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Le journal de Georges de Coursault : une histoire française de Valère Staraselski II/IV

26 lundi Oct 2015

Posted by biscarrosse2012 in commentaires et débats

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Écrivains français, Valère Staraselski

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« Un mur murant Paris / rend Paris murmurant » (page 477) :
l’enceinte des Fermiers Généraux, érigée par Louis XVI, avec ses « barrières » élégantes et son mur redoutable, devient d’emblée, elle aussi, un personnage qui nous aide à comprendre ce qui se passait à Paris à la veille de la Révolution (1)

La transcription fébrile et précipitée d’une mémoire humaine qui va se perdre avec la mort…

À travers la vie quotidienne de petits ou grands personnages, auxquels on s’affectionne, liés entre eux par l’amitié ou alors les besoins réciproques, Valère Staraselski ne se borne pas à donner la possibilité, déjà précieuse, d’assimiler, intimement, la voix de l’Histoire au jour le jour. Il nous plonge directement dans le flux de la vie ressuscitée d’un monde qu’il sait faire revivre dans une sorte de contemporanéité rétroactive, grâce aussi à sa langue poétique, à la légèreté d’un roman que tout le monde peut apprécier en fonction de ses instruments. D’ailleurs, dans cette « histoire française », il n’y a pas la froideur du chroniqueur ni l’abstraction de l’historien. Tout est confié à la passion d’un témoin responsable.

Pour essayer de transmettre aux lecteurs de mon blog et de toucher, j’espère, à travers eux, un public plus vaste, j’ai choisi ci-dessous, parmi les infinies possibilités envisageables, de donner la parole à Georges de Coursault. Oui, il s’agit bien du jeune écrivain en formation, auquel Marc-Antoine Doudeauville consigne une dense et lucide lecture de la vie et de l’histoire de Paris et de la France entre 1766 et 1789.
Je renonce par ailleurs à fouiller dans cet autre primordial « texte dans le texte », que je trouve passionnant en soi-même, où l’Histoire de la seconde moitié du XVIIIe siècle dicte ses lois obtenant le respect qu’elle mérite. C’est un « deuxième » horizon de lecture, tellement important et proche de notre sensibilité qu’il risque souvent de prendre le dessus sur la vie de Doudeauville et de ses « conjoints ». Il faudrait, si cela n’a pas été fait déjà, ce que j’ignore, « extraire » l’histoire de Valère Staraselski sur cette époque prérévolutionnaire en France pour ouvrir un débat, qui serait vraiment utile et intéressant, avec d’autres textes, plus proprement « historiques », qu’on a produits sur ce thème. Fouillant par exemple sur l’importance philosophique de l’œuvre de Denis Diderot, et de sa pensée matérialiste, vis-à-vis de ce qui s’est produit une cinquantaine d’années après avec Karl Marx et son idée de révolution en Europe. Le monstre qui voltigeait en Europe selon le « Manifeste du Parti communiste » de Marx, n’était-ce pas le même monstre que la Révolution française, inspirée en premiers par Voltaire, Rousseau et Diderot, avait engendré ?
Mais je ne peux pas m’aventurer dans ces thèmes passionnants qui seraient peut-être en dehors de mes possibilités.

Le jeune écrivain se rend pendant huit jours (du 3 au 10 janvier 1789) chez l’avocat Marc-Antoine Doudeauville pour écrire à la plume d’oie les mémoires de ce dernier. Chaque jour Doudeauville, transmet de façon extrêmement poignante ce qu’il a eu la chance de voir et de comprendre et de vivre, suivant la chronologie et toutefois obligeant souvent le lecteur à retrouver les dates et les repères historiques… pour ne pas être trop ennuyeux. Aujourd’hui, on aurait appelé cela « interview » ou « conférence ». Cela ressemble plutôt, au contraire, à la transcription fébrile et précipitée d’une mémoire humaine qui va se perdre avec la mort. Ce qu’on avait dit par exemple dans ma famille, au lendemain de la disparition de ma mère : « Pourquoi nous n’avons pas eu le réflexe et le “timing” de lui demander de raconter, suivant un fil quelconque, tout ce qu’elle nous avait raconté par bribes, par souvenirs évoqués sur l’instant par quelques madeleines ? »

Voilà ci-dessous un extrait “panoramique” (en deux articles) de cette “histoire française de Valère Staraselski selon le point de vue de Georges de Coursault. Ceux qui n’ont pas lu ce livre pourront deviner indirectement, par le trou de la serrure, le sens de cette histoire française ne faisant qu’un avec l’épaisseur morale de son personnage principal, Marc-Antoine Doudeauville.
Ceux qui au contraire l’ont lu et relu, ils retrouveront ce climat ineffable du livre, cette extraordinaire faculté de son auteur de raconter Paris, Versailles, la France de l’intérieur d’un oeil, d’un estomac, d’un corps qui se jette dans la rue pour arpenter ce monde qui ne change pas, toujours carré, organisé, disponible à l’improvisation… toujours révolutionnaire.

Giovanni Merloni

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Image concernant l’enceinte des Fermiers Généraux empruntée avec mon Ipad de « Sur les traces des enceintes de Paris, Promenades au long des murs disparus, par : Renaud Gagneux et Denis Prouvost, photos : Emmanuel Gaffard

Le journal de Georges de Coursault (première partie) : une histoire française de Valère Staraselski

Samedi 3 janvier 1789
L’homme qui m’annonçait de la sorte en me faisant pénétrer à l’intérieur de la chambre [de Marc-Antoine Doudeauville] était celui qui, quelques heures plus tôt, était venu chez moi, rue Saint-Sauveur. Un homme d’âge, le cheveu gris, rare,l’œil gris aussi, qui vous fouille l’âme jusqu’au tréfonds. Une physionomie trapue, tout en force. Une carnation de sanguin, d’homme de peine.
Et son absence de perruque renforçait encore l’impression de plaisance qui était la sienne au naturel. Rue Saint-Sauveur, il s’était présenté vêtu d’un frac propre que couvrait une houppelande qui l’était moins, d’un chapeau rond à la mode anglaise ; l’œil pleureur, l’eau coulait de son nez qu’il fourrait sans cesse dans un grand mouchoir blanc, avec la peau du visage et des mains très rougies à cause du grand froid qui était partout à Paris depuis novembre….
….Ce matin, Geoffroy, mon voisin qui travaille la nuit à la garde de Paris, m’avait annoncé qu’on avait encore relevé bien des morts dans le faubourg Saint-Marceau. Cette nuit, le thermomètre avait passé les dix degrés au-dessous de la glace. Il m’avait parlé aussi du cadavre d’un homme d’environ vingt-cinq ans, sans plaie ni contusion, qui avait dû être suffoqué par les eaux, ainsi que de celui d’un garçonnet de trois ans auquel on avait coupé la tête, sans doute pour des démonstrations anatomiques, qu’on avait retrouvé dans la rivière, à la hauteur du Gros-Caillou, là où la couche de glace avait été brisée assez longuement. Et puis peu après, quand le clocher de l’église Saint-Sauveur avait sonné dix heures, Mme Bretonneau, la concierge, avait apporté mon vin. Elle m’avait appris que la température s’était radoucie : elle avait remonté jusqu’à zéro.
(Pages 13-15)

Dehors, la neige s’était arrêtée et les crieurs de rue s’étaient tus. Transparent, immobile, l’air semblait redevenu pur, glacé sans aucun doute. Quittant la chaleur de mon fauteuil, je remuai le feu et l’alimentai en bois. À l’exception des enfants qui s’égosillaient de loin en loin, à qui mieux mieux, se jetant des défis, à ce que je compris, pour finir par se donner rendez-vous sur les bords de la rivière, Paris semblait pétrifié dans le silence. Un silence qui durait. Un silence reposant. Un silence qui paraissait avoir arrêté le temps. Même chez mes voisins, un couple de jeunes amoureux, eux d’ordinaire si bruyants, le silence régnait. Peut-être dormaient-ils ? Seule le profond bourdonnement de mon sang m’emplissait les oreilles. Je n’avais rien entendu, en tout cas ni les marchés de l’escalier ni le palier grincer, or ce fut le moment que choisit mon visiteur sans perruque pour frapper à ma porte, me faisant sursauter…
(Page 17)

« Monsieur de Coursault, bonjour. » Sa voix était basse et pourtant tout à fait audible. Je m’inclinai. L’œil dirigé au plafond, il articula : « Je vous ai fait mander jusque chez vous, monsieur, en raison de vos talents d’écrivain. Oui, bien que vous soyez dans le jeune âge et que vous commenciez à peine à vivre de votre plume, votre réputation est sans tache. » Un peu surpris, je demeurais muet. « Oui, poursuivit-il. Paris regorge tellement de ces auteurs si médiocres que c’est fortune à eux que de pouvoir fixer une idée simple dans son degré d’élémentaire justesse. » Et il ajouta : « Mille de leurs productions paraissent et ne valent pas grand-chose. »…
…Doudeauville reprit : « Baptiste a dû vous dire quelle sorte d’accident il m’était arrivé, il y a trois jours ? »
« Oui… enfin » — j’avisai une des colonnes torsadées du lit à baldaquin — « il m’a raconté que, vous rendant à pied à la ferme de Savy… »
Je le sentis réagir. « Oui, c’est ça ! » coupa-t-il, à la manière de ceux que toute évocation trop personnelle irrite. Son débit s’était accéléré : « Lors de la montée du chemin de Savy, un cavalier qui descendait au galop m’a le plus simplement du monde culbuté, m’envoyant rouler à terre. L’assassin n’a pas cru bon s’arrêter. » Son son front frisait à la fois la froideur et le badinage. « On m’a ramassé inanimé et je me suis réveillé ici, chez moi, rue de Nevers. Comme vous le constatez, mon état est déplorable : je puis à peine lever un bras. Baptiste me donne la becquée. Ma colonne, je crois, est touchée… »
….« Mais venons-en au fait ! J’ai donc pris la décision, n’ayant pas de descendant direct, de laisser quelques mémoires sur ce qu’il m’a été donné de vivre depuis mon arrivée à Paris… il y a presque vingt-cinq ans. »
J’acquiesçai du menton. Sa notoriété était grande : Marc-Antoine Doudeauville était un homme droit et de décision. Un homme à talent, un avocat reconnu à Paris et dans le pays. Avec cette réputation : avocat du petit peuple ! On m’avait rapporté que cet homme savait ce qu’il disait, qu’il mesurait le prix des mots, appartenant à cette race d’êtres trop occupés à vivre pour être suspects de vanité. Pour cette raison même, il était estimé ; aussi l’avais-je écouté d’emblée avec respect et déférence.
« J’ai formé ce projet durant la nuit dernière. Outre mes biens, que je donnerai à Julie ainsi qu’à Baptiste, j’entends léguer à ceux qui ont de l’estime pour ma personne quelque chose qui soit pour ainsi dire des mémoires. Je sais tout ce qu’il y a d’incongru et de haïssable dans le fait de s’exposer ainsi. Mais c’est que, voyez-vous, je n’ai pas de descendance », s’excusa-t-il du bout des lèvres. Comme je ne répondais pas, rendu aphone par la surprise, il reprit : « Ce que je suis n’est guère intéressant mais, au-delà de ma personne, ce qu’il m’a été donné de vivre l’est peut-être… »
(Pages 18-21)

Sur le chemin du retour, la tête farcie des étrangetés de Marc-Antoine Doudeauville, je marchai à pas comptés dessus la couche de neige tassée par les incessants passages des piétons, des chevaux et des carrosses que compte Paris. À cause de la nuit, chacun avançait avec davantage de précaution encore. Pour ma part, par deux fois, je manquai de me rompre le cou en tombant. Une première fois sur le Pont-Neuf, où cela fit beaucoup rire une troupe de jeunes gagne-deniers et de décrotteurs, et une seconde dois, un peu plus loin, rue des Prouvaires, où je me relevai aussitôt sans qu’on m’ait vu. Après un demi-tour d’horloge, j’atteignis enfin ma rue. Là, j’y croisai le trouveur, cet homme connu de plus les Parisiens pour s’adonner la nuit durant, une lanterne tenue à bout de bras, au ramassage des objets perdus. Quand il mettait la main sur quelque chose, ayant soigneusement déchiffré les petites affiches déclarant les pertes, il portait sa trouvaille et recevait sa récompense. La ponctualité du trouveur était légendaire à Paris : l’été le voyait sortir de chez lui vers les neuf ou dix heures, l’hiver à cinq heures du soir. Il vivait ainsi. Et travaillait par tous les temps. Ce soir, sa lanterne, sorte d’œil-de-bœuf brillant qui se balance au rythme de son pas, donne une belle et hallucinante lueur à la neige fraîchement tombée…
(Pages 22-23)

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Image concernant l’enceinte des Fermiers Généraux empruntée avec mon Ipad de « Sur les traces des enceintes de Paris, Promenades au long des murs disparus, par : Renaud Gagneux et Denis Prouvost, photos : Emmanuel Gaffard

Dimanche 4 janvier 1789
Puis, déjà réchauffé, je pris place, tournant le dos à M. Doudeauville. Prêt au travail. D’emblée, l’éclat du soleil y contribuait sans doute, je fus pénétré de la beauté des motifs des rideaux… Ne pouvant détacher mon regard de l’objet de ma contemplation, c’est à peine si je prêtai attention au bol de chocolat chaud que Baptiste venait de m’apporter et, distrait que j’étais, je ne pensai à le remercier que lorsqu’il fut sorti. Immense me parut le bol qu’égaillait un joli liseré bleu. Prévenant, M. Doudeauville m’invita à goûter le breuvage. Je m’exécutai , achevant de me réchauffer les mains au contact de la faïence attiédie par le liquide. C’était une merveille de saveur et de chaleur !…
…Ensuite, ajustant ma perruque, je lui dis que je me tenais à sa disposition. Alors, sa voix qu’il avait si singulière mais d’une singularité très agréable se fit entendre d’une manière autre. C’est-à-dire que, quittant la conversation pour le récit, son expression devint à la fois comme plus obstinée et plus libre. Et cela nous occupa trois heures d’horloge, sans discontinuer, obligeant ma plume d’oie toute neuve à plonger dans l’encrier à la manière d’un métronome et à courir à toute vitesse sur le papier….
(Pages 26-27)

[années évoquées : 1766-1768]

Me remerciant, il m’invita à dîner en bas avant de repartir et, m’indiquant qu’il enverrait me chercher jusque chez moi par Baptiste, il me pria de me présenter le lendemain à la même heure que ce jour. M’inclinant, je pus apercevoir une expression de contentement sur son visage… Dans l’entrée, malgré l’insistance de Baptiste et l’odeur exquise du manger qui me parvenait depuis la cuisine, je déclinai par politesse l’invitation de passer à table. J’avais tort car, une fois dans la rue de Nevers qui était plongée dans l’ombre des maisons à l’étage, le froid qui me mordait la peau des mains et du visage me rappela au présent. La fatigue m’avait gagné et la faim me tiraillait le ventre. Je me mis alors en route à regret, empruntant le Pont-Neuf sous les arches duquel une eau sombre charriait de gros morceaux de glace gris et noir, couverts de terre par endroits. En dépit du froid extrême, tous les fiacres roulaient à cette heure. J’en hélai un.
(Page 98)

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Image concernant l’enceinte des Fermiers Généraux empruntée avec mon Ipad de « Sur les traces des enceintes de Paris, Promenades au long des murs disparus, par : Renaud Gagneux et Denis Prouvost, photos : Emmanuel Gaffard

Lundi 5 janvier 1789
Au bas de mon immeuble, le fiacre tiré par un gros limousin roux aux épaules rondes et charnues stationnait devant la porte : la robe de l’animal et ses naseaux fumaient dans le froid. À l’intérieur de la voiture, je retrouvai Baptiste vêtu des mêmes habits que la veille, le regard droit, une profonde inquiétude fichée dans les traits du visage. Mis à part le salut d’usage, nous n’échangeâmes pas un mot durant le trajet. Poussant le rideau, je voyais les rues de Paris rendues grises par le froid extrême. Les gens que nous croisions avançaient les uns raidis, les autres courbés… Le bruit du roulement, le martèlement des sabots du limousin, les sons, résonnaient d’une façon encore inéprouvée à mes oreilles. Une sorte de sentiment de bizarrerie m’envahit. Me vint la pensée que mon travail pour M. Doudeauville devait en être la cause. Ce qu’il me demandait ne touchait-il pas à l’essence même de l’existence ? C’est-à-dire à ce que, le plus souvent, on évite de formuler même à soi tout d’abord. Par une pudeur inhérente à l’intégrité de la personne. C’est dire l’épreuve — pensais-je alors — qui nous attendait, lui et moi. Car j’étais homme de lettre et non écrivain.
…Un grand bol de chocolat fumant me fut apporté par Baptiste dont le visage demeurait aussi fermé que celui d’un portique. Comme enchâssé dans la chambarde des fenêtres, Paris qui demeurait tout gris s’offrait à mes yeux à la manière d’une estampe bien nette. Dans un geste machinal, je vérifiai la pose de ma perruque puis je goûtai au chocolat qui était toujours aussi fameux tout en prenant soin de ne pas me brûler la langue. La saveur du breuvage était exquise. Poliment, le maître des lieux patientait, m’invitant à prendre mon temps…
(Pages 100-101)

[années évoquées : 1769-1771]

(La deuxième séance du récit de Marc-Antoine Doudeauville, particulièrement intense et passionné, se conclut sans aucune notation de la part de Georges de Coursault.)

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Image concernant l’enceinte des Fermiers Généraux empruntée avec mon Ipad de « Sur les traces des enceintes de Paris, Promenades au long des murs disparus, par : Renaud Gagneux et Denis Prouvost, photos : Emmanuel Gaffard

Mardi 6 janvier 1789
« Mais, bon sang de bois de bon sang de bois, à la fin des fins, il va se décider à se réveiller ! » Quand, à la longue déplongeant par degrés du sommeil, je pris conscience tout à fait de la situation, un cri rauque s’échappa de ma gorge….« Oui. Oui, voilà ! »…. Devant moi, massive, les joues empourprées, l’œil enflammé, la femme Bretonneau m’enjoignait de me presser. La vinaigrette — souffla-t-elle d’un ton de reproche méchant — était en bas qui m’attendait.
« J’arrive, Madame Bretonneau…. »
…Ayant aussitôt retrouvé un air aimable, une expression d’apaisement sur le visage, ma concierge hocha la tête, sa main tâtonnant derrière elle dans le vide puis trouvant la rampe de bois. Ah, c’était ce vent, toute la nuit ! Cet insupportable vent du nord qui avait hurlé sous mes fenêtres, balayant la rue Saint-Sauveur. Ce maudit vent qui m’avait longtemps fait endêver et empêché de dormir.
(Pages 185-186)

[années évoquées : 1772-1775]

Après avoir prononcé ces mots, Marc-Antoine Doudeauville se tut. Par la fenêtre, je vis que le ciel avait viré au gris. Le temps tournait à la neige. Plus aucun bruit ne me parvenait de dehors. Me retournant, je rencontrai le visage de mon hôte. Il me souriait. À la lueur des chandelles, de la fatigue et non de l’accablement pouvait se lire sur sa figure. Je posai ma plume et me levai.
(Page 274)

Valère Staraselski

« Une histoire française. Paris, janvier 1789 », De Borée, 2015, poche.

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Image concernant l’enceinte des Fermiers Généraux empruntée avec mon Ipad de « Sur les traces des enceintes de Paris, Promenades au long des murs disparus, par : Renaud Gagneux et Denis Prouvost, photos : Emmanuel Gaffard

(1) « L’inconcevable muraille, de quinze pieds de hauteur, de près de sept lieues de tour, qui bientôt va ceindre Paris en entier devait coûter douze millions ; mais, comme elle en devait rapporter deux par année, il est clair que c’était une bonne entreprise (…). Mais on connaît la manière de calculer des architectes ; et M. Ledoux a démontré à cet égard qu’il méritait d’être le premier de tous (…). Des figures colossales accompagnent ces monuments. On en voit une du côté de Passy qui tient en main des chaînes qu’elle offre à ceux qui arrivent ; c’est le génie fiscal personnifié sous ses véritables attributs. Ah ! monsieur Ledoux, vous êtes un terrible architecte ! » Louis-Sébastien Mercier, Tableau de Paris, 1782.

La nostalgie du futur, entre regrets et remords : une histoire française de Valère Staraselski I/IV

23 vendredi Oct 2015

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Écrivains français, Valère Staraselski

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La nostalgie du futur, entre regrets et remords : une histoire française de Valère Staraselski

Entre regrets et remords, quel est le rôle de la nostalgie ? Ou alors, ce sentiment embarrassant, qui se nourrit de chagrin et de joies perdues… est-il vraiment projeté vers le passé ? N’est-ce pas du futur qu’on ressent la plus déchirante nostalgie ?
Ce n’est qu’une hypothèse, une piste de lecture, que j’ose parcourir en raison d’une sorte de fraternité politique et morale que je ressens instinctivement vis-à-vis de l’œuvre de Valère Staraselski et, en particulier, de son roman, publié la première fois en 2006, « Une histoire française. Paris, janvier 1789 » (Le cherche midi) que je viens de lire dans son édition de poche de 2015 (De Borée).
Je parle de « nostalgie du futur » tout en sachant que cela n’existe pas, quitte à rappeler ce que disait le grand écrivain Carlo Levi dans un de ses livres meilleurs : « Le futur a un cœur ancien ». D’ailleurs, toute l’œuvre littéraire et critique de Valère Staraselski est imprégnée de cet univers utopique qu’on nous a enlevé, je parle des idéaux socialistes, auxquels d’entières générations ont consacré leurs vies. Il s’agit du « soleil de l’avenir », installé au-dessus d’un horizon d’idéaux qui n’ont pas perdu d’actualité ni de nécessité et qu’on a mis trop rapidement de côté, en échange d’un monde qui bannit une dialectique réelle et démocratique entre différentes hypothèses d’évolution de la société, tout en s’engouffrant dans l’indifférence et la violence obtuse.
La nostalgie de ce « futur perdu » nous pousse alors à rechercher nos racines républicaines, à fouiller dans l’immense patrimoine culturel, philosophique, scientifique et moral que nous ont laissé nos prédécesseurs, à essayer de comprendre en dehors de tout préjugé les raisons des événements qui ont donné naissance à la réalité que nous habitons, nous livrant aussi des privilèges, des trésors naturels et culturels, et cetera.
L’avocat Marc-Antoine Doudeauville, protagoniste de ce roman passionnant et poétique, convaincu qu’il va mourir — ayant aussi le pressentiment, peut-être, des changements qui s’approchent (on est en 1789, six mois avant la prise de la Bastille) —, convoque auprès de son chevet un jeune écrivain, Georges de Coursault, lui demandant de transcrire noir sur blanc ses vingt-trois derniers ans à Paris. À quarante et un ans, il ressent la responsabilité de transmettre à la postérité tout ce qu’il a vu et appris autour de lui.
C’est un livre magnifique d’abord en raison de la sympathie humaine du personnage, dont on devine beaucoup plus de ce qu’il ne dit lui-même. Un personnage loyal, honnête, fidèle aux amis tout comme au Père Autun qui l’a élevé et suivi avec empressement même après son départ du séminaire de Rouen où il a grandi.
C’est un livre extraordinaire parce qu’à travers les mots de notre avocat nous sommes sans transition convoqués dans un Paris vivant ni plus ni moins que celui dont parlait Montesquieu dans les « Lettres persanes » ou Hugo dans ses « Choses vues ». C’est le même Paris qu’aujourd’hui, avec ces mêmes lieux charismatiques : d’abord le Pont Neuf et la place Dauphine ; ensuite la place de Grève en face de l’Hôtel de Ville, l’Hôtel Dieu, Notre Dame, la Seine avec ses bateaux… Dans ce contexte connu et dans un amour partagé entre l’auteur et le lecteur, on participe aux événements grands et petits qui font en même temps l’histoire des lieux et l’histoire de France entre 1766 et 1789.
C’est un livre qui me donne, chaque fois que je l’ouvre, de nouvelles émotions et suggestions. On revient spontanément vers ce livre, par vagues successives, soit pour évoquer les vicissitudes humaines de Marc-Antoine Doudeauville et de ceux qui faisaient partie de son entourage, soit pour retrouver des épisodes et des personnages historiques que cette écriture élégante et vive nous rapproche d’une façon extrêmement naturelle en nous invitant à les aimer, même et surtout en raison de leurs défauts humains. La liste est probablement infinie, mais j’avoue que je suis resté fort attaché à tout ce monde qui semblait vivre dans mon même temps, dans l’immeuble d’à côté, depuis l’immense et fragile Voltaire jusqu’au malchanceux Louis XVI, qui obtient lui aussi mon affection désintéressée.

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« Une histoire française. Paris, janvier 1789 » de Valère Staraselski est un livre qui défie les dérives littéraires de nos temps où les éditeurs priment le petit format et la fiction déracinée, très souvent violente et vulgaire. Avec le prétexte que le public ne lira que cela.
S’il y a une maladie qu’on peut appeler « manque d’écoute » ; si cette maladie amène à l’indifférence, pire, au refoulement de l’histoire… il ne faut absolument pas se rendre pour cela. Il faut, au contraire, briser le mur qui empêche les lecteurs de connaître les livres comme celui-ci, les soustrayant au risque d’être jugés de livres « difficiles », destinés à une élite de lecteurs avertis… D’autant plus que l’amour de Staraselski pour une lecture correcte et fidèle de l’Histoire se lie à la conscience des dangers venant des différentes interprétations qu’on exploite sur le corps de l’histoire même, donnant lieu à des tromperies et trahisons graves outre à de véritables dénégations.
Le véhicule d’une lecture ouverte à tout le monde, populaire, semble être le meilleur moyen pour que l’Histoire soit correctement visitée.
Dans l’esprit de Valère Staraselski, le roman est donc un moyen idéal pour assimiler une époque de notre histoire et s’y caler dedans… mais il ne faut pas courir… Il faut suivre le raisonnement des siècles passés, en écouter attentivement la voix. Tout comme dans un dialogue accompli, il faut donner à chacun des interlocuteurs, même si nombreux, la possibilité de s’exprimer jusqu’au bout, de raconter ce qu’ils ont traversé du commencement jusqu’à la fin, sans être ennuyeux, bien sûr… Mais il n’y a pas d’autres voies. Car la Babel linguistique, historique et politique profite toujours de cette habitude de se couper réciproquement la parole. L’analphabétisme « de retour » s’impose facilement, avec toutes ses redoutables conséquences, dans les peuples dérangés par l’excès de signaux contradictoires, lorsque les vérités fondatrices de la société humaine cessent de représenter un patrimoine partagé et chéri.

Comme le disait Gabriel García Márquez, « la vie n’est pas ce que l’on a vécu, mais ce dont on se souvient et comment on s’en souvient ». (1) « Vivre pour la raconter », le titre d’un des romans les plus passionnants de l’écrivain colombien, ou alors « revivre pour la raconter à nouveau » : cela pourrait efficacement expliquer un des aspects primordiaux de ce roman de Valère Staraselski.
Auparavant on avait besoin des écrivains, des bardes et des hommes de théâtre pour voir racontés les moments incroyables et les paradoxes de notre vie… pour en faire un patrimoine d’expériences communes, pour en tirer aussi une force collective ainsi que la capacité de réagir aux injustices, aux abus de pouvoir, à l’arrogance des dictateurs, et cetera. On avait besoin d’un filtre littéraire et gestuel pour raconter ce que nous avions vécu.
Maintenant, nous nous racontons notre vie tous seuls. Une vie illustrée dans des détails extrêmement riches et pourtant d’une façon qu’on ne pourrait plus fragmentaire et contradictoire… Aujourd’hui, dans tout récit autobiographique de l’existence qui change, il y a une contradiction croissante entre ceux qui « vivent pour la raconter » — sans trouver parfois le temps de le faire — et ceux qui « racontent ce qu’ils ne savent pas ». Mais il y a aussi, avec toute leur dignité, ceux qui préfèrent se tenir à l’écart, travaillant en silence sans qu’il y ait forcément la nécessité de tout traduire en communication et récit ouvert vers le monde.
D’ailleurs, ces deux vérités peuvent bien s’intégrer réciproquement dans une hypothèse de roman (et de vie) plus évoluée : « vivre pour la raconter tout en demeurant caché » : dans cette « histoire française », le jeune Georges de Coursault met noir sur blanc la vie de son aîné Marc-Antoine Deaudeville, pour rattraper le décalage de 23 ans entre 1766 et 1789 et retrouver aussi, dans la reconstruction de la vie intense d’un « témoin fiable, en dehors de la mêlée », les raisons de la Révolution désormais imminente. Un dialogue se déclenche, passionnant et précipité, comme dans les meilleurs couples de l’histoire, comme il arrive aussi pour les deux clowns ou les deux policiers : l’un vit la vie et l’autre la raconte… Il faut se dédoubler même si l’on est tout d’un bloc !

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1) Le numéro deux
Le choix des deux narrateurs ayant deux destins parallèles (Doudeauville et Coursault) se relie à « l’esprit de conversation » de tous les romans de Valère Staraselski, à commencer par « Dans la folie d’une colère très juste » (L’Harmattan, 1996). Le duo soudé entre Marc-Antoine et Constance de Durbois est bien sûr nécessaire aussi à la survie et à l’enrichissement philosophique de tous les deux. Mais ce n’est pas le seul échange exclusif entre Marc-Antoine et les personnes qui lui sont indispensables. Dans tous les passages de sa vie, il se trouve engagé dans des rapports « à deux » : avec la vieille Élisabeth qui nourrit son enfance ; avec le Père Autun qui suit son adolescence en lui donnant une éducation sage et rêveuse à la fois ; avec Petit-Pot, son premier ami à Paris ; avec Claude Adrien Dunoyer, son chef et maître (2) ; avec Sébastien Bréhal, son ami du coeur et de l’intellect ; avec Julie, la dévote femme de chambre de la rue de Maçons ; avec Baptiste, son factotum et digne alter ego dans l’ombre ; avec André de Maisonseule, son ami éveillé, ouvert tous azimut sur le monde qui change ; enfin avec Georges de Coursault, son relais lancé vers le futur qu’il se voit dramatiquement nié. Autant de points de repère dans sa navigation qui serait, en manque de cela, aveugle. D’ailleurs, le numéro deux représente la transmission, la procréation et en même temps le décalage, la dialectique, et cætera.

2) Le juge et l’avocat dans le procès de l’histoire
Jusque de son premier roman, les personnages de Valère Staraselski incarnent souvent le rôle de l’avocat « des causes perdues », comme l’aurait dit mon père, avocat lui-même, par un sourire bienveillant. Cela me fait penser aussi, même si je ne suis pas un catholique observant, à la Madone « avvocata nostra », prête toujours à défendre les faibles et les exclus « contre » la justice de Dieu, trop rigide et absolue. Peut-être, en absence d’une Madone qui était sans doute l’expression du peuple, il n’y aurait pas été un Jésus à la voix alternative, simple, directe, que saisissaient au vol tous les hommes exclus du pouvoir et de la richesse.
Cette attitude de « défenseur dialectique et engagé » correspond parfaitement à l’histoire humaine et politique de Valère Staraselski. À partir de son adhésion au parti communiste, une « société » dont je connais bien les conditions et les richesses humaines et morales en delà des différences entre France et Italie. À combien d’idées reçues, violentes et offensantes, ont dû réagir un à un les militants de ce parti, qui était pourtant profondément enraciné dans les pays de l’Europe occidentale avec un rôle majeur dans la société et dans la culture ! Combien de brimades a pâti Louis Aragon, par exemple, avant d’être pleinement accepté comme intellectuel et poète !
(Je n’ai pas d’espace ici, mais je vois devant mes yeux, comme si c’était aujourd’hui, mon ancien professeur d’histoire et philosophie, Giuliano Manacorda, obligé de nous apprendre l’histoire de la façon la plus objective possible, sans jamais pouvoir exprimer ouvertement, au contraire de ses collègues, ses intimes convictions…)
Une telle exigence d’objectivité jusqu’au bout fait partie depuis toujours d’un style de vie et se transfère avec cohérence dans les textes de Valère Staraselski. Cela m’a fait penser beaucoup à Victor Hugo, à sa façon tout à fait différente et pourtant convergente de se positionner devant les événements de l’histoire…
La différence substantielle entre Valère Staraselski et Victor Hugo réside dans le rapport avec le lecteur. Victor Hugo se charge personnellement, en tant qu’auteur, de son jugement moral et humain, proposant au lecteur sa clé interprétative, tandis que Valère Staraselski — tout en laissant pleine liberté de s’exprimer aux sentiments ainsi qu’aux inclinaisons politiques et morales de ses personnages — se borne, dans son rôle d’auteur, à témoigner, à raconter de façon que le lecteur puisse en tirer tout seul les conclusions. Par contre, lorsque le récit a besoin de fouiller plus à fond dans certains passages de l’histoire de France, il arrive parfois que sa voix prenne le dessus sur la voix narrative de Marc-Antoine Doudeauville. Tandis que l’histoire est racontée de façon passionnée, mais toujours objective, comme en deçà d’une vitre ou d’une page de journal, les vies des personnages et notamment celle de Marc-Antoine Doudeauville sont protégées dans une aura de respect, selon le principe inébranlable que l’histoire appartient à tout le monde, tandis que la vie humaine est forcément une chose privée, rentrant dans le domaine exclusif de chaque être humain. Ce choix « réservé » et « pudique » freine un peu les lecteurs, désireux de partager jusqu’au bout les vicissitudes humaines des personnages qu’ils voient de toute évidence écrasées par les grands événements de l’Histoire. D’ailleurs, il faut reconnaître que cette « histoire française » est illustrée avec respect et mesure, les seuls moyens adaptés pour montrer efficacement, jusqu’au dernier instant, la complexité des phénomènes décrits sans faire recours à des jugements sommaires, tranchés avec la hache ou la guillotine…
Dans cette optique, le modèle des « Misérables » et de « Quatre-vingt-treize » de Victor Hugo constitue à mon avis un repère primordial pour ce roman ainsi que pour d’autres livres de Valère Staraselski.
Cependant, si les romans de Hugo sont en général des grands réquisitoires de la part d’un juge — Victor Hugo lui-même — qui s’efforce d’être juste et humanitaire jusqu’à l’obsession, Valère Staraselski donne la parole à un avocat. Celui-ci, se dérobant à toute rhétorique, montre combien il a intimement compris les causes profondes des événements dramatiques et irréversibles se déroulant sous ses yeux. L’histoire a besoin de son regard. Peut-être, s’il n’y avait pas eu Marc-Antoine Doudeauville, l’histoire ne se serait pas déroulée comme cela…

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3) Le personnage-clé de cette « histoire française »
En ce monde divisé et pourtant riche de contradictions que cette « histoire française » nous fait vivre et savourer jusqu’aux moindres détail de la vie quotidienne — le « Paris qui bouge »  de la seconde moitié du XVIIIe siècle, d’où va bientôt se déclencher l’étincelle du changement —, la figure centrale, Marc-Antoine Doudeauville, est un homme d’origines modestes, avec très peu de chances, au départ, de s’en sortir, qui évolue énormément s’appliquant à l’étude et au travail en même temps. C’est l’histoire d’un défi et d’un dépassement, voire d’un changement radical. Le prolétaire intellectuel devient un intellectuel bourgeois ou peut-être un bourgeois-bohémien aux solides bases philosophiques culturelles et morales. Il a bien sûr une conscience politique très profonde. Mais ce n’est pas seulement en raison de cela qu’il sent l’urgence de transmettre. Il y a un fort esprit dialectique en lui, avec le courage de douter.
D’ailleurs, cet homme qui a souffert pour s’affranchir et se libérer maintient toujours vif le souvenir de sa vie passée. Il y revient volontiers, avec respect et même nostalgie…

4) Le « personnel » est-il « écarté du politique »  ?
Si le « personnel » dans les romans de Staraselski est protégé, « écarté du politique », tout de même affleure dans chacun de ses personnages une exigence, de plus en plus marquée, d’affirmer ses problématiques existentielles…
Voilà une hypothèse « alternative » et « dialectique » que je me permets de lancer : « mais, en fin de compte, si l’on se trouve à mal parti, confrontés à l’hypothèse assez probable de devoir mourir, pour qui et pourquoi devrait-on avoir envie de raconter l’histoire qui s’est déroulée autour de nous, que nous partageons bien sûr avec passion en lui donnant peut-être quelques petits apports personnels ? Pour une postérité que nous n’avons pas procréée ? Pour transmettre quoi ? »
Je crois que Marc-Antoine Doudeauville désirait surtout transmette à Coursault, un jeune qui aurait pu être très bien son fils, ses propres joies secrètes. Et j’essaie de deviner sa principale joie secrète… À la mort de son « chef et maître », l’avocat Claude Adrien Dunoyer, en découvrant de façon abrupte et traumatique que celui-ci était son père, il apprend aussi que Dunoyer avait eu une relation d’amour fou avec une couturière, dont Marc-Antoine avait connu juste le nom de famille, Perrault. Marc-Antoine Doudeauville est en définitive fier d’être le fils de cette couturière. Cet amour caché, revenant à la surface, le bouleverse parce qu’il déstabilise le système de valeurs et de règles qu’il a toujours essayé de respecter.
Revenant en arrière dans la lecture, on se souvient à ce propos de Laurence, la couturière que son ami Sebastien Bréhal aimait éperdument…
Quant à la Fantine des « Misérables », à laquelle je pense spontanément, elle « avait la farouche bravoure de la vie ».
Dans la tragédie des Buddenbrook de Thomas Mann, le personnage principal, Thomas, assez ressemblant à Claude Adrien Dunoyer, plonge dans le scandale familier et social à cause de son amour partagé avec une fleuriste…
Et ce personnage de Julie ? Quel rôle a-t-elle dans la vie de Marc-Antoine Doudeauville ? Celui-ci a souvent besoin d’évoquer Julie, cette femme de chambre qu’il a connue quand il habitait dans la soupente de la rue des Maçons, tout comme il raconte, avec la même régularité de ses deux rencontres hebdomadaires qu’il consacre à son amie Constance de Durbois. Il parle de Julie avec un certain détachement imprégné de paternalisme, de Constance avec un respect qui ne se dément pas. Pour atteindre enfin le but professionnel de devenir un avocat reconnu, comme il le mérite, il est bien possible que Marc-Antoine Doudeauville ait renoncé à vivre publiquement son rapport avec Constance tout en renonçant, il me semble, à l’amour pour Julie. Bien sûr, cela dépendait beaucoup des mœurs et des sensibilités de son temps, ainsi que des règles en fait de mariage entre membres de classes sociales différentes. Mais Constance était trop en dessus de Marc-Antoine tandis que l’autre était trop humble. Donc, en définitive, il a mené jusqu’à l’accident sur le chemin de Belleville la même vie que son père. Une vie de satisfactions et de petits plaisirs dans laquelle était banni le mot liberté. En fait, le jour où il décide de briser le mur de silence et d’ouate que ses tuteurs avaient érigé autour de lui, lorsqu’il ose rendre visite à la sœur de sa pauvre mère, songeant peut-être que sa mère n’était pas morte lors de son accouchement et que cette femme Perrault était en vérité sa propre mère, vieille, mais encore en vie… Il est violemment renversé par un carrosse sur le chemin de Belleville…
La preuve de mon hypothèse ? Pendant les sept jours de son récit fouillé et constellé de merveilles historiques et littéraires, Marc-Antoine Doudeauville a trouvé bien le temps de dévoiler ses secrets au jeune écrivain-sténographe, y compris le coup de théâtre de sa véritable naissance, sans que son meilleur ami André de Maisonneuve ne fût jamais présent. Aurait-il tout avoué si celui-ci avait au contraire assisté à ses confessions ? Certes que non. Bien sûr, Maisonseule connaissait tout de cette mère Perrault, de cette tante qui vivait auprès du chemin de Belleville. Mais peut-être, il ne savait pas la raison de l’envie brusque de Marc-Antoine de la voir. Il avait besoin d’un nouveau repère, d’une complice pour s’autoriser à briser le cercle qui lui levait le souffle, à vivre de façon peut-être moins impeccable, mais plus sincère… (3)
Dans les dernières pages de cette « histoire française », apparemment hors danger, guéri avec toute la sympathie et le soulagement de ses lecteurs, Marc-Antoine Doudeauville pourra assister à la « rupture annoncée » de la Révolution, mais qui sait s’il assumera en futur des attitudes plus explicitées, en renonçant aux conforts du compromis ! Sera-t-il capable de choisir la liberté, pour lui aussi ? Ou alors, emporté par les événements, il oubliera tout pour se contenter d’avoir « tout raconté » ?

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Giovanni Merloni

Dans les prochains jours (lundi 26 et jeudi 29 octobre) je consacrerai deux billets à une brève sélection critique de quelques morceaux de cette « histoire française » pour essayer d’en rendre mieux l’histoire et l’atmosphère.

(1) Gabriel García Márquez, en exergue à « Vivre pour la raconter », son livre de mémoires d’enfance et de jeunesse.
Dans ce roman d’une vie, l’auteur fait revivre, à chaque page, les personnages et les histoires qui ont peuplé son oeuvre, du monde magique d’Aracataca à sa formation au métier de journaliste, des tribulations de sa famille à sa découverte de la littérature et aux ressorts de sa propre écriture.

(2) Celui qui lui a donné un nom similaire au sien et l’a secrètement aimé d’autant plus qu’il était issu d’un « grand amour ». On peut imaginer la grande émotion et satisfaction de Dunoyer en voyant sous ses yeux son fils grandir et progresser… d’ailleurs, le fait d’avoir amené Marc-Antoine à la fameuse séance de la flagellation du Parlement de Paris est sans doute révélateur…

(3) Le thème de la couturière qui s’efface complètement ou meurt tragiquement fait le pendant avec ce métier hyper social de l’avocat (le métier du père).
La mère de Marc-Antoine, « une femme Perrault » dont on ne saura jamais le prénom, était une couturière. Elle ressemble à la Fantine des Misérables… Laurence, la fiancée de Sébastien qui périt tragiquement lors d’une manifestation, elle aussi est une couturière…

La lumière du Siècle des lumières

20 mardi Oct 2015

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Valère Staraselski, Zazie

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Lors de mon récent anniversaire, en signe de sympathie et d’amitié, Hélène Verdier m’avait envoyé sur Twitter cette « carte postale » que j’ai beaucoup aimée. Je ne sais pas précisément de quel édifice il s’agit, si nous avons affaire à un immeuble résidentiel ou à une école ou alors à des bureaux. Ce qui me touche ici, c’est le contraste entre l’enfermement de ces fenêtres, longues et étroites comme la visière d’un heaume, et la lumière qui de l’extérieur pénètre partout où elle veut, arrachant de ses gonds tout ce qu’elle touche…
Il ne s’agit pas de la lumière qui inonde les toits de Rome, ni de la lumière « facile » qui brûle la campagne en dessous de la fameuse ligne invisible marquant la séparation entre le nord et le sud du monde, deux univers climatiques différents et incapables de se comprendre réciproquement jusqu’au bout. Cette lumière est pour moi la lumière de la « Ville lumière », Paris. Ou, plus précisément, c’est la lumière du Siècle des lumières…

Je préfère
la lumière régulière
inondant la clairière,
effleurant le mystère
de tes genoux de couturière
de tes cheveux de laitière
de tes yeux de boulangère.

Je me désaltère
à la fraîche lumière
coulant telle une rivière
sur ta robe légère.

Elle m’indiffère
la lumière sans repères
d’une apprentie sorcière
fomentant la colère
de ma peau prisonnière.

J’adhère
à la sombre atmosphère
d’un bistrot de frontière,
à la loi solidaire
fraternelle et libertaire
que réveille la lumière
d’une ampoule solitaire.

Pourtant je considère,
à la lueur du réverbère,
le grand siècle de Voltaire,
cet immense cimetière
de prouesses extraordinaires
de pères et de mères,
de voix vivantes, familières
pourrissant dans leurs bières
oubliées par la lumière
de notre grisaille amère.

(Je suis en train d’achever la lecture d’un roman passionnant de Valère Staraselski, « Une histoire française, Paris janvier 1789 ». Dans ce livre j’ai trouvé, respectivement au commencement et à la fin, deux messages l’un de Voltaire et l’autre de Rousseau, qu’aujourd’hui seraient peut-être lancés sur un blog méconnu ou alors dans des SMS, avec la prière de les faire circuler.
Dans une inquiétante convergence, Voltaire et Rousseau considèrent la Révolution française comme inévitable déjà au début des années 1760.
Quelque part dans la géographie et dans l’histoire de la planète on découvre, plus rare, une composition pacifique et démocratique des contradictions et des injustices. Il est sûr et certain que notre planète est à nouveau traversée par des conflits de plus en plus terribles que l’homme ne réussit pas à maîtriser et que ces splendides lumières, dont nous devrions être tous intimement réchauffés, ne réussissent peut-être pas à illuminer…)

Mais…
Une lumière naguère prisonnière
est sortie maintenant de galère.
Elle avance, en colère,
affichant sa beauté printanière
en dessous de nos phalanstères.
Une lumière pionnière
descendant de la gouttière
jusqu’à la porte cochère
touche mon âme aventurière
inspirée des paroles sincères
de Rousseau et Voltaire !

« Tout ce que je vois jette les semences d’une révolution qui arrivera immanquablement, et dont je n’aurai pas le plaisir d’être témoin. Les Français arrivent tard à tout, mais enfin ils arrivent. La lumière s’est tellement répandue de proche en proche qu’on éclatera à la première occasion ; et alors ce sera un beau tapage — Les jeunes gens sont bien heureux, ils verront de belles choses. »
Voltaire à M. le marquis de Chauvelin, le 2 avril 1764

« Vous vous fiez… à l’ordre actuel de la société, sans songer que cet ordre est sujet à des révolutions inévitables, et qu’il vous est impossible de prévoir ni de prévenir celle qui peut regarder vos enfants. Le grand devient petit, le riche devient pauvre, le monarque devient sujet. Les coups de sort sont-ils si rares que vous puissiez compter d’en être exempt ? Nous approchons de l’état de crise et du siècle des révolutions… Je tiens pour impossible que les grandes monarchies d’Europe aient encore longtemps à durer ; toutes ont brillé, et tout État qui brille est sur son déclin. J’ai de mon opinion des raisons plus particulières que cette maxime ; mais il n’est pas à propos de les dire, et chacun ne les voit que trop. »
Jean-Jacques Rousseau, L’Émile ou de l’éducation Livre I, Partie Ii, Chapitre XXVI, 1762
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Giovanni Merloni

« Sur les toits d’Innsbruck » : le combat émancipateur de Valère Staraselski

24 dimanche Mai 2015

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Écrivains français, Valère Staraselski

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« Sur les toits d’Innsbruck » : le combat émancipateur de Valère Staraselski

« Sur les toits d’Innsbruck » (Cherche Midi, 2015) ce n’est pas le premier livre de Valère Staraselski sur lequel j’essaie d’exploiter un commentaire cohérent et fidèle. Avant de le lire, j’imaginais en avance, sur la base des lectures précédentes (Le maître du jardin, dans les pas de La Fontaine ; Un homme inutile, L’adieu aux rois, Dans la folie d’une colère très juste), que je ne serais pas capable jusqu’au bout d’en rendre la richesse, la complexité et la poésie.
Peut-être parce que j’avais toujours découvert, en cet Auteur, derrière l’évidence de ses sujets et le courage de ses personnages, une façon tout à fait originale de voir les choses et ressentir l’essence de la vie.
Une attitude intime ou même secrète qu’à mon avis il préfère cacher plutôt que révéler. Une sorte de réticence et de pudeur qui fait l’unicité de son langage et sa force, obligeant le lecteur à une réflexion admirative et impuissante à la fois : comment fait-il à réaliser, à chaque fois, un nouvel équilibre, toujours prodigieux, entre le combattant et le poète, entre le critique littéraire engagé et le créateur, entre l’observateur sage et scientifique et le passionné de la langue ?
Je comprenais toutes ces vérités, j’en recueillais les preuves et finalement je n’étais pas vraiment capable d’expliquer pour quelle raison, au bout de la lecture des romans de Staraselski, j’en sortais toujours enrichi et ému, avec un esprit de solidarité et de partage inconditionnel que pourtant je ne réussissais pas à transmettre comme je l’avais souhaité.
Avec ce dernier roman, j’ai la sensation de découvrir finalement des clés évidentes, de saisir la cohérence entre le message moral, social et politique, toujours présent dans les livres de Staraselski, et l’histoire des hommes et des femmes qui leur donnent la vie. La pudeur est encore là, tout comme l’absolue liberté de la langue. Cependant, cette fois-ci, rien ne m’empêche de pénétrer à fond le sens de cette histoire ayant l’unité théâtrale d’espace, de temps et d’action justement au milieu des montagnes flottantes au-dessus de la vallée de l’Inn et de la ville d’Innsbruck en Autriche.

Mlle Wolf avançait sans bâton, petit sac au dos, lunettes de soleil et étroit chapeau posé sur sa chevelure châtain qu’elle portait courte, à la garçonne. De taille moyenne, bien proportionnée, dotée de petites oreilles rondes et de pommettes à peine saillantes, elle affichait en permanence une expression volontaire. L’air d’altitude, on ne peut plus pur, qui lui picotait l’intérieur des narines jusqu’à l’agacement parfois, et les rendait humides, la dopait.
…La grande aiguille de la pendule du refuge avait parcouru la moitié du cadran quand les éclats de voix de gamins ou bien les rires de randonneurs attablés finissaient par la tirer du sommeil…. Une fois debout, ses longues jambes pleines et ses fesses bien dessinées en faisaient une beauté. Elle saluait d’un sourire les jeunes gens du service, tous en habit traditionnel, et, réajustant son sac et son chapeau, quittait Hallerangerhaus. Elle repartait en sens inverse d’un pas qui paraissait à la fois contraint et décidé. Quelque chose de rêveur semblait accompagner chacun de ses gracieux déhanchements…

Plus en général, ce qui fait vivre librement les personnages — dans le respect des règles d’un roman joué sur les deux plans de la rêverie et de la conversation —, c’est le choix d’un pas en arrière. D’abord, Valère Staraselski s’écarte « tactiquement » de la première ligne du combat politique, s’éloignant de la ville de Paris et des grandes villes en général, des endroits d’où beaucoup d’espérances ont été chassées pour faire place à la solitude, à l’impuissance et à la pollution. Certes, Staraselski ne s’en éloigne que métaphoriquement et provisoirement, tandis que son porte-parole dans le roman, le français Louis Chastanier, se sent en devoir d’expliquer la raison de son abandon : il a attrapé l’asthme et cela l’oblige à se sauver dans les Alpes.
Mais son pas en arrière ne se borne pas à ce retour symbolique et politique à la nature. Car le lecteur a aussi le sentiment d’être invité dans un voyage à rebours dans le temps, dans l’histoire de la littérature et dans l’histoire tout court.
Voilà Chastanier et Katerine Wolf, la protagoniste absolue du roman, foudroyés depuis le premier instant sur la route de Damas avant de se transformer en « couple de promeneurs solitaires » disposés à rêver à l’unisson selon l’esprit de Goethe ou de Jean Jacques Rousseau.

…Le regard droit devant elle, Katerine Wolf avait juste remarqué un homme en short, penché en avant, le pied calé sur l’arrête d’une roche… Et, quelques secondes plus tard, lui était parvenu le son d’une voix qui l’avait hélée en ces termes : « Que comptez-vous faire de toute cette force, mademoiselle?… Veuillez m’excuser mais je voulais vous demander… C’est encore faisable, le Glungezer, à cette heure ? »
« Vous êtes un original, vous !… Bien sûr ! Ce n’est tout de même pas l’Annapuma ! … Mais s’il s’agit d’attraper la dernière descente du télésiège, alors mieux vaut ne pas trop traîner ! »…
Aussitôt dit, aussitôt fait, ils se mirent en route comme s’ils se connaissaient depuis toujours. L’espèce de fraternité des montagnards s’imposa d’emblée entre eux.

Voilà que la longue discussion conclusive entre Chastanier et le père communiste de Katerine évoque immédiatement le « calme » des rencontres d’Yalta entre Churchill, Roosevelt et Stalin et, en même temps, les dialogues superbes entre les deux officiers français et allemand dans La grande illusion de Jean Renoir.

M. Wolf… ajouta que, pour le passé… les expériences communistes ne pouvaient sérieusement pas être réduites à un mouvement liberticide et criminel. À une tragédie sanglante. De sa voix un peu lasse, il reconnut en revanche que ce mouvement avait été, trop souvent, une sorte de religion sans miséricorde. L’expression d’un volontarisme exaspéré, insensé ! Et il rappela le génocide khmer puis relata l’ordre du président Mao de détruire tous les oiseaux de Chine, car considérés comme nuisibles pour les récoltes… Aujourd’hui, on avait à faire à ces hypercapitalistes qui peuvent imaginer un monde dépourvu d’animaux sauvages mais surtout pas privé de l’omnipotence de technologies de destruction massive de ressources naturelles !
….L’opinion du Français était que la quête du profit, devenue le critère absolu, contribuait pour l’essentiel à fragmenter, à isoler, à compartimenter les sociétés des pays d’Europe autrefois plus solidaires. Incités à la recherche du bénéfice ou acculés à la survie, les individus se comportaient de façon égoïste et souvent cruelle, loin de toute moralité, n’hésitant nullement à léser autrui. L’insensibilité progressait à vue d’œil. L’explication résidait, à ses yeux, dans cette réalité que la période de relative stabilité économique et d’aisance pour la classe moyenne était désormais bel et bien révolue.

En creusant encore plus dans cette hypothèse du pas en arrière, que j’espère ne déplaira pas à l’auteur de ce livre magnifique, je vois en cela, moins dans l’esprit que dans la forme élégante et insouciante, un retour au roman philosophique du XVIIIe siècle, ayant en Diderot et Voltaire les représentants les plus évidents.
Valère Staraselski adopte cet artifice, car il ne saurait pas séparer l’histoire de ses personnages de leur contexte, donc de l’histoire où ils sont objectivement plongés. D’ailleurs, le thème primordial de son engagement politique et moral, aujourd’hui, est celui de soutenir la bataille dure et difficile contre la destruction progressive de la nature et de la culture tout en scrutant les horizons brisés et flous de la vieille Europe. Cela n’a pas importance si l’Autriche n’a pas toujours été un modèle de démocratie et de liberté. Ce qui compte, maintenant, l’Autriche est sans doute le pays européen qui se charge plus que les autres de la protection de ses forêts, donc de ses poumons et de son corps sain.
Avec ce choix « politique » et « structurel », notre auteur ne s’oblige pas à d’autres pas en arrière. La langue élégante et poétique qui se déroule au cours des randonnées de Louis et Katerine et de ses moments aventureux ou dramatiques est la langue de nos jours. Une langue extrêmement dépouillée et musicale, qui réussit parfaitement à reproduire les voix des acteurs qui entrent en scène avec leurs exactes nuances et caractéristiques.
On reconnaît d’ailleurs dans ce roman, encore plus que dans les précédents, un flux poétique constant, avec une prodigieuse justesse des émotions sentimentales et amoureuses qui font évoluer la rencontre entre Louis et Katerine vers une entente profonde, dans un crescendo sobre et romantique à la fois. Tout cela est parfaitement cohérent avec la structure narrative, basée, comme je le disais, sur les deux niveaux de la rêverie et de la conversation philosophique. D’ailleurs, la structure même du roman ne fonctionnerait pas si bien s’il n’y avait pas, en contrepoint, cette conversation humaine, irrationnelle et sentimentale.
Le choix de la ville d’Innsbruck et de ses montagnes comme théâtre du roman est aussi extrêmement important. Car cette région de l’Autriche d’au-delà des Alpes a été miraculeusement épargnée vis-à-vis de la violence destructrice de l’homme qui ne cesse de transformer des zones de plus en plus vastes de la planète en immenses poubelles à ciel ouvert. Et cette retraite idéale et privilégiée amène avec elle la conscience d’une redoutable menace. La beauté de la nature, l’enchantement des forêts et des montagnes en dessus des trois mille mètres ont la même importance narrative de la beauté de la jeune femme née au lendemain de la chute du mur de Berlin ou la beauté d’un chevreuil. Ce sont toutes des beautés menacées : au cours de la narration, on est pris par le sentiment de la mort aux aguets, prête à détruire le petit bonheur, le rare équilibre qu’on essaie de savourer et s’accorder tout au long de cette « résistance silencieuse » qu’est devenue notre vie quotidienne. Une vie d’équilibristes sages, parfaitement conscients que rien n’est donné pour toujours, rien n’est escompté. Au commencement du roman, on apprend déjà, par quelques mots, que la vie de la jeune Katerine a été marquée par une intervention chirurgicale qui laisse entrevoir une menace qui l’accompagnera toujours.
La mort brutale et sublime du chevreuil « quittant la vie avant terme » représente elle aussi un signal de précarité.

Ils demeurèrent de la sorte, sur le banc, longtemps, très longtemps à guetter. La pluie, qui avait menacé tout l’après-midi sans se montrer, s’était mise à tomber. D’un coup, ils l’entendirent puis l’écoutèrent fouetter les vitraux et tambouriner sur les bardeaux du toit. Dans cette rumeur d’eau, leurs regards se perdirent dans la contemplation des vitraux alors que l’obscurité se densifiait peu à peu et se répandait à l’intérieur de La Chapelle, gagnant bientôt le moindre recoin. Dans la pénombre naissante, le Christ en croix semblait couver des yeux l’animal blessé au pied de l’autel… À un moment, Katerine, qui frissonnait, se rapprocha jusqu’à se blottir contre Chastanier. Celui-ci l’accueillit d’un geste naturel empreint de douceur cependant qu’il songeait de manière obsessionnelle à l’œil du chevreuil. À cet œil désespérément ouvert. Terrible : animal ou humain, le regard de stupeur et d’incompréhension, de peur sans fin, de qui va quitter la vie avant terme.
…« Voilà ! » murmura l’homme en plongeant à plusieurs reprises la lame de son couteau dans la terre. Il renifla d’un coup sec et, se redressant, il fit le signe de croix. « Voilà », répéta-t-il plus haut, puis il recommença à se signer avant d’ajouter à voix très basse : « Elle a fini de souffrir. »

La disparition de Madame Schwab, la grand-mère empressée et discrète de Katerine, représente enfin la précarité de l’identification des gens avec les lieux.
Ce sera un hasard total celui qui amènera Louis Chastanier à s’installer à Innsbruck — dans une espèce de fuite orgueilleuse et de coupure radicale avec son passé —, donnant à sa jeune « compagne » Katerine l’envie d’y revenir. Sinon, la mort de Madame Schwab aurait sanctionné, pour les deux personnages et leurs familles, mais aussi pour les lecteurs, la mort de la mémoire de cet endroit unique.

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Giovanni Merloni

L’art de la conversation dans la poésie de Jean de La Fontaine II/II

20 mercredi Mai 2015

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Écrivains français, Valère Staraselski

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L’art de la conversation dans la poésie de Jean de La Fontaine

…D’ailleurs, La Fontaine avait mille protections invisibles, qui venaient de ses deux amours. Les femmes, bien sûr, représentant pour lui un complément indispensable de son être en continuelle transformation. Les maîtres anciens, qui étaient eux aussi des « alter ego » dont il avait besoin pour avancer.
Les femmes sont ses Muses inspiratrices, capables elles seules de le plonger dans la rêverie et de faire éclater en lui la volonté d’aller au-delà, de dépasser lui-même :

Qu’un vain scrupule à ma flamme s’oppose
Je ne le puis souffrir aucunement,
Bien que chacun en murmure et nous glose ;
Et c’est assez pour perdre votre amant.

Si j’avais bruit de mauvais garnement,
Vous me pourriez bannir à juste cause ;
Ne l’ayant point, c’est sans nul fondement.

Qu’un vain scrupule à ma flamme s’oppose.

Que vous m’aimez, c’est pour moi lettre close ;
Voire on dirait que quelque changement
À m’alléguer ces raisons vous dispose :

Je ne le puis souffrir aucunement.

Bien miens pourrais vous conter mon tourment,
N’ayant pas mis au contrat cette clause ;
Toujours ferai l’amour ouvertement,

Bien que chacun en murmure et nous glose.

Ainsi s’aimer est plus doux qu’eau de rose :
Souffrez-le donc, Philis ; car, autrement,
Loin de vos yeux je vais faire une pose,

Et c’est assez pour perdre votre amant.

Pourriez-vous voir ce triste éloignement ?
De vos faveurs doublez plutôt la dose.
Amour ne veut tant de raisonnement :
Ce point d’honneur, ma foi, n’est autre chose

Qu’un vain scrupule.

(Jean de La Fontaine, Rondeau redoublé, 1671)

Les maîtres du passé l’accompagnent dans son parcours vers la gloire en lui fournissant des histoires, des petites phrases, et par elles le sens de la continuité, la valeur même de la culture.
Car il n’y a pas innovation sans un rapport fort et sincère avec la tradition. Chacun choisit ses repères, ses amis au milieu de milliers de voix « clamantes in deserto ». Virgile réécrit Omère en faisant un chef-d’œuvre immortel qui n’a plus rien à voir avec le poème de son maître,  dont il garde pourtant l’esprit, le message éternel. Dante a besoin de Virgile pour parcourir ensemble ce voyage à rebours dans le passé lointain, où Virgile peut lui donner des renseignements utiles, et dans le passé voisin, où c’est Dante qui fait le guide à son guide. La Fontaine unit en lui l’esprit créateur du poète à l’esprit pragmatique de l’observateur de son temps et de tout ce qu’on lui offre, en particulier l’immense héritage de la culture grecque et latine. Il ne se borne pas aux plaisirs de l’invention poétique, mais se charge du passage du témoin du passé d’une rive à l’autre. En ramenant jusqu’au monde des vivants les œuvres des grands du monde des morts — car les anciennes langues grecque et latine sont de plus en plus réservées à une caste d’intellectuels très éloignés de la vie réelle —, il est bien conscient qu’avec lui une nouvelle langue française est en train de se former. Il en est le principal modernisateur. C’est cet aspect qu’on devrait regarder aujourd’hui avec une particulière attention. La Fontaine, en réécrivant de but en blanc beaucoup de textes anciens (par exemple Les amours de Psyché et de Cupidon, publié en 1669, tout de suite après les Fables de 1668), leur a donné une nouvelle vie. Ce que les traductions fidèles, mot par mot, ne réussissent jamais à faire.
D’ailleurs, pour avoir la grâce d’être accueilli, reconnu et finalement aimé, il faut aimer, aimer sans réserve. « Amor ch’a nullo amato amar perdona », dit Dante Alighieri : « tous ceux qui sont aimés, aiment à la fois ». Et La Fontaine aime sans réserve ses Muses inspiratrices aussi passionnément que ses œuvres immortelles, dont il devient, grâce à son amour sincère, le guide. Comme Dante recommandait Virgile, La Fontaine recommande Juvenal et Platon, Phèdre et Boccace.
C’est l’art de la conversation. C’est aussi l’anticipation du « contrappunto » en musique. La dialectique au service du plaisir de se plonger dans une histoire, qu’il soit prévu pour elle une chute de sagesse ou qu’il ne le soit pas. Une dialectique théâtrale, qui offre à tous ceux qui partagent l’évènement de l’interprétation du texte à haute voix, d’abord la consolation du rythme magique des mots, ensuite un primordial sentiment de partage. Une force se déclenche, qui n’est pas du tout soumise aux règles plus ou moins absolues que le pouvoir au dehors du théâtre impose. Et c’est la force d’une imagination sans préjugés et pleine d’anticipations vis-à-vis du procès de libération de l’homme qui va bientôt éclater.
De son temps, on a laissé à La Fontaine la gloire sans la lui reconnaître, on lui a laissé « molto onor, poco contante » comme à Chérubin partant à la guerre. Ceux qui se sont sentis obligés d’en abîmer la figure, comme Racine, avaient évidemment toujours peur que Jean de La Fontaine, après avoir été chassé en tant que poète de génie fût admis à la Cour pour son charme personnel. Et on a l’impression qu’il en avait même plus que les autres.

Giovanni Merloni

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P.-S. Les écrivains parlent de La Fontaine
. Que pensent-ils de lui ? 

(En allant, comme tout le monde, sur internet, j’ai trouvé des recueils de citations de grands hommes et d’hommes célèbres au sujet de La Fontaine homme et génie littéraire).

MAUCROIX (1619-1708) : « La Fontaine est un bon garçon,/ Qui n’y fait pas tant de façon./ Il ne l’a point fait par malice./ Belle paresse est tout son vice… »

MOLIERE (1622-1673): « Nos beaux esprits ont beau se trémousser, le Bonhomme ira plus loin que nous. »

Madame De Sévigné (1626-1696) : « Faites-vous envoyer promptement les fables de La Fontaine, elles sont divines. On croit d’abord en distinguer quelques unes, et à force de les relire, on les trouve toutes bonnes. C’est une manière de narrer et un style à quoi l’on ne s’accoutume point. »

Charles Perrault (1628-1703) : « Il n’a jamais dit que ce qu’il pensait, et il n’a jamais fait que ce qu’il a voulu faire. Il joignit à cela une humilité naturelle, dont on n’a guère vu d’exemple ; car il était fort humble sans être dévot, ni même régulier dans ses mœurs, si ce n’est à la fin de sa vie qui a été toute chrétienne. Il s’estimait peu, il souffrait aisément la mauvaise humeur de ses amis, il ne leur disait rien que d’obligeant, et ne se fâchait jamais, quoiqu’on lui dît des choses capables d’exciter la colère et l’indignation des plus modérés… Non seulement il a inventé le genre de poésie où il s’est appliqué, mais il l’a porté à sa dernière perfection. » (Charles Perrault, Les Hommes illustres qui ont paru en France)

Louis Racine (1634-1699) : « …Un homme fort malpropre et fort ennuyeux… Il ne mettait jamais rien du sien dans la conversation ; il ne parlait point ou voulait toujours parler de Platon, dont il avait fait une étude particulière dans la traduction latine. »

Nicolas Boileau-Despréaux (1636-1711) : « Les ouvrages de La Fontaine sont reçus avec des battements de mains. »

Jean de La Bruyère (1645-1696) : « Homme unique en son genre, modèle difficile à imiter ». « Un homme paraît grossier, lourd, stupide, il ne sait pas parler ni raconter ce qu’il vient de voir: s’il se met à écrire, c’est le modèle des bons contes, il fait parler les animaux, les arbres, les pierres, tout ce qui ne parle point: ce n’est que légèreté, qu’élégance, que beau naturel et que délicatesse dans ses ouvrages. »

Fénelon (1651-1715) : « La Fontaine a donné une voix aux bêtes pour qu’elles fissent entendre aux hommes les leçons de la sagesse. »

Voltaire (1694-1778) : « C’est un homme unique dans les excellents morceaux qu’il nous a laissés (…) ils iront à la dernière postérité; ils conviennent à tous les hommes, à tous les âges. (…) Tous ces grands hommes furent connus et protégés de Louis XIV, excepté La Fontaine. Son extrême simplicité, poussée jusqu’à l’oubli de soi-même, l’écartait d’une cour qu’il ne cherchait pas; mais le duc de Bourgogne l’accueillit, et il reçut dans sa vieillesse quelques bienfaits de ce prince. Il était, malgré son génie, presque aussi simple que les héros de ses fables. Un prêtre de l’oratoire, nommé Pouget, se fit un grand mérite d’avoir traité cet homme de moeurs si innocentes, comme s’il eût parlé à la Brinvilliers et à la Voisin. Ses contes ne sont que ceux du Pogge, de l’Arioste, et de la reine de Navarre. Si la volupté est dangereuse, ce ne sont pas des plaisanteries qui inspirent cette volupté. On pourrait appliquer à La Fontaine son admirable fable des Animaux malades de la peste, qui s’accusent de leurs fautes: on y pardonne tout aux lions, aux loups, et aux ours; et un animal innocent est dévoué pour avoir mangé un peu d’herbe. » (Voltaire, Le siècle de Louis XIV, ….)

Jean Jacques Rousseau (1712-1778) : « Composons, Monsieur de La Fontaine. Je promets, quant à moi, de vous lire, avec choix, de vous aimer; de m’instruire dans vos fables, car j’espère ne pas me tromper sur leur objet; mais pour mon élève, permettez que je ne lui en laisse pas étudier une seule, jusqu’à ce que vous m’ayez prouvé qu’il est bon pour lui d’apprendre des choses dont il ne comprend pas le quart, que dans celles qu’il pourra comprendre il ne prendra jamais le change et qu’au lieu de se corriger sur la dupe, il ne se formera pas sur le fripon. » (Émile, livre II)

Nicolas de Chamfort (1740-1794) : « Le style de La Fontaine est peut-être ce que l’histoire littéraire de tous les siècles offre de plus étonnant. » (Éloge de La Fontaine, 1774)

Wolfgang Goethe (1749-1832) : « La Fontaine est en si haute estime chez les français, non à cause de sa valeur poétique, mais à cause de la grandeur de son caractère. »

Alphonse de Lamartine (1790-1869) : « On me faisait bien apprendre par coeur quelques fables de La Fontaine, mais ces vers boiteux, disloqués, inégaux, sans symétrie, ni dans l’oreille ni sur la page, me rebutaient. »

Hyppolite Taine (1828-1893) : « C’est La Fontaine qui est notre Homère…il nous a donné notre oeuvre poétique la plus nationale, la plus achevée et la plus originale. »
« la fable est une mascarade; le simple déguisement des animaux en hommes fait sourire. Leur monde est la parodie du nôtre, et leurs moindres actions sont la critique de nos moeurs. La fable est donc par nature une comédie et le poète un railleur. »

André Gide (1869-1951) : « On ne saurait rêver d’art plus discret, d’apparence moins volontaire… on sent aussi qu’il y entre de la malice et qu’il faut se prêter au jeu, sous peine de ne pas bien l’entendre; car il ne prend rien au sérieux. »

Paul Valéry (1871-1945) : « Je ne puis souffrir le ton  rustique et faux [des contes de La Fontaine], les vers d’une facilité répugnante, leur bassesse générale, et tout l’ennui que respire un libertinage si contraire à la volupté et si mortel à la poésie. »

Jean Giraudoux (1882-1944) : « Les fables de La Fontaine ne nous montrent pas des hommes prenant des masques de bêtes, mais le contraire. Au-dessous du masque humain qui la couvre, demeure et vit sans trop se douter ce de que le fabuliste lui fait dire, la bête véritable. Au-dessous de cette avarice, de cette adulation qu’on lui impose, existe tout ce qui est félin, fauve, poilu, et parfois transparait d’une façon extraordinaire, écartant le déguisement humain; la candeur ou l’inquiétude animale. » (Les cinq tentations de La Fontaine)

Louis-Ferdinand Céline (1894-1961) : « La Fontaine fait des fables, ben qu’est-ce qui va en faire maintenant?.. Il n’y a rien à ajouter; c’est fait, c’est correct. C’est plein.. C’est ça, c’est tout.. Et pis après, bé dame, après, y a pus rien à faire. »

Pierre Clarac (1894-1986) : « Il est des artistes qui, fixés sur un seul objet, s’efforcent; dans une contemplation immobile, d’y retrouver l’essence de la réalité et les secrets de l’univers. D’autres, tentés par tous les rayons et tous les reflets, dociles à tous les souffles, ne voudraient rien laisser au monde en dehors de leur oeuvre: Hommes, dieux, animaux, tout y fait quelque rôle. Ils promènent à la surface des choses un émerveillement que n’abandonne jamais une secrète défiance. Jouir de tout sans s’attacher à rien, c’est leur devise; c’est celle de La Fontaine. Et c’est pourquoi son oeuvre est à la fois si enjouée et si amère. »

Georges Pompidou (1911-1974) : « La Fontaine, maître dans l’art classique de « faire difficilement » des vers faciles. »

Marc Fumaroli (1932) : « S’il est un lieu où tout le « siècle d’Auguste » vient se résumer, avec toute sa lyre et ses couleurs contrastées, c’est bien dans les Fables, où Virgile, Horace, les élégiaques, retrouvent leur voix sous celle de Phèdre et d’Esope, et où Ovide, qui a chanté tant de métamorphoses d’hommes et d’animaux, revient avec une tout autre séduction alexandrine que chez Benserade ou chez Du Ryer.  Lieu d’affleurement de tant de richesses contradictoires de la tradition poétique  française, les fables s’offrent en outre le luxe de réverbérer dans toute leur diversité les saveurs de la poésie romaine à son point de suprême maturité. Il y a bien quelque chose de pantagruélique dans l’art de La Fontaine, le plus érudit de notre langue; mais ce qui se voyait chez Rabelais, ce qui était voyant chez Ronsard, s’évapore chez lui en une essence volatile et lumineuse, où des visions dignes d’Homère apparaissent, et ne se dissipent pas. Le génie d’une langue et celui d’une culture millénaire se concentrent ici en un point où la justesse de la voix et celle du regard suffisent à tout dire d’un mot. »

Pierre Desproges (1939-1988) :  « Voici une définition tirée du D.S.U.E de Desproges (Dictionnaire Superflu à l’Usage de l’Elite et des Bien Nantis) envoyée par un visiteur de ce site: Ysopet n. m. du latin ysopetus (ysopetae, ysopetam, ysopetorum) Nom donné , au Moyen Age, à des fables ou recueils de fables imitées ou non d’Esope les ysopets d’Anne de Beaugency, de Charles de Brabant de Zézette d’Orléans sont parmi les plus célèbres. Avec cet effroyable cynisme d’emperruqué mondain qui le caractérise, La Fontaine n’hésita pas à puiser largement dans les ysopets des autres pour les parodier grossièrement et les signer de son nom. Grâce à quoi, de nos jours encore, ce cuistre indélicat passe encore pour un authentique poète, voire pour un fin moraliste, alors qu’il ne fut qu’un pilleur d’idées sans scrupules, doublé d’un courtisan lèche-cul craquant des vertèbres et lumbagoté de partout à force de serviles courbettes et honteux léchages d’escarpins dans les boudoirs archiducaux où sa veulerie plate lui assura le gîte, le couvert et la baisouillette jusqu’à ce jour de 1695 où, sur un lit d’hôpital, le rat, la belette et le petit lapin lui broutèrent les nougats jusqu’à ce que mort s’ensuive, ce qui prouve qu’on a souvent besoin d’un plus petit que soi. Essayez de vous brouter vous-même les nougats, vous verrez que j’ai raison. »

Marcel Gutwirth (vivant) : « …dans l’exacte mesure où la fable confère à la bête le don de la parole, elle l’arrache à son mystère, la satellise, modelée qu’elle se retrouve sur la patron des penchants humains — vanité, couardise, jactance, perfidie. Réciproquement, dans la mesure où, ces traits, elle a eu à les loger sous le pelage d’une bête, la fable, en nous transportant hors de nous-mêmes, nous dépayse d’autant, ouvre le champ à l’aventure. » (Un merveilleux sans éclat, La Fontaine ou la poésie exilée.)

Patrick Dendrey (1950) : « L’utile se marie ici à l’agréable, se métamorphose même en forme d’agrément conscient et accepté: il est utile de satisfaire le besoin de beauté et de jouissance gratuite des hommes — il le faut. Ainsi se définit une morale « supérieure » de l’apologue, assimilée au désir de poésie, désir de beauté et de gaieté, conçu comme geste de rupture avec la réalité par la fascination dont il nous charme — mais aussi par l’éveil de conscience que son ironie critique y associe sans contradiction ni césure: car l’apologue « réveille ». Cette double tâche relève du pouvoir de la gaieté, tout à la fois charmeuse et incisive. Et la philosophie supérieure des fables consiste donc en une sagesse de la gaieté qui pourrait se définir comme le charme d’un plaisir lucide en même temps que d’un plaisir de lucidité. »

G.M.

La vie, la poésie et le pouvoir : une liberté surveillée pour Jean de La Fontaine I/II

19 mardi Mai 2015

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Valère Staraselski

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La vie, la poésie et le pouvoir : une liberté surveillée pour Jean de La Fontaine  I/II

J’ai lu — et énormément apprécié — le livre de Valère Staraselski (« Le maître du jardin, dans les pas de La Fontaine », Cherche midi 2011) qui m’a donné l’occasion, à travers son portait admirable de Jean de La Fontaine, de réfléchir à l’œuvre de ce grand poète et à son importance dans la formation de la langue française moderne.
Cela à partir du thème de fond du livre de V. Staraselski, c’est-à-dire le « mystère » de la contradictoire fortune de Jean de La Fontaine, même de nos jours. Je ne veux pas répéter ici ce que Staraselski a très bien dit et fait comprendre dans son livre. Mais je voudrais expliquer, en un nombre limité de pages, à moi-même et aux lecteurs de mon blog, la destinée commune à la plupart des créateurs — peintres, poètes, écrivains, comédiens, musiciens — dont Jean de La Fontaine peut être considéré, sans doute, le représentant le plus illustre, ayant subi de lourdes (et mensongères) attaques à sa personnalité en fonction d’une stratégie de sous-évaluation de son originalité artistique. En recherchant le moyen d’entamer efficacement ce sujet difficile, j’ai d’emblée pensé m’adresser idéalement à José Saramago — prix Nobel de la littérature 1998 —, qui a d’ailleurs plusieurs points en commun au grand fabuliste de XVIIe siècle, pour lui demander son aide.

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Qu’aurait-il dit, Saramago ?

Outre à adopter, comme le faisait La Fontaine, une écriture dépouillée et non conventionnelle, déstructurée dans le but d’héberger l’expression libre de la langue orale, Saramago se sert toujours, comme le poète français, de l’artifice du déplacement et du renversement (parfois effrayant et scandaleux) du point de vue. Une véritable arme secrète, une clé inattendue pour révolutionner à priori les propos motivant ses formidables et inoubliables romans. L’exemple plus évident est dans L’histoire du siège de Lisbonne, où le protagoniste, un correcteur de brouillons parmi les plus soignés et fiables, n’en pouvant plus de ces histoires qui passaient sur son bureau, aussi incomplètes que présomptueuses, décide d’écrire un NON. Ce « non », placé au point décisif et crucial, fait déclencher une vision tout à fait différente de l’histoire du siège de Lisbonne au temps des Croisades, bouleversant toute interprétation héroïque et rhétorique du rôle de la religion chrétienne dans l’Histoire du Portugal et de l’Europe et reportant au centre de la scène une humanité pauvre, avec ses souffrances et ses passions concrètes.
À propos de la « fortune contrastée » de La Fontaine de son vivant — et de plusieurs jugements contradictoires sur son œuvre au cours des siècles suivants — j’ai imaginé que José Saramago se serait débrouillé ainsi : « Dans le siècle de Louis XIV, qui a été, en France, celui de la monarchie absolue, mais aussi de la Fronde et de la Contreréforme, l’État c’était lui, Louis XIV. En ces temps-là (pas tellement distants vis-à-vis de ce qui se passe aujourd’hui en certains pays d’Europe), beaucoup de choses tombaient dans le tabou de “l’affaire d’État”. La culture était elle aussi une affaire d’État. En ces temps-là, aucune forme de récit autobiographique (le “roman” étant encore inimaginable) ne pouvait être exploitée, de même que toutes les œuvres d’art pouvant se révéler porteuses d’une contestation quelconque. Dans un contexte comme ça, il ne faut pas s’étonner de l’accueil contradictoire des œuvres de La Fontaine et de l’homme La Fontaine. »

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La vie, la poésie et le pouvoir : une liberté surveillée

Quant à moi, je ne crois pas que La Fontaine pouvait envisager de « parler de soi » dans le sens que cette expression assume de nos jours. Cependant, il n’y a pas de livre ou d’œuvre d’art qui ne reflète pas son auteur. Et La Fontaine, même avec les artifices les plus compliqués, même réduit en autant de pièces que le nombre de ses animaux au visage humain, apparaît enfin lui aussi tout entier, avec son « esprit d’irrévérence ».
À partir de cette irrévérence, un précis circuit d’action et réaction se déclenche.
Au commencement de son parcours, La Fontaine aime ses Malherbe, ses Marot et se perd aussi dans l’Astrée d’Honoré d’Urfé. Pourtant il est un poète classique déjà prêt à se rebeller vis-à-vis de toute vision figée du monde classique. Il n’aime pas la solitude, il croit dans la valeur de l’amitié, il est très sensible au charme féminin. D’ailleurs, il n’est pas indifférent aux plaisirs que la gloire peut apporter, donc il est ambitieux :
« On ne considère en France que ce qui plaît : c’est la grande règle, et pour ainsi dire la seule. »
Lorsqu’il s’approche de la quarantaine, après une assez longue initiation à la littérature, il comprend qu’il n’est pas adapté à travailler dans le sillon de ses premiers maîtres. Il se sent aussi bien calé dans son temps que projeté en dehors.
Combien de poètes ont vécu une condition schizophrène pareille ? D’un côté les pulsions de la vie, parfois très simples et immédiates ; de l’autre côté, un engagement créatif continu, l’emmenant dans un délire riche d’anticipations.  Je pense par exemple à Pier Paolo Pasolini, qui passait sans difficulté apparente de la « vie difficile » et parfois « violente » à la dimension de la poésie créatrice. Je reconnais en Pasolini et La Fontaine une pareille force, tout à fait particulière. La force qui rend le lion capable de se mettre au niveau des autres animaux, ou qui donne le courage à la souris de défier l’éléphant.
Un beau jour, La Fontaine entrevoit son parcours à lui. Et c’est le parcours de la création libre, du déplacement. Il remonte à Platon, surtout, mais il emprunte à Phèdre ses fondamentaux. Il travaille durement :
« Vous apprendrez tôt ou tard que patience et longueur de temps font plus que force ni que rage… »
Il essaie de libérer la poésie de son temps de toute contrainte académique et métrique, de ses sujets dépassés. Mais, il cogne contre la barrière infranchissable des poètes courtisans et sans scrupules. Il voudrait aussi se lancer dans le théâtre, mais là aussi il rencontre des barrières insurmontables. (Les besoins d’amusement de la Cour laissaient vivre le théâtre, bien sûr. On avait d’ailleurs envie de poésie et de poètes à la hauteur de la grandeur de la France. Donc, on ne s’inquiétait pas pour le théâtre sérieux de Racine que le Roi et la Cour considéraient leur fleuron. Mais on accueillait favorablement aussi celui de Molière, car en fin de compte ce n’était que des mots lancés dans l’air. En tout cas, théâtre et poésie étaient marqués de près.)
Il « mélange » alors tout ce qui hante son âme et son esprit — la poésie, le théâtre, les dialogues de Platon et les anciennes fables de Phèdre — avec l’idée géniale d’aller à la rencontre de la tradition orale. De ce mélange naissent les Fables en vers. Grâce à la création de ce nouveau genre littéraire, considéré mineur et, pendant les premiers temps, inoffensif, sa grandeur peut s’épandre, en demeurant pendant longtemps largement inaperçue. Les Fables lui permettent de faire vivre un monde parallèle, celui des animaux, se traduisant en une vaste et articulée métaphore du monde des hommes (qui sont des animaux eux aussi). D’un côté, la ressemblance de chaque homme à un ou plusieurs animaux, le fait d’en assumer les habitudes et les vices — habitudes et vices qu’on ne peut pas condamner sans appel chez des êtres qui ne sont jamais consciemment méchants —, nous amène à comprendre l’homme sinon à le justifier au nom de son « naturel » et de ses penchants spontanés. De l’autre côté, le plus inquiétant, les animaux ressemblent aux hommes. Il suffit de lire Les Animaux malades de la peste, comme nous conseille Voltaire :
« Selon que vous serez puissant ou misérable/ Les jugements de cour vous rendront blanc ou noir. »
Cette sagesse des Fables, « païennes » ou, si l’on veut, « laïques », qui comporte, pour l’homme, l’absolution d’une partie considérable de ses fautes, est sans doute un des éléments du consensus que La Fontaine a obtenu déjà de son vivant.
Dans les Fables, il réussit d’ailleurs à rendre sous forme de message assez compréhensible les arguments les plus difficiles et complexes. Il part (comme Michel Ange) d’une masse informe de suggestions et d’idées, à l’origine obscures et complexes, pour arriver à des expressions tout à fait claires et limpides.
Pour La Fontaine, les Fables se révèlent très tôt des outils formidables pour se battre contre le pouvoir absolu et incontournable que Louis XIV incarnait au plus haut niveau, s’imposant à travers un réseau capillaire de fidèles représentants et défenseurs de ce pouvoir même. Un système hiérarchique qui avait ses codes, ses mots d’ordre et évidemment sa propre culture. Il est donc bien compréhensible que La Fontaine protégeât ses découvertes comme l’on ferait pour une arme secrète.
Ensuite, il doit vivre ou mieux il doit survivre. Puisque son métier ne produit pas de richesse, il a besoin de mécénats, de travailler à l’abri. Il trouve en Fouquet son premier protecteur. Le duc de Bourgogne sera son dernier. Après la chute en disgrâce de Fouquet, La Fontaine a toujours vécu une gloire contrastée.
« Ce qui doit toucher les grands, ce n’est pas le prix des dons qu’on leur fait, c’est le zèle qui accompagne ces mêmes dons, et qui, pour en mieux parler, fait leur véritable prix auprès d’une âme comme la vôtre. Mais, Madame, j’ai tort d’appeler présent ce qui n’est qu’une simple reconnaissance. Il y a longtemps que Monseigneur le duc de Bouillon me comble de grâces, d’autant plus grandes que je les mérite moins. Je ne suis pas né pour le suivre dans les dangers ; cet honneur est réservé à des destinées plus illustres que la mienne : ce que je puis est de faire des vœux pour sa gloire, et d’y prendre part en mon cabinet, pendant qu’il remplit les provinces les plus éloignées des témoignages de sa valeur, et qu’il suit les traces de son oncle et de ses ancêtres sur ce théâtre où ils ont paru avec tant d’éclat, et qui retentira longtemps de leur nom et de leurs exploits. Je me figure l’héritier de tous ces héros, cherchant les périls dans le même temps que je jouis d’une oisiveté que les seules Muses interrompent. Certes, c’est un bonheur extraordinaire pour moi, qu’un prince qui a tant de passion pour la guerre, tellement ennemi du repos et de la mollesse, me voie d’un œil aussi favorable, et me donne autant de marques de bienveillance que si j’avais exposé ma vie pour son service. » (La Fontaine, À Madame la Duchesse de Bouillon, 1669)
Il ne pouvait d’ailleurs se comporter différemment, se tenant fidèle à son génie et à son personnage et cherchant, en même temps, la reconnaissance et l’acceptation de tout le monde. Il manifestait son aspiration aux faveurs du Roi, en se plaignant lorsqu’il s’en sentait exclu. C’est une petite faiblesse, tout à fait humaine, qu’on ne peut pas lui reprocher. Car au fond il est pleinement conscient de bénéficier d’un privilège. On ne l’empêche pas de publier et diffuser partout ses Fables, même si en elles est partout présent un très vif esprit de contestation du pouvoir de Louis XIV et de sa Cour. En tout cas, on ne le laisse pas tranquille. On déclenche une critique féroce contre lui, bourrée de mensonges et partis pris, avec le but de le tenir coincé dans ses labyrinthes.
La Fontaine vivait dramatiquement son exclusion du cercle élu des intellectuels agréés, parce que la nature même de son travail créatif avait besoin d’un terrain privilégié, d’un théâtre unique pour subsister. Et le théâtre, à l’époque de l’épanouissement majeur de son génie, était la France voulue et interprétée au suprême niveau par Louis XIV.
Ce n’est qu’une banale vérité, concernant la plupart des artistes en tout temps et en chaque lieu, même ceux qui se suicident. D’ailleurs, l’affrontement entre expression individuelle et pouvoir a toujours existé.
Ses œuvres poétiques, irrévérencieuses, au fond, envers la forme créditée et dominante, rencontrèrent d’un côté le refus net des intellectuels au pouvoir et de l’autre côté, le succès extraordinaire et croissant du public des lecteurs.
Pour faire front à cette contradiction, La Fontaine, au lieu d’attaquer pour mieux se défendre, a toujours préféré la dissimulation de ses véritables objectifs derrière un système de mensonges très complexe. Cette dissimulation ce n’était pas seulement une défense personnelle, un système pour protéger son œuvre. C’était sa raison de vie. En se déplaçant continûment du côté cour au côté jardin, de l’un à l’autre personnage de son « théâtre platonique » il a assumé sur soi — sur sa première et deuxième peau — les contradictions comiques et tragiques de l’humanité de son temps.

Jean_de_La_Fontaine Il ne reste qu’une seule question encore suspendue : pourquoi autant de personnages primés par la gloire et la reconnaissance ont-ils dû s’abaisser à dénigrer La Fontaine en tant qu’homme, à le décrire comme quelqu’un qui avait une personnalité assez modeste jusqu’à douter parfois de son intelligence ? Était-il muet ? On a une infinité de témoignages qui disent le contraire. Et alors ?
Je ne m’étonne de rien. C’est d’ailleurs la loi de la forêt, et la forêt c’est justement le lieu où les personnages de La Fontaine se mesurent réciproquement. On est tous jaloux de ce qu’on possède, qu’on a toujours peur de perdre. Surtout ce qu’on a obtenu sans effort, par distraction ou en cadeau. Nous sommes possessifs jusqu’à la violence avec nos femmes et ennemis violents envers ceux qui menacent de les enlever. Ce sont les mêmes réactions qui se déclenchent quand il est question d’un pouvoir ou d’une possible gloire. De quoi avaient-ils donc peur, les ennemis de La Fontaine ? Comme Salieri versus Mozart, ils avaient peur de son talent, ils s’agaçaient de sa facilité, ils éprouvaient une sincère haine devant son infaillibilité dans le choix des mots. Donc, dans l’impossibilité de censurer et mettre en prison des vers qui puisaient dans la sagesse populaire et dans la tradition classique, la plupart des intellectuels de l’époque ont travaillé pour coincer l’homme La Fontaine, pour l’amoindrir et le ralentir, sans pourtant réussir à l’arrêter.

Giovanni Merloni

« Je ne veux plus de l’impossibilité de transmettre »

01 vendredi Mai 2015

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Portraits de Poètes, d'Écrivains et d'Artistes, Valère Staraselski

Mes chers lecteurs,
en cette journée du premier mai, une sorte de « dimanche exceptionnel des travailleurs » je ne peux pas m’empêcher de remonter à cette année 1945, cruciale pour ma naissance, quelques mois depuis, cruciale aussi pour l’Europe. En particulier, je remonte spontanément à deux dates très proches : le 25 avril et le 1er mai. Toujours, au cours de ma vie, ces deux dates ont été l’occasion pour manifestations ou célébrations, en Italie, plus ou moins convaincues et heureuses. Elles sont liées pour moi à l’idée de Liberté dans la démocratie, Fraternité dans le travail, Égalité et solidarité dans la société.

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Turin, mai 1945 (Cliquer sur l’image pour l’agrandir)

Soixante-dix ans après…
J’ai le même âge de la Libération et du premier 1er mai libre après de décennies !
Soixante-dix ans d’espoir, de travail et, malheureusement, de contradictions aussi !
Mais reste vive en nous tous l’idée de liberté et de respect réciproque que nos pères nous ont donnée avec le silence et le sang.
Après soixante-dix ans, le monde change vite, dans la mauvaise direction, hélas !
On nous a enlevé le travail ainsi que les lieux de travail. On voudrait nous enlever les livres et aussi, petit à petit, la parole.
Et nous ne savons faire de mieux que bavarder à vide, nous couper réciproquement la parole, car nous devenons incapables de bâtir une stratégie quelconque de vie en commune, solidaire et humaine…
Je ne veux pas croire jusqu’au bout à tout cela, je veux espérer qu’aujourd’hui nous saurons trouver la façon et la voie pour nous réveiller, pour nous rebeller pacifiquement, retrouvant notre générosité et notre courage.
Oui, pourquoi pas ? C’est une question de bonne volonté et d’intelligence aussi. Il ne faut pas mépriser les hommes honnêtes de bonne volonté !
Cherchons alors de voir, pour commencer, dans ces soixante-dix ans qui se sont écoulés, combien de choses positives ont été faites. Que reste-t-il du travail acharné de millions d’hommes et femmes honnêtes ?
Libération et Libertè, vous existez encore, cela veut dire que même dans le désastre extrême quelque chose résiste et donc chacun de nous peut faire beaucoup de choses pour arrêter cette dérive, pour vaincre l’indifférence, pour remettre debout les principes fondateurs de nos républiques menacées.
Alors, bon courage citoyens ! C’est à nous tous de redonner la dignité et l’haleine à nos nations blessées et abandonnées à elles-mêmes comme des radeaux à la dérive.

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Rome, 1er mai 2005 (Cliquer sur l’image pour l’agrandir)

« Je ne veux plus de l’impossibilité de transmettre » (1)

Dans cette date d’aujourd’hui, le 1er mai — évoquant en moi, encore aujourd’hui, quelque chose d’important et d’intime —, je voudrais savoir répondre à une question immédiate que cette date m’a suggérée : « Où sont les usines ? Où sont-ils les travailleurs ? Où sont-elles les organisations syndicales et les partis qui devraient défendre le travail et les travailleurs ? »
Revenant en arrière dans notre histoire récente, il faut bien sûr reconnaître les fautes et les délits qu’on a commis dans la plupart des pays communistes. D’ailleurs, il ne faut pas oublier, en Italie comme en France, le rôle assumé par les partis de la gauche tout au cours de l’histoire républicaine des deux pays.
En Italie, par exemple, cela aurait été impensable une véritable démocratie  sans le parti communiste qui a toujours défendu notre liberté, même à l’opposition. Il suffit de citer le nom d’Antonio Gramsci pour comprendre le parcours idéal de notre gauche, qui a choisi sans équivoque, dès le début, la voie de la démocratie parlementaire en réalisant des conquêtes primordiales, non seulement dans le monde du travail et de la justice sociale, mais aussi dans les institutions, dans la culture et dans les droits civils.

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Rome, 1er mai 2005 (Cliquer sur l’image pour l’agrandir)

En 1989, la chute du mur de Berlin a été un passage historique que les hommes et les femmes de gauche en Europe ont salué comme une deuxième Libération. Car le système soviétique avait partout imposé, jusqu’au plus reculé des pays satellites, des régimes totalitaires. En même temps, la défaite — ou l’implosion — du redoutable géant communiste au-delà du rideau de fer n’a pas déclenché, ni à l’Ouest ni à l’Est un procès de « réécriture » démocratique des principes du socialisme lors de l’inévitable compromis avec le système capitaliste.
De but en blanc, j’ai la sensation de me retrouver dans un monde profondément changé, où tout s’est renversé, à partir du droit au travail jusqu’au droit à la retraite. Un monde où celui qui a travaillé durement est devenu un privilégié, tandis que les jeunes sont coincés en avance dans un autre univers, obligés d’avancer sans garantie…

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Rome, 1er mai 2005 (Cliquer sur l’image pour l’agrandir)

Mais je veux dire aujourd’hui, le cœur dans la gorge, hélas, une chose vraiment très douloureuse pour moi : « est-ce que nous sommes en train de glisser dans un nouveau totalitarisme sans retour, celui de l’argent, qui se sert de tous les régimes possibles et imaginables pour s’installer de plus en plus diaboliquement dans l’Europe et dans le monde ? Est-ce que nous sommes déjà plongés, ici en France ou là en Italie, dans un contexte où tout le monde a le droit de parler, mais personne ne trouvera de réponses ? Qu’avons-nous fait, ou oublié de faire, pour atteindre cette rive redoutable ? »
On ne peut pas dire que les manifestations populaires au cours des derniers soixante-dix ans depuis la Libération ont toujours été des démonstrations de force, de cette force imbattable de la classe ouvrière et des travailleurs en général. Pas du tout. Elles étaient en tout cas la preuve de l’existence de gens responsables qui, même en prenant des risques, ne se dérobaient jamais au devoir de hurler leur rage et de manifester pacifiquement leur besoin de justice et de paix.

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Rome, 1er mai 2005

Où trouverais-je, aujourd’hui, un exemple pareil de sacrifice et de cohérence, parmi les écrivains ? Je crois que Valère Staraselski, dont j’ai essayé de suivre dans les dernières années le parcours, peut nous aider à retrouver l’espoir ! Voilà ci-dessous deux textes que jai extraits respectivement du premier et du dernier roman que Staraselski a écrit jusqu’ici, dont je vais bientôt vous proposer un commentaire. En vingt-cinq ans, dans lesquels il a publié huit romans, un fil rouge relie sans faille un monde d’émotions et de convictions qui s’enrichissent sans jamais se démentir, soutenus par une écriture envoûtante et poétique qui ne se sépare jamais d’une rigueur morale et idéale vraiment exemplaire :
« Écrire ce livre est revenu à construire un mur que j’aurais dû démolir cinq, six, sept fois... Le ciment durci obligeant à porter des coups de masse sur ce qu’on avait bâti du mieux qu’on pouvait, en y croyant. Puis, il fallait ramasser les gravats, aller les jeter hors de vue, balayer et recommencer, le cœur neuf. La paroi enfin reconstruite, on découvrait les grossières malfaçons, invisibles, pendant le travail… Non, ceci ne regarde pas que moi ! J’ai dû écrire ce roman à cause de ceux qui, comme moi, ont cru ces dernières années pouvoir participer à une transformation réelle de la société. Et qui se sont retrouvés le bec dans ce désastre. Oui, c’est bien de la France dont il s’agit !
À eux, j’adresse ce livre afin qu’ils ne tiennent pas pour vraie la nullité de leur combat émancipateur.
Et depuis quand le roman n’en est-il pas ? »
Valère Staraselski (2)

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Rome, 1er mai 2005 (Cliquer sur l’image pour l’agrandir)

« Je ne veux plus de l’impossibilité de transmettre. De se concentrer. Du refus d’accepter la frustration. Oui, cette frustration sans laquelle, sans le consentement à laquelle nous n’aurions plus grand-chose d’humain… Je ne veux plus de ce qui n’est pas sage, c’est-à-dire humble, moral et altruiste… Je ne veux plus de la toute puissance du marché, qui entend changer la nature même du travail en le niant, en le tuant… De ce qu’il impose partout comme étant les valeurs d’aujourd’hui… De la culture manipulée par les seuls intérêts commerciaux… Des mômeries de l’ex-trader new-yorkais, Jeff Koons, dans le parc du château de Versailles… »
Valère Staraselski (3)

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Rome, 1er mai 2005 (Cliquer sur l’image pour l’agrandir)

Giovanni Merloni

(1) Phrase de Valère Staraselski, extraite de son roman « Sur les toits d’Innsbruck, Le Cherche Midi, 2015
(2) Lors de la publication du roman « Dans la folie d’une colère très juste » (Harmattan, 2003) en avril 1990, Valère Staraselski avertissait le lecteur avec cette poignante déclaration.
(3) Sur les toits d’Innsbruck, Le Cherche Midi, 2015

Avec Valère Staraselski, dans les pas de La Fontaine

12 dimanche Avr 2015

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Écrivains français, Valère Staraselski

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Avec Valère Staraselski, dans les pas de La Fontaine

Le maître du jardin, dans les pas de La Fontaine (Cherche Midi, 2011, pages 192), est un roman de Valère Staraselski (auteur aussi de nombreux essais, dont Aragon, la liaison délibérée, de plusieurs nouvelles et des romans Un homme inutile, Une histoire française, Nuit d’hiver, L’Adieu aux rois, Sur les toits d’Innsbruck.)
« Le roi — Louis XIV — regardait… les fables comme un genre mineur et La Fontaine comme un écrivain de peu d’importance. Il savait parfaitement que le roi ne l’aimait guère. Le monde est ainsi fait que les véritables créateurs toujours provoquent le rejet et souvent l’ostracisme. » Voilà une déclaration qui revient souvent, en désignant le but primordial de Valère Staraselski dans ce livre : rendre « justice » à l’homme La Fontaine et, en même temps, proposer un nouveau regard sur son œuvre. Pour cela, il donne généreusement plusieurs clés pour comprendre l’immense valeur, aussi bien dans les nuances qu’en profondeur, de la vie et de l’œuvre poétique de La Fontaine, en s’adressant non seulement aux experts et passionnés des classiques de la langue et de la littérature française, mais aussi aux lecteurs contemporains.
Pour réaliser son but — et pour se dérober au risque bien réel d’une représentation déséquilibrée de la figure et de l’œuvre de La Fontaine, ce personnage aussi discret dans les intentions que débordant, au final — Valère Staraselski a délibérément adopté une forme de récit hybride entre l’essai littéraire, le roman et la représentation théâtrale où, dans l’unité de temps, de lieu et d’action, le jeu des personnages se déroule. Un œil extérieur suit attentivement la scène, tandis qu’un souffleur, qui connaît par cœur toute l’œuvre de La Fontaine, se charge de leur rappeler les répliques.
À cette nouvelle forme littéraire, le « roman-reportage », s’ajoute la cohérence morale et esthétique de l’auteur — un des rares journalistes militants contemporains —, qui se traduit en attitude d’extrême sévérité envers lui-même.
Sur La Fontaine des fleuves d’encre se sont répandus, en donnant de lui une image parfois figée et irréelle. Un « bonhomme » (comme l’appelle Molière). Un sujet à la conversation peu intéressante ou ennuyeuse, menant une vie à part, aspirant quand même à plaire « à tout le monde et à son père » et aussi aux plaisirs de l’aristocratie. Un homme très ambitieux aussi, capable de piller sans scrupules dans les textes antiques, voire de les copier.
Heureusement, cette image tout à fait mensongère de La Fontaine a été substituée, de nos jours, par un portrait de l’homme, à travers son œuvre, beaucoup plus rassurant. Il suffit par exemple de lire Marc Fumaroli : « Lieu d’affleurement de tant de richesses contradictoires de la tradition poétique française, les Fables s’offrent… le luxe de réverbérer dans toute leur diversité les saveurs de la poésie romaine à son point de suprême maturité. Il y a bien quelque chose de pantagruélique dans l’art de La Fontaine, le plus érudit de notre langue; mais ce qui se voyait chez Rabelais, ce qui était voyant chez Ronsard, s’évapore chez lui en une essence volatile et lumineuse, où des visions dignes d’Homère apparaissent, et ne se dissipent pas. Le génie d’une langue et celui d’une culture millénaire se concentrent ici en un point où la justesse de la voix et celle du regard suffisent à tout dire d’un mot. » (Le poète et le roi. Jean de la Fontaine en son siècle, Éditions de Fallois 1997.)  Ou encore la récente introduction aux Fables d’Alain-Marie Bassy :   « Derrière la conversation s’esquisse une construction. Ce souci profond d’un ordre dissimulé sous les apparences volontiers trompeuses du “papillonnement” n’a pas de quoi nous étonner… La quête de La Fontaine est là : dans la recherche d’un ordre qui soit à la fois évident et transparent comme l’eau claire. Cet ordre est tout entier à reconstituer, sous l’apparente agitation des “atomes” que sont les fables. Pour les distinguer, il faut savoir laisser reposer la boue qui trouble l’eau au fond du verre… » (Flammarion, Paris, 1995)
Jean de La Fontaine aimait bien sûr les lourdes perruques dont on se décorait au XVIIe siècle. Son visage a été fidèlement photographié en 1690 par le grand peintre Hyacinthe Rigaud (le Van Dick français). Et les caricatures verbales que ses contemporains ont laissées de lui, même les plus malveillantes, sont très efficaces aussi.
Mais dans tous ces portraits de La Fontaine, bien qu’assez fidèles, il manque quelque chose. Peut-être un indispensable détail, une façon d’en ressusciter l’être en chair et os. Valère Staraselski a su cueillir ce vide de l’émotion et de l’histoire littéraire. Son roman-reportage s’écarte de tout cliché et nous apporte de l’air nouveau.

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Un portrait fidèle : les stratégies adoptées

Partant du motif primordial — faire ressortir un portrait ressemblant de l’homme La Fontaine et de son œuvre en quatre moments de sa vie — Valère Staraselski a opéré des choix stratégiques qu’on peut cueillir dans : le titre du livre ; le rôle central de l’Histoire ; le plongeon dans la langue cultivée au XVIIe siècle ; la narration cinématographique et théâtrale ; l’adoption de la forme du roman.
Le titre. Le titre de ce livre est divisé en deux : « Le maître du jardin », évoque à la fois « le jardin d’Épicure, donc la philosophie » et l’ancienne charge de Maître des eaux et forêts de Château-Thierry que La Fontaine avait héritée de son père ; « Dans les pas de La Fontaine » synthétise l’esprit que ce roman-reportage va finalement assumer.
En général, je ne considère pas comme très important le titre adopté. Car c’est toujours le livre en soi qui m’intéresse. Cependant, en ce cas-ci, la première partie de ce titre élégant et complexe pousse le lecteur à chercher quelque chose qu’il ne trouve pas immédiatement. Peut-être pense-t-il que ce « jardin », dont La Fontaine est « maître », a affaire avec les « animaux » dont il est le chantre. Très peu de lecteurs sont d’ailleurs en condition d’envisager un lien entre la philosophie (les dialogues de Platon se déroulant dans un idéal « jardin ») et l’inspiration des personnages et des situations des Fables. Donc, en général, cette image du « maître du jardin » suspendue dans les attentes des lecteurs sans vraiment correspondre au sens que va prendre la narration s’évanouit au fur et à mesure que l’image réelle de La Fontaine s’impose. Reste, très vivante et efficace, dans l’imagination du lecteur, l’autre partie du titre : « Dans les pas de La Fontaine ». Elle « fait découvrir plus qu’elle ne montre », en redonnant à ce roman sa force et son indubitable originalité.
Le contexte historique. On est absorbé dans l’époque où La Fontaine a vécu et opéré : Paris au XVIIe siècle sous Louis XIV. Dans ce livre on n’évoque qu’une fois seulement l’expression « roi Soleil », qui est pourtant au fond du roman. En attendant « les » lumières (du XVIIIe siècle), dont on perçoit les symptômes, l’Europe — marquée par la Contre Reforme et l’art baroque — semble plonger dans le sombre. Une seule lumière, même aveuglante, se dégageait, en France, de ce Roi ultrapuissant et de sa Cour. (Qui sait si La Rochefoucauld avait pensé à Louis XIV lorsqu’il écrivait « le soleil ni la mort ne peuvent se regarder fixement » ?) Cette lumière passe à côté de La Fontaine sans jamais l’échauffer. Cela ne dépendit pas d’un manque d’attention à la valeur de sa poésie, mais, objectivement, de l’esprit de liberté (en plus de fraternité et égalité « ante litteram ») qu’on y respire partout.
La langue. La « question de la langue » au XVIIe siècle est le prétexte auquel on recourt le plus fréquemment pour trancher des jugements souvent grossiers et inexacts sur La Fontaine. On sait bien de nos jours qu’il a beaucoup « modernisé » la langue française à travers soit le recours aux classiques, grecs et latins (surtout Platon, Ésope et Phèdre), soit un long travail de transformation « de l’intérieur » de la langue de ses antécédents (Clément Marot, Malherbe, Honoré d’Urfé). Pour nous faire comprendre le décalage entre la langue « claire et compréhensible » de La Fontaine (et de Molière) et celle de ses contemporains, Valère Staraselski réalise une véritable « fiction linguistique ». Il se contraint soi-même à raconter « l’histoire de La Fontaine » avec le même timbre et rythme qu’aurait adopté un écrivain du XVIIe siècle.
Avec ce but, il réalise enfin un « court hypertexte », qui fait ressortir en filigrane, à travers l’écriture « à l’ancienne » une lecture décalée, extraordinairement moderne.
Le flash-back chronologique. Dans le but d’emmener Jean de La Fontaine en personne devant nous, habitants distraits d’un XXIe siècle âgé de douze ans à peine — et de briser le tas de mensonges et de fausses évaluations qui en accompagnent l’œuvre —, Valère Staraselski réalise une narration « cinématographique » que l’auteur fait correspondre aux saisons de l’année grâce à la vérité historique (en décembre 1694, par exemple, le grand fabuliste fut sur le point de mourir).
Le roman. Au lieu de l’essai critique, qu’il maîtrise toujours de façon impeccable, Valère Staraselski opte pour le roman, en nous plongeant dans un « film » divisé en cinq épisodes (quatre saisons de la vie de La Fontaine et un épilogue après sa mort). Cependant, si d’un côté il nous rappelle l’allure de certains chefs-d’œuvre du cinéma — un film avec Gérard Philipe (le printemps), puis Rohmer (l’été), Truffaut (l’automne) et Tavernier (l’hiver et l’épilogue) — de l’autre côté ce livre est tellement ancré à la tradition de la parole, qu’en réalisant un film sur ce sujet on est portés à imaginer, après la FIN, des relectures critiques autour de nombreux passages. Un mélange très suggestif entre film et reportage qui nous permet de voir de près La Fontaine en chair et os (et perruque) et d’en écouter même la voix. (il ne faut surtout pas oublier que Valère Staraselski est journaliste en plus qu’écrivain et spécialiste des rapports entre la politique et la littérature — il suffit de citer son immense travail sur Aragon pour attester cela).

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Les saisons de La Fontaine

Au fur et à mesure que les saisons de la vie de La Fontaine s’écoulent, ce roman-reportage — qui est aussi une remarquable somme de suggestions de lecture parallèle des vers du grand fabuliste — fait glisser dans l’esprit du lecteur une émotion et un goût tout à fait particuliers.
À chaque « volet » (printemps 1652 ; été 1668 ; automne 1680 ; hiver 1693), dans sa proposition primordiale de ressusciter à « tutto tondo » l’homme La Fontaine, Valère Staraselski fait « passer », comme dans une pièce de théâtre, un différent message, concernant une phase de l’évolution soit de la personnalité du poète soit de la nature de son inspiration.
Dans le premier volet du reportage de Valère Staraselski, qu’on pourrait rebaptiser « dans les pas du cheval de La Fontaine », on a l’impression que le jeune cavalier il est encore en déça de son vrai épanouissement : il s’exprime, à l’âge de ses trente-deux ans, à travers les vers de ses premiers maîtres (Malherbe, Clément Marot, Honoré d’Hurfé) ; il avoue son unique aspiration à la poésie à son protecteur (Henri de La Tour d’Auvergne, vicomte de Turenne, second fils du duc de Bouillon, prince de Sedan) ; il confie au lecteur ses rêves d’amours dangereux. Si on pouvait faire une comparaison entre le volume de la voix du ténor et celui de l’orchestre, on dirait qu’ici la voix du solo peine un peu à dépasser les voix (et les bruits) qui l’entourent.
D’abord parce qu’il n’est pas seul. Il y a la guerre, dont Château-Thierry, sa patrie familiale, a été plusieurs fois la cible et la victime : « La rage des hommes, cet inexplicable excès qui se transforme en fureur meurtrière, il l’avait découverte il y a quelque temps déjà ». Son rôle de protagoniste sur scène est en fait subordonné à la force du baryton, c’est-à-dire du très recherché homme d’armes — le Grand Turenne — qu’il accompagne.
Ensuite, parce que, surtout dans les premières pages du livre, le souci d’une représentation efficace des temps et des lieux, fondée sur un très approprié recours aux formes et nuances de la langue parlée au XVIIe siècle, prend le dessus. Cela produit un bruit de fond, un chant souterrain qui marche avec l’histoire : « … Entendant les rires énormes qui sortaient de dessous les tentes où les soldats chopinaient, il ajouta que, en regardant ses hommes, il les voyait marcher, courir même à des morts il est vrai glorieuses et belles, mais sûres cependant, et quelquefois cruelles ».
Dans ce premier volet, le jeune La Fontaine doit se contenter de l’attention que Turenne lui donne dans les intervalles de ses devoirs de chef militaire. Il est vrai aussi que sa poésie naissante ne pourra se passer de l’assimilation préalable de l’esprit poétique des Marot et des Malherbe, auteurs que son interlocuteur à cheval tout simplement adore.
Si donc ce premier portrait est encore un peu flou, comme dans un tableau où la réalité est représentée comme en rêve, cela correspond au statut encore embryonnaire de ce grand homme en devenir. D’ici peu, le rêve de Jean de La Fontaine touchera sa fin : « … la nuit vient sur son char conduit par le silence ».
Dans le deuxième volet, nous sommes en été, dans le jardin du palais d’Orléans, c’est-à-dire dans « notre » jardin du Luxembourg. Deux étudiants un peu au-dessus de la ligne, voire débordés et ambitieux comme d’habitude, rencontrent, sans le savoir, La Fontaine en personne. Cette image est parfaite, avec le silence du jardin, rarement interrompu par quelques passages à côté du petit groupe. Le roman pourrait commencer ici. Il « … se déplaçait d’un pas nonchalant, la tête baissée, l’air absent ou plutôt employé dans quelque pensée. Son pourpoint de couleur bleu tendre s’alliait à sa culotte qui, elle, tirait sur le bleu roi, ainsi qu’à ses bas, bleus eux aussi…. Sous son chapeau, sa perruque à la binet, soyeuse et de qualité, pourvue de longues mèches brunes, luisait au soleil, renvoyant parfois des reflets fugaces. »
Entre ce camarade supposé de La Fontaine et les deux étudiants se déroule un dialogue serré. Le lecteur a la sensation d’avoir beaucoup assimilé des difficultés quotidiennes que l’homme de lettres devait affronter pour subsister — avec l’attitude d’une cigale déguisée en fourmi et vice versa — avant de se consacrer à la poésie, dans toutes les minutes de liberté qu’il pouvait arracher. « … Il ne faut point se méprendre, cet auteur ne rédige pas au fil de la plume, il lui en coûte ! Il me dit et me répète à satiété qu’il se heurte souvent au principe de l’uniformité du style… » Cet homme, maintenant âgé de quarante-sept ans, est le précurseur du personnage d‘Arlequin serviteur de deux maîtres de Goldoni. Dans ses continus déplacements du côté cour (où il doit se conformer aux lois et aux caprices d’un système de pouvoir aux règles très strictes) au côté jardin (sa véritable dimension de vie créatrice) il doit toujours cacher son visage, devenant maître de la moquerie de soi-même, jusqu’à s’annuler, parfois, derrière un double ou un prête-nom. Des mots qu’il prononce, on comprend que cela lui plaît. Il a d’ailleurs besoin des deux conditions et situations opposées — richesse ou détresse, pouvoir ou égarement — pour y trouver son inspiration : « Allez, je le connais bien, du moins je le crois, si notre ami, comme tout homme de bien et d’esprit, n’est pas insensible aux honneurs, il ne voit en définitive que par ses ouvrages. Je puis vous l’assurer ! Et gageons que, sans l’apport de ses livres quant à son âme, mais également rapport à sa bourse, il souffrirait le diable. » D’ailleurs, comme Valère Staraselski dira plus avant en son nom : « Il ne faut jamais se moquer des misérables, car qui peut s’assurer d’être toujours heureux ?… Certaines gens sont si peu chrétiens : ils ne savent pas voir un être malheureux sans le discréditer. »
Dans cette rencontre — très facile à imaginer pour tous ceux qui connaissent un peu Paris — ce personnage qui feint ne pas être La Fontaine nous donne aussi le plaisir d’apprécier sa naïveté, sa sincérité hors du commun lorsqu’il lance un petit conseil de sagesse aux deux jeunes inexperts : « Tout est mystère dans l’amour… Fort heureusement qu’il vous reste, pardon, que nous avons cela ! Ainsi que l’assure le sieur de La Fontaine: À qui donner le prix ? Au cœur, si l’on m’en croit. Et bien que — vous l’apprendrez toujours assez tôt — les plus grands de nos maux soient les rigueurs de nos belles. C’est ainsi. Mais soyez tout de même amants, car vous serez inventifs!… »
Dans le troisième volet — on est en automne, dans des rues de Paris fort ressemblantes à celles d’aujourd’hui —, un des amis plus fidèles de La Fontaine, François Maucroix, va lui faire visite. C’est une rencontre très émouvante. Finalement, notre poète ne cache pas son identité ni ses pensées intimes. Assis l’un devant l’autre avec une bougie appuyée sur un tabouret entre eux, La Fontaine, qui a maintenant cinquante-neuf ans, se plaint de la méconnaissance qu’il doit subir de la part du Roi. Son ami le rassure : « Les grands n’ont jamais ignoré l’ancienne méthode de négliger la personne en estimant ses écrits… ». Après, il lui dit qu’à bien y réfléchir « … il fallait convenir que si le roi se piquait d’ignorer l’intérêt et même l’écriture des Fables, tout compte fait et paradoxalement, cette attitude royale le mettait, lui, Jean de La Fontaine, à l’abri. » Cette rencontre est d’ailleurs constellée de citations de morceaux de La Fontaine et aussi de considération sur le sens de son œuvre.
Très intéressant est ici l’épisode de « La chambre du sublime », petit théâtre de la grandeur d’une table où Mme de Thiange « avait voulu que La Fontaine eût une place parmi les plus grands, car elle l’en croyait digne ! Le roi, qui, disait-on, s’en était amusé, n’avait point, quant à lui, émis d’avis défavorable. Bien sûr, quand il l’avait apprise, cette nouvelle avait eu pour conséquence instantanée de raccommoder promptement Jean avec la joie de vivre. Ça n’était après tout que justice ! »
Le quatrième volet se déroule toujours à Paris, dans un modeste appartement pas loin du Louvre. L’abbé Pouget de la paroisse de Saint-Roch fait tous les jours visite au poète — âgé de soixante-douze ans — frappé d’une maladie qui devrait le conduire à la mort. Ce chapitre très touchant et beau, où tous les personnages sont mis à nu dans un portrait réaliste à la manière de Flaubert ou de Gide aussi, fait mieux que tous les autres connaître Jean de La Fontaine. D’abord, celui qui accompagne l’abbé Pouget chez La Fontaine la première fois, se sent en devoir d’en faire le portrait : « … avec les gens qu’il ne connaissait point, ou qui ne lui convenait pas, souventefois il offrait un visage triste et rêveur. En revanche, dès que la conversation l’intéressait et qu’il prenait parti dans la dispute, ce n’était plus un homme rêveur, c’était un homme qui s’exprimait alors beaucoup et bien. C’était La Fontaine, tel qu’il était dans ses livres ! Voilà, il ne pouvait pas mieux dire ! »
Après les premiers jours de méfiance réciproque La Fontaine réussit à gagner la confiance de l’abbé qui, en échange, obtient ce qu’il veut : l’accord du poète pour une condamnation définitive de ses Contes, jugés par les Académiciens et le Roi comme œuvre scandaleuse et immorale.
Mais ce qui m’a le plus touché c’est le chagrin destructif que la maladie et la mort de Madame de la Sablière provoquent en La Fontaine. Dans son dévouement amoureux pour sa dernière protectrice, il atteint des expressions très belles et nobles jusqu’à sortir finalement de lui même. Cela m’a rappelé de près la mort de Don Quichotte, une des plus belles pages de la littérature mondiale. Et, fait incroyable, mais, en fin de compte, très logique, la dévotion pour Madame de la Sablière est enfin le sentiment qui l’emmène à se rapprocher de Dieu, de se confesser et d’accepter avec quelques convictions les extrêmes sacrements.
Selon l’histoire et la reconstruction assez fidèle de Valère Staraselski, il est sur le point de mourir, absorbé dans une espèce d’exaltation à la manière de don Quichotte, tandis que le monde extérieur (représenté de l’abbé Pouget, mais aussi par Boileau et par Racine, venus en délégation de l’Académie) voudrait le condamner comme don Giovanni. La mort tarde. Après lui avoir donné les sacrements le matin, l’abbé Pouget est appelé, l’après-midi même, chez La Fontaine, en train de guérir. C’est qu’il vient de recevoir une importante somme d’argent du duc de Bourgogne, l’héritier du trône ! La Fontaine est ravi, euphorique. Il reprend à espérer.
Ce final, très humain et même prosaïque, ressemble à celui du don Giovanni de Mozart. L’homme diabolique vient de disparaître dans les feux de l’enfer, au milieu d’un crescendo assourdissant et sombre. Il ne se passe qu’une seconde. Tout de suite après, une musique gaie se déclenche, en communiquant l’esprit joyeux de la vie qui continue.

Giovanni Merloni

Des hommes inutiles (débris de l’été 2014 n. 10)

14 jeudi Août 2014

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Écrivains français, Débris de l'été 2014, Valère Staraselski

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Des hommes « inutiles »
Au-delà de ma bonne volonté à preuve de bombe, je n’ai jamais été un homme au foyer. Je peinais beaucoup à remettre tous les matins en ordre mon canapé-lit avec son équipe de coussins aux tailles variées sous la menace de l’arrivée impromptue et pas toujours souriante de notre première hôtesse alsacienne.
Voilà la raison pour laquelle, une fois installé dans mon nouveau domicile, ayant acheté pour ma fille cadette et moi (au dernier étage du glorieux BHV) deux confortables sommiers ainsi que deux matelas Simmons, j’ai fait ma petite « révolution personnelle », en me rendant, après plusieurs consultations et hésitations, chez un magasin spécialisé…
Comme vous verrez, ce que j’ai acheté (et utilisé pendant une des phases les plus heureuses de ma vie) semblera jaillir de l’imitation des systèmes adoptés par les « dormeurs de la rue » pour se protéger du froid et des intempéries. Une solution beaucoup plus commode, la mienne, que j’ai eu la possibilité de mettre en pratique et toute sécurité, au milieu des quatre murs d’un appartement propre et fermé à clé.
D’ailleurs, cette solution, conçue pour les émergences, les voyages, les randonnées sur les cimes alpines ainsi que pour les vacances à pied, même si elle est parfaitement adaptée aux exigences d’une personne seule, elle cogne vivement contre la mentalité dominante. « Comment ? Tu veux te soustraire aux règles de tout le monde ? » « D’accord, tu dors en solitaire et tu te sers d’un outil créé pour une personne à la fois… Cela est très incommode, on ne peut pas bouger librement, sortir les pieds, mais techniquement c’est « faisable » (mot ce dernier que je n’aime pas)… « Tu vas adopter ce système juste pour gagner cinq ou dix minutes de travail par jour… Tu es bien curieux, mon ami ! » (Je n’aime pas non plus ce ton confidentiel, surtout s’il est implicite…)
J’ai résisté aux nombreuses objections, en faisant finalement le choix d’un confort austère et presque militaire. J’en ai profité pendant à peu près trois ans, c’est-à-dire jusqu’à l’arrivée définitive de ma femme.
Et pourtant, chaque fois que je me suis faufilé dans ma souple et glissante enveloppe, je n’ai pas pu me passer de penser à tous mes confrères humains ayant à faire avec un machin pareil, qui n’avaient pas du tout la même chance que moi.
« Oui, je ne suis pas du tout riche, me disais-je. Mais je peux m’accorder un toit, une boîte aux lettres, un escalier, une porte avec le petit périscope pour regarder au-dehors… J’ai les rideaux occultant la lumière du jour et aussi un petit escabeau pour y appuyer mon portable Nokia, mes lunettes et mon livre de chevet…»
« Ne serait-ce pas une forme de snobisme légèrement provocateur, la mienne ? Ou alors, suis-je moi aussi un homme inutile ? »
Un des phénomènes qui m’avait particulièrement bouleversé dans ma nouvelle réalité, c’était le nombre impressionnant de gens qui traînait péniblement pendant la journée dans les rues, dans les couloirs du métro, sur les ponts et sous les ponts. Des gens sans abri, sans un sou, qui demandaient dignement l’aumône ou se laissaient aller sur un matelas au bord d’un trottoir. Même d’entières familles. La géographie de ce douloureux problème n’était pas homogène si l’on se déplaçait de la rue du faubourg du Temple en direction de la Roquette, par exemple. On dirait que les villages se multipliaient et pourtant, même s’ils étaient en compétition pacifique les uns contre les autres, à l’intérieur de chaque village on partageait la même notion de la richesse et de la pauvreté, de la précarité et de la détresse. À rue Keller tout comme à rue Sedaine, sur le parvis de Saint-Ambroise tout comme à rue de la fontaine au Roi…
Pendant la nuit, la plupart de ces gens de la rue disparaissaient. Sous les arcades, dans les passages et les coins les plus reculés je rencontrais des amas informes où se barricadaient des gens qui n’avaient pas de choix, enveloppés dans des cartons ou des couettes ou alors dans d’étranges feuilles dorées ou argentées. Le premier que j’ai rencontré avait choisi le côté de la rue Barbier qui se termine en cul-de-sac juste près de la grille d’accès à la petite cour d’où je montais à mon logement. Ensuite, j’en ai rencontré partout, même dans des balcons libres au rez-de-chaussée de certains immeubles.
Je vous avoue que je suis très sensible à la condition de tous ceux qui trainent dans la rue et y dorment, parfois dans des conditions de risque sérieux. Pas seulement en raison de mon égoïsme qui me pousse facilement à voir moi-même glisser dans une dérive pareille… Néanmoins, je partage les sentiments de la plupart de mes nouveaux concitoyens : personne ne peut être insensible, à Paris même plus qu’ailleurs, à la vie difficile et parfois impossible des désespérés de la rue. C’est très difficile pour moi d’en parler, car je ne peux pas éviter, à chaque mot qu’avance, de m’interroger sur la pleine sincérité de mes propos. Car il est évident d’un côté que le problème est énorme, gigantesque, dépassant les possibilités d’action de chaque individu, comme il arrive dans les grandes calamités naturelles ou dans les guerres… Une communauté entière est concernée. Et pourtant, chacun de nous se dérobe ou se sauve en protestant que c’est aux institutions, aux associations humanitaires la tâche de s’en charger. Mais, évidemment, ce que nous voyons au jour le jour nous fait bien comprendre que les efforts extraordinaires que fait la Mairie de Paris — avec l’aide d’un immense réseau de structures et d’hommes prêts à intervenir — ne sont pas suffisants. Quoi faire ? Je crois qu’au-delà de toute rhétorique il faut surtout garder les yeux ouverts et participer à la vie de la ville et du quartier — chacun selon ses possibilités —, vigilant toujours de façon que tout cela ne soit jamais nié ni abandonné définitivement à soi-même.

Pendant les premières années à Paris j’avais lu deux livres, à ce sujet, qui m’avaient vivement touché, concernant, tous les deux, la facilité, pour un jeune au chômage, de glisser dans la rue. Dans le roman poignant et intransigeant de Valère Staraselski, « L’homme inutile » Brice Beaulieu — élève brillant et fort doué en difficulté avec la bureaucratie mentale d’une société devenue de plus en plus cynique — succombe presque sans lutter, devenant par erreur victime d’une violence qui serait anachronique dans une société jusqu’au bout responsable (voir un extrait ci-dessous).
Dans le livre de Harold Cobert, « Un hiver avec Baudelaire » — un roman douloureux, mais confiant dans les hommes (et encore plus dans un chien au nom évocateur) — Philippe Lafosse traverse le drame de la rue jusqu’au bout, prenant conscience de toutes les contradictions positives et négatives de la machine de la solidarité. On découvre qu’au-delà des institutions ce sont toujours les hommes ou les femmes qui font la différence, avec leur sensibilité et volonté individuelle qui les poussent à agir, même contre l’évidence la plus dure.

Un outil pour l’homme inutile
La série des boutiques du Vieux Campeur constitue une véritable chaîne spécialisée, un peu snob et peut-être un peu chère aussi, qui offre pourtant une solution à presque toutes les exigences, même les plus intimes, liées au froid, au vent et à la pluie ainsi qu’aux éventuelles randonnées se terminant par des nuits à la belle étoile.
Je ne trouve pas l’espace, ici, pour décrire exhaustivement l’étonnement admiratif que j’ai prouvé, déjà la première fois que je m’y suis rendu. J’avais froid. J’avais besoin de protéger les parties de mon corps que de pantalons pas suffisamment chauds ne protégeaient pas des flèches gelées de l’hiver.
Lorsqu’on descend à la station MAUBERT-MUTUALITÉ on est joliment invités à monter sur la colline Sainte-Geneviève, chère à Abelard, par la très agréable rue des Carmes (au bout de laquelle se hisse, solennel, le Panthéon). On tourne à droite et l’on pénètre dans des ruelles (dont rue Sommerard et rue Thénard) s’accrochant en haut à la rue des Écoles, où, de façon discrète et apparemment hasardeuse, plusieurs boutiques du « Vieux Campeur » vous attendent, pour vous offrir chacune des choses différentes.
Une espèce de BHV horizontal, spécialisé dans les randonnées les plus hardies et les plus difficiles, s’adressant donc surtout à des gens héroïques qui n’ont peur de rien, prêts à se lancer dans le vide avec un deltaplane (ou un parapente) ou à glisser parmi les cailloux d’un torrent à la vitesse de la lumière. Mais, puisque les affaires sont les affaires et qu’il faut quand même survivre, cette glorieuse chaîne daigne accueillir aussi des citoyens couards comme moi.
Et pourtant, quand j’ai acheté mon collant de laine noir je n’ai pas eu le courage de dire que j’avais froid à Paris, même dans mes quatre murs. En répétant ce que je venais juste d’entendre de la bouche d’un autre client, j’ai dit qu’il me fallait cela pour une excursion dans les montagnes du Canada, où m’attendait Odette, une amie de là-bas.
De même, lors de l’achat de mon précieux sac à couchage : « Je resterai à la base. C’est mon fils qui va escalader le Mont Rose. Mais, vous comprenez, dans une tente à la hauteur de 2000 mètres…»
Très sensible au risque de mourir de froid, j’ai eu la sensation d’être sauvé au milieu d’un gouffre de glace par un Saint-Bernard humain lorsque le vendeur (probablement un ex-guide alpin) m’a renseigné autour des petites différences entre les nombreux modèles exposés. Rassuré, d’une façon très discrète, m’accompagnant avec des gestes éloquents, je lui avais avoué mon but : profiter d’un très confortable matelas Simmons et, à l’abri des quatre murs d’un appartement silencieux, utiliser cette formidable découverte de la technique alpine à la place du redoutable caravansérail de draps, couvertures et/ou couettes aussi engageants qu’encombrants. Mon primordial souci c’était celui de faire front aux baisses de la température pendant la nuit, étant chaque fois obligé d’éteindre le chauffage électrique avant de dormir… Mais je sais bien combien est-elle différente la condition du dormeur de la rue !

Extrait de la lecture de « Un homme inutile » de Valère Staraselski
C’est la lecture d’un très poignant roman de Valère Staraselski (« Un homme inutile », éditions du Cherche midi, 1998) qui m’a poussé à réfléchir sur le thème de l’abandon et m’offre maintenant la possibilité de conclure cette ultime lettre sur la « rupture ».
Ce livre se charge en fait de la tragédie humaine de tous ceux qui, du moins du vivant, résultent « perdants » vis-à-vis des paramètres et des outils de sélection d’un monde soi-disant moderne et progressif qui, au contraire, alimente une idée de société de plus en plus basée sur le succès et ses privilèges, où l’argent devient inévitablement l’unique repère et la seule divinité possible. Cela est particulièrement évident aujourd’hui, avec les informations en temps réel dont quiconque peut profiter dans n’importe quel endroit, même le plus reculé de la planète.
D’ailleurs, « l’abandon » — qui marque inexorablement les perdants, les réjetés, les exclus et tous ceux qui n’ont pas su « profiter » des chances offertes par un système où le succès est théoriquement possible pour tout le monde et pour chacun —, se lie strictement aux « contradictions » d’une logique de l’emploi et de l’intégration selon laquelle celui qui ne sait pas jouer ses cartes dans la société, ne pouvant être gagnant est automatiquement un perdant. Un homme ou une femme inutile.
Je crois qu’il n’y a personne qui ne désire être utile à la société dont il en attend la protection. Être utile aux autres est chose d’importance vitale pour chaque homme, autant que le désir de s’exprimer. Cela, plus ou moins conscient lorsque on est dans le plein des forces et des prérogatives physiques et mentales, personnelles et sociales, devient encore plus évident sinon dramatique quand on commence à perdre des forces et des prérogatives.
Tomber dans le chômage du jour au lendemain est comme perdre la souplesse dans le rapport amoureux.
Car le travail (et l’amour) ne sont pas seulement des moyens pour nous exprimer, pour affirmer — plus ou moins — nos penchants et habilités particulières. Ils sont surtout la condition indispensable pour notre intégration.
Cela surtout dans les sociétés où la solidarité risque de devenir optionnelle et minoritaire. Car, évidemment, dans la plupart des cas, le sentiment d’inutilité lié à la perte du travail ou d’autres prérogatives physiques et mentales, ne représente pas une faute personnelle, ne correspond pas à une révolte contre ce que la vie et le contexte social nous offre. Mais…
Brice Beaulieu, le protagoniste du livre, est un jeune français qui a priori possède toutes les cartes pour réussir, que peut-être la mentalité gagnante d’aujourd’hui accuserait d’un certain manque d’agressivité voire méchanceté et absence de scrupules, cet homme sur la trentaine qui pourrait être classé comme « l’homme sans qualités » de Robert Musil, cet homme « rêveur et fataliste » se trouve dans cette contradiction tout à fait typique de notre époque post-moderne de perdre le travail, de ne pas réussir à en trouver un autre, de « glisser dans la rue » — comme on dit ici à Paris — et de se sentir subjectivement inutile, avant de se précipiter dans une exclusion objective et, apparemment, sans retour.
Je termine cette longue lettre avec les mots poétiques de V. Staraselski. Comme beaucoup des gens « glissés dans la rue » ce Brice Beaulieu sans défense et tout à fait dépourvu, en réalité, d’agressivité ou de cynisme, reste enfin victime de l’incapacité collective de lui tendre une main. Dans une poche, un feuillet survit miraculeusement au bûcher qui restera peut-être impuni. Et le brigadier choqué essaie alors de le lire : « …je crois pouvoir témoigner de la qualité exceptionnelle de cet étudiant. Son intelligence rapide et brillante, mais exigeante et sans compromis pour atteindre les réalités les plus profondes, sa sensibilité littéraire toujours attentive aux singularités fortes des grandes œuvres, son énergie et sa régularité exemplaires… J’ajoute que les qualités humaines de M. Beaulieu sont au niveau de son intelligence : discrétion, mais sans difficulté relationnelle, et sens très sûr des responsabilités. J’estime, sans hésitation, qu’il saurait profiter au maximum… » (page 195)

écrit ou proposé par : Giovanni Merloni. Première publication et Dernière modification 14 août 2014

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H ou Héroïquement (alphabet renversé de l’été n. 22)

22 dimanche Sep 2013

Posted by biscarrosse2012 in commentaires et débats

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alphabet renversé de l'été, Écrivains français, Valère Staraselski

H sur fontainebleau 480

Io Ho abitato a Roma — J’ai Habité à Rome
Tu Hai una invidiabile abilità manuale — Tu as des enviables Habiletés manuelles
Egli Ha  un certo senso della gerarchia — Il a un certain sens de la Hiérarchie
Horizon
Himalaya
Homère
Horace
Henri IV
Hugo
Hollywood
Hidalgo
Homme
Humanité…

Hélas ! Depuis ce dernier mot, Humanité, je ne réussis plus à avancer… Est-il possible qu’un alphabet puisse gâter l’Humeur ?
Pardonnez-moi, oui ! Même un alphabet renversé peut déclencher un renversement, plus ou moins sensible et grave. D’abord, le choix d’une telle contrainte n’a pas les mêmes conséquences que celui de la rime ou du mètre réglant le flux des vers. Cela ressemble plutôt au choix d’un titre pour un texte quelconque, décidé bien avant d’exploiter le thème évoqué. Parfois, on se borne à formuler des titres splendides, comme il arrivait à Charles Baudelaire, sans jamais trouver le juste élan ou le juste esprit pour les remplir d’images et d’événements également beaux : « Et à quoi bon exécuter des projets, puisque le projet est en lui même une jouissance suffisante ? » (cf. Giovanni Macchia  sur Beaudelaire, dans « Ja suis un esprit à projets« , page 1252 Ritratti, personaggi, Fantasmi, I Meridiani, Mondadori, 1997). Le titre original ou farfelu nous attend au passage, menaçant et terrible, comme cette idée de l’alphabet…
Ensuite, petit à petit, tandis que l’été se brûle et l’automne s’installe, cet alphabet, qui avait tant Héroïquement démarré, s’effiloche comme Les feuilles mortes de Juliette Gréco. Et la contrainte devient diabolique. En principe, on pourrait s’adonner, en toute liberté, à chaque fois, aux suggestions momentanées de la fantaisie et de la mémoire. En réalité, dans cette opportunité alphabétique librement assumée, il peut y avoir une sorte d’inexorabilité.
 Car, en fin de compte, cette idée de l’alphabet renversé — et inconscient — peut se révéler bel et bien comme un escamotage aidant son inventeur à être acquitté ou blanchi par le tribunal du web.
Un tribunal hypothétique, dirait quelqu’un, moins redoutable que celui dont parle Kafka dans Le Procès. Pourtant j’en perçois parfois les échos, comme des chuchotements presque imperceptibles qui frôlent l’écran de mon ordinateur ou voltigent perplexes au-dessus de la corbeille virtuelle. Difficiles à atteindre, comme des ombres ayant des silhouettes quasiment humaines. Ce n’est que mon ombre à moi, diriez vous, que le réflexe de ma voix. En fait c’est justement ma propre voix qui me dérange.
Je pourrais m’écarter de tout cela, me dérober avec un simple déclic, comme j’avais déjà fait, il y a longtemps, en éteignant la télévision. Je pourrais me refuser de continuer à me soumettre au flux inexorable de paroles et d’images dures à maîtriser, s’accumulant l’une sur l’autre comme autant de cadavres ou de gestes intimes ou de rires souvent vulgaires. Mais…
J’arrête ici.
Je ne suis pas le seul à vivre ce défi avec le web, cette inquiétante contiguïté avec les innombrables voix du monde, dans une alternance de confiance et de peur, de délire enthousiaste et de sombre pessimisme.
Donc, je m’arrête à la mauvaise Humeur d’aujourd’hui, à l’état Hargneux dans lequel je frôle pourtant l’envie de me cloîtrer dans un Huis clos, bordé de Haies sombres.
J’arrête parce que je n’aime pas trop me vautrer dans le refus, dans les sentiments contradictoires de l’Honneur perdu ou raté ni surtout de la Honte.
 Honte de quoi, d’ailleurs ? Mon fils Paolo émerveilla un jour tout le monde en nous reprochant de glisser facilement dans un sentiment de culpabilité qui n’était pas catholique ni dicté par une autre religion quelconque. Un sentiment que seulement une religion excessivement rigide ou une fausse superstition aurait dû nous inculquer.
Je suis d’accord, mais au fond, je crois que la religion, dans ses formes extrêmes ou hypocrites d’intolérance et de nivèlement des consciences, ne fait que profiter des maux profonds, ancestraux, qui se déclenchent spontanément depuis toujours entre tout Homme et tout regroupement Humain.
Le réflexe le plus immédiat est celui de fuir (suivant la pulsion même de fuir, comme dirait Guillaume Vissac). 
Sinon on part à l’attaque, Héroïquement, suivant une pulsion opposée, presque amoureuse, celle du combat sans répit, jusqu’à la mort :
Dulce et decorum est pro patria mori
« Il est doux et glorieux de mourir pour sa patrie » (Horace)

002_cavaliere nel fiume Iphoto NB 180 L’Adieu aux Rois de Valère Staraselski

En 1794, lorsqu’on sortit de son tombeau le cadavre d’Henri IV, presque 184 années s’étaient écoulées depuis sa mort violente. Ce fut une page sombre de l’Histoire française et de la Révolution aussi, ce lynchage des corps des Rois morts auquel nombre de Français participèrent avec tous leurs sentiments.
Maintenant, je suis en train de lire L’adieu aux Rois, ce passionnant roman de Valère Staraselski qui — tout en décrivant le lieu, l’incontournable basilique de Saint-Denis, juste en dehors des portes de Paris et les menues circonstances de cette honteuse tuerie des morts — reconstruit fidèlement les derniers six mois de vie de Maximilien Robespierre. Celui-ci fut un personnage unique et sans doute un point d’ancrage primordial pour les chefs de la Révolution.
Comme l’auteur a illustré dans la présentation du livre au café de la Mairie de Saint-Sulpice le dernier 10 septembre, il n’y a pas de rue Robespierre à Paris. Ce pilier de l’Histoire de la France ayant eu de millions d’admirateurs partout dans le monde fut considéré après sa mort comme le principal responsable de la Terreur. Mais, de l’analyse fouillée de tous les documents disponibles, quiconque peut vérifier que Robespierre n’avait jamais partagé l’idée de la Révolution permanente ni surtout l’utilisation de la guillotine pour régler les rapports de force dans le Comité de salut publique.

valère s 180.Quant à moi, je partage absolument deux choses que Staraselski a déclaré ce mardi soir : la première, très importante aujourd’hui, selon laquelle les partis de la gauche ne devraient pas passer à côté des valeurs fondantes de la nation Française. Sans négliger l’importance de l’ouverture européenne et de la possibilité, un jour, d’un monde sans frontières, il ne faut pas oublier l’identité d’une nation, sa spécificité, sa civilisation. En défendant sa propre culture, on rend un service meilleur à la collectivité internationale. La seconde chose est très simple et originale en même temps : dans une société qui connait de moins en moins son Histoire, il fait travailler pour la faire comprendre et partager telle une donnée indispensable du présent. Valère Staraselski, auteur d’importantes études sur Louis Aragon, soutient qu’on peut raconter l’Histoire dans un roman aussi bien et même mieux que dans un essai classique. Je pense tout de suite aux Misérables et à Quatre-vingt-treize et n’hésite pas à lui donner raison.
Ayant appris que Robespierre avait fort condamné cet assaut sauvage aux tombeaux des rois, je me permets d’extraire de l’Humus de ce livre — parfaitement calé dans l’esprit et dans la langue de ce temps évoqué — la description de l’ouverture du premier cercueil royal, celui d’Henri IV :

adieu aux rois 180

« Tout d’abord, on a commencé par tirer le bon roi Henri IV, mort le 14 mai 1610 à l’âge de 57 ans, ainsi que l’annonçait la plaque de cuivre sur son cercueil. La première enveloppe de chêne a été fracassée avec un ciseau et un marteau. L’étrange bruit mat que cela faisait ne m’a pas quitté et résonne dans mon crâne. Le bois écorché, déchiré, éventré… Tout cela a paru aller très vite. On voyait bien à leur mine que le cœur des uns et des autres battait la breloque.
Chacun à sa manière, vivait avec intensité ce moment, empli d’un reste de respect sacré et se demandant forcément en même temps quels avaient été les ravages de la mort pendant les deux siècles qui venaient de s’écouler.
Un des ouvriers, il avait le bras presque nu, a osé. Il a avancé la main et soulevé avec précaution le suaire blanc encore intact. Et le corps du roi est apparu, étonnamment conservé, avec sa barbe presque blanche, les traits de son visage à peine altérés, parfaitement reconnaissable. Il semblait dormir et devoir s’éveiller d’un moment à l’autre. Pour ma part, j’ai cru que mon cœur, à force de cogner, allait éclater. Mon sang s’était glacé. Autour de moi, le trouble, le malaise étaient palpables. Il était impossible de détacher son regard de la figure du roi. »
Valère Staraselski, L’adieu aux rois, Paris, janvier 1794, pages 100-101. Le Cherche midi, roman, 2013

ardoises 180 NB

Giovanni Merloni

écrit ou proposé par : Giovanni Merloni. Première publication et Dernière modification 22 septembre 2013

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