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Il suffit qu’au balcon de la nuit je me penche.. (rencontre des Poètes sans frontières avec Vital Heurtebize et Jean-Noël Cuénod)

24 lundi Sep 2018

Posted by biscarrosse2012 in commentaires et débats

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Claire Dutrey, Poètes sans frontières, Portraits d'ami.e.s disparu.e.s, Vital Heurtebize

Vital Heurtebize et Jean-Noël Cuénod vendredi 21 septembre, à Paris

Il suffit qu’au balcon de la nuit je me penche.. (rencontre avec Vital Heurtebize et Jean-Noël Cuénod)

Le dernier vendredi 21 septembre, avec grand émoi, j’ai participé à une extraordinaire réunion des Poètes sans frontières, association culturelle et humanitaire à la fois, se déroulant dans un accueillant local auprès du bassin de la Villette dans le 19e arrondissement.
C’était la première fois que Vital Heurtebize animait une rencontre de poètes à Paris après sa démission de l’association des Poètes français dont il a été l’incontournable Président pendant plus que vingt années.
À l’ordre du jour de cette « assemblée d’amis », il y avait la présentation du dernier recueil de poèmes de Jean-Noël Cuénod, chroniqueur judiciaire et grand reporter à la « Tribune de Genève » ainsi qu’écrivain et poète reconnu : « En État d’urgence », sorti en 2017 chez les Éditions de La Nouvelle Pléiade, Grand Prix de poésie des Jeux floraux du Béarn 2017, est un profond et lucide reportage poétique de ce qui s’est passé à Paris — et notamment dans la place de la République qui venait juste d’être transformée et livrée à son rôle de pôle citoyen majeur — dans l’un des moments les plus tragiques de notre histoire récente, marqués chronologiquement par le massacre du Bataclan du 13 novembre 2015 et le début de la Nuit début, quatre mois plus tard, le 31 mars 2016. Vital Heurtebize et Jean-Noël Cuénod vendredi 21 septembre, à Paris

La présence, à côté de Vital Heurtebize, de Jean-Noël Cuénod, avec son livre juste et dense d’interrogations passionnantes, constituait déjà, en elle-même, la preuve de l’existence d’une profonde affinité, liant ces deux hommes hors du commun, qui allait même au-delà de l’œuvre extraordinaire de chacun d’eux : le même impératif moral et la même conscience face à nos collectivités menacées de régression dans la barbarie :
« La destinée collective et le destin individuel, affirme Jean-Noël Cuénod, se bousculent, se pénètrent… Agir sur ce qui doit être balayé pour faire advenir un monde où l’humain cessera enfin d’être écrasé par le Système cupide ».
« Le poète, dit Vital Heurtebize dans son commentaire au recueil de Cuénod, ne cessera jamais de croire en l’Homme, mais au prix de combien de désillusions ! Une vague d’amour passera toujours et repassera sur nos désespérances, et s’il n’en reste rien “qu’un peu de sel à nos âmes”, remercions-en le poète : il nous a montré la voie de l’honneur. » Vital Heurtebize et Jean-Noël Cuénod vendredi 21 septembre, à Paris

En fait, la rentrée d’automne des Poètes sans frontières a marqué un tournant. Qu’est-il est arrivé, avant ? Qu’est-ce qu’on s’attend pour le futur ?
On a entendu Vital Heurtebize poser des questions essentielles, voire existentielles, à Jean-Noël Cuénod. On a entendu le poète « invité » exprimer son ressenti sur les événements qui ont bouleversé Paris et la France et demeurent lourdement présents dans notre quotidien de plus en plus hanté d’inquiétudes. On a entendu ce journaliste sensible et honnête développer des analyses, notamment sur la question épineuse de l’état d’urgence et de la Babel des propos contradictoires que nous ont livrés les Nuits debout place de la République…
Ensuite, on a entendu la voix sublime de Claire Dutrey, absorbée et nette, lire un extrait qu’on ne pouvait plus efficace et poétique à la fois :

« … Nuit Debout s’est couchée sans attendre son Grand Soir. Le flot de paroles n’a rien irrigué. Nous sommes toujours aussi secs. Et la place de la République a été nettoyée de tous les signes de la tristesse collective. Peluches, poèmes, fleurs, drapeaux, bougies qui faisaient luire des larmes les visages ne sont plus que détritus emportés par la voirie. Les derniers attentats ont recouvert les premiers d’une épaisse couche de salive et d’images.
L’état d’urgence, lui, reste permanent. Mais c’est d’un autre état et d’une autre urgence qu’il s’agit désormais. L’état d’urgence saisit tout être qui est traversé comme un éclair par la certitude de sa mort à plus ou moins brève échéance. Oh, certes, il se savait mortel, mais ce n’était qu’une idée chassée d’un revers de main comme une mouche inopportune. Et puis, l’éclair est tombé… tout est devenu urgence
…
La place de la République s’est vidée comme une piscine. Il ne reste que des pigeons sautillants et le reflet des nuages qui fait bouger les flaques. En haut, que se passe-t-il ? »

Jean-Noël Cuénod

Vital Heurtebize et Jean-Noël Cuénod vendredi 21 septembre, à Paris

Où est-elle la lumière ?
Et les poètes, que sont-ils devenus ?
Est-ce qu’un poète est toujours inspiré par la lumière, voire par l’honnêteté de l’esprit et l’intransigeance de l’âme ?
Dans l’une de ses réponses aux questions de Vital Heurtebize, Jean-Noël Cuénod avait dit aimer les poètes où l’on découvre la lumière. Et voilà que la lumière, synthèse des innombrables couleurs de l’existence, jaillit dans son texte « au ventre » de la vie :

« … Et les fumées du matin
Cachent encore des mystères

Nous respirons la poussière
Comme l’univers aspire
Ses planètes ses soleils
Pour en faire des trous noirs

Au ventre la lumière !
Des astres courent en nous… »

Jean-Noël Cuénod

 Vital Heurtebize et Claire Dutrey vendredi 21 septembre, à Paris

Tous les présents à cette réunion connaissaient les événements traumatiques qui avaient amené Vital Heurtebize à se séparer de sa créature la plus chérie. Oui, bien sûr, la Société des Poètes français existe depuis plus qu’un siècle, désormais. Mais c’est Vital Heurtebize qui l’a remise debout après une période de crise profonde. Cet homme généreux et combatif n’a fait que donner aux autres, se chargeant de toutes les besognes, de façon que l’association vive librement en multipliant ses initiatives en France et ailleurs. Il a d’ailleurs le grand mérite d’avoir cueilli au vol l’occasion d’un don à l’association pour qu’elle s’achète un siège, et c’est donc grâce à lui que depuis des années les Poètes français disposent, dans le quartier de l’Odéon, de cet Espace Mompezat dont des cohues de poètes et d’artistes ont pu profiter pour se rencontrer et se faire connaître.
Vital Heurtebize, voyant s’approcher un âge plus avancé, avait décidé un beau jour de passer le relais de la Présidence de l’association, sans pour autant se dérober à son rôle de guide, à son devoir de présence charismatique…
Tout en faisant partie moi aussi de cette association, je m’en étais éloigné les derniers temps pour une série de raisons personnelles, donc je ne connais pas les circonstances qui ont occasionné, comme on dit, la « conventio ad excludendum » qui a privé la Société des Poètes français de son homme meilleur.
Cependant, la déchirure a été sans doute violente et injuste, si Vital Heurtebize, dans son dernier recueil poétique, « Sur le Parvis du Temple », Éditions de La Nouvelle Pléiade, 2018, a finalement rendu public son effroi :

 .                          Claire Dutrey vendredi 21 septembre, à Paris

« Que sont “mes amis” devenus ?

Tous ces poètes que naguère j’ai connus,
des bruns, des blonds, plus ou moins grands, des gros, des maigres,
qui sont partis et jamais ne sont revenus ?…
Partis sur des propos envers moi plutôt aigres :

Me jetant à la face, un… mot, et s’en allant,
après m’avoir longtemps vénéré comme un maître,
avec mépris, ils m’ont privé de leur talent
que je n’avais pas su, selon eux, reconnaître… »

Vital Heurtebize

Oui, les poètes sont des hommes comme les autres. Et s’ils prêchent plus que les autres les bons sentiments, dont évidemment la fraternité, la solidarité, le respect, ils peuvent être plus que tant d’autres lâches et mesquins. Surtout quand ils sont en troupeau, comme les chiens et les loups, ils peuvent bien arriver à se passer du devoir de reconnaissance envers leurs pères et leurs mères !
Il m’est difficile de croire que des personnes que j’ai connues à l’espace des poètes français ont pu oublier ce que Vital Heurtebize a fait pour tout un chacun ainsi que pour la poésie française. Mais cela est arrivé, et il faut bien en prendre acte…

 .                        Vital Heurtebize vendredi 21 septembre, à Paris

L’avenir

Quand il faut s’arrêter, c’est bien simple, on s’arrête !
On lâche les brancards sans honte ni remords,
car on a su tirer assez loin la charrette
comme le cheval blanc que nous chante Paul Fort.

Sur le bord de la route on pose sa besace,
un maigre baluchon, mais devenu trop lourd,
il se trouvera bien quelqu’un qui le ramasse :
déjà, de toute part, on se presse, on accourt…

Tu verras ton labour dénigré tout de suite,
toi-même relégué parmi les vieux croûtons :
c’est qu’il faut du tableau gommer ta réussite…
N’avais-tu pas écrit naguère, « les gloutons » ?

Ils sont tous là ! prêts à griffer et prêts à mordre :
assoiffés de paraître, affamés de pouvoir,
ils vont sur ton passé répandre leur désordre…
« Le passé ! Circulez ! il n’y a rien à voir ! »

Va ! ne nous montre plus ces sourires moroses :
à quoi bon refuser qu’on te mette au placard ?
Dénigrer, condamner, c’est dans l’ordre des choses :
Les Fleurs de Baudelaire ont toujours leur Pinard.

Détourne ton regard de ce monde putride
pense à ton avenir et ne pense qu’à lui !
Sous ses lauriers ton front n’a pas pris une ride,
l’avenir n’attend pas : pour toi, c’est aujourd’hui.

Vital Heurtebize

Vendredi dernier, l’avenir est arrivé. Vital Heurtebize a retrouvé ses amis poètes les plus fidèles. D’autres reviendront, avec ce même enthousiasme de retrouver en cet homme bon et même trop démocratique leur repère et leur vie même.
Au bout de la rencontre, Claire Dutrey nous a fait cadeau de l’une de ses interprétations les plus spontanées, en nous livrant l’essence magique d’un poème particulièrement « vital » et touchant de Vital Heurtebize, où une « lumière blanche » nous amène l’écho solennel d’un amour extrême, très proche du divin :

La lumière blanche

Au balcon de la nuit, chaque soir, je me penche
et, chaque soir, je suis saisi du même émoi :
Je retrouve aussitôt cette lumière blanche,
et vive, et qui m’attend, et n’est là que pour moi !

Car elle est là, fidèle, à ma vie attachée
comme autour de mon corps une écharpe sans fin
qui me relie à mon existence passée
et m’entraîne vers l’autre inscrite à mon destin.

Et je suis là comme tulipe sur sa tige
que balancent des vents venus de nulle part.
Le vide sidéral me donne le vertige
et le froid perce sur mes haillons de vieillard…

Cette lumière est-elle blanche ? Je l’ignore !
je parle à l’infini ma langue de nabot.
Est-elle vive ? Elle est je crois bien plus encore !
Mais pour le dire, hélas, je n’ai pas d’autre mot.

Mais je sais qu’elle est là, pour moi, sans aucun doute
elle franchit d’un trait les mondes inouïs,
elle trace pour moi, dans l’univers, ma route
vers l’Ultime qui s’ouvre à mes yeux éblouis…

C’est ainsi chaque soir, cette lumière, blanche
et vive, me saisit et m’attache à ses pas :
il suffit qu’au balcon de la nuit je me penche…
Un soir je partirai mais ne reviendrai pas.

Vital Heurtebize

Claire Dutrey lit Vital Heurtebize (vidéo)

Giovanni Merloni

Vital Heurtebize « au balcon de la nuit » : avant ce « simple passage au-delà de la trame », aurons-nous « Le temps d’aimer… Dieu ? »

22 vendredi Jan 2016

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Poètes sans frontières, Portraits d'ami.e.s disparu.e.s, Vital Heurtebize

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Couverture illustrée par un tableau de Franco Cossutta

Accompagné par ces magnifiques illustrations « cosmiques » de Franco Cossutta à l’enseigne du bleu, qui est aussi la couleur dominante des vers de son dernier recueil — « Le temps d’aimer… Dieu ? » (Éditions des Poètes français, 2016) — Vital Heurtebize achève un de ses plus importants cycles de réflexions et d’inventions poétiques, qu’il a commencé il y a vingt ans, en 1996, lors de la publication de « Yénenga ou l’heure d’aimer Dieu » (1). Même dans les titres, ces deux textes sont vivement proches. Mais, si dans le premier recueil — inspiré d’une figure protectrice « croisée » dans une phase particulière de sa vie au Burkina Faso — « l’heure d’aimer Dieu » tombe à l’improviste, comme un réveil bienveillant ou une exhortation à découvrir en nous-mêmes les traces d’une présence divine, dans ce dernier livre, la question de Dieu assume pour notre Poète des proportions plus importantes.

Dans la vie intense — engagée et anarchiste à la fois — de Vital Heurtebize, une vie « sans Dieu ni Maître », la seule véritable « conversion » qu’on y pourrait découvrir, c’est une conversion « à l’envers » : venant comme beaucoup de jeunes de son âge d’une éducation catholique sans éclat ni passion, il fréquentait tout de même sa paroisse… lorsqu’il rencontra l’amour. L’amour qui sera tout au long de sa vie son unique religion :

Il en fut ainsi jusqu’au jour
où tu vins me parler d’amour
je ne sais plus ni quand, ni qu’est-ce…
…
Toujours est-il que ce jour-là,
il faut que je le reconnaisse,
ma vie avec toi s’en alla…

Il s’agit bien sûr d’un amour heureux, venant d’une rencontre unique… Un amour qui sut au fur et à mesure se projeter, par le biais de l’humanité franche et poétique de notre ami, sur un univers plus vaste. Professeur dans un lycée et ensuite chargé de hautes responsabilités dans le contexte scolaire, Vital Heurtebize a fait de son amour pour le proche une attitude concrète, soutenue par une cohérence sans borne où l’âme et l’esprit fusionnent : « pour vivre, il faut naître deux fois », affirme-t-il dans la préface d’un de ses recueils. La première vie c’est la vie qu’on reçoit et parfois on subit, la deuxième est la vie consciente que nous essayons d’assujettir au sentiment et à l’intelligence de la vie même que nous avons bâti en nous grâce à la « force dialectique » de l’amour.
Au cours de cette « seconde vie », notre ami généreux ne peut pas se dérober aux constats des mille misères et abîmes de douleur qui constellent, hélas ! notre vie quotidienne, où la mort est toujours aux aguets, de plus en plus difficile à accepter puisqu’il s’agit d’une mort qui souvent frappe lâchement ou sournoisement, sans nous donner le temps de comprendre ses raisons occultes.
Voilà alors que notre Poète, au milieu du chemin de sa seconde vie, en rencontrant Yénenga (2), lui demande de lui indiquer l’heure. Et Yénenga lui répond, « de sa voix la meilleure : c’est le temps d’aimer Dieu… »

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Été 2015, Vital Heurtebize dans son habitation à Orange

« Le temps d’aimer… Dieu ? » ne peut qu’être un livre riche et complexe, où la poésie se doit d’une double mission : celle d’alléger le poids inévitable de la réflexion, celle de briser la flaque terrestre où se reflètent les maux du monde pour y faire flotter librement les nébuleuses célestes.
Dans ce texte, un long, épuisant et généreux dialogue intérieur se décline autour de quatre moments cruciaux : la naissance ; la découverte de l’amour ; la rencontre de Dieu ; le passage…
Tout le monde, tout au cours de la vie se prépare à ce passage, auquel il arrive toujours mal préparé. On est tous de mauvais élèves qui préfèrent s’évader dans l’école buissonnière de la vie, avec ses leurres et ses joies éphémères. Vital Heurtebize nous convie pourtant à regarder dans le puits sombre de notre existence, pour en  démêler le sens le plus intime. Car dans le dialogue déchirant de cette redoutable veille annoncée nous aurons un ami, un allié, un interlocuteur qui n’aura pas peur de nous entendre et de nous répondre : « Va ! » susurre cette voix, qui résume en elle la voix du Fils et celle du Père. « J’irai », répond Vital, avec le courage d’une confiance pleine et sincère.

Au bout d’un parcours poétique où l’amour en toutes ses formes demeurait souverain, avec sa force unique qui rendait l’homme capable de vaincre le mal du monde ainsi que l’idée de la mort… Vital Heurtebize ne veut plus se soustraire à cette question extrême du « passage ». Évidemment, la force indomptable de l’amour pour les autres et pour la femme chérie ainsi que pour la ville de sa jeunesse va progressivement s’estomper dans la perspective de notre disparition. Ce qui compte dans l’amour c’est surtout la possibilité de donner quelque chose de nous aux autres. À l’approche de la mort, cet amour-là ne nous aide pas beaucoup. Nous sommes seuls. Vital Heurtebize, homme généreux et spontanément porté à aimer ses semblables, s’oblige alors à regarder de façon plus réaliste le monde auquel il a tant donné, prenant conscience de la grande faiblesse des « innocents » vis-à-vis de ceux qui détruisent, abîment, tuent, restant souvent impunis. Depuis son balcon, il observe longuement sa ville menacée, avant de lui consacrer son poème « en dernier chant d’adieu » :

Il est temps de brûler tes anciennes icônes :
ceux qui se sont un jour assis sur de faux trônes
n’aborderont jamais la demeure de Dieu.

Plus avant, notre Poète, au bout d’un récit passionnant au sujet de la disparition de son père, après avoir « recueilli… la fervente parole afin de la rendre un jour » à ses enfants, s’en va :

…La vie est une école
faite de beaucoup plus de morts que de vivants.

Accompagné par l’ombre bienveillante de son père, devenu invincible par la force de l’amour, Vital Heurtebize s’interroge sur ce Dieu de la religion qu’il juge trop éloigné de la réalité des hommes et des femmes. Il s’adresse à Jésus, en reconnaissant en lui la force d’un message révolutionnaire. Il est sans doute fasciné par cette idée de Dieu qui devient homme, acceptant d’être le Père et le Fils à la fois… Lisant ses vers élégants et comme stupéfaits de ce qu’ils découvrent dans leur itinéraire rhabdomancien, on a l’impression de voir Jésus en personne. Qui pourrait s’exprimer avec ce « Va ! » que je citais avant sinon Jésus ? Car en fait en répliquant « J’irai », l’homme accepte avec conviction un engagement qui va au-delà d’une seule vie :

Donne-moi ta Parole et je la porterai
à mon peuple égaré, perdu sur la montagne,
Il suffit que ton verbe au combat m’accompagne :
et fort de ta présence, où tu voudras : j’irai !

L’élévation mystique de notre Poète — qui déclare ici et là sans complexes, sinon un véritable athéisme, du moins une vision « libre » de la religion (et de tout ce qui flotte au-dessus et au-delà de notre sensibilité forcément limitée d’hommes communs) — ne peut pas s’arrêter à Jésus. Ou alors il confie à Jésus, tout comme à son propre père, le rôle de guide, comme Dante avait fait avec Virgile. Mais cela ne se déroule pas comme un véritable voyage dans un Enfer de la mémoire ou dans le Paradis d’un rêve. Tout en héritant de Saint-Bonaventure, l’élève de Saint-François-d’Assise, la suggestion de l’itinéraire de l’Esprit vers Dieu (« Itinerarium mentis ad Deum »), Vital Heurtebize, comme Boèce, renie les Muses et assigne à la Philosophie le rôle essentiel de consolatrice et de compagne :

…je reviens de mes peines recluses
et reniant pour toi la légende des muses,
je dis qu’entre tes mains je ne crains plus la mort.

Dans un des poèmes de ce recueil, Vital Heurtebize avoue que jusqu’ici, il n’avait pas voulu ni Dieu ni Maître… Voilà que dans son « itinéraire intime » au sujet du mystère de la mort, il ne se borne pas à choisir un Dieu père et fils à la fois, écrivant avec élégance et force d’arguments un petit évangile apocryphe que José Saramago (l’auteur de « L’évangile selon Jésus ») aurait aimé énormément. Il choisit aussi un Maître de sa taille. Ce maître, lui transmettant le courage de doubler son « je », n’est pas le grand poète Rimbaud, mais le grand écrivain et philosophe Montaigne (3) :

Quand je dis « Je », c’est toi qui parles dans mon cœur.
…
Je ne sais plus si c’est ma voix si c’est la tienne ?
si je parle en ton nom sans artifice aucun,
c’est parce que nous deux nous ne faisons plus qu’un,
qu’au monde il n’est plus rien à moi qui me retienne.

Mais, quand on approche de l’épilogue — où vous retrouverez la mystérieuse Yénenga qui donna l’élan initial à cette rocambolesque aventure philosophique (je dis « rocambolesque » comme un compliment, bien sûr, ayant bien connu ce fabuleux personnage de Rocambole qui s’engage pour le bien jusqu’à renoncer au bonheur d’une vie paisible) —, la poésie prend le dessus. Il s’agit des vers accompagnant le « passage » sans trop de règles ou d’explications à fournir :

Au balcon de la nuit je me penche souvent
car l’espace infini du cosmos me fascine.
Là, je suis du regard le cortège savant
des routes d’or qu’une invisible main dessine…

Ça, c’est tout simplement merveilleux ! J’aime ces vers qui concluent cette énième « ode à la vie respectueuse de la mort » et je m’y reconnais : le balcon, la ville, l’infini. Un infini humain d’où rebondit la vie qui continue comme celui de Leopardi. Un infini cosmique aussi, où la mélancolie du « déjà vu » gonfle de larmes nos yeux se perdant dans le « bleu indigo » du cosmos :

Ainsi, quand je me penche au balcon de la nuit,
je comprends que ma mort ne sera pas un drame,
mais un simple passage au-delà de la trame
où se fondra mon âme au monde de l’Esprit.

Giovanni Merloni

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Tableau de Franco Cossutta

Vital Heurtebize : « Le temps d’aimer… Dieu ? »

Ma ville

Te voici donc ma ville !… Amant de tes attraits,
je sais les mille chants de tes blondes prêtresses,
tes antiques sérails aux murs de forteresses
et l’enchevêtrement de tes jardins secrets.

Fidèle à tes appels, je viens à ton mystère
et le garde enfoui jusqu’en mes profondeurs.
Je scrute l’horizon de mes blanches hauteurs,
mon pied droit sur la mer, mon gauche sur la terre…

Dors, ma ville !… Je sais que vont venir les temps
où mes mains sur ton front mettront un diadème .
Sur ta lèvre à nouveau fleurira mon poème.
Aujourd’hui, seul, je veille et c’est toi qui m’attends.

Accueille mon poème en dernier chant d’adieu.
Il est temps de brûler tes anciennes icônes :
ceux qui se sont un jour assis sur de faux trônes
n’aborderont jamais la demeure de Dieu.

Le stylo, la feuille blanche

Sur son bureau, l’avait-il vraiment oublié
ou plutôt laissé-là pour que je le recueille,
mon père, son stylo ?… Posé sur une feuille
blanche comme un mouchoir soigneusement plié.

Avant de s’en aller, qu’a-t-il voulu me dire ?…
Ce stylo noir sur ce feuillet de papier blanc !
J’ai pris la feuille et le stylo, j’ai fait semblant
de lire ! et suis parti. L’heure était au délire.

Ça pleurait de partout, les amis accourus,
Les parents oubliés, les voisins, une foule
comme une immense mer emportant sur sa Houle
le frêle esquif, bercé de discours incongrus :

« Il était le meilleur », « on l’aimait bien, cet homme »
« c’était un être bon, modeste et généreux,
le cœur toujours tout grand ouvert aux malheureux »
Bref, si ce n’était pas… Un saint, c’était tout comme !

Quand juste est le portrait, l’éloge ne l’est pas :
A quoi bon ces discours et tous ces ronds de jambe ?…
Je me suis retiré loin de ce dithyrambe,
abasourdi par tous ces propos de judas…

De ma poche, j’ai ressorti la feuille blanche
et là, quel ne fut pas mon désarroi !… j’ai lu
ce qu’avant de partir, mon père avait voulu
me dire, quelques mots de sa main ferme et franche :

« Quand sonneront pour moi les heures ténébreuses,
avant mon dernier souffle, avant le noir linceul,
tu viendras près de moi, mon fils, tu viendras seul,
écartant les « amis », les sots et les pleureuses.

Alors, tu me liras les pages du Phédon
où Socrate a montré que l’âme est éternelle
et comme un vieux cheval heureux qu’on le dételle,
je descendrai dans l’ombre en invoquant Platon »…

Quelques mots de ferveur pour unique héritage !
Mais ils ont dit la longue marche de l’Ancien
qui demeura fidèle en tout temps, à tout âge,
à ce Temple idéal qui fut toujours le sien.

J’ai recueilli pour moi la fervente parole
afin de la rendre un jour à mes enfants
puis je m’en suis allé… La vie est une école
faite de beaucoup plus de morts que de vivants.

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Tableau de Franco Cossutta

J’irai

Donne-moi ta parole et je la porterai :
que ma voix retrouvée à la tienne réponde !
De village en village et jusqu’au bout du monde,
soutenu par ta force et ton verbe, j’irai…

J’irai ! car il est l’heure et je me sens de taille,
depuis que dans mon cœur, ton cœur s’est établi,
à reprendre à l’envers la route de l’oubli
et conduire pour toi cette ultime bataille.

J’irai par tes chemins jusqu’au fond des déserts
faire en ton nom jaillir les oasis nouvelles,
j’irai boire l’absinthe aux rives éternelles
du fleuve qui souillait les pâturages verts.

Et je remercierai le fleuve jusqu’aux sources
où l’onde pure émeut l’épi de blé.
Là, mon peuple à ton nom se tenait assemblé
avant d’aller se perdre au hasard de ses courses.

Donne-moi ta Parole et je la porterai
à mon peuple égaré, perdu sur la montagne,
Il suffit que ton verbe au combat m’accompagne :
et fort de ta présence, où tu voudras : j’irai !

Après six-mille ans

Ce pays de lumière et d’arbres et de fleurs
c’était toi !… Ton soleil baignait la plaine immense…
le sable de ta plage était doux… l’abondance
de mon mil foisonnait sous les flots de chaleurs…

Or, bientôt, par la mer sont venus les voleurs !
Ils ont tué tes fils pour crime d’innocence,
ils ont souillé tes champs de fétide semence,
ne laissant derrière eux que nos cris et nos pleurs…

J’ai vécu six mille ans à nourrir ma tristesse,
à ressasser ce meurtre, à revivre sans cesse
et le temps de la honte et le temps du remords…

Mais voici : je reviens de mes peines recluses
et reniant pour toi la légende des muses,
je dis qu’entre tes mains je ne crains plus la mort.

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Tableau de Franco Cossutta

« Je »

« Je » ! c’est parfois le nom qu’en secret je te donne
et, dès lors, m’autorise à parler en ton nom !
c’est faire preuve, j’en conviens, d’un bel aplomb !
mais je me dis, mine de rien « il me pardonne ! »

Je ne sais pas vraiment d’où me vient cette voix,
qui parle de nous deux ? qui de nous deux l’écoute ?
c’est comme une alchimie intime et je redoute
les accents rigoureux qu’elle accuse parfois.

Car cette voix, la mienne ou celle d’un bon maître,
me dicte en quelques mots ma vie au quotidien :
elle est comme la voix de mon ange gardien
elle me dit tout le mystère de mon être.

Elle me parle avec tendresse, avec rigueur,
elle se fait sévère ou sait se faire tendre
et « Je », tu deviens « tu » pour mieux te faire entendre
Quand je dis « Je », c’est toi qui parles dans mon cœur.

Je ne sais plus si c’est ma voix si c’est la tienne ?
si je parle en ton nom sans artifice aucun,
c’est parce que nous deux nous ne faisons plus qu’un,
qu’au monde il n’est plus rien à moi qui me retienne.

Ainsi, je peux parler en ton nom, en tout lieu,
et le jour, et la nuit, puisque partout tu règnes !
Je ne dis rien de mieux que ce que tu m’enseignes
et je dis que bientôt, demain, je serai Dieu !

Passage

Au balcon de la nuit je me penche souvent
car l’espace infini du cosmos me fascine.
Là, je suis du regard le cortège savant
des routes d’or qu’une invisible main dessine.

Des vastes profondeurs qu’anime un vent léger
montent les chants sacrés m’annonçant le prodige
que mes jours et mes nuits n’ont su se partager
et je me sens soudain saisi par le vertige :

Au fond des champs déserts, l’horizon dévasté
n’est qu’une immensité qui me prend et m’aspire
et qui jette sur moi son obscure clarté
promettant que ma mort à ma mort sera pire !

Ne nous arrêtons pas, mon âme, c’est ailleurs
que finit l’existence et commence la vie,
plus loin sont les vins doux et les fruits les meilleurs.
C’est la route vers Dieu que nous avons suivie.

Je dépasse ma mort et porte mon regard
plus loin : il n’y a plus ni de temps, ni d’espace,
l’air s’y fait plus suave et le ciel moins blafard.
Mon âme, c’est vraiment ma mort que je dépasse !

Nous voici parvenus au-delà du tombeau,
ici, la chute d’eau de ses embruns m’asperge,
là, c’est l’épi de blé près de la chute d’eau,
vois ! mon corps fatigué dans ta lumière émerge !

Du monde je m’abstrais et je parle aux oiseaux,
j’écoute leur concert de musiques célestes.
Plus rien ne leur fait peur, ni ma voix ni mes gestes,
ils viennent sur mes mains comme sur les roseaux !

Si ce n’est pas vraiment l’Eden des prophéties,
je sais qu’il y fait bon dormir, qu’aucun écho
n’en vient troubler le calme et qu’un ciel indigo
recouvre à l’infini le champ des galaxies.

Ainsi, quand je me penche au balcon de la nuit,
je comprends que ma mort ne sera pas un drame
mais un simple passage au-delà de la trame
où se fondra mon âme au monde de l’Esprit.

Vital Heurtebize

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(1) Il suffit de lire les titres de la plupart des recueils dont Vital Heurtebize nous a fait cadeau en ces vingt ans pour y reconnaître un motif inspirateur commun :
Yénenga ou l’heure d’aimer Dieu (1996)
Le temps ultime (1999)
Le temps sublime (2001)
Le temps de vivre (2005)
Le temps d’aimer (2010)
Le temps des Hommes (2014)
Le temps de la Sérénité (2014)
Le temps d’aimer… Dieu ? » (2016)

(2) Avec « Yénenga ou l’heure d’aimer Dieu » notre Auteur avait publié un texte où les thèmes du religieux et du passage du monde de l’homme au monde le l’Esprit commencent à être exploités.

(3) « Dans l’amitié dont je parle, les âmes s’unissent et se confondent de façon si complète qu’elles effacent et font disparaître la couture qui les a jointes. (…) Si l’on me presse de dire pourquoi je l’aimais, je sens que cela ne peut s’exprimer qu’en répondant: Parce que c’était lui, parce que c’était moi.» (Montaigne)

G.M.

Existe-t-il un temps pour aimer ? (Le Strapontin n. 33)

17 lundi Mar 2014

Posted by biscarrosse2012 in mes contes et récits

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Le Strapontin, Vital Heurtebize

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« Existe-t-il un temps pour aimer ? » Voilà une question vitale et cruciale lors du passage du Strapontin par des endroits « qui nous attendent comme des bandits de route ».
Cette simple, mais universelle phrase — « Existe-t-il ? » — jaillit spontanément d’une voix amie à la fin de la lecture des vers du poète Vital Heurtebize dont j’ai publié juste hier un extrait du recueil titré « Le temps d’aimer ». C’est la voix d’une blogueuse qui aime tellement « aller à Rome » qu’elle a adopté pour elle-même le pseudo « Che vuoi ? », c’est-à-dire « Que me veux-tu ? »

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En fait, même en absence de scandale, un décalage énorme s’installe, entre ceux qui célèbrent les souffrances et les joies de l’amour, même si éphémères, et ceux ou celles que l’amour exclue pour les raisons les plus différentes.
D’ailleurs, une telle question devient tout à fait universelle lorsqu’on considère la nature objectivement subversive de l’amour qui se déclenche chaque fois que l’amour s’installe : provoquant d’abord une révolution déflagrante à l’intérieur de chacun de deux sujets concernés ; faisant ensuite se déclencher la force irrésistible du duo.
Évidemment, cela provoque des réactions. D’abord, tous ceux qui ressentent cette provocation comme une menace à leur propre équilibre, essayent assez tôt d’enrégimenter cet amour en le banalisant, ensuite ils font le possible pour le gâcher et le détruire.

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Comme le dit si bien Leopardi, « l’homme a du mal à naître, et la naissance est toujours accompagnée par le risque de la mort prématurée ». On peut dire le même pour l’amour. Avant la naissance, même la conception de l’amour peut être gravement contrastée. Aujourd’hui, par exemple, beaucoup de choses sont changées dans les rapports entre les hommes et les femmes, surtout dans les grandes villes où tout est déréglé — le travail, l’habitation, la sécurité sociale — en fonction d’un libéralisme de plus en plus dictatorial et sourd aux nécessités humaines. Tout le monde court, même dans ce Paris qui reste la ville plus accueillante et solidaire d’Europe. Il n’y a pas le temps de prendre son temps. Le temps nécessaire pour se connaître soi-mêmes, pour retrouver une dimension personnelle à proposer aux autres.
Pourtant l’amour existe. Il fait tourner le monde et c’est bien sûr le principal ennemi de la mort…
Donc, revendiquer l’importance de l’amour c’est choisir le meilleur et le plus fécond des sentiments humains, justement en raison de sa nature de « moteur » qui nous pousse à dépasser la primordiale diversité — entre l’homme et la femme —, à sortir de notre cocon ainsi que de nos méfiances et de nos égoïsmes. L’amour est toujours une force positive… mais elle entraîne aussi, inévitablement, une série infinie de possibles conséquences. Car nous ne serons jamais l’autre et l’autre ne sera jamais nous.
L’amour même, nous amène à nous faire des illusions dangereuses. À imaginer qu’avec l’enthousiasme, la bonne volonté, la patience et tout ce que l’amour nous donne en cadeau, nous serons capables de surmonter n’importe quelle difficulté, contrariété ou contraste.

003_place de clichy 2 180Nous ne voulons pas écouter les voix qui nous mettent en garde, nous ne voulons pas non plus envisager, même en secret, la possibilité de l’erreur…
Il est vrai, l’amour est aveugle. C’est banal, mais c’est comme cela.
D’ailleurs, nous ne réfléchissons pas assez au fait que l’amour demande un engagement. L’engagement à aimer, parfois, des choses que nous n’aimerions pas, à supporter avec une attitude amoureuse des situations qu’à priori nous n’accepterions pas du tout.
Je ne veux pas glisser dans une rhétorique de la bonté, qui risquerait bien sûr de glisser, à son tour, dans une béate hypocrisie. Je pense plutôt à des personnages comme Gandhi, où le choix de l’insurrection non violente ne fait qu’un avec un exercice constant de la raison. Je crois dans un humanitarisme égalitaire prudent, toujours ennemi de la violence, mais prêt à se battre dans toutes les autres formes possibles. Quant à l’amour…
004_barche 1 180

Au sujet de l’amour je devrais demander l’aide de M. Strapontin et peut-être de Mme Finestrino aussi.
En tout cas cette nuit quelque chose de particulier, entre nous trois, s’est passée déjà. J’avais arrêté ma voiture dans la petite place devant la gare d’Orbetello Scalo. Sur le toit de l’Opel break, trônait Mimì, la petite barque bleue en polyester. Dans la voiture il y avait une jeune femme philippine qui s’occupait de ma fille cadette, âgée de deux ans. Ma femme, assise devant, lisait le journal, tandis que mes deux enfants mâles, rentrés dans la gare, étaient à la recherche d’une bouteille d’eau. Je regardais vaguement les constructions disparates autour de nous, en me grattant la barbe. Tout d’un coup, mon fils aîné, âgé de dix-huit ans, courut vers moi en me disant : « Papa, il y a un monsieur qui te connaît près du bar de la gare. Il veut te parler ! »
Je m’éclipsai sans dire un mot. Quelques instants après je me trouvai assis autour d’une petite table en train de siroter un Coca-cola. M. Strapontin, d’un ton élégant, me confia sans aucune honte tous ses secrets. Imaginait-il être encore sur le train, où l’on prend facilement cette liberté d’avouer ses délits à des inconnus ? Je ne sais pas. J’essayais de l’interrompre pour lui rappeler qu’une entière famille en plus d’une barque et d’une femme de ménage venue des Philippines m’attendaient entre l’asphalte et le soleil, incandescents tous les deux. Mais il continuait, imperturbable : il avait peur de rencontrer, une fois à Giannella, son ancienne fiancée. « Je dois forcément m’y rendre, dit-il, pour des questions de travail. Je suis croupier, vous savez… là-dedans on a installé un casino abusif ! »

005_barche 2 180« Moi aussi, je dois aller à Giannella, dis-je. Peut-être dans le même endroit. »
« Ah, bien, vous avez réservé pour vous et votre famille… » reprit-il. Ce fut à ce point-là que Mme Finestrino abandonna son air impartial pour me regarder fixement :
« Mais vous ressemblez à M. Strapontin comme une goutte d’eau ! Vous avez le même costume ridicule, la même montre, les mêmes lunettes… Unique différence, vous avez une barbe où des fils blancs commencent à se voir, tandis que lui, il a la gueule parfaitement lisse ! »
C’était vrai. M. Strapontin me ressemblait même trop. C’était inquiétant. Et je commençai à craindre…
« Je vois bien que vous vous entendez bien avec Mme Finestrino, me dit Strapontin d’un ton amer. Elle est déjà tombée amoureuse de vous ! Donc elle pourrait… vous deux vous pourriez… »
Tandis que je regardais les formes sveltes de Mme Finestrino, je ne cessais de me tirer les poils de la barbe…
Voilà ce qui se passa ensuite. Je courus à la voiture. Ma femme était allée à la pharmacie. Je m’adressai alors à la jeune Philippine pour lui dire de m’attendre encore un instant… dix minutes. Car j’avais pris la décision de m’enlever la barbe ! On sait que les Orientaux gardent toujours un air indifférent. Cette fois-ci, la réaction de la Philippine fut plus visible. Ses yeux s’écarquillèrent, tandis qu’une grimace lui tordit la bouche. Mais c’était dit. Je courus chez le barbier, passai sous son rasoir vaguement incertain et, quinze minutes après, je sortis d’une petite porte de l’arrière-boutique. Là dehors, souriante et pleine de pensées vagues, m’attendait Mme Finestrino, en déshabillé.
En ce même instant, le croupier sans scrupules Strapontin faisait tourner la clé de la voiture bourrée de gens, que j’aurais bien sûr récupérée à la fin des vacances. Il m’avait promis de ne pas toucher à ma femme ainsi que d’inventer de bonnes excuses pour disparaître la nuit dans le sous-sol consacré au jeu de hasard. Avec cet inébranlable bouclier familial, il confiait d’endiguer toute possible attaque de cette ancienne fiancée, dont il avait peur pour des raisons qu’encore aujourd’hui je ne réussis pas à imaginer.

Giovanni Merloni

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(cliquer sur les photos pour les agrandir)

écrit ou proposé par : Giovanni Merloni. Première publication et Dernière modification 17 mars 2014

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Vital Heurtebize : Le temps d’aimer

16 dimanche Mar 2014

Posted by biscarrosse2012 in commentaires et débats

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Claire Dutrey, Poètes sans frontières, Portraits d'ami.e.s disparu.e.s, Vital Heurtebize

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J’avais longuement fréquenté le Centre Mompezat à Paris, siège de la plus ancienne société de poésie de France, surtout pour les aspects concernant mon activité de peintre, avant de connaître personnellement le Président, Vital Heurtebize.
En octobre 2012, lors de l’exposition, là-bas, de mes tableaux et dessins, j’ai finalement rencontré Vital Heurtebize dont j’ai pu immédiatement saisir la sensibilité et les immenses qualités humaines. Cependant, il m’a fallu du temps pour découvrir aussi son œuvre. Car Vital Heurtebize, tout comme les autres poètes de cette glorieuse association, ne vous impose rien, ne vous demande rien. Il ne se soucie même pas, je crois, de savoir si vous avez lu ou pas un de ses poèmes.
J’en avais lus quelques uns, découvrant tout de suite la valeur de sa poésie « Vitale », pleine d’énergie et en même temps élégante, légère, s’adaptant aux nuances lumineuses ou sombres que la vie nous offre ou nous impose, souvent de façon douloureuse ou désespérée.
Mais la pleine découverte et le coup de cœur devant la profondeur et le charme de ce poète, s’est déclenchée dans la soirée du 18 mars 2013, dans la Salle des Fêtes de la Mairie du VIème, lors du spectacle consacré au recueil poétique « Le temps d’aimer » dont j’ai essayé de tirer ci-dessous un extrait que j’espère représentatif.

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Je ne suis pas capable de rendre ici l’émotion que ses vers — structurés, de façon presque invisible, selon une trame de théâtre et de vie — ont provoqué dans tous les présents. Mais je suis sûr qu’une contribution indispensable à cette « commotion » universelle vient  de la performance incontournable de Claire Dutrey dans le rôle de « liseuse par cœur » (ou pour mieux dire d’actrice). Elle a su assimiler jusqu’au bout le fond dramatique de cette épopée de l’amour créée par Vital Heurtebize, en allant même au-delà d’une simple interprétation fidèle.
Personne parmi les présents à cet événement unique n’oubliera, je crois, ni les longs foulards illuminés dans le noir de la salle, auxquels Claire s’agrippait comme à une bouée de sauvetage, ni son sourire effleurant les larmes.

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Comme vous avez pu comprendre, je suis très affectionné à Claire Dutrey ainsi qu’à Vital Heurtebize. Mais mon émotion spécifique, en cette occasion là, c’est d’avoir vu se réaliser, entre le poète et l’actrice, une merveilleuse rencontre humaine et poétique nécessaire à tout les deux. Un reflet de la quête et de la rencontre amoureuse qui anime les vers d’Heurtebize et se projette dans le théâtre de la vie. Tout comme dans ce poème, où la primordiale question est le besoin, de l’homme et de la femme, de se réaliser à travers l’union réciproque, le poète avait absolument besoin d’une voix qui sache incarner et aussi multiplier les effets de son chant silencieux.
(Je m’arrête ici, pour éviter de superposer quoi que ce soit à la beauté de ce « numéro deux » et de cette « solitude à deux » qui caractérise depuis toujours les grands amours…)

000d_heurtebize001 180

tableau de Michel Bénard

Le temps d’aimer

Je te parle d’elle et tout s’envole :
Le ciel bat des ailes, mes mains
s’ouvrent, mes yeux se font corolles
dans ses yeux, sans fond, ni parfums !…

Je parle d’elle et c’est l’aurore :
tout rayonne aux rayons du jour !
Me taire, c’est parler encore
d’elle, c’est lui faire l’amour !…

001_heurtebize002 180

Dessin de Christiane Heurtebize

Je t’ai connue enfant de mes terres en friche,
moi fils de paysan et toi fille de riche …
moi, ma honte de sac, toi, ta pourpre d’orgueil …
et je ne savais plus, ma berge ou mon écueil,
toi, ton regard de femme aux doux chagrins de l’une
et moi, mes rêves morts au cœur de ta lagune !…

Toi, ta main dans ma main, moi, ma main dans la tienne
si l’un vient à tomber, qu’à l’autre il se retienne !

002_heurtebize003 180

Dessin de Christiane Heurtebize

Je veux savoir pourquoi tu m’habites la nuit !
si tu ne m’aimes pas que fais-tu dans mon rêve ?
si je ne t’aime pas dis-moi pourquoi j’en crève
et pourquoi dans mon cœur ton cœur fait tant de bruit ?

Si je ne t’aime pas quel est ce feu qui m’use ?
et si j’en dois mourir, je veux savoir pourquoi
mon corps brisé traîne avec lui ce mal de toi
si tu ne m’aimes pas, à quel jeu je m’abuse ?

003_heurtebize004 180

Dessin de Christiane Heurtebize

Quand mettras-tu pour moi cette robe de laine
aux couleurs de tes yeux, sans rubans ni bijoux
mais riche de ton cœur plus que robe de reine,
belle de tes attraits … et ton corps nu dessous ?

Mets ta robe !… et nos cœurs ne seront plus en peine :
tu sauveras le mien vendu trois francs six sous,
je bénirai le tien pour sa ferveur soudaine…
Mets ta robe,… et d’aimer, nos cœurs seront absous !

004_heurtebize005 180

Dessin de Christiane Heurtebize

J’allais par mes chemins, le cœur et les mains vides
d’avoir tant espéré mais jamais rien reçu
et le doute de toi montait, à mon insu,
car je sentais venir bientôt le temps des rides …

Lorsque soudain ma source à ton souffle a tremblé !
Ton appel s’est inscrit dans le vol d’une mouette,
mon âme s’est émue à ton chant d’alouette
et mon peuple à ta voix s’est enfin rassemblé …

005_disegno signora 180

Quand le jour s’agenouille au bord de ta fontaine
en faisant en secret frissonner tes roseaux,
laisse battre ton cœur sous ta robe de laine
et je t’enseignerai la langue des oiseaux.

Je te dirai comment ils m’ont appris ton nom
de leurs vols éperdus au cœur de mes feuillages,
et fait pleurer de toi, pour un oui, pour un non,
quand tes rires d’amour n’étaient qu’enfantillages.

Je te dirai ces temps où tu m’avais conduit
aux rives d’ombre noire où coule un goût d’absinthe
Quand tes pâleurs d’hier, de toujours, d’aujourd’hui,
laissaient mourir la fleur dont je t’avais enceinte.

Je te dirai ces temps où tu me fis gravir
les marchés de soleil jusqu’aux parvis du Temple
et mes renoncements à baiser le saphir
dont s’ornait sur tes seins ta robe simple et ample.

Je te dirai ces jours, et ces nuits, et ces jours
où le temps n’était plus qu’une lente agonie
quand le rythme du cœur, de ses battements sourds,
donnait un sens ultime à ta photo jaunie.

Je te dirai, je te dirai, je te dirai, …
mais que pourrais-je encore, au bout du temps, te dire ?
si tu ne ressens pas que mon verbe dit vrai,
si tu ne comprends pas ce monde auquel j’aspire …

Laisse le jour prier au bord de ta fontaine
et ton corps épouser la houle des roseaux …
je glisserai ma main sous ta robe de laine
et je t’enseignerai la langue des oiseaux.

006_heurtebize007 180

Ce silence étoilé qui caresse la terre
me ramène vers toi qui me l’avais appris :
ton visage s’y fond grave et lourd d’un mystère
auquel mon rêve fou n’a jamais rien compris.

Ce soir, avec tes mots impalpables, tes gestes
qui n’en finissent plus de danser leur ballet,
comme autrefois, tu viens, tu t’assieds et tu restes
là,… pensive et fidèle amante, à mon chevet.

Pour toi, l’air se parfume en des senteurs suaves…
Les manguiers assoiffés d’impossibles moussons,
témoignent de ma fièvre et du mal, quand tu graves
en les sillons déserts nos anciennes moissons…

Mais ce soir, les manguiers respirent en silence :
demain, le paysan creusera son labour
et moi, j’ai retrouvé la paix de ta présence :
elle me dit le temps prochain de ton retour.

Lorsque tu partiras, avant l’aube blafarde,
je sais déjà que sur la page du cahier,
tu marqueras, comme autrefois dans ma mansarde
d’une larme de toi, le poème à signer.

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S’est réveillé mon ciel à ton chant d’alouette
et tu m’as frissonné par tous mes champs de blé,
l’eau claire de ma source à ton souffle a tremblé,
ton geste s’est inscrit dans le vol de la mouette…

De la terre et du ciel, rien n’a plus ressemblé
qu’à toi !… Comme un vent fou, ta parole me fouette,
ton sourire fleurit dans mon âme muette
et mon peuple en ton sein s’est enfin rassemblé.

Pourtant, la mort m’attend et son ombre menace :
sournois, son braconnier dans la nuit tend sa nasse…
Elle est prête à frapper de ses coups durs et froids.

Oui, la mort qui revient, qui passe et qui repasse,
la mort qui me guettait, qui jamais ne se lasse,
la mort qui sur l’amour veut reprendre ses droits.

Vital Heurtebize

008_heurtebize006 180

.

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