le portrait inconscient

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Archives de Tag: Portrait d’un tableau

« Le mariage de mes parents » (La pointe de l’iceberg n. 13)

08 mercredi Mai 2019

Posted by biscarrosse2012 in mes contes et récits, textes libres

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La. pointe de l'iceberg, Portrait d'un tableau

Paolo Merloni, « Le mariage de mes parents », acrylique sur toile, 2001

« Le mariage de mes parents »

Dans une année 1969 commencée avec le même esprit dictant à Serge Gainsbourg, au-delà des Alpes, une chansonnette débridée et irrévérencieuse, je tombai, il y a cinquante ans pile, dans le piège maladroit et trompeur de l’utopie, embouchant, avec une cohue de confrères emportés par le même optimisme dangereux que moi, la voie de la paternité précoce.
Plutôt que se dérouler à l’enseigne de la liberté et de l’expérience (encore séparées, hélas, par la faible cloison d’un sentiment de culpabilité « non-catholique » profondément enraciné), cette année s’échoua pour moi dans la course folle d’Achille poursuivant une tortue ô combien difficile à rattraper !
Ce fut une année mémorable, dont je ne me souviens pourtant que de scènes courtes, amenant alternativement des rayons de soleil ou des foudres menaçantes… jusqu’à cet embarrassant poisson d’avril que mon frère m’apporta dans ce coin du bar d’en bas où j’avais pris l’habitude de me rendre, de temps en temps (avec un cher ami cette fois-là) pour jouer du flipper. Oui, le jour où j’appris que je serais père je m’acharnais nonchalamment sur ce truc diabolique, happé par le triste mirage d’une boule blanche pour recommencer !
Quelqu’un m’aura dit, ce jour-là, que j’avais fait « tilt » et dorénavant ma vie se précipiterait dans un changement obligé ressemblant moins à une catharsis héroïque qu’à un bagne. Mais la chose la plus difficile ce fut de parler à ma mère.

Toujours est-il que j’affrontai les joies conjugales avec l’élan d’un pionnier, réussissant en un seul mois à tout apprêter pour ce « mariage de mes parents » qui se déroula le 8 mai 1969. Un événement que mon fils Paolo, plus tard, immortalisa dans le tableau ci-dessus, successivement acheté par ma seconde épouse.

Ce fut sans doute l’amour qui nous amena le 29 novembre de cette année cruciale, presque deux ans pile après la disparition précoce de mon père adoré, son petit-fils homonyme, Raffaele, le premier de sept entre frères et cousins. Et, certes, dans cette époque lointaine et désormais révolue, il y avait autour de moi un univers d’hommes et de femmes de tous les âges avec qui j’entretenais des rapports exclusifs et profonds. Une longue passerelle de visages, de voix et de gestes typiques, pour la plupart disparus, auxquels je ne pouvais m’empêcher de faire recours comme à autant de sources inépuisables. Que reste-t-il, maintenant, d’un tel miracle de l’amour réciproque ? De l’amitié la plus sincère ? Il ne reste, je crois, que le désir impossible de revenir en arrière…

Giovanni Merloni

Argenteuil 7-19 décembre 2018 : ce fut une réussite !

07 lundi Jan 2019

Posted by biscarrosse2012 in mon travail de peintre

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Isabelle Tournoud, Portrait d'un tableau

Argenteuil 7-19 décembre 2018 : ce fut une réussite !

Il y a juste un mois, le 7 décembre 2018, Monsieur Louis Touboul, acuponcteur, a invité ses amis thérapeutes, quelques-uns de ses patients les plus affectionnés et moi-même auprès de son cabinet de soins médicaux d’Argenteuil. Cette rencontre-vernissage conviviale, à l’enseigne de l’amitié et de l’échange, a occasionné l’exposition d’une quinzaine de mes tableaux les plus récents qui sont restés accrochés aux murs de la vaste salle d’attente jusqu’au 19 décembre dernier.

Puisqu’il exerce aussi à Paris, deux jours par semaine, dans le cadre de la Fondation hospitalière Sainte-Marie, Hôpital Saint-Joseph, je connais Monsieur Touboul depuis l’automne 2010. Ses soins m’avaient d’abord aidé à sortir d’une défaillance de la main et du bras gauche intervenue « par hasard » lors d’une opération en tout autre endroit. Ensuite, il m’a soigné physiquement et psychologiquement pour m’affranchir d’une série de soucis en chaîne jusqu’au moment où nos rencontres régulières (tous les mois) sont devenues surtout l’occasion pour des visites de contrôle fort ressemblantes aux consultations de bons médecins d’antan : pour moi, c’est le docteur Touboul qui fait périodiquement le diagnostic de mes hauts et de mes bas, par la grâce : de la grande sagesse et clairvoyance apprise auprès des Chinois ; de son impressionnante sensibilité qui lui donne la faculté de « voir » et de « cibler » les zones mal au point à partir de l’auscultation du pouls ; mais aussi, surtout, de sa façon « socratique », très humaine et discrète, de dialoguer avec ses patients par l’écoute et le conseil.

Pendant ces années, j’avais rarement parlé à cet ami thérapeute de mon travail de peintre. Très récemment, en attendant ma séance d’acuponcture, j’étais en train d’esquisser l’un de mes dessins en noir et blanc, et Monsieur Touboul en avait été surpris. Je lui avais alors promis de lui montrer, un jour, quelques photos de mes tableaux.
L’année dernière, encouragé et même sollicité par Isabelle Tournoud, mon amie sculpteur, j’avais repris à me consacrer de façon intense à la peinture, en réorganisant mon atelier chez moi. À septembre, Isabelle est venue à Paris avec sa fille Camille et a attentivement examiné mes derniers tableaux et dessins, avant de me conseiller de faire « au plus vite » un « book », comme on dit. En octobre, j’ai commencé à montrer mon « book 2018 » à plusieurs personnes, dont Monsieur Touboul. En lui montrant ces quelques photos je n’imaginais pas qu’il avait le même jour envisagé d’inviter un artiste pour faire déclencher une discussion avec ses collègues thérapeutes sur le rôle éventuel de l’art dans le soin de certaines maladies ou dans la récupération de sujets traumatisés.

Giovanni Merloni et Louis Touboul à Argenteuil le 7 décembre 2018

L’organisation de cette exposition a été très simple et économique. Monsieur Touboul m’a aussi aidé à résoudre la question du transport aller-retour des quinze tableaux de Paris à Argenteuil. Je suis arrivé à l’instant de l’inauguration juste un peu crevé… Mais cela dépend de mon âge et d’un certain « analphabétisme pratique » qui se sont affichés ce soir-là en toute leur évidence, après des années consacrées à l’écriture et à la vie sédentaire. Par conséquent, pendant au moins une demi-heure après l’ouverture des danses, personne ne s’est approché de moi pour me demander quoi que ce soit. Jusqu’au moment où l’on a découvert que c’était moi l’auteur des œuvres accrochées aux murs. Et lorsqu’on m’a dit qu’on croyait que le peintre de ces tableaux était jeune, j’ai répondu, bien réconforté : « Oui, en dépit de ma carcasse, je demeure jeune, avec tous mes esprits ! »

Giovanni Merloni

On se l’arrache, la pauvre !

13 mercredi Juin 2018

Posted by biscarrosse2012 in textes libres

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Portrait d'un tableau

Giovanni Merloni, On se l’arrache, la pauvre !
acrylique sur carton, part., 2018

On se l’arrache, la pauvre !

Ceux qui suivent mon blog ont bien constaté que j’ai toujours eu l’habitude de lancer dans l’en-tête de mes textes ou de mes poésies quelques dessins, que je traçais au fur et à mesure sur des cartons bristol en format A4, dont j’en ai réalisé 92 (15 en couleur et 77 en noir et blanc) pendant l’année 2017, particulièrement productive.
Cette forme d’écriture graphique, presque journalière, représente pour moi un bon compromis — entre l’absence absolue d’expression artistique et la mise en œuvre d’un motif pictural sur une toile ou un carton qui dépasse les dimensions A4 ou A3 — que j’ai adopté très souvent, dans les périodes brèves ou longues où se révélait impraticable toute hypothèse d’atelier, ou seulement de table prête à l’usage.

Pendant des années, depuis mon débarquement à Paris, j’étais convaincu que le manque cyclique des conditions minimales pour m’adonner pleinement et librement à la peinture dépendait d’un manque d’espace dans mon appartement. Et j’étais tellement engagé dans le projet d’écrire couramment en Français, avec la main gauche… que j’ai fini pour sacrifier la main droite !
Oui, c’est courant en Italie l’expression « s’en sortir avec la main gauche aussi » pour désigner la désinvolture qu’un exercice constant et acharné peut nous apprendre. Donc, pour moi, la beauté de la transmission et de l’échange étant plus importante que la perfection formelle, je suis porté à confier à la main gauche une grande partie de mes ambitions littéraires, tandis que pour la peinture, hélas, aucune illusion de maîtrise ni de désinvolture de la main droite n’est au rendez-vous.
Donc, le temps coulant, à l’approche du couchant de la vie, ce long atelier d’écriture parisien — dont je remercie du fond du cœur tous les lecteurs de mon blog ainsi que mes interlocuteurs sur Twitter — a ralenti un peu l’élan de ma main droite, contrainte, en dehors de quelques exploits picturaux de brève durée, à de petits cartons en noir et blanc, ou alors à des exploitations numériques de dessins esquissés aux différentes époques de ma vie.
Je peux dire en tout cas que les dessins m’ont toujours sauvé de plus graves maladies mentales, qui se seraient sans doute manifestées en alourdissant le tableau de mon tempérament parfois mélancolique et solitaire. Grâce à cette activité presque ininterrompue, la feuille blanche est devenue pour moi une espèce de grand-mère accueillante qui n’hésite pas à m’offrir les murs jaunis de son appartement, tandis que le stylo à l’encre de Chine est désormais une clé capable d’ouvrir n’importe quelle porte, offrant toujours à mon cirque fantastique le bon endroit et le bon rythme pour donner vie à une histoire d’amour.
Cependant, de façon furtive, compulsive et parfois rageuse, j’ai trouvé toujours, dans le temps, les moyens pour peindre…

…Où que je me trouvais
De préférence au milieu des autres !

Je peignais surtout à la maison, dans la salle à manger de Bologne ou de Rome, m’emparant, s’il s’agissait d’aquarelles, de la table tout de suite après nos repas et, si je peignais de grands tableaux à l’huile, plaçant mon brinquebalant chevalet au beau milieu de la vie familiale.
J’ai souvent essayé de m’expliquer une telle attitude de « protagoniste chez moi » avec le besoin d’être accepté par mes conjoints. Plus subtilement, mon comportement se basait toujours sur la vérité — non dite et par tous partagée — qu’il s’agissait d’une exception, d’un défi, d’un rattrapage in extremis…
En fait, j’étais le premier à tout ranger dans un coin, pressé par les préoccupations familiales qu’on ne pouvait pas résoudre en vendant un ou deux tableaux à la hâte… ou alors à cause du travail qui était toujours engageant et compliqué.
Pendant les années, j’ai donc toujours peint et dessiné à rythmes irréguliers, lourdement conditionnés par les échéances de mes nombreux engagements en dehors de l’art…

C’est étrange, mais mon abnégation pour les devoirs assumés a été par à-coups « interrompue » par mes transgressions amoureuses, pour lesquelles je sentais moins le sentiment de culpabilité que le chagrin pour les ruptures inévitables… tandis que la seule hypothèse de me soustraire aux engagements pour me consacrer à mon univers fantastique me semblait un luxe.
Ma mère avait, par exemple, stigmatisé comme un luxe mon escapade d’un jour, de Bologne à Venise, pour assister au spectacle de Béjart piazza San Marco (c’était la IXe symphonie de Beethoven…). Elle avait bien raison.
Des escapades comme celle-là ont été très rares dans ma vie…
Heureusement, j’ai pu arracher quelques bribes de bonheur, du vrai, dans le quotidien, réussissant à faire cohabiter en moi l’âme d’un homme tranquille et l’esprit souterrain d’un être frénétique et diabolique à la fois.

Surtout après mon retour à Rome (1978) l’exercice de la profession libérale m’avait aidé à profiter de l’instant pour passer aisément d’un travail à l’autre tout en gardant la concentration nécessaire à chaque tâche. Même dans les périodes les plus dures je trouvais toujours la façon de m’accorder un temps pour peindre. Cela fonctionnait, sans que je considère l’expression artistique comme un luxe. Je la voyais au contraire comme une réparation, comme le prix de consolation que je m’accorderais moi-même.
Ici, à Paris, dans ma condition de retraité et de père responsable d’une famille qui m’a voulu suivre dans cet exil bienheureux, le rapport entre l’écriture et la peinture n’est pas le même qu’avant j’avais réussi si bien à « planifier ».
Je m’efforce de me dire que ma retraite est la reconnaissance que j’obtiens après des années de travail où j’ai donné tout ce que je pouvais à mon pays. Mais ce n’est pas évident.

Il m’arrive de plus en plus souvent, montant sur la rame du métro, de voir des gens qui se précipitent pour me céder leur place. Mon âge est sans doute la preuve d’une vie de sacrifices, me donnant le droit à une survie sereine, dans laquelle je pourrais faire, bien sûr dans les limites assignées par l’âge même, ce que je veux.
J’ai essayé de m’en convaincre, discutant longuement avec ma famille… jusqu’au jour où tout le monde a été d’accord pour que je consacre à la peinture une pièce, d’ailleurs la plus lumineuse, de notre appartement.
Depuis quelques mois, j’ai mon atelier, avec deux chevalets, une étagère, trois porte-cartons, une grande table équipée de tous les outils nécessaires… Et j’ai repris à peindre de grands formats, qui reflètent fidèlement mon esprit actuel que je pourrais condenser dans la phrase suivante :

« J’assume mon penchant prioritaire pour le dessin et j’accepte le compromis entre l’art éminemment graphique et l’art totalement pictural ! »

Giovanni Merloni, On se l’arrache, la pauvre !
acrylique sur carton 53,5 x 78 cm, 2018

Cela dit, avant de m’y mettre, même si je sais que, tôt ou tard, ma main droite trouvera sa belle désinvolture, voire son esprit rebelle et insouciant, je suis attrapé par un petit pic d’angoisse, sans doute liée à cet ancestral sentiment de culpabilité qui m’a toujours fait considérer la liberté comme un luxe.

La pleine réalisation dans l’art serait-elle alors un tabou ?
C’est vrai que quand j’ai participé à la dernière Ronde, consacrée au « souvenir », j’ai depuis regretté de n’avoir pas eu le courage de m’exprimer jusqu’au bout au sujet du « souvenir de ce qu’on ne peut plus faire » : c’est bien douloureux d’évoquer des morceaux de notre existence que nous voyons définitivement séparés de nous-mêmes !

Or, au sujet de la peinture, ce n’est pas exactement ça : le tableau qui nous attend derrière la toile blanche n’est pas la femme convoitée que tout le monde voudrait s’arracher et qu’un seul homme pourra rendre heureuse. La peinture se réalise par couches physiques s’alternant à des couches métaphysiques que quiconque peut engendrer à n’importe quel âge.
Mais, certes, les forces ne sont plus les mêmes. Et le vieux peintre n’aura surtout pas le courage, quand le tableau sera terminé, de le descendre dans la rue avant de l’offrir à la première passante qui lui donnera un baiser sur le front en signe de surprise.

Giovanni Merloni

Là-haut, que ferons-nous ma belle ? (Zazie n. 64)

29 dimanche Avr 2018

Posted by biscarrosse2012 in mes poèmes

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Portrait d'un tableau, Zazie

Giovanni Merloni, Là-haut,
acrylique sur carton 50×65 cm, 2018 (inachevé)

Là-haut, que ferons-nous ma belle ?

Depuis mon cagibi d’outils en vrac
je revois en passerelle
les silhouettes infidèles
de jours vivants, le patatrac
d’une existence sans portes
qui pourtant n’est pas morte.

Le jour où la pluie viendra
une femme sur les bras
(la tête perdue, le cœur brûlé
dans sa stupeur de petite fée)
je monterai aux étoiles
à cette chambre sans voiles.

Là-haut, que ferons-nous ma belle ?
Dans mon cagibi accroché au ciel
lors d’une éternelle lune de miel
nous gaspillerons bien de mots rebelles
les déposant sans façon
sur l’écran muet de notre passion.

Dorénavant, nos jambes se croiseront
nos bouches se dévoreront
nos mains des couleurs chercheront
nos yeux les contours devineront
de notre fuite inconditionnelle
à la poursuite des hirondelles.

Depuis mon cagibi croulant
je lancerai un adieu provisoire
à d’autres conversations illusoires
parce que je dois goûter l’instant
où, plongé dans un tableau vivant
je découvrirai le mystère

d’une femme fugitive
d’une peinture maladive
d’une vie à jamais combative.

Giovanni Merloni

Enfance de l’art (Françoise Gérard pour le Vases communicants de décembre 2013)

11 mercredi Avr 2018

Posted by biscarrosse2012 in les échanges

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Françoise Gérard, Portrait d'un tableau, vases communicants

Il y a cinq ans, en décembre, j’eus l’honneur et le plaisir d’échanger avec Françoise Gérard pour un vase communicant sur le thème de l’enfance. Je vous propose aujourd’hui la re-lecture du texte de Françoise, où l’on retrouve, comme dans les textes précédents d’Anna Jouy et de François Bonneau, cette indicible fraîcheur des rapports juste entamés avec la découverte d’affinités réciproques dans le monde alors encore mystérieux de Twitter et des blogs littéraires…

ladri di biciclette - copie

Le Voleur de bicyclette (Ladri di bicyclette), film réalisé par Vittorio De Sica (1948)

Enfance de l’art

Les mots me manquent… Je me sens incapable… Je ne saurai pas… Trop, trop d’émotions, de sentiments confus et contradictoires me submergent soudain en découvrant les simples mais très belles photos que m’a envoyées Giovanni… J’imagine que le sourire confiant, que le visage radieux de cet enfant est le sien… Aux commencements de sa vie… Quand tout n’était encore vraisemblablement que promesses… Quand il n’était possible d’imaginer que bonheurs présents et à venir…

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Au milieu de tous ces enfants, frères, sœurs, ou peut-être cousins cousines, une femme fait converger sur elle leurs regards aimants et heureux. Manifestement, elle les a aidés à grandir en les armant de son amour pour affronter la vie, et les voici, grands, adolescents, jeunes gens, sur cette photo où les visages moins ronds n’ont pas complètement trahi l’enfance, autour de leur mère ou de leur parente dont les cheveux ont commencé de grisonner...

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Trahir, le mot est lâché… Sans doute suis-je déjà en train de trahir Giovanni, aussi bien l’enfant qu’il a été que l’adulte se souvenant de cette enfance qui lui est propre et dont lui seul a la clé!… Mais n’est-ce pas plutôt l’enfant qui abandonne l’adulte à ce qu’il est devenu?… Nostalgie de l’enfance, que cherchons-nous à découvrir ou à déchiffrer sur ces visages qui se sont laissés photographier par les adultes d’alors pour fixer les moments de bonheur et baliser la vie qui passait?… L’enfance est-elle vraiment cet âge d’or qui nous tend le trésor de ses souvenirs? Quelle perception avions-nous de nous-mêmes quand nous n’étions encore que des enfants soucieux de devenir grands et de quitter les enveloppes trop protectrices? La vie ne se montrait-elle pas déjà un peu rude?… La grâce de l’enfance est parfois meurtrie par l’expérience du malheur; et même les enfances heureuses sont blessées par l’apprentissage de la vie qui montre fatalement l’envers du décor… Comment se défendre contre les monstres, réels ou imaginaires?… Les petits d’hommes sont ambivalents comme leurs parents, et balancent entre leurs peurs et leurs joies!…
Dans la famille de Giovanni, les enfants sont heureux et font la fête. Le petit Giovanni est fier de sa cravate qu’il arbore en bombant la poitrine entre son frère et sa sœur.

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« Oui, c’est moi, je suis en train de devenir grand et cette cravate le prouve. Pourquoi me regarder comme un enfant? »… Comme si les adultes eux-mêmes n’étaient que des adultes et n’avaient pas gardé au fond de leur cœur une part d’enfance?… Mais quelle est-elle? Comment la définir?… Le jeu et toute l’inventivité qui lui est associée est sans doute ce qui sépare ou réunit au plus haut point, selon les degrés d’interférence, le monde des adultes et celui des enfants…
Mais voici que je parle de l’enfance en général et que je m’éloigne de l’enfant Giovannino. Quels étaient ses rêves mais aussi ses cauchemars? Quel était l’axe structurant autour duquel l’enfant apprenait à penser sa/la vie? La première photo a été prise à Paris, la seconde à Siena. La France, l’Italie. Ce partage géographique (du côté de… ou de…) a nourri son imaginaire. Quels reliefs particuliers le bilinguisme apportait-il aux histoires lues ou racontées?

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Infans, l’enfant qui ne savait pas encore parler découvre que les émotions qui bouillonnent dans les coeurs correspondent à des mots qu’il est possible de cueillir sur les pages d’un livre. L’adulte aimée est une lectrice, une liseuse qui adorait la France et la peinture de Renoir.

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Giovannino aimera la peinture autant que les mots. Il entame à cette époque, au gré des déplacements de sa famille entre l’Italie et la France, un long voyage intérieur qui n’aura jamais de fin, et qui s’apparente à un exil. Pour rassembler tous les morceaux de sa vie, Giovanni apprend à composer de grands tableaux qui ressemblent à des puzzles. C’est son jeu de prédilection. Il y a toujours deux ou trois pinceaux dans sa trousse de voyage, à côté d’un stylo. Car il s’est mis aussi à raconter de longues histoires foisonnantes qui parviennent à peine à traduire le bouillonnement des sentiments qui mènent la danse tout au fond de son coeur. Il y a tant et tant à explorer! Mais aussi tant de choses essentielles ou inessentielles (comment savoir?) à laisser de côté au moment des départs et à tenter de retrouver pour se ra-ressembler (à) soi-même et se sauver de l’oubli! Tâche épuisante et vouée à l’échec, car les mots sonnent toujours un peu comme le tocsin de la mort… Le geste d’écrire ou de peindre se fond alors en un seul qui s’apparente à celui qui nous vient des profondeurs de l’histoire humaine quand les premiers hommes avaient découvert et mis en oeuvre le pouvoir de laisser des traces sur les parois de leurs cavernes… Que ne connaissaient-ils l’informatique à cette époque! Prescience des chamans qui tentaient d’ouvrir des liens sur les portes de l’au-delà?!… Nous portons tous en nous l’énigme des premiers jours et de la fin du monde…
Mais que serait ce billet sans la personne hors champ qui a pris les photos qui lui ont servi de support? Que conclure sinon que l’invisible permet le visible?… Et que, à l’inverse, le geste de l’inscription dans le monde par les chamans-artistes, en ouvrant-ouvrageant des espaces-temps qui, sinon, resteraient hors de portée, permet la révélation de ce que le réel a d’insoupçonné?… Magie de l’écriture et/ou de la peinture… n’est-ce pas, Giovanni?
Giovanni devenu grand devient un père visible au milieu de ses propres fils… Mais alors, si ce n’est plus le père qui prend les photos, qui donc se dissimule hors champ cette fois ?

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Depuis la nuit des temps, c’est ainsi, les grands transmettent aux petits. Les fils reçoivent donc du père ce qu’il a de meilleur, les mots et les couleurs.

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Paolo le cadet suivra le père à Paris, tandis que l’aîné Raffaele restera à Rome. Ainsi continuera l’histoire d’une famille métronomique…
Les humains ont inventé la photographie automatique. Le regard de Gabriella ne rencontre pas, ici, celui de son père.

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Sans doute a-t-il choisi de s’effacer momentanément pour prendre en artiste cette photo de sa fille… De profil mais en réalité de face, brouillage de la perspective, mise en abyme… Une soeur et deux frères, trente ans auparavant, à Siena… etc, etc…

Texte : Francoise Gérard

Images : Giovanni Merloni

 

Arrêter la machine du temps (François Bonneau pour les Vases communicants de juin 2013)

08 dimanche Avr 2018

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Portrait d'un tableau, vases communicants

Il y a cinq ans, en juin, j’eus l’honneur et le plaisir d’échanger avec François Bonneau pour un  « vase communicant à l’aveugle mais nourri par des images parlantes » qui devait échouer dans la réciproque connaissance et amitié. Je vous propose aujourd’hui la re-lecture du texte de François, où l’on retrouve, comme dans le texte récemment publié d’Anna Jouy, cette indicible fraîcheur des rapports juste entamés dans le monde alors encore mystérieux de Twitter et des blogs littéraires…

Arrêter la machine du temps

Bonjour Giovanni,
Si j’en crois les clichés véhiculés par bon nombre de mes compatriotes, tu as un prénom qui fleure la gomina, la douce vie en Vespa, le chianti, et je te fais grâce de la pizza ; je ne connais de toi que le portrait inconscient, et ta photo, relayée via la boite mail ; tu m’es familier, inconnu, courtois comme je l’apprécie, et surtout, surtout, tu as ce pouvoir quasi magique de pouvoir laisser trace de tes mouvements sur le papier, et donner à ces traces significations, ce qui fait de toi une sorte de chaman transalpin, et il était donc légitime et dans l’ordre des choses que je m’adresse à toi en une seule et unique phrase, oui c’est bien logique, ce petit défi bien infime face à tes images, dont la première :

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« arrêter la machine du temps », sur un pont, qui arlequine, oui alors partons, partons des losanges bleus, de ce brin de Matisse, de ce mouvement évidemment, de la trace d’un geste qui reste, et je ne suis pas le premier à le dire mais c’est toujours fascinant, un geste qui me parle du temps comme d’une machine : travail à la chaine – j’ai connu, calendrier – je t’ai en horreur, emploi du temps – tu n’est que stalactites qui m’enserrent ; à moins que le temps perçu ne puisse être apprivoisé, à moins que le temps perçu ne soit qu’espace de vie, ou ce que l’on en ressent, entre deux éternités de mort, et a fortiori d’ennui, « arrêter la machine du temps » c’est ce que je fais ou j’essaye, quand je le peux oui, mais rarement seul, alors c’est ce que je fais avec elle, oui celle-là,

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elle qui aguiche et se prélasse, nous avons droit à la fiction, grâce à ton dessin, nous avons droit à la self-mythologie, alors avec celle qui attire même cet oiseau qui vient la gratifier d’un mouvement, peut-être ce même mouvement, ou peu s’en faut, qui vient gratter le papier, et en même temps ce même mouvement qui vient avec un cache col, un cache misère, un cache-froid mal ajusté, pour que l’on vienne donc le remettre à sa juste place comme elle l’attend, elle qui vient se douter qu’on devine, que cette main près de sa bouche, c’est peut-être pour masquer des babines qu’elle pourlèche, peut-être par timidité, en tous cas c’est sur le sable, maintenant tout de suite, et ça déborde,

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ça déborde comme une toile irréelle, comme une coupe à fruits, comme ces traits qui débordent, qui coulent, qu’est-ce qu’on en fait, on trouvera bien quoi en faire, mais ce regard du peintre qui croise mon regard, moi j’en fais quoi, on a peut-être parfois besoin d’un peu d’intimité, à moins que ce regard du peintre, à moins que ce regard de celui qui a laissé un tel mouvement sur le papier, soit là une complicité exempte de tout voyeurisme, et d’ailleurs, en quoi le papier, les pixels seraient voyeurs, ah mais on ne sait jamais, avec les chamans du pixel, bon écoute, détendons-nous et passons à table,

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et à table, c’est encore un tableau, et peinture ou nourriture, tout cela c’est tout un, ça te remplit de l‘intérieur, oui c’est tout un, sans même parler nature morte car c’en serait presque vulgaire, ça te remplit de l’intérieur et ça remonte à l’occiput, ces mouvements sur toile, mais son assiette, à lui sur la toile, est vide oh ce pauvre bougre, alors en voilà un, de souhait d’avant mariage, si l’on me pardonne la parenthèse autobiographique, un souhait d’avant mariage de ne pas, de ne jamais, faire subir cette cravate-qui-déborde-et-seulement-ça, sur-la-toile-dans-l’occiput, et jamais dans l’assiette, cette cravate que je ne porte quasi-jamais,

sur cette toile,

jamais en guise de plat du soir, bon sang voilà que je dévoile un brin, voilà que Giovanni a mis le doigt là où il fallait, voilà qu’il me pousse à dévoiler quelques abstractions, qui sont signifiantes et que je continue à travailler, que je revendique donc, il n’empêche,

ce vase co, je l’ai rédigé avec l’alliance inofficielle, anneau avant date, au doigt, pour voir ce que ça fait,

et j’ai donc vu.

Texte : François Bonneau

Dessins : Giovanni Merloni

Le cheval de Troie était blanc (et riait)

22 jeudi Mar 2018

Posted by biscarrosse2012 in mon travail de peintre, textes libres

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Portrait d'un tableau

Giovanni Merloni, L’incendie, acrylique sur toile 65 x 81 cm,
terminé en 2018

Le cheval de Troie était blanc (et riait)

Comme la plupart des lecteurs du « Portrait inconscient » l’auront sans doute imaginé, je traverse une période de suspension ou de trêve où, tout en m’interrogeant sur le sens de la vie des humains et notamment des artistes, je ne cesse pourtant de m’accorder des illusions.
Puisque j’en ai encore les forces et, par intervalles, la lucidité, j’essaie de me consacrer davantage au dessin et à la peinture qui avaient été pendant les dernières années un peu sacrifiés à l’effort linguistique que demandaient mon installation en France et mon tempérament communicant.
Même si je n’ai pas encore atteint le but d’une véritable intégration dans la francophonie, à présent je suis en train de réorganiser mon atelier pour y accueillir à nouveau les « grands tableaux », dont un polyptyque de deux mètres soixante de long sera consacré à La Traviata de Giuseppe Verdi. Je vis par conséquent une période un peu étrange et tiraillée où la création de nouveaux tableaux s’accompagne à la remise en cause de quelques-uns parmi les anciens.

Ce qui est arrivé à mon « cheval de Troie », qui gisait depuis des années en haut d’une étagère comme une réprimande… un tableau auquel j’avais consacré un temps exagéré, essayant à plusieurs reprises de lui donner une touche finale valide, mais inutilement… Mon cheval de Troie rouge foncé s’effondrait dramatiquement dans l’obscurité des ruines brûlantes et des personnages terrorisés qui l’entouraient… jusqu’au moment où, après une journée sans éclats, je suis rentré, crevé, de ma séance périodique d’acuponcture et me suis endormi dans mon fauteuil.
Dans le sommeil, je traînais mélancoliquement parmi les ruines ensoleillées d’une ville grecque… Il s’agissait sans doute de l’Acropole de Lindos dans l’île de Rhodes, où j’ai passé d’inoubliables vacances en 2005 (les ultimes vacances de mer au chaud, avant d’entreprendre le virage à Nord-Nord-Ouest, jusqu’ici le dernier de ma vie). J’étais donc au beau milieu de stèles et colonnes, une paille enfoncée sur la tête, quand j’entendis une voix connue prononcer des mots en latin :
« Timeo Danaos et dona ferentes ! » (1)
C’était Giuseppe Punzi, mon ancien professeur de latin et grec au lycée qui venait de s’asseoir à mon côté.
Il s’ensuivit une longue conversation, au bout de laquelle, exalté, cet homme brusque et gentil à la fois affirma de façon solennelle :
— Le cheval de Troie était blanc !
— En êtes-vous sûr ? lui demandai-je, agité. Le blanc, c’est la couleur de la pureté la plus absolue, donc de la tromperie la plus insupportable !
— Absolument. Et les Grecs portaient de blancs manteaux !
— Et la lumière jaillissant de ma tablette électronique est blanche aussi, n’est-ce pas ?
En 2005 je n’avais pas de tablette et, si je ne me trompe pas, les smartphones ne circulaient pas encore, du moins de la manière massive d’aujourd’hui, tandis que le pauvre professeur Punzi avait quitté ce monde bien avant de connaître ce qui peut jaillir de la ruse des êtres humains. Cependant, dans les rêves, tout est permis :
— As-tu vu les gens dans les transports communs ? s’exclama le vieux professeur. Tout un chacun regarde dans un petit rectangle de lumière blanche comme s’il s’agissait d’un oracle !
— C’est un don des Américains !
— Timeo Danaos, dit le professeur hochant la tête.
— Cela va amener un incendie ? C’est ça que vous voulez dire ?
— Oui, ça va brûler une à une nos têtes. À leur place…
— À leur place ?
— Nous entendrons un petit carillon, qui nous apprendra une jolie rengaine consolatrice : « T’en fais pas, t’en fais pas ! C’est la loi de tous les manèges ! L’instant précis où nous aurons l’impression de tout connaître et que nous serons au sommet de notre délire d’omnipotence… Nous, les grands photographes, nous les grands experts de véritables raisons faisant vivre ou mourir les innombrables contextes où se nichent des hommes comme nous, nous découvrirons que nous n’en savons rien du tout et que nous avons tout perdu. Même ce peu de vers en latin que nous imaginions avoir bien gardés dans la poche ! »

Le matin suivant — ah ! à propos, c’était hier ! —, j’ai descendu le tableau et me suis mis à l’œuvre.
Au soir, profitant de ma diabolique tablette qui peut tout faire, j’ai photographié le tableau et j’en ai envoyé par mail une image époustouflante à un vieux camarade d’école…
— Heureusement, tu n’as pas obéi en tout à notre drôle de professeur ! a-t-il répondu. Tu t’es passé de blancs manteaux, mais tu as saisi l’essentiel… ce cheval se détache maintenant de son sombre paysage de mort. Mais, ne vois-tu pas qu’il sourit, savourant déjà son triomphe ?

Giovanni Merloni

(1) « De toute façon, je crains les Danaens, même s’ils sont porteurs d’offrandes » (Laocoon dans l’Énéide de Virgile, livre II)

Une ode triste à la pluie : les mots et les décors du théâtre de Jean-Claude Caillette

12 vendredi Jan 2018

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Poètes et Artistes Français, Portrait d'un tableau

Une ode triste à la pluie : les mots et les décors du théâtre de Jean-Claude Caillette

Mardi dernier, je me suis rendu chez Jean-Claude Caillette pour continuer de vive voix une conversation entamée par téléphone et par mail au sujet de la possibilité d’intégrer dans un roman une histoire conçue pour le théâtre et, du moins à l’origine, structurée comme une pièce théâtrale, avec des actes, des scènes, et cætera.
Bien sûr, on a dit, on peut tout expérimenter, mais évidemment il faut faire attention à ce qu’on déclare aux lecteurs. En fait, le manque de l’action des acteurs doit être forcément remplacé — dans un texte qui se transmet d’une tête à l’autre — par une description efficace de l’action dramatique ainsi que des décors, des costumes, et cætera… Il faudrait en tout cas garder une mesure, un rythme…
Au bout de cette discussion, la tentation était forte, en moi, de renoncer au titre engageant que j’avais choisi pour mon dernier texte (« Roman théâtral »), ou alors d’essayer d’en faire une adaptation… quand j’ai levé les yeux de la table basse au centre de la salle de séjour de mon ami Jean-Claude où j’avais garé mon manuscrit…

Jean-Claude Caillette, Sur la route de Damas, collage

… Je me suis aperçu qu’aux parois de cette chambre il y avait d’étranges tableaux qui capturaient mon attention avec leurs couleurs vivantes et leurs figures (ou paysages) bien centrées autour d’un geste… Petit à petit, je suis rentré dans un monde élégant et raffiné où le collage exubérant et lumineux de milliers de morceaux de « papier cadeau » proposait des décors parfaitement adaptés à la théâtralité que j’avais à cœur et cherchais moi-même depuis toujours.
Cette découverte a donc imposé une nouvelle réflexion sur le rôle du théâtre dans la peinture, dans l’architecture et dans la poésie.
Et Jean-Claude Caillette était bien au rendez-vous, avec ses tableaux allusifs et denses de vie, son essai sur Anton Gaudì et son roman plus récent, consacré à l’œuvre majeure de l’artiste catalan, « La Sagrada Familia » : une série de créations et suggestions dont il faudra s’occuper encore, car cet intérêt pour Gaudì se lie strictement à l’amour passionné de Jean-Claude Caillette pour le mouvement de l’Art nouveau et donc pour la phase pionnière de l’art total (se terminant avec le Bauhaus) où les artistes se découvrent surtout des artisans d’une nouvelle cathédrale à mesure d’homme.
J’ai ensuite demandé à Jean-Claude Caillette de me lire quelques-uns de ses poèmes… où je reste encore une fois touché par son goût théâtral, son vif amour pour le paradoxe et sa courageuse disposition à l’inattendu.
Je vous laisse lire les deux poèmes qu’il m’a autorisé à publier ici, faisant partie d’un recueil publié en 2007 titré « ANAMORPHOSES » (éditions Le Manuscrit, 2007). Vous découvrirez avec moi que l’esprit théâtral de notre ami — si prodigieusement exprimé dans ses peintures et dans ses textes inspirés à Anton Gaudì — est aussi le motif primordial d’une poésie libre et anticonformiste qui ressuscite avec enthousiasme et dévotion la tragi-comédie de la vie…

Giovanni Merloni

Jean-Claude Caillette, Le transat, collage

UNE MORT D’HIRONDELLE

Elle, a très froid en elle.
Lui, un mortel ennui,
en lui comme un appel.
Elle, lui sourit, et lui,
sous le charme, chancelle.
Pour lui, le soleil luit.
En elle, une étincelle.
Elle, a besoin de lui.
Lui, a le désir d’elle.
Elle, va lui dire, oui.
Lui, érige un autel.
D’elle, la pudeur a fuit.
Lui, dénoue les dentelles.
Elle, elle entrouvre l’huis.
Lui, pénètre la chapelle.
Elle, elle se joint à lui,
et le reçoit en elle,
et se réjouit de lui.
Lui, se répand en elle.
Elle, geint sous la saillie,
comme un battement d’aile,
une ode triste à la pluie,
une mort d’hirondelle.

Jean-Claude Caillette

Jean-Claude Caillette, La chaussure élégante, collage

CALINOU

1
Le soleil était haut et le midi paisible.
J’étais là, confiant, dénoué et tranquille,
oscillant dans la vie entre mémoire et présent.
Quand soudain, de ténues vibrations alertèrent mes sens, ainsi que d’olfactives floraisons précédèrent ta présence.
Je tournai la tête comme on change de cap,
et tu m’apparus là comme le ferait un archange.

Jean-Claude Caillette, Honfleur, collage

2
De marines senteurs envahirent l’infini,
et portée par la vague tu échouas avec grâce.
Ce mouvement léger fit tournoyer ta robe,
qui telle une fleur s’épanouit en corolles.
Tout en toi respirait l’innocence et le charme.
Ta bouche éclatante ouvrait sur ton visage,
une brèche lumineuse qui inondait l’espace.
Tes cheveux relevés dégageaient une nuque,
dont la courbe gracile ravirait bien des peintres.
Et la taille bien prise soulignait à plaisir,
une féminité glorieuse et de beaux seins fragiles.

Jean-Claude Caillette, Au bord de l’eau, collage

3
Ton regard me brûlait et consumait ma soudaine impatience.
J’y encrai mon présent comme on retient un rêve.
Je baissai les yeux si fort que j’y vis ma vérité.
Ta présence attestait de l’existence de Dieu.

Jean-Claude Caillette, Amsterdam, collage

4
Je tombai à genoux, terrassé par la foi.
J’étais foudroyé. Mes pieds d’enracinèrent,
et de mes mains tremblantes, jaillit le printemps.
Mon espoir était si grand que je me liquéfiai en un acide amer.
J’y purifiai mon cœur et mon âme abîmée.

Jean-Claude Caillette, Le clown, collage

5
Je ramassai tes mains glacées et les réchauffai à la chaleur tiède de mes larmes.
De mes lèvres sortirent des morceaux de joie en de vastes bulles muettes.
Je serrai les poings avec tant de violence, que j’opprimai mes doutes.
J’étouffais sous la patience les errements de mes sens.

Jean-Claude Caillette, Mon père (part.), collage

6
Bientôt, je vis dans ton sourire une invite pressante.
Le temps qui séparait nos lèvres s’amenuisa d’un coup,
et dans une précipitation avide, j’entrai en contact avec la création.

J’espérais la beauté, et me vint la grâce.

Jean-Claude Caillette

« Qui dira notre nuit » : la peinture narrative d’Émilie Sévère

06 mardi Juin 2017

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Poètes et Artistes Français, Portrait d'un tableau

Émilie Sévère, Mutation, huile sur toile 200 x 250 cm, 2014

« Qui dira notre nuit » : la peinture narrative d’Émilie Sévère

Chère Émilie,
Ce dernier jeudi 18 mai, quand je frôlais les murs et les enseignes de la rue des Petites Écuries pour me rendre tout droit dans la rue Richer, qui en est le prolongement, je me demandais surtout comment vos grands tableaux auraient pu trouver un accueil pertinent et confortable dans l’une de ces petites boutiques constellant les quartiers traversés. Deuxièmement, je me demandais si votre figure « en vrai » aurait le même sourire et la même assurance généreuse de votre œuvre se reflétant si gentiment dans votre message d’invitation.
Car en fait je n’avais vu qu’une œuvre de vous : le grand, étonnant et inoubliable triptyque titré « Topos » dont j’avais parlé au retour d’une visite à votre « atelier collectif » de Saint-Denis. En cette occasion, j’avais regretté de ne pas vous avoir rencontrée…

« Venez rue Richer, Galerie 1618, m’aviez-vous écrit, j’aurai le plaisir de vous livrer le catalogue de mon exposition. Vous y trouverez votre commentaire avec, à côté, sa traduction dans la langue chinoise ! » (1)

Émilie Sévère, Topos (triptyque), huile sur toile 720 x 200 cm, 2016

Au croisement de la rue du faubourg Poissonnière — à l’instant précis où j’abandonnais le Xe arrondissement pour aborder le IXe par la rue même de la galerie où vous m’attendiez —, j’ai eu un sursaut d’émotion au souvenir soudain de votre « Topos ».
Telle une femme en plein épanouissement qui traverse en diagonale Campo de’ fiori à Rome lors d’une matinée de marché, votre triptyque, au bout de grandes salles à l’étage de l’immeuble-atelier de Saint-Denis (au 6B, quai de Seine), se détachait nettement d’autres œuvres — sages ou folles, timidement confiantes ou courageusement pessimistes — qu’on avait installées tout au long d’un très intéressant parcours consacré à la réflexion et au partage de l’idée de « l’inconnaissance ».
Pourquoi s’en détachait-il ? Parce qu’il était d’une beauté foudroyante et aussi parce qu’il transmettait un sentiment de véritable bonheur.
Le thème de l’inconnaissance — voire d’un « manque qu’on essaie aussi fébrilement qu’inutilement de remplir » — que plusieurs auteurs partageaient dans ce happening de haut niveau auquel j’avais assisté, était sans doute présent dans votre « Topos ». Car on y reconnaissait les échos d’une lutte titanique qui s’engage en chaque être humain : d’un côté, le fouillis de tout ce qu’il assimile au fur et à mesure par l’expérience et la mémoire sensorielle et affective ; de l’autre côté, le désir de tracer un pont vers le néant inconnaissable que d’infinis mondes physiques et humains essaient de remplir d’un sens stable.
Toujours est-il que dans votre touchant tableau une infaillible rêverie avait su brillamment maîtriser l’angoisse de l’inconnu ainsi que le chagrin et la joie de la vie dans une fluctuation qui engendrait enfin une œuvre positive et joyeusement insouciante qui faisait du bien au visiteur.
« Où est-elle la clé d’une telle force expressive ? me suis-je demandé. Est-ce que les autres œuvres d’Émilie Sévère seront à la hauteur de ce triomphe, parfaitement maîtrisé, de couleurs et de traces en grand nombre d’un vécu richissime ne faisant qu’un avec une vaste culture picturale ? »

Catalogue de l’exposition d’Émilie Sévère, « Qui dira notre nuit » auprès de la Galerie 1618 de Paris (30 mars – 19 mai 2017)

Quand je suis finalement rentré dans cette suite constituée de deux grandes salles accoudées sur la cité de Trévise, je me suis immédiatement rassuré quant à l’espace accordé à la personnalité de vos tableaux pour la plupart assez grands, mais petits aussi. En même temps, j’ai peut-être saisi avec quel esprit vous vous engagez, encore, dans ce thème vaste et terrible de l’inconnaissance, voire de l’impossibilité de raconter la vie où le triptyque que je connaissais n’était qu’un tesson d’une grande mosaïque en train de se constituer. Et j’ai bien sûr apprécié la simplicité et la naturelle franchise de cette première rencontre. Une très intéressante conversation s’est en fait déclenchée entre nous, m’aidant à comprendre et aimer davantage votre travail dans sa continuité et originalité indéniable.

Émilie Sévère à la Galerie 1618 le 18 mai 2017

Je ne pourrai pas tout développer de ce que j’ai saisi par l’esprit, le cœur et les cinq sens.
Car effectivement votre œuvre, tout en marchant sur le fil de « l’inconnaissable » n’erre pas du tout dans un terrain vague. La continuité de votre travail s’inscrit, au contraire, avec cohérence et responsabilité, dans un contexte idéal assez solide et « réel » où vous créez à chaque pas les bases pour un dialogue, pour une confrontation, diachronique et synchronique à la fois, avec « les autres maîtres » qui vous parlent et vous apprennent énormément de choses. Il s’agit bien sûr des artistes contemporains, mais votre citation, en deux tableaux exposés, de Rembrandt et Delacroix, confirme tout à fait ce que j’avais déjà découvert dans « Topos », qui m’avait évoqué les grandes toiles de Tiziano et Tintoretto : vous trouvez une importante source d’inspiration dans les « immortels » aussi ! (2)

Émilie Sévère, Forêt, huile sur toile 160 x 200 cm, 2010

Après ma visite à la galerie 1618, assistée par un catalogue clair et complet, je pense connaître mieux votre œuvre, où le questionnement autour des limites de la connaissance ne fait qu’un avec les pulsions créatrices jaillissant de votre monde émotionnel et fantastique, mais aussi avec le choix rationnel de travailler autour des « possibilités de représentation » de cet univers de « l’expérience rêvée ». Au-delà de toute élucubration philosophique, dans la « mise en scène » de l’exploration des univers réels ou imaginaires qui vous entourent, ce qui vous engage comme artiste est surtout une question de représentation et de point de vue de l’auteur et du spectateur.
Pour que votre voix résonne et qu’elle soit entendue dans le débat idéal sur notre destinée d’humains, il faut surtout que vos œuvres s’installent solidement dans le débat parallèle sur la forme la plus appropriée pour représenter, presque sans transition, le monde petit d’une seule existence et le monde de plus en plus vaste s’étendant jusqu’aux frontières de l’inconnu.
Et voilà que, de nos temps distraits et difficiles, vous adoptez des moyens d’expression assez anticonformistes pour votre génération : refusant les acryliques et toute technique « mixte » ou « assistée par le numérique » vous demeurez fidèle à la peinture à l’huile !
Avec cette compagne irremplaçable, vous vous aventurez nonchalamment vers l’inconnu, en vous bornant, chaque fois, au choix classique de la taille du tableau et du point de vue. Si souvent vous vous plongez dans la scène peinte, vous y perdant apparemment — comme il arrive pour « Topos » —, d’autres fois vous voyez le monde de l’extérieur, ou alors en deçà d’une barrière.

Émilie Sévère, Anachorète, huile sur toile 75 x 135 cm, 2013

Tandis que votre maîtrise de la couleur et de la composition de l’espace vous y conduit, votre art garde toujours une grande cohérence entre le flux sans bornes ni frontières des tableaux qui explosent tous azimuts en transmettant leur vitalité gigantesque et les tableaux qui s’arrêtent à la description d’un seul phénomène, d’une seule émotion.
Je découvre en votre travail une nécessité indomptable de transmission de votre monde et de votre savoir même, qui se traduit en patience, continuité, force, élégance et beauté.
Une telle nécessité jaillit sans doute de votre talent narratif, de votre habitude à cohabiter avec une souffrance subliminale qui vous aide à ressusciter les monstres en les amadouant, mais aussi à faire revivre les joies les plus intenses et secrètes. Elles ne manquent jamais, heureusement, dans la vie des artistes, qu’elles soient les joies d’une enfance rêveuse ou les satisfactions inattendues d’une adolescence pleine de vicissitudes.

Émilie Sévère, Disparition (triptyque), huile sur toile 800 x 200 cm, 2012

Cependant, votre esprit de narration, selon la meilleure tradition littéraire française, ne se sépare jamais de l’art de la soustraction. Si le « texte » de votre fiction risque de devenir trop riche, parfois, atteint apparemment d’une sorte « d’horreur du vide », votre main sage interviendra promptement pour enlever en avance quelques mots, phrases ou passages qui auraient rendu l’histoire trop évidente et, par conséquent, déséquilibrée.
Puisqu’on a affaire à des tableaux, les éléments de la narration ne sont pas des mots, évidemment. Vous agissez alors sur la forme des choses, sur leur représentation, en inversant souvent le procès narratif, ou bien secondant les modalités d’observation et de lecture de celui qui observe le tableau. Regardant vos œuvres, que vous-même appelez « à la limite informelles », j’ai songé immédiatement aux graffitis, aux « murales », mais aussi, tout simplement, au « langage des murs ».

Il peut arriver, en scrutant distraitement un mur ou une affiche plus ou moins déchirée, d’y voir un visage, une silhouette, un type étrange, ou alors d’y reconnaître les yeux de quelqu’un que nous aimons… Cela arrive aussi regardant un promontoire ou le profil d’une montagne en forme d’homme ou d’animal. Nous découvrons souvent une nature « anthropomorphe » ou aussi un ciel peuplé de nuages qui racontent des histoires…
Je crois que votre procédé, tout à fait consciemment, démarre, du moins en partie, de cette idée des « ombres anthropomorphes » que vous avez intériorisées dans votre imaginaire avant de les disséminer dans un univers fabuleux et légendaire où vous invitez le spectateur à s’aventurer.
Cet univers est une grotte, ou alors c’est la croûte terrestre que vous observez avec un regard plus ou moins rapproché ou éloigné (celui de la fourmi, celui d’un géant).

Émilie Sévère

J’ai suivi un critère de lecture de votre œuvre assez particulier et peut-être fantaisiste aussi. Donc, il est bien possible que ces « ombres anthropomorphes » que j’aime retrouver dans vos tableaux n’y soient pas, tout comme les « objets » en grand nombre que vous abandonnez sur le fond de ces grottes ou sur des montagnes bouleversées par les avalanches.
Mais d’une chose je suis sûr et certain : bien qu’à plein titre « peintre de nos jours », imprégnée comme vous l’êtes de notre douloureuse et hardie sensibilité collective, votre style unique s’enracine rigoureusement dans un savoir-faire pour ainsi dire classique, soit dans sa technique soit dans son inspiration.
Votre maîtrise du dessin, qui soutient en filigrane toutes vos œuvres grandes et petites, s’inspire peut-être aux gravures de Rembrandt. Tandis que la liberté joyeuse de vos couleurs, qui s’emparent, avec leurs incroyables transparences, de tout motif inspirateur jusqu’à le dépasser, c’est l’héritage de Delacroix, le plus touchant et le plus explosif parmi les peintres français et de Tintoretto, l’un de plus anticonformistes parmi les peintres italiens de la Renaissance.

« Qui dira notre nuit », chère Émilie ? Cette exposition à la galerie 1618 de Paris ne sera qu’une halte, une pause de réflexion avant de reprendre votre émouvante randonnée artistique. Sans doute, avec le temps, votre recherche du beau s’aventurera sur des expérimentations nouvelles. Cependant, vous n’abandonnerez jamais cette idée de l’histoire-vie qui coule en vous et à vos côtés et ne vous séparerez pas non plus de votre souci de cohérence entre la hardiesse de la peinture et la ténacité du dessin.

Giovanni Merloni

(1)

(2) Dans notre conversation, d’ailleurs, vous m’avez parlé de vos périodiques séjours de travail à Venise et de vos journées dans la Scuola Grande di San Rocco où vous avez rencontré la peinture épique et bouleversante du Tintoretto. Venise c’est un lieu idéal pour une artiste turbulente comme vous, car vous y pouvez entendre distinctement les voix humaines et y reconnaître aussi les traces du passage de nos prédécesseurs…

Portrait d’une tablée

16 mardi Mai 2017

Posted by biscarrosse2012 in mes contes et récits, mon travail de peintre

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Portrait d'un tableau

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Giovanni Merloni, La tavola, encres sur papier 70 x 50 cm, 1983

Portrait d’une tablée (1)

J’avais déjà affiché l’image de ce tableau de 1983 dans un de mes premiers billets, ici publié, consacré au « portrait » de la tablée de 1912 à Sogliano sur le Rubicone en Romagne. Là-dedans, cette image n’avait qu’une fonction de décor ou d’évocation de l’idée de la rencontre autour d’une table ouvrant la voie à une série infinie de possibilités d’échange entre les humains. Je l’avais insérée aussi dans l’esprit du décalage et du contre-champ. Car soixante-dix ans après les évènements de cette nuit de Sogliano, pas encore éclaircis, cette table évoque bien sûr une situation tout à fait différente.
Qu’est-ce qu’il arrive ? Où sommes- nous ?
Je crois avoir épousé tout à fait inconsciemmnent cette idée de rassembler des gens autour d’une table. J’avais surtout l’exigence de revenir à la réalité, de donner un poids à mes personnages flottants dans l’asymétrie et l’incertitude.
Après, une espèce de scène de théâtre s’est spontanément mise en place. Quelqu’un a peint les décors, d’autres ont apporté des petites tables de bistrot qu’on a unies avant de les recouvrir avec une nappe bleue céleste….

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Cela me fait souvenir d’un curieux épisode que j’avais vécu juste avant la naissance de ce tableau. Après un long voyage de travail en train de Rome jusqu’en Calabre, je débarquai au cœur de la nuit à la gare de Lametia Terme. À la sortie de la gare, une voiture se confondant avec la nuit m’attendait, dont on ne voyait que cette inscription blanche : COMUNE DI COTRONEI. Je partis sans attendre avec deux personnes plaisantes aux manières paysannes qui ne parlaient pas.
À défaut des localités de la côte ouest, où j’avais passé une ou deux vacances marines — entre Tropea et Cap Vatican —, je ne m’étais jamais aventuré à l’intérieur de cette région assez montagneuse, que j’imaginais abrupte et partout tourmentée par le soleil. Dans cette course dans la profondeur de la nuit que le silence de l’habitacle rendait inquiétante, on ne voyait que la route se déroulant sous l’œil agressif des phares et, de temps en temps, quelques petits animaux qui traversaient la chaussée comme autant de flèches. Lorsqu’on arriva à l’hôtel, on n’en discernait que l’enseigne décolorée. Malgré les onze heures du soir, on nous donna à manger. Cela fut l’occasion pour échanger quelques mots avec mes accompagnateurs, qui se sauvèrent bientôt, en me donnant rendez-vous pour le lendemain. Ils étaient chargés de m’accompagner au petit matin à la Mairie où l’on devait me renseigner autour de la question urbanistique à démêler dans le village touristique de Trepidò qu’on avait laissé pousser en toutes les directions de façon assez chaotique. Resté seul dans ma chambre, je me rendis compte que l’hôtel avait des cloisons en bois de très modeste épaisseur tandis que la nuit s’affichait rigide, même si l’on était en juin.
J’étais le seul client et, le jour suivant, je profitai d’un accueil familial, même plus chaleureux qu’à mon arrivée. Descendu en bas, la patronne, souriante, me demanda si je voulais un café, tout en m’indiquant une chaise près d’une table au dehors. En sortant, je plongeai dans un paysage de montagne. Cela m’étonna. Je ne m’attendais pas du tout à ce bois de sapins de Noël comme je n’en avais vus qu’aux Dolomites… Tout de suite après, en m’asseyant pour ce café qu’on ne pouvait plus napolitain, la vue soudaine du lac bleu ce fut un véritable coup de poing dans l’estomac, une joie sans borne : on n’était pas dans l’extrême sud de l’Italie en train de se désertifier, on était en Suisse ! Je n’eus pas le temps de me reprendre de cette surprise que je vis arriver trois ou quatre voitures, d’où sortirent des hommes souriants sous leurs moustaches, chacun avec un gros classeur sous le bras. Tandis que le maire me serrait la main, ces dix ou douze personnes sortirent du restaurant une dizaine de petites tables avant de les rassembler à la hâte au milieu des arbres. C’était peut-être la première fois de ma vie qu’une réunion de travail se déroulait en plein air, autour d’une table qui ressemblait à un plateau de théâtre.

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Dans toute idée de table il y a toujours quelque chose qui fait déclencher une rencontre. Une montagne de dossiers à examiner dans un village de montagne ou alors un poisson de rivière à manger dans une localité auprès de la mer, ou encore un pique-nique… Chacun apporte quelque chose. L’important c’est qu’il y ait le vin et des choses à se dire.

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Dans la tablée que ce tableau voudrait immortaliser, des personnes venant de différentes époques de ma vie semblent s’être donné rendez-vous. Aux deux bouts de la table sont assis, il me semble, les deux patrons. Comme il arrive souvent, la patronne à la chevelure brune a l’air plus vivante et intelligente que son mari qui semble vouloir se dérober au sujet scabreux de la discussion. Bien sûr, on discute. La jeune femme blonde, qui tourne le dos au spectateur, est en train de tenir une petite conférence. Elle soutient que Venise pue et qu’elle n’y va pas volontiers.
Vous préférez Naples ? Demande la maîtresse de cérémonies, ayant une forte ressemblance avec une de mes anciennes collègues de travail qui, entre parenthèses, est une excellente cuisinière.
La blonde soutient que l’exception confirme la règle. C’est juste à ce moment qu’un quatrième couple sort (ou entre) dans cet espace qui ressemble moins à une terrasse qu’à une cour ou Campo vénitien. Puisqu’on est en démocratie et qu’il n’y a aucune hiérarchie apparente entre les présents, le couple qui apporte les plats intervient dans la discussion. Cela les oblige à rester longuement dans cette position incommode.
Je préfère Bologne ! affirme tout à coup le monsieur aux yeux rêveurs que l’assiette à poisson entoure affectueusement. On est à un passage délicat, parce que la femme à côté du monsieur dans les nuages fais signe qu’elle veut dire quelque chose mais l’homme aux cheveux noirs, en face d’elle, ne la laisse parler. Il explique qu’un endroit comme celui où ils se trouvent réunis est unique au monde. Où sommes- nous ? demandèrent les deux petits enfants qui n’avaient plus envie de se disputer les raisins.
Nous sommes au sommet d’une tour, dit le mari de la collègue, dans un élan de sincérité. N’avez-vous pas vu les nuages effleurant nos tomettes ? N’avez-vous pas reconnu la petite construction d’angle qu’on a bâti dans une seule nuit pour y installer un canon ?

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Giovanni Merloni, La tavola, encres sur papier 70 x 50 cm, 1983, part.

Je réalisai ce tableau soigneusement, essayant de m’éloigner de tout ce que je considérais trop escompté. Peut-être avais-je choisi une voie assez facile pour changer de vitesse. J’étais en fait passé d’une facilité à l’autre.
Car la souffrance ne réside pas dans le dessin ou dans les couleurs ou encore dans le choix d’un prétexte, d’une occasion ou d’un lieu auprès duquel s’inspirer.

La souffrance est cachée sous la table, elle serpente au milieu des pieds et des jambes des chaises. Elle n’a pas de visage ni de voix. Pourtant elle me parle, elle se mêle à ma vie, prétendant me guider, me manipuler, me donner des ordres.

Giovanni Merloni

(1) article publié la première fois le 31 mai 2013

 

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