quel qu’il soit a besoin Paix à nos ventres, grands réservoirs de poubelles académiques Paix à vous mes amis, dont la tendresse m’est une nécessité Paix et respect de la vie de chacun Paix à la fascination du feu, paix au lever du jour, à la tombée de la nuit
Paix à celui qui marche sur les routes jusqu’aux horizons sans fin Paix au cheval de labours Paix aux âmes mal-nées qui enfantent des cauchemars Paix aux rivières, aux mers, aux océans qui accouchent de poissons luisants de gas-oil Paix à toi ma mère, dont me sourire douloureux s’efface auprès de tes enfants Paix enfin à celui qui n’est plus et qui toute sa vie a trimé attendant des jours meilleurs PAIX… PAIX… PAIX… Catherine Ribeiro + Alpes, par Marie-Noëlle Bertrand
C’est la récolte et sur les doigts, fleurit un réseau écarlate. On l’aspire, sans trop penser. Des billes rouges, et des filins, qui se relient et qu’on avale. Ne gâchons pas. Et l’on retourne à la moisson, un nouveau ruisseau à l’index. Déjà réapparu. Encore du rouge et l’on recycle, et l’on avale, et il reviendra dans les veines. Oui, mais on cueille. N’importe quel serpent se mordrait bien la main, si il en avait une. Voilà le champ vidé, nous en voilà des tonnes, et nous voilà comptable. Et tout bien réfléchi, nous aurions préféré en calculer moins long. Si nous n’avions pas tant fourni d’engrais à nos chardons. François Bonneau
Le soir on croise les jambes on fume on regarde les oiseaux qui plongent vers le haut dans la lumière. Thomas Vinau, La trève par Brigitte Célérier
«Effacez dans les flots vos couleurs meurtrières.
Les roseaux sont nombreux et le roc est épais ;
Chacun en peut tirer sa pipe. Plus de guerres,
Plus de sang ! Désormais vivez comme des frères,
Et tous, unis, fumez le Calumet de Paix !» Charles Baudelaire, par Élisabeth Chamontin
J’attends la fuite des vents à la renverse paix sur les noyés et les goémons paix sur les îles et les quais
mon cœur tranquille caboulot à la bonne brise au-dessus des limons affiche son enseigne « Au repos du marin » Xavier Grall par Claudine Chapuis
un désir d’union oh ! ce désir d’union
fluide, fertile double du double double du redoublement
pétales ouverts pétales sans fin, parfumés du parfum de l’indicible la fleur du perpétuel
fontaines le pouls de la fenêtre s’éveille le pouls lumineux du point du jour éblouissant Henri Michaux – Paix dans les brisements par Clotilde Daubert
C’est un matin très sombre, au dehors il fait noir. Par ce temps j’ai besoin d’un grand café bien noir Je t’apporte un bon thé au lit, si t’es pas contre Mon pied, le pied du lit : douleur de la rencontre Guy Deflaux, 10.12.2011
Entendu il y a un long temps dans une allée d’un hypermarché: « Ce n’est pas tant pour les autres que l’on pardonne que pour soi. » José Defrançois
« Sur les pages lues Sur toutes les pages blanches Pierre sang papier ou cendre J’écris ton nom
Sur les images dorées Sur les armes des guerriers Sur la couronne des rois J’écris ton nom » Paul Eluard par Marie-Christine Grimard
La paix, objet de ma quête nocturne ! Fenêtre fermée contre voisin fêtard, Tout petits écouteurs, Un bel album du Zawinul Syndicate, Fondu au noir. Claire Grivet
Trouver enfin la paix qui douce y pleut… Y pleut des voiles du matin sur le chant des grillons Là-bas, où minuit n’est qu’étincelles, midi pourpres lueurs Et le soir nuées de vols de lingots… W.B. Yeats, the Lake Isle of Innisfree: … par Claire Grivet
« Art des jours art des nuits La balance des blessures qui s’appelle Pardonne Balance rouge et sensible au poids d’un vol d’oiseau Quand les écuyères au col de neige les mains vides Poussent leurs chars de vapeur sur les prés Cette balance sans cesse affolée je la vois Je vois l’ibis aux belles manières Qui revient de l’étang lacé dans mon cœur Les roues du rêve charment les splendides ornières Qui se lèvent très haut sur les coquilles de leurs robes Et l’étonnement bondit de-ci de là sur la mer Partez ma chère aurore n’oubliez rien de ma vie Prenez ces roses qui grimpent au puits des miroirs Prenez les battements de tous les cils Prenez jusqu’aux fils qui soutiennent les pas des danseurs de corde et des gouttes d’eau Art des jours art des nuits (…) » André Breton, Clair de terre, « Non-lieu » (Poésie/Gallimard; 1966, page 109) par Dominique Hasselmann
La plus jolie prière Le regard innocent Du tout-petit enfant Lui ne veut ni la guerre Ni la peur, ni le sang Mais l’amour de sa mère Et la paix sur la terre. Josette Hersent
pas facile de placer des mots entre la lumière qui tombe et puis la peur qui vient on ne sait d’où au point de devoir prendre l’air qui manque Antoine Emaz Os Editions Tarabuste par Élise Lamiscarre
«Car ces cœurs qui haïssaient la guerre
battaient pour la liberté au rythme même
des saisons et des marées, du jour et de la nuit. Robert Desnos 1943 par Laurence Lebel
Double éclair. Des champignons surgirent autour de la montagne où l’ermite avait fui, loin des irrécupérables, trop près encore de sa faiblesse pour se reposer. Les champignons croissaient en accéléré, leurs spores en crinière léonine virant de l’orange au blanc. Enfin, la paix. Marc Mahé Pestka
si vis pacem para bellum ses vices parsèment bel homme si tu veux la paix prépare la guerre sicut vela parentes alas agerent (approche fantassine fantaisiste) Noëlle Rollet
Avec des mots très simples Sans fard et sans tics De langage Tout enrobés au lait De la tendresse humaine Le poète s’écrie : Allez en Paix ! Francis Vladimir
Giovanni Merloni, On the road, acrylique sur toile 100 x 81 cm, 2019
S’agit-il d’une Motivation, ou alors avons-nous tous affaire à une Modification ?
Dans l’un de mes textes repères préférés, en faisant régulièrement la navette entre les deux Panthéons de Paris et de Rome, Léon Delmont, un Français très gentil, tout en « vous » adressant son monologue tout à fait adapté au rythme du train ainsi qu’aux déguisements sociaux que la vieille Europe lui imposait incessamment comme des tabous, se préparait à affronter une profonde modification dans sa vie. Puisqu’il s’agissait d’un (nouveau) roman à l’esprit ouvert et problématique, le lecteur n’était pas, en principe, obligé de lui croire : au-delà de la modification produite par une rupture personnelle et privée plus ou moins définitive, ce voyageur torturé découvrait « dans les choses » l’écroulement, autour de lui, d’un système de certitudes dont la certitude de l’amour ne se révélait qu’une miette. Une prodigieuse clairvoyance, celle de Michel Butor qu’en 1957 saisissait déjà la métamorphose profonde que les humains allaient subir par les mille sirènes d’un progrès soi-disant bénéfique et prometteur ayant au contraire en lui-même les instruments fatals de la désintégration et de la transformation des êtres pensants en robots… Bien sûr, s’inspirant à la magie d’une idéale proximité, ressemblance et même affinité entre les deux villes de Rome et Paris, ce roman ne se borne pas à proposer au lecteur une vision pour ainsi dire matérialiste de la modification en acte. Il contient une invitation à la spiritualité, religieuse dans le fond, aidant à entrevoir une possible sortie dans la beauté que malgré tout reproduit le rythme du train avec toutes les transitions, même redoutables et affreuses, qui menacent nos existences. Qu’il se dérobe ou pas, totalement ou partiellement, à cette modification annoncée, Léon renoncera, comme le Baptiste des Enfants du Paradis (1945), à l’amour de sa Garance à lui. Car le voyage n’a finalement pas le don de rapprocher jusqu’au bout, comme le peut la rêverie d’un instant, deux réalités lointaines et tout compte fait non assimilables. Le voyageur finira par soumettre ses glorieuses rêveries au rythme d’un train qui ne va nulle part. Ou alors il se déplacera à l’infini d’un pôle à l’autre de son univers, tout en sachant que ses déplacements ne changeront rien à son existence piégée ni à son destin escompté… Parce que la véritable modification n’est pas le résultat d’un acte libre ni d’un geste fou. Elle se produit invisiblement et durablement en chacun de nous comme une drogue nous ouvrant des paradis qui ne le sont pas.
video della « motivation » ::
« La motivation » (2009) avec Paolo Merloni.
Réalisation : Gabriella Merloni
Je viens de citer ce livre de Michel Butor qui m’avait profondément touché au temps de ma première installation à Paris — période caractérisée alors par plusieurs allers-retours de Paris à Rome sur le même Palatino dont se servait Léon Delmont — parce qu’en retrouvant une vidéo réalisée en 2009 par ma fille Gabriella au sujet de « La motivation », ayant pour unique acteur mon fils Paolo, la répétition obsessionnelle de ce titre emblématique m’a brusquement invité à réfléchir. D’abord, je me suis interrogé sur le rôle qu’une sincère motivation assume en chacune de nos actions délibérées. Ensuite, je me suis trouvé en forte difficulté devant une question plus philosophique : existe-t-il un rapport entre la motivation requise pour n’importe quelle candidature d’emploi et la motivation réelle des entreprises publiques et privées ? Enfin, une hypothèse a jailli tout à fait spontanément. Puisqu’on vit désormais plongé dans un monde changé ou, pour mieux dire, intimement modifié, est-ce qu’entre-temps, sous nos regards impuissants et forcément distraits, une modification s’est produite dans le mécanisme vertueux de la motivation ?
« Mémoire comme citadelle préservant des amours en cage… »
« Dans l’univers de la poésie, le voyage est inégal. On se laisse plus facilement bercer par des rythmes connus, déclenchés au fur et à mesure par les strophes célèbres des Maîtres incommensurables, ou alors par les voix abruptes, en contre-chant, de quelques poètes maudits. Cependant, au cours de notre navigation, il nous arrive de frôler de nouvelles constellations, des voix inattendues qui d’un coup nous intriguent ou alors s’emparent de notre enthousiasme au fur et à mesure de leurs apparitions sur le plateau de la scène ouverte… » Voilà ce que m’a confié l’un des participants, vendredi dernier, le 24 mai, à la rencontre des Poètes sans frontières — au Hang’Art, 63 quai de Seine, 75019 Paris —, consacrée à Kim WAAG, une poète à part entière tout en étant depuis toujours chanteuse, musicienne, danseuse et plasticienne.
Dans le petit espace perturbé par les sirènes des ambulances et les bruits désormais familiers d’un local consacré à l’éphémère contemporain, il était difficile sinon impossible d’accueillir même un échantillon des performances musicales-poétiques dont Kim WAAG fait souvent cadeau au public médusé de la salle Pétrarque de Montpellier ou au sein de l’association CadenceArt Vocal qu’elle anime, avec le soutien du maire-poète, dans la commune de Palavas-Les-Flots. Au commencement, l’absence de Vital Heurtebize, actuellement au Canada, laissait serpenter une certaine inquiétude parmi les participants. Avec très peu de mots efficaces, Vital Heurtebize aurait d’emblée « situé » l’invitée et son monde poétique dans la dimension réelle, humaine, dont tout un chacun avait besoin pour apprendre jusqu’au bout la valeur de ce qu’elle allait nous partager. Heureusement, à la place de Vital Heurtebize, il y avait Christian Malaplate, un homme tout à fait à la hauteur de cette tâche, partageant, en tant que vice-président des Poètes sans frontières, le même esprit fondateur, engagé et engageant que Vital Heurtebize reconnaît à la poésie. En plus, à travers les émissions « Traces de lumières » (poésie et Carnets de voyage) qu’il anime auprès de RADIO FM PLUS 91fm, dont il est Président, Christian Malaplate consacre énormément d’énergies et d’intelligence au partage de la poésie avec le souci constant de l’approfondissement et de la qualité. Poète et écrivain reconnu, Christian Malaplate a mûri une grande expérience de passeur de poésie et d’animateur de scènes ouvertes où jusqu’ici quatre mille poètes ont pu s’exprimer, apprenant à mesurer leur univers intime à l’échelle branlante d’auditoires exigeants et sensibles.
Enfin, grâce aux lectures denses et pertinentes de Claire Dutrey et à la présentation illuminée de Christian Malaplate, ceux qui voyaient Kim WAAG pour la première fois ont été bien aidés à en entendre et savourer à fond le message poétique. Certes, l’envie demeure, en moi, d’assister prochainement à une performance poétique et musicale de Kim WAAG, comme « L’envol » par exemple, dont j’ai pu apprécier à la maison le splendide CD. En manque de la dimension spectaculaire, qui fait évidemment partie de la personnalité de notre invitée, elle a pu néanmoins dialoguer de façon approfondie avec les autres poètes présents, ce qui a rendu finalement cette rencontre chaleureuse et sincère.
Accompagnés par la voix incontournable de Claire Dutrey, vous lirez ci-dessous quelques-uns des poèmes publiés dans « Paix dans le cœur. Un chemin de poèmes rassemblés ». Ils correspondent, je crois, à une suprême exigence de décantation de l’essence et de l’essentiel de la vie, que Kim Waag a voulu extraire du magma d’une incessante création au service de la musique et de sa dimension théâtrale. Fille de Cécile Waag, elle aussi poète reconnue, Kim WAAG a suivi avec une rigueur tout à fait prodigieuse les deux parcours parallèles de la musique et du chant et celui des arts plastiques. À l’origine, elle chantait surtout et au fur et à mesure qu’elle apprenait à créer des musiques d’accompagnement (d’abord aux poèmes de sa mère) elle a atteint un niveau de maîtrise musicale et de familiarité avec les mots lui ouvrant les portes de la poésie, sous forme de paroles pour ses chansons ou de poèmes libres tout à fait autonomes. Je vois en ce parcours, et dans son penchant pour la mise en scène de spectacles au sens accompli, une véritable vocation théâtrale, la seule qui peut justifier d’ailleurs la cohabitation en elle de nombreux talents qui, en dehors de l’événement théâtral, se feraient réciproquement la guerre.
Je ne peux pas développer ici une trop longue réflexion que j’ai à cœur, sur le rapport entre la poésie et la chanson. Une grande partie des auteurs de chansons — Charles Trenet, Jacques Brel, Georges Brassens, Georges Gainsbourg, Léo Ferré et Barbara, par exemple — sont des poètes et même de grands poètes. En tout cas, tout en partageant ce qu’observe Christian Malaplate dans une émission de « Traces de lumières » consacrée aux poèmes en musique, je crois qu’en général la poésie n’ayant d’autre accompagnement que la musique des mots est finalement autre chose vis-à-vis de la chanson. Comme il arrive entre le roman et le film qui s’y inspire, il y a une distance, un décalage important entre la poésie et la chanson. Et aussi entre la chanson et la poésie accompagnée par la musique. Je crois que Kim WAAG, ayant tout expérimenté de ces trois possibilités expressives, mérite toute notre attention pour chacune d’elles. Est-ce qu’elle se prend jusqu’au bout au sérieux ? se dérobe-t-elle, au contraire, comme une jongleuse très habile, aux lourdes responsabilités que comporte l’être, par exemple, une poète ? Elle nous a confié que son but est la légèreté…
Par la seule musique des mots, dans ce recueil où le passé s’invite à petits pas, on découvre le désir irrépressible de revenir à l’intime, à la rêverie des « amours en cage » dont le dénouement, forcément caché, est quand même protégé par la mémoire.
Ce passage crucial de l’autodévoilement poétique de Kim WAAG me fait brusquement souvenir — pardonnez-moi de cette digression — d’une inoubliable promenade à Bruxelles, avec un couple d’amis très chers. Lui, un architecte totalement imprégné de culture française ayant eu une mère parisienne, nous conduisait avec légèreté et enthousiasme par les sentiers magiques de ses traversées universitaires, nous faisant découvrir de l’intérieur ce que Bruxelles était alors, dans les années 1970 et ce que cette ville extraordinaire demeure aujourd’hui, dans les années 2010. Notre promenade pleine de rires et de haltes aux comptoirs de la « Mort subite » s’échoua dans un petit café-bistrot derrière la Grande Place. Cette fois-là, nous ne nous arrêtâmes pas à boire : notre ami, à la vitesse d’un lièvre, nous invita à traverser des salles carrées combles de gens chuchotants… jusqu’à un petit escalier bien caché derrière un portemanteau très chargé.« Et puis, on montait là-haut ! » dit-il s’accompagnant d’un geste aussi inconsolable qu’élégant avant de faire demi-tour. C’est dans la communion des émotions et dans le partage de nos plus douloureux secrets que la poésie et la joie de vivre se déclenchent à l’unisson. Il suffit d’un seul geste, comme celui de mon ami de Belgique au bout d’une traversée fort évocatrice. Il suffit d’un seul vers, au milieu de la « Traversée » poétique où Kim WAAG nous convie :
« Serait-ce de mauvais augure De vouloir se débarrasser Des images les plus obscures Décramponnées à son passé ?
Mémoire comme citadelle Préservant des amours en cage S’attache à cette sentinelle Ridée… »
« Il y a de belles salles, à Montpellier et partout dans la France, pour des retours éphémères à l’âge d’or de l’Arcadie poétique… », m’a soufflé dans l’oreille mon voisin de banc. « Tandis qu’ici, à Paris, tout semble se rétrécir ! En tout cas, même ici, avec la contrainte de s’exprimer sur un seul pied comme les grues, la scène ouverte a marché aussi bien pour l’invitée que pour les poètes présents… »
Giovanni Merloni
Claire Dutrey lit « Les routes » et « Écriture » de Kim WAAG
Les routes
Il est des routes droites Rapides, attirantes Des chaussées peu étroites L’allure rassurante
Il est des routes courbes Qu’on parcourt solitaire Pour esquiver les fourbes On accroît le mystère
Il est des routes sombres Où l’on ne comprend pas Ce qui agit dans l’ombre Où s’égarent nos pas
Il est des routes fausses Souvent l’on se fourvoie Mais le destin nous hausse Vers de multiples voies
Il est des routes vertes Vibrantes de l’espoir Peuplées d’hommes alertes Toujours prêts à y croire
Il est des routes claires Qui s’ouvrent devant nous Dispensent la lumière Que le matin dénoue
Alors toutes ces routes Qui nous voient cheminer Accompagnent nos doutes Forment nos destinées
Kim Waag, Les routes, dans « Paix dans le cœur », La Nouvelle Pléiade, pages 8-9
Kim WAAG etClaire Dutrey
Écriture
Rentrer en soi Respirer l’espace intérieur Cheminer le long de ses silences Traverser les sentiers du temps comme autant de possibles trajectoires : Terres inconnues de l’écrit Dont le mijotement tressaille au-dedans.
Nous, humbles créateurs de sons et d’images Avançons à tâtons vers le profond de notre être En pénétrant tout un monde mouvant.
Alors qu’on ne croit que décrire, Les phrases emmènent bien plus loin les pensées Dans des contrées encore inexplorées, en quête de vérité La musique des mots anime des paysages singuliers Qui notre vision transforme.
En ce voyage, Nul ne peut à l’avance connaître Étapes ni destination. Ainsi que l’Aimé toujours est inconnu Après bien des années traversées ensemble au coin du même feu, Nous sommes à nous-mêmes des inconnus À mesure que nous défrichons des terres nouvelles jusqu’alors ignorées
Se tromper, Hésiter, Mot à mot avancer comme pas à pas Ou se laisser aller dans un torrent de sensations en longues phrases échevelées, Revenir sur ses pas Et, dans l’interrogation d’un regard chercher encor et encore Quelle identité on ignore
Tandis que les poètes défunts s’amusent aimablement de Nos inquiétudes d’explorateurs amoureux de mots Et de rythmes Qui fouillent la nuit noire, Fébrilement nous inventons ces trésors porteurs de joie !
L’homme se cherche Et par moments se trouve Dans l’orchestration des paroles qui le façonnent
Pendant que la plume Dessine les traits de cet incantatoire trajet L’être s’épanouit dans une plénitude.
Kim Waag, Écriture, dans « Paix dans le cœur », La Nouvelle Pléiade, pages 10-11
Claire Dutrey lit « Traversées » de Kim WAAG
Traversées
Voilà, ce matin j’ai brûlé Des pans entiers de mon passé Livrets pleins de mes écritures
De vieilles lettres abîmées Et des almanachs éraflés Des cahiers noircis par l’usure
Les flammes brûlaient mon visage Et je voyais Se consumer page après page Tout mon passé
Dans le cœur une égratignure Jusqu’à présent dissimulée Révèle comme une fêlure Une promesse effilochée
Un éclair tel une étincelle Un tourment d’avant l’orage Un souvenir infidèle Fumée
Un coup de vent a emporté Quelques feuillets tout enflammés Arrachés à quelques brochures
Et devant mes yeux affolés Un tas de brindilles allumées Mit le feu dans l’herbe en griffure
Les flammes brûlaient mon visage Et je tapais À toute force sur les branchages Entremêlés
Serait-ce de mauvais augure De vouloir se débarrasser Des images les plus obscures Décramponnées à son passé ?
Mémoire comme citadelle Préservant des amours en cage S’attache à cette sentinelle Ridée…
Quand le feu se fut arrêté Laissant la place nettoyée Pour la repousse de la nature
Sous les brindilles calcinées S’exhalait un air parfumé Prémices d’une vie future
Le soleil dorait mon visage Et je voyais Quelques morsures d’un autre âge Se refermer
J’ai respiré la démesure D’une soudaine étrangeté Plus de repères dans l’aventure Les tourments se sont envolés
Je ne me sens même plus frêle Pas docile et pas trop sage C’est la fête qu’une vie nouvelle Présage
Maintenant que j’ai déroulé Des pans entiers de mon passé Enfin je me sens plus légère
L’histoire n’est pas oubliée Mais les flammes l’ont épurée La vie présente est une fête !
Kim Waag, Traversées, dans « Paix dans le cœur », La Nouvelle Pléiade, pages 31-33
Claire Dutrey lit « L’infini » de Kim WAAG
L’infini
Que dit le batelier quand il navigue au loin, Se laissant balloter au gré des vagues nues Il avance au revers de la mer qui l’accueille : Perpétuel roulis de la masse bleutée
Son regard se répand bien plus loin que la houle, S’il cherche une limite à cette immensité Alors sa vue se voile et son cœur est troublé, Qui peut voir au-delà de l’horizon sans fin ?
Parti tôt ce matin relever ses filets Dans le bercement calme, augure de l’aurore Il aimerait pouvoir voguer sans aucun but Se laisser dériver, explorer l’inconnu
Se remplir de lumière, accueillir les embruns Sur ses joues, sur ses mains, lécher sa peau salée, Se nourrir de soleil, sourire à l’Univers, Dormir tout éveillé en respirant le ciel
Et son âme s’élève en un rayon de l’aube Il revoit sa famille et ses amours passés Son enfance joyeuse et ses parents défunts Il rejoint tous les êtres, connus ou inconnus
Kim Waag, extrait de L’infini, dans « Paix dans le cœur », La Nouvelle Pléiade, page 47
Claire Dutrey lit « À la fin du jourL’infini » de Kim WAAG
À la fin du jour
À la fin du jour, Quand l’agitation se dissipe Pour laisser au crépuscule La primeur d’un apaisement
À la fin du jour Je m’étends près du tilleul Pour accueillir les premières lueurs de nuit
À la fin du jour Regarde les vols criailleurs des hirondelles avant la sombritude La silhouette des cèdres encore éclairés vers l’ouest
Les nuées de moucherons groupés Qui se déplacent en ondulant Dans un bruissement d’air Douceur de l’air, fraîcheur des plantes arrosées
Puis les chauves-souris au vol zigzagant Comme ivres ou affolés.
À la fin du jour, Les yeux perdus dans la vastitude du ciel Je revois pas à pas le film de la journée écoulée :
Tumultes d’actions enchaînées sans relâche Tâches accomplies, Projets à peine ébauchés
À la fin du jour Sous la voûte apaisante L’agitation se dissout
Le corps lentement se dénoue Il n’est plus temps pour les tracas
À la fin du jour Même les arbres se calment Et tous les petits insectes de l’herbe S’endorment dans le soir
Avec Vénus et les premières étoiles, Étincelles dans le noir Tremblant sous la voûte immense, Les oiseaux sont allés dormir
L’esprit s’élargit, la peau respire Les pupilles se dilatent Pour plonger dans l’océan de la voûte
Alors s’accueille avec bonheur Le Silence.
Un disque argenté Nage sur l’étang du soir La lune est tombée !
Kim Waag, À la fin du jour, dans « Paix dans le cœur », La Nouvelle Pléiade, pages 64-66
Claire Dutrey lit « Faire silence » de Kim WAAG
Faire silence
Face aux pensées qui nous assaillent En éboulis d’émotions Faire silence
Devant les trop-pleins d’arrogance Dans les tourments de nos courroux Faire silence
Dans les fossés où la démence Parcourt ce monde en dissonance Faire silence
Devant la beauté du zénith Intuition d’une clairvoyance Faire silence
Au côté de l’être adoré Nourri de cette connivence Faire silence
Dans la nef d’une cathédrale Dont les vitraux au soir s’animent Faire silence
Au chevet d’un ami défunt Recueilli dans la souvenance Faire silence
Assis à l’ombre d’un tilleul Tout recueilli dans sa présence Faire silence
Faire silence Et habiter ce silence D’une paix tout en nuances.
Kim Waag, Faire Silence, dans « Paix dans le cœur », La Nouvelle Pléiade, pages 68-69
Christian Malaplate présente « Paix dans le coeur » de kim WAAG
Le recueil « Paix dans le cœur » de Kim WAAG est la parfaite fusion des notes et des mots sur les chemins de vie. Et sur les rives de la mémoire il y a les chants de l’âme, malgré « les turbulences du temps ». Pour Kim WAAG l’essence de la vie, c’est le voyage intérieur. Parce que la vie est un mélange d’ombres et de lumières, elle écrit :
Rentrer en soi Respirer l’espace intérieur Cheminer le long de ses silences Traverser les sentiers du temps comme autant de possibles trajectoires : Terres inconnues de l’écrit Dont le mijotement tressaille au-dedans
Elle sait dessiner l’ondulation de la vie. Elle devine que la musique énonce un secret dans la portée où affluent nos désirs. Dans la poésie de Kim WAAG, les voix aussi sont une invitation à la danse et à une longue communion des sens. Un désir d’éveil continuel. Il y a aussi toutes ses vibrations intimes qui sont inséparables du sentiment de la nature amie, confidente et consolatrice que nous associons à nos joies et à nos peines. Il faut savoir s’élever comme le « Goéland » :
En vol ascendant dans l’air immense Plane, plane au-dessus de la mer.
Dans « Paix dans le cœur » la sonorité des mots est une création permanente d’images qui devient une méditation pour obtenir le calme de l’esprit et la paix du mental. Le moyen d’entrer en harmonie avec soi c’est aussi de savoir cultiver le silence.
Dedans, un monde de silence habité par l’esprit Je me relie à tous ces êtres Et retrouve en chaque lieu la paisible subtilité. C’est un moment de reliance au ciel et à la terre. À l’essentiel de la vie. Gratitude.
Christian Malaplate
Christian Malaplate
Kim WAAG, poète, membre de la Société des Poètes Français et des Poètes sans frontières, également musicienne, plasticienne et danseuse!
Livres déjà parus : « Mer Force 7 », « Peintures en Haïkus ». Et deux CD de ses compositions en chanson poétique : « MykiVe » et « Envol ».
Lauréate de prix de poésie, à Terres de Camargue et de trois prix aux jeux floraux de Narbonne.
Organise des soirées de poésie à Palavas-les-Flors, avec l’association Cadence Art Vocal.
Au profit de quoi, en France, allons-nous vivre dans une société où le travail, la justice et les bases culturelles de la civilisation seront de moins en moins garantis ?
Toujours en me demandant comment est-il possible que nous en soyons là — à la destruction systématique de biens et valeurs aussi primordiales qu’indispensables pour qu’une démocratie puisse se défendre des attaques venant de l’extérieur — je m’obstine à croire que les hommes et les femmes de France sauront arrêter la vague des actions négatives qui en défigurent l’image et le rôle en Europe et dans le monde.
Dans les récentes interventions gouvernementales concernant la justice, le travail et l’école — trois questions intimement entrelacées et interdépendantes depuis toujours — on perçoit la hâte d’empirer les équilibres existants, négligeant de garantir aux citoyens français cette partie essentielle de la « certitude du droit » qui vient du partage d’une vision commune au sujet des conquêtes et des valeurs de notre démocratie républicaine.
Giovanni Merloni
Sans ultérieur commentaire de ma part, je vous transmets deux entrevues animées par Valère Staraselski, écrivain et journaliste de l’Humanité dans l’émission « Libre parole »:
Tout à fait innocemment, sans avoir envie de me blesser, voire de casser mon équilibre, quelqu’un m’avait persuadé que cela ne marchait pas. Quelqu’un que j’avais moi-même sollicité, bien sûr.
Quand on a affaire à un jugement ayant en lui-même quelques lueurs de vérité, cela peut déclencher en nous une foudre ou alors une bombe à retardement, destinée à exploser rien que deux ou trois jours après cette espèce d’euphorie de la vérité qui nous avait provisoirement rendus insouciants et courageux.
Cela est relativement important si notre château de sable, qu’un seul souffle de vent a anéanti, avait été auparavant construit et embelli avec la patience et l’amour d’une vie entière… Ce qui compte c’est découvrir, amèrement, qu’il s’agissait d’un abri inadéquat : accueillant pour nos personnages et nos rêves les plus hardis ; très inconfortable pour les exigences et les impatiences de ses visiteurs. Ou alors s’agissait-il d’un personnage, fort ressemblant à nous-mêmes, auquel on avait de but en blanc enlevé le permis de séjour, l’obligeant à traîner dans la menace d’être renvoyé là où personne n’en voulait plus de lui…
Il m’est arrivé plusieurs fois de ma vie d’avoir cette furie, ce besoin spasmodique de savoir… En mars 1985, j’étais avec mon frère et ma sœur au rez-de-chaussée du Policlinico, un grand hôpital structuré par pavillons, moderne pour son époque, situé en face de la cité universitaire sur viale Regina Margherita, un boulevard assez austère qui mène au cimetière monumental du Verano. Ma mère ne sortait pas du bloc opératoire et l’on nous avait dit que le professeur paraîtrait de l’un de deux ascenseurs de l’entrée. Je n’oublierai jamais la tension de cette attente et ma ténacité désespérée d’être là, à la rencontre de la vérité. Pour une étrange coïncidence, le nom du chirurgien illustre était Piaz… tandis que Pia c’était le prénom de ma mère. Un prénom que mes aventureux grands-parents Agata et Alfredo avaient emprunté à la fameuse Porta Pia de la brèche, ma mère étant née à Naples en juin 1913 et n’ayant que quatre mois quand on la porta à Rome avec Maria, sa sœur aînée, comme prévu… Cependant, le docteur Piaz ne pouvait rien faire de plus. Après une intervention de quelques heures, ma mère pouvait vivre encore quelques mois, mais elle était condamnée. C’était le même mot insupportable qui avait emporté mon père, s’associant encore une fois à un autre mot inexorable. Je me souviens bien d’avoir adressé la parole au chirurgien tandis que mes frères s’approchaient aussi… Et cette réponse, débitée de façon brusque sinon carrément brutale, agit immédiatement sur nos visages, jusque-là colorés de cet infime espoir auquel on essaie de s’accrocher… celui d’être arrivés à temps pour la sauver. À l’unisson, en un seul instant, nous fûmes contraints à regarder la mort dans les yeux. Nous sortîmes dehors, à la recherche d’un banc où nous asseoir…
On ne se sépare jamais de son propre père ni de sa propre mère. Ils sont toujours là, nos juges bienveillants, nos tendres interlocuteurs qui se laissent reprocher pour de petites interdictions ou d’imperceptibles manques de confiance en nous. Cependant, comme on dit, tout venait du cœur, tout était fait pour le bien, avec l’esprit d’un partage profond qui jamais ne se décollait du respect de la diversité et l’unicité de chacun de nous trois. Toujours est-il que je me suis vivement battu pour emboucher et poursuivre ma route à moi, même contre ce que mes parents auraient voulu… tout en leur obéissant, tout en leur donnant la dernière parole. Et voilà que cette route est constellée de petites gloires ainsi que de grandes renonciations, d’enthousiasmes et de grandes incertitudes. Il s’agit d’un parcours de guerre où je ne me suis guère épargné, m’adonnant sans trop me protéger à une confrontation continue et acharnée avec d’autres gens de tous les âges, sexes et conditions au bout de laquelle je suis sans doute la conséquence d’une séquelle infinie d’influences subies ainsi que de réactions à tout ce que j’ai moi-même, plus ou moins inconsciemment, voulu transmettre. Quitte à me voir de temps en temps forcé à prendre le temps de me lécher les blessures loin de tout radar, la vie, heureusement, a été assez clémente avec moi, en me faisant cadeau d’une insoupçonnée capacité de renaître, de tourner la page et de partir enfin vers de nouveaux horizons.
Sans me soucier de voir jusqu’où mon amour était partagé, je m’étais immergé dans une étrange liaison, assez unilatérale, avec la ville de Bordeaux, entamée un jour d’été de 1991 quand j’entendis pour la première fois en magnifier les beautés et peut-être terminée le jour où la voix de Stendhal m’est arrivée comme celle d’une mère m’octroyant doucement une possible voie de fuite. Je trouverai cette phrase lumineuse et l’ajouterai sans doute ici : l’un de mes écrivains préférés m’expliquait finalement que cette ville profite depuis longtemps d’un statut spécial par rapport aux autres villes de la France et y demeure accrochée telle une belle femme indifférente ayant trouvé la formule pour ne pas souffrir. Je n’ai cessé pour autant de travailler à mon livre, à m’acharner pour que ma langue française devienne une langue audible et bien sûr une langue capable de se faire entendre, m’ouvrant les portes de cette ingrate bien aimée. Et je ne suis pas sûr que mon roman est malade, affecté par une forme de « cancer » des livres avec le soupçon redoutable d’une « métastase » en cours. Je suis convaincu du contraire : il est bien vivant mon grand livre ouvert. Il a juste besoin de se promener un peu sous le ciel du printemps pour retrouver ses forces et redonner envie à ses personnages de se battre…
Voilà mes amis que je vous ai raconté ce qui s’est passé pendant une assez longue période d’hibernation. Maintenant, accoudé au balcon de mon boulevard tout à coup printanier, je me découvre une étrange envie de danser, de monter sur une trottinette pour découvrir le « réseau » des deux roues parisiennes. Après des mois de léthargie profonde, je cesse d’être une taupe et me découvre joyeux comme un ours en été…
Quand vous lirez ces quelques lignes, je serai déjà sur le TGV Paris-Turin, en voyage vers l’Italie. Pendant deux semaines, jusqu’à mardi 1er août, je ne serai pas en mesure de publier des textes accomplis sur mon blog. Et je ne peux pas non plus réaliser le petit rêve de vous envoyer des « cartes postales » avec de courts commentaires, où j’aurais aimé vous transmettre au fur et à mesure les impressions que les endroits traversés me suggéreraient. Malheureusement, au-delà de possibles difficultés de me brancher à des réseaux Wi-Fi, j’ai découvert que mon iPad ne serait pas à la hauteur de la besogne ! Voilà que les problèmes techniques et la tyrannie du « système » choisi dépassent mes capacités m’empêchant de m’exprimer en cette conjoncture… Confiant en votre compréhension, je vous donne donc mélancoliquement rendez vous à mardi 1 août !
………………………………………………… Giovanni Merloni
Mes chers lecteurs, Pendant quelques jours, je vais consacrer mon temps au passage à Paris de mon fils aîné, Raffaele Merloni. Cet engagement agréable et spontané m’empêche de m’occuper de tous les détails de la publication de trois premiers épisodes de la troisième partie (L’Île) du Journal d’Alfredo. Celle.ci démarrera donc le prochain Dimanche 2 avril. Entre-temps, la première partie du « Journal d’Alfredo » a été retravaillée en fonction d’une plus convaincante « vérité » du journal même. Si cela vous intéresse, vous pouvez trouver les textes définitifs sur le blog en cliquant sur « Une mère française ». À très bientôt ! Giovanni Merloni