le portrait inconscient

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Archives de Tag: vases communicants

Élisabeth Chamontin : Fuir le mur ? (vases communicants septembre 2013)

06 vendredi Sep 2013

Posted by biscarrosse2012 in les échanges

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vases communicants

Merci, Élisabeth, d’avoir accepté de partager avec moi cette aventure des « vases communicants », ce vendredi 6 septembre 2013, merci d’avoir accueilli mon billet jumeau d’aujourd’hui dans ton blog, Cela a été un grand plaisir pour moi. D’abord parce que j’estime beaucoup ton travail de journaliste-poète dans ton Quatrain quotidien et j’apprécie vivement tes textes littéraires dont quelques-uns paraissent sur ton deuxième atelier ouvert, le BLOG O’TOBO. Ensuite pour le climat très amical qui a accompagné notre rencontre. Enfin pour le thème « d’après vacances » que nous avons essayé d’exploiter sous forme de récit rythmé (en vers dans ton cas), selon un esprit de réflexion et de joie de vivre aussi tout à fait partagé.
Mon billet d’aujourd’hui — titré « Aller-retour » — est publié donc sur BLOG O’TOBO  tandis que sur ce Portrait inconscient les lecteurs trouveront trois textes d’Élisabeth Chamontin : « Camargue», « J’ai vu » et « Ô mur ».
En quoi consiste le projet de « Vases Communicants », lancé par Le tiers livre (François Bon) et Scriptopolis (Jérôme Denis) ? Le premier vendredi du mois, chacun écrit sur le blog d’un autre, à charge à chacun de préparer les mariages, les échanges, les invitations. Circulation horizontale pour produire des liens autrement… Ne pas écrire pour, mais écrire chez l’autre. La liste complète des participants est établie justement grâce à Brigitte Célérier.

G.M.

Camargue

flamants

De pétrole un marais s’irise

Sous l’horizon voilé de gaze

Un bateau monte dans l’écluse

Deux flamants tirant sur le rose

Pied dans l’eau cultivent leur blues

Ce n’est pas comme ça qu’on bronze

La Camargue met mal à l’aise

soleil

J’AI VU

J’ai vu les sources de la Seine :

C’est un filet d’eau rikiki

Qu’on voit progresser à grand peine

Dans la direction de Paris.

002_lanymphedelaSeine 740

J’ai vu la nymphe de la Seine :

Elle écoute  le clapotis

Du bassin dont elle est la reine,

Et dans sa grotte se blottit.

003_lepontrikiki 740

J’ai vu le premier pont de Seine :

C’est un pont  en pierres construit

D’une taille lilliputienne.

Mon Dieu mon Dieu qu’il est petit !

004_lepontavecéchelle 740

Ô mur

Ô mur ! l’année à peine avait fini son cours,

Que je t’abandonnai pour partir en vadrouille.

Regarde ! je reviens, ayant bouclé mon tour,

Et ne suis pas bredouille.

005_vases septembre 180

En Bourgogne les murs ont des cadrans solaires,

Des fresques colorées qui semblent des BD,

Des colombages qui les raient dans la lumière,

Ils sont comme fardés

006_vases septembre

Sous le soleil j’ai vu comme Marseille est belle

Et comme sont brillants ses murs de diamant

Du Mucem j’ai vu l’ombre des murs de dentelle

Avec ravissement.

007_vases septembre 180

J’ai vu se refléter dans les eaux de Martigues

Des murs au crépi rouge ou jaune ou même bleu

Car les murs de Provence en couleurs sont prodigues

Pas comme toi, morbleu !

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Le plus majestueux des murs, le Mont Aiguille

Écaillé comme toi culmine bien plus haut

Sa dent  inaccessible était une bastille

Toi tu n’es qu’un chicot.

009_encoremur

Tu m’attendais ainsi dans l’ombre parisienne

Pendant que je collectionnais les autres murs

Pourquoi donc aura-t-il fallu que je revienne ?

Oh que ce sera dur !

Élisabeth Chamontin

De la confection à la dégustation (vases communicants août 2013)

01 dimanche Sep 2013

Posted by biscarrosse2012 in les échanges, mes contes et récits

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vases communicants

Le billet que je propose aujourd’hui a été déjà publié le 2 août 2013 par Dominique Hasselmann dans Le Tourne à gauche, un des blog les plus suivis dans la communauté francophone de Twitter. Voilà ce qu’il avait écrit :
 Aujourd’hui, j’ai le grand plaisir d’accueillir ici l’ami Giovanni Merloni, tandis qu’il me reçoit sur son blog le portrait inconscient.
Je vais profiter aussi de ce « remake » pour citer Quelques pensées sur le futur de l’édition numérique littéraire, un article publié vendredi dernier par Philippe Algrain sur son Atelier de bricolage littéraire. Cette contribution m’a beaucoup intéressé, surtout là où Philippe Algrain souligne « l’intrication entre les pratiques d’écriture et de lecture au sein de communautés d’auteurs-lecteurs. Ces communautés développent des pratiques sociales (comme les vases communicants) qui instituent les aucteurs comme pairs. Plus généralement, à travers la recommandation et les commentaires, un continuum d’activités de lecture, de recommandation et d’écriture se développe, activités qui « font société » dans un sens très différent des sociétés d’auteurs. La pratique littéraire dans une communauté de ce type entretient et nourrit l’acte d’écrire. »
Le propos des Vases communicants est dû à l’initiative lancée par Le tiers livre (François Bon) et Scriptopolis (Jérôme Denis). 
Le premier vendredi du mois, chacun écrit sur le blog d’un autre, à charge à chacun de préparer les mariages, les échanges, les invitations. Circulation horizontale pour produire des liens autrement. Ne pas écrire pour, mais écrire chez l’autre. La liste complète des participants est établie grâce à Brigitte_Célérier, une autre blogueuse.

Assagio 13.7.13_DH 740

De la confection à la dégustation

Un va-et-vient continu de gens, devant cet ASsAggiO , qui essaie d’attirer mon attention avec une enseigne dadaïste qui ne se soucie pas de l’irrégularité des tailles des lettres formant son nom et son esprit fondateur, et au contraire semble sérieusement décidée à contraindre les passants affairés et distraits pour qu’ils s’interrogent. Mais, qu’est-ce qu’on veut signifier par le mot ASsAggiO ?
D’ailleurs, parmi les Parisiens pressés, anxieux de se rendre au plus vite au BHV, quelqu’un s’aperçoit d’une autre particularité graphique, d’un autre signal inattendu. Est-ce qu’il y a un lien entre cet ASsAggiO et cette inscription apparemment décimée par l’agression du temps ? Que veulent-ils dire avec E UZO ?
Bien sûr, ASsAggiO est un mot italien, peu connu ailleurs, qui à mon avis évoque moins le coraggio (le courage) que l’ingranaggio (l’engrenage). Ou alors derrière cet ASsAggiO y a-t-il peut-être la promesse d’un confortable MaSsAggiO (massage) ? Je ne crois pas que la fantaisie puisse arriver jusque là.
J’ai l’impression que cet ASsAggiO-ci est en effet un mot clé, soigneusement choisi pour mettre en valeur une des caractéristiques les plus typiques des Italiens : ils n’aiment pas seulement chanter, comme les cigales, selon ce que disait Ennio Flaiano ; ils aiment aussi toucher à tout, comme les papillons, se réjouissant de la plus grande variété de saveurs.
Italien atypique, j’ai toujours préféré la médiocrité dorée à l’excellence, la quantité assurée au lieu de la qualité rare. Heureusement, dans le mot italien assaggio on peut retrouver deux mots qu’y sont sans doute encastrés: assai (beaucoup) et saggio (essai et aussi sage). On pourrait dire : « Toute personne sage ne peut pas négliger la possibilité de déguster des bons plats en grandes quantités. » Je me suis enfin convaincu que celui-ci est l’esprit primordial de cet endroit, inspiré sans doute par la générosité. N’étant pas puissant comme Jésus à Canaan, on multiplie quand même les saveurs à goûter (au lieu des pains et des poissons).
J’ai à présent l’impulsion presque violente d’entrer et déguster des échantillons d’Italie. Mais, le local est encore fermé. J’appelle alors au téléphone Tintoretto, un ami de Venise, qui travaille dans un bar (et peint pendant ses heures creuses). Tintoretto rit bruyamment dans mon oreille: n’as-tu jamais entendu parler des assaggini ? C’est devenu une habitude, désormais, dans beaucoup de restaurants et pizzerias, à Rome comme à Milan, de proposer des petits morceaux, voire des échantillons de petites bonnes choses à manger venant d’une tradition pauvre, auparavant fabriqués dans la rue, un peu comme les crêpes françaises ou les tortillas espagnoles : pizza à la coupe, supplì de riz, olives farcies, pâtes au four refroidies et coupées en petits morceaux…
Cet étalage excessif de noms de bonnes choses à manger, que je ne connais pas trop bien, n’ayant jamais vu Naples (la patrie du supplì) ni Gênes (où j’aurais pu goûter les focaccine), ni Cesena (où j’aurais pu goûter la piadina), ont provoqué en moi une réaction d’agacement et de gêne inversement proportionnelle à la possibilité d’en bénéficier concrètement. J’en ai eu honte et mon ami lointain s’en est aperçu. Il m’a tout de suite rassuré, en disant que mon égarement était tout à fait compréhensible. Il a ajouté qu’il est très difficile de traduire, jusqu’au bout, des traditions enracinées comme celles-ci, ainsi que le mot assaggio avec son diminutif assaggino…

Impatient d’entrer dans le local, qui n’ouvrira qu’à 11 h 30, j’observe plus attentivement la Babel de mots que j’ai devant moi. Car si au rez-de-chaussée cet AssAggiO est même un peu sophistiqué, on dirait qu’au premier étage des lettres ont disparu. Surtout ce nom UZO m’inquiète. Y a-t-il un lien entre les deux mots, font-ils partie du même casse-tête ? On dirait que cette façade est une page à décrypter, un sage-essai en elle-même, voire l’avant-goût d’un objet mystérieux dont on ne sait pas s’il est déjà là, ou au contraire, s’il doit encore arriver.
Je scrutais très attentivement la scène que cette photo immortalise, lorsque j’ai vu un homme grand et maigre sortir de la porte de gauche. Visiblement ravi, il endossait un imperméable à l’air assez lourd en pleine canicule. Mais, que fait-il ? Il resta quelques minutes debout, immobile devant la vitrine, avant de se faufiler hâtivement dans le local au rez-de-chaussée encore sombre. Une demi-heure après, il sortit dans la rue, très agité, suivi du propriétaire du petit restaurant. Il avait une tache rouge sur le devant de l’imperméable. Ce n’était pas du sang, heureusement, rien que de la sauce assombrie par le basilic pulvérisé de la pizza. L’homme anachronique, indifférent par principe au chaud, mais très gêné par la tâche de tomates et d’huile, rentra comme une furie par la petite porte à gauche. Je le suivis, tandis qu’il montait dans l’escalier caché derrière la façade transparente, et d’instinct je le nommai Monsieur UZO. Enlevant la tête, me protégeant les yeux pour ne pas devenir aveugle, je m’aperçus que cette inscription UZO n’était pas la réclame de la glorieuse boisson très célèbre en Grèce. UZO correspondait en fait au nom d’un primé atelier de couture, spécialisée dans la fabrication d’imperméables.
Donc, ce Monsieur UZO à moi ne pouvait pas être, bien évidemment le même UZO qui fabriquait les imperméables.
Je ne pouvais pas suivre, évidemment, la possible discussion entre le Monsieur UZO qu’avait pris ce nom grâce à l’imperméable et l’UZO officiel, c’est-à-dire le patron de l’atelier des imperméables. Je m’amusais pourtant à imaginer les questions que le premier aurait pu poser au second quand, d’un coup, je les vis accoudés à la fenêtre à l’étage, dans une position qu’on considérerait comme idéale si l’on voulait cracher impunément sur les passants. Là, au bout d’une discussion animée, je vis le patron insister avec le client pour qu’il prenne un nouvel imperméable, tout neuf et sans taches. Après cela, je m’attendais à voir paraître le Monsieur, comme auparavant, au pas de la petite porte à gauche. Mais il ne sortait pas. Une demi-heure s’écoula lorsque je le vis, finalement, de nouveau, ouvrir péniblement la porte du restaurant, encore une fois suivi par le traiteur. Cette fois-ci, Monsieur UZO bis avait un imperméable de taille inappropriée, le regard perdu et trois taches noires d’huile à la hauteur du cœur reproduisant fidèlement l’inscription UZO. Ensuite, j’attendis que le dégustateur à l’air empoisonné rentre encore par la petite porte à gauche, avant de soulever craintivement les yeux : le mot UZO avait disparu.

Contrarié, je rentrai dans le restaurant, entre-temps rempli de monde. Je choisis une table près de la porte et, en attendant, j’observai attentivement le fond du local. Il n’y avait pas d’escalier reliant à l’intérieur le rez-de-chaussée à l’étage. Je me levai pour atteindre les toilettes et jeter un œil sur la cour, lorsque les deux Messieurs UZO parurent devant moi, tous les deux avec les imperméables transformés en palettes multicolores.
— Vous pouvez bien utiliser vos imperméables en tant que nappes pour servir les assaggini, dit leur le restaurateur avec un large sourire. Et vous pouvez aussi servir quelques verres d’UZO.
Je me réveillai dans une chambre blanche, sans couleurs ni inscriptions. Dominique Hasselmann souriait, débonnaire :
— C’est pas grave, me dit-il, avec ce cauchemar sans queue ni tête on va faire déborder les vases communicants. D’ailleurs c’est un jeu et pas un enjeu, avec la seule conséquence que personne ne nous retweetera. Patience !

Bobby Scott et Ric Marlow : « A taste of honey » (Beatles, 1963)

Texte : Giovanni Merloni

Photo : Dominique Hasselmann

écrit ou proposé par : Giovanni Merloni. Première publication 2 août 2013 sur Le Tourne à gauche, Dernière modification, ici, 1 septembre 2013

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Une femme (pas tout à fait) seule (vasescommunicants août 2013)

02 vendredi Août 2013

Posted by biscarrosse2012 in les échanges

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Théâtre et cinéma, vases communicants

Merci, Dominique, de m’avoir proposé de partager avec toi cette aventure des « vases communicants », ce vendredi 2 août 2013, merci d’avoir accueilli mon billet jumeau d’aujourd’hui — titré « De la confection à la dégustation » — dans ton blog. Cela a été un grand plaisir pour moi, parce que, mettant de côté le décalage objectif entre ton expérience et la mienne (je ne suis qu’au septième rendez-vous avec les « vases »), tu as proposé pour les vases communicants, dès le commencement, une vision très positive et amicale. D’ailleurs, il suffit d’aller sur ton blog plus récent — Le Tourne à gauche  —, désormais très connu et fréquenté. Il suffit d’y lire les débats quotidiens qui se déclenchent à partir des suggestions de tes billets, toujours riches et inattendus, pour se rendre compte de ta façon unique, Dominique, de créer un climat idéal de discussion et de travail aussi.
En quoi consiste le projet de « Vases Communicants », lancé par Le tiers livre (François Bon) et Scriptopolis (Jérôme Denis) ? Le premier vendredi du mois, chacun écrit sur le blog d’un autre, à charge à chacun de préparer les mariages, les échanges, les invitations. Circulation horizontale pour produire des liens autrement… Ne pas écrire pour, mais écrire chez l’autre. La liste complète des participants est établie justement grâce à Brigitte Célérier.
G.M.

fo paolo gab 8 - copie

Cliquer pour agrandir

Une femme (pas tout à fait) seule

Quand tu m’as envoyé ton fichier « Zip » (la fermeture-éclair des photos), cher Giovanni, j’ai eu du mal à choisir l’un des clichés car tous possédaient leur charme et leur unité : l’affiche d’Une femme seule, pièce de théâtre de Dario Fo et Franca Rame dans laquelle ta fille Gabriella avait joué en 2011, du 22 août au 19 décembre.

La photo numéro 8 m’a frappée (en douceur) car le visage de l’interprète était comme surmonté de celui d’une autre actrice, une femme peinte peut-être par Tamara de Lampicka – ne pas oublier d’aller voir cette expo avant sa fermeture le 8 septembre prochain. Sa pose à l’envers montrait, comme pour une carte à jouer, qu’un visage est réversible, sensible au mouvement, et peut faire logiquement (ou parfois sans aucune logique) tourner la tête.

Et puis, il est naturel de sortir de l’introversion : le théâtre sert sans doute à cela, sans parler de « catharsis » ou, pire, de « purgation ». Le personnage sur scène permet que l’on se glisse d’autant plus facilement dans sa peau qu’il est présent : ici, la femme (pas tout à fait) seule est presque à portée de main, physiquement ; son image n’est pas éloignée, irrémédiablement, comme sur un écran de cinéma.

J’ai imaginé cette représentation au théâtre des Déchargeurs (il porte le nom étrange de cette rue, et cela lui va bien) : Gabriella – donc Maria – est dans son appartement et la fenêtre s’ouvre sur un autre horizon que celui dans lequel l’avait enfermé son mari. Elle chante à tue-tête (comme une révolutionnaire), elle enchante, devine-t-on, ceux qui la voient et l’écoutent depuis leur siège dans la salle.

Elle s’extravertit, sans sauter dans le vide, sa prison mobilière est devenue, grâce à une voisine, un lieu où elle peut enfin s’exprimer, se laisser aller, vivre ou rêver.

L’Italienne a peut-être (j’imagine…) ramené avec elle tous les parfums de la péninsule, Casanova, les canaux de Venise, la Toscane, Florence et Rome… Nous sommes transportés en Italie par la magie de la parole et du chant, je me demande même si l’on sent l’odeur du parmesan, si l’on voit la fumée des pâtes fraîches et si l’on aperçoit la bouteille de San Giovese posée sur la table de la cuisine.

Alors, tu auras été sadique avec moi, cher Giovanni : je n’ai pas vu ta fille jouer sur scène mais des photos (et cette vidéo jointe) en gardent le souvenir.

Dario Fo  a toujours été un peu fou, sans doute connaît-il aussi bien le français que l’italien. Et pour toi, pas de problème : tu sais admirablement, avec ton art inimitable, dessiner et écrire d’autres mises en scène.

Texte : Dominique Hasselmann

Photo : Giovanni Merloni

De la confection à la dégustation

Journal de bord à Ponthagard (vases communicants juillet 2013)

12 vendredi Juil 2013

Posted by biscarrosse2012 in les échanges, mes contes et récits

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vases communicants

000_ruelle montante avignon 740

Photo de Brigitte Célérier

Chère Brigitte,
Ce n’est que la sixième fois, ce vendredi 5 juillet, que je participe à cette aventure des vases communicants… et j’ai déjà cette chance magnifique d’échanger avec toi… sur une ville imaginaire qui est en nous ! C’est un thème magnifique. Immense et, en même temps concret. On peut faire ce que l’on veut, se laissant libres d’imaginer dix, cent, mille villes particulières et étranges, où l’on n’a jamais posé vraiment le pied, en les décrivant vides ou combles de gens affairés, sombres ou lumineuses, gaies ou antipathiques ; en les recréant aussi par le biais pourquoi pas ? d’un collage en 3D.. Dans chaque ville on peut retrouver toutes les autres villes qu’on a vu ou qu’on a cru voir dans le monde. Par exemple, dans certains quartiers de Paris, je retrouve des coins inoubliables d’Italie. À Place des Vosges, je croise Bologne. À la Concorde et dans le Marais, je suis à Rome. À Montmartre, je monte et redescends dans les ruelles de Naples ou de Gênes. Je me plais à Venise lorsque je me promène au long du canal Saint-Martin. Je trouve Florence dans le Louvre et Parme dans le plus envoûtant roman de Stendhal.
Si d’un côté je peux imaginer avec joie et sans effort une ville qui n’existe pas sous un ciel sens dessous dessus, de l’autre côté, j’hésiterais à m’approcher d’une ville ayant un nom et une histoire sans qu’il ne s’en déclenche tout de suite un travail frénétique et tout à fait banal, mais nécessaire. Car Paris est Paris, Rome est Rome et Avignon est Avignon, tandis que Bologne est Bologne et Parme est Parme. Même si pendant 68 ans à peu près, de 1309 à 1377, Avignon a été Rome, et que Parme, durant 128 ans, de 1731 à 1859, a été « française ».
Il me devient tout d’un coup indispensable, alors, de me rendre compte, par exemple, en remontant dans le brouillard (ou dans le mistral) du passé, combien les Papes, parfois bras dessous bras dessus avec les Rois de France, se sont mêlés dans l’Histoire d’Europe, en rendant cousines ou demi-sœurs entre elles non seulement Paris et Rome, mais aussi Avignon et Parme, ou Bologne, la Provence et l’Italie…
Je ne pourrais pas me passer du fait qu’Avignon et la Provence se trouvent là où elles se trouvent, des villes, des territoires et des gens qui ne laissent certainement pas indifférents les voyageurs, venant de Gênes et Sanremo, qui désirent monter à Paris ou alors s’aventurer vers Carcassonne, Toulouse et Bordeaux… Combien de fois j’ai frôlé avec les roues de ma voiture, donc mes mêmes souliers, ce merveilleux triangle créé par le delta du Rhône ? Combien de fois l’ai-je observé, ce triangle, depuis le hublot de l’avion descendant à Montpellier pour y saisir la glorieuse ligne de l’AIR LITTORAL ?
D’abord, je ne peux pas oublier d’avoir vu la première fois Avignon dans l’été 1958, la même année de Paris et des châteaux de la Loire, avec mes parents. De quoi me souviens-je ? D’une immense cheminée dans les cuisines du Palais des Papes… Plus récemment, en 1982, nous étions en course avec ma nouvelle fiancée pour atteindre l’Espagne. Je me rappelle la perception soudaine d’un sentiment de petitesse et de peur lorsque les phares sont tombés sur une plaque bleue (dans le noir de la nuit) avec une redoutable inscription : LE RHÔNE…

Tandis que j’écrivais à Brigitte pour lui raconter l’embarras qui me tenaille toutes les fois que je dois partir… l’ordinateur a explosé. Sans brûler, heureusement. Dans un petit billet jaune qu’une déesse bandée avait collé sur l’écran noir il y avait un nom : TERBOLRONDE. Le nom que Brigitte m’adresse c’est la personnification de celui ou celle que nous attendons sans le savoir. Tous deux, Brigitte et moi, nous considérons les villes comme des personnes faites de tuiles et de briques bien sûr, de grilles en fer forgé et de jardins suspendus au sommet des toits… Cependant, pour nous, les villes sont faites surtout des êtres en chair et os, qui les habitent le temps d’un jour ou d’une vie, peu importe.
Je ne saurais pas découvrir un nom ainsi beau que Terbolronde. Mais je partage tout à fait l’idée de Brigitte Célérier d’aller à l’essence d’une parenté possible ou pour mieux dire d’une « vase-communication » heureuse entre Bologne-Parme et Avignon et d’y découvrir une constellation de points communs.
Quant à moi, je n’oublie pas qu’une des deux tours de Bologne s’appelle Garisenda, qu’à quelques kilomètres d’Avignon il y a le Pont du Gard, que sous le pont d’Avignon on y danse. D’ailleurs, au-delà des Papes qui ont laissé des traces partout à Bologne et Parme comme à Avignon, ce sont surtout les anciens Romains qui ont su coudre un lien solide entre ces deux pays, la France et l’Italie, qui ensuite ont hérité plus que les autres de cette grande culture et civilisation.
Gardisende ? Garderomaine ? Pontignonne ? Avigarde ? Voilà, c’est décidé : Ponthagard

Journal de bord à Ponthagard

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Photo de Brigitte Célérier

A : Amitié confortée par un mur ensoleillé de couleur beige.
Ponthagard, un labyrinthe invisible. J’y cherche quelqu’un. Un ami, une amie, moi-même, peut-être. J’y rencontre mon ancienne prof de français qui se promène, bras dessus bras dessous, avec un Hollandais de La Haye, très sympathique. Ils m’invitent chez eux, dans cette ruelle sur la droite d’où vient maintenant de sortir leur petite-fille.

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Photo de Brigitte Célérier

V : Vendredi vert.
Je ne m’attendais pas à cette paroi verte s’imposant agressive et pourtant légère. Elle ne manque que de la parole. Je m’adresse alors à Hortense, mon ancienne maîtresse du lycée, mais elle est disparue avec son ami Jan, collectionneur de sons et mémoires… C’est ça, son métier ? Une petite voix sortant des lierres me rappelle gentiment qu’il faut se dépêcher : « Il est vendredi, déjà, tu risques rater ton rendez-vous avec les vases communicants ! » Elle me conseille de m’accrocher à cette liane robuste, peut-être une main courante cachée sous les feuilles longues et pointues. J’ose.

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Photo de Brigitte Célérier

I : Illusion optique et dépaysement. 
Cette ville me surprend et m’étonne. Je l’avais imaginée plate, pourvue de larges avenues, avec un petit centre historique (la cité) enroulé comme un escargot autour d’un grand palais de seigneurs (ou de papes). Au contraire, je ne finis pas de monter. Là-haut, derrière les deux fenêtres qu’on voit bien ouvertes, apparemment abandonnées, on entend un bruit typique de discussion littéraire. Il faut que j’aille, car ainsi je pourrai justifier mon escapade. Mais, comment faire pour y grimper sans me casser le cou ?

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Photo de Brigitte Célérier

G : Grand guignol. 
La ville même me suggère la réponse à mes tourments. Elle est ici, elle est là, quelque part dans cette ville hagarde où tout le monde s’est donné rendez-vous. Dès que je me suis rendu dans cette place, conseillé par les nouveaux amis des vases communicants, j’ai immédiatement rencontré tous mes anciens camarades du lycée sauf une… celle que je cherchais. Ces Italiens distraits et insouciants ne se sont pas beaucoup occupés de moi. Personne n’a prononcé son nom, et j’ai eu honte à le demander. Mais, puisqu’ici je ne fais que faire de rencontres de toutes sortes, je veux me convaincre que c’est ici, dans cette ville le fameux Aleph dont nous a parlé Borges… Donc, forcément, elle aussi… Mais, est-il possible que soit là cette demoiselle, madame, mère et déjà grand-mère, cette mignonne aux cheveux tombants… unique manège à moi ? Oui, elle « doit » se nicher ici, là, quelque part…

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Photo de Brigitte Célérier

N : nœud intime à dénouer. 
Je me suis convoqué ici à Ponthagard pour accomplir cette tâche. Même là-haut, dans cette vaste chambre envahie par les feuilles, donnant sur les collines, toutes les gens savaient. Les amis des vases me parlaient tout en regardant dehors, comme il arrive en voiture. C’était très solennel. « Tu la rencontreras, m’a dit Dominique, avant de faire une photo pour son blog. — Vous ferez ensemble le tour des remparts, a ajouté Élisabeth, tout en travaillant à “ses” remparts poétiques en vers alexandrins. Vous l’avez voulu, a conclu Lucien, tout en fixant la rose des vents. Ensuite, quelqu’un, peut-être Anna, a fait glisser dans ma poche cette adresse : — si tu ne la vois pas tourner sur un cheval de manège, elle sera bien sûr dans la “rue poétique”. Voilà, j’y suis depuis une heure. J’ai vu passer tout le quota romantique de la population mondiale. Mais ce n’est pas une chose qui peut arriver à moi de rencontrer ici mon âme sœur. Se serait trop beau ! Je dois chercher ailleurs…

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Photo de Brigitte Célérier

O : opéra et musique. 
Une phrase me torture : « l’inutile précaution » d’avoir apporté une longue échelle et les outils pour grimper une montagne tandis que nous sommes, en fin de compte, dans une ville au bord d’un grand fleuve. Pourtant, cette expression cruciale pour le dénouement du Barbier de Séville de Rossini garde au fond, pour moi, la promesse d’un final heureux. Car il y a probablement quelqu’un qui a verrouillé mon ancienne idole dans quelques cagibis ou dans les souterrains du grand palais des Papes. Je trouverai la force d’ouvrir cette grille rouillée… Mais, je ne suis pas un héros, je chancèle, étourdi, dans cette ville comble de gens, d’étalages, de musiques dans la rue et de canaux en fête. Auprès de ce platane, appuyé à ce parapet je me penche vers l’eau au risque d’y tomber dedans. Je n’ai pas honte de vomir.

007_le pont d'avignon antique 740

Photo de Brigitte Célérier

N : nous. 
Nous sommes là, étendus sous le pont hagard. Je te retrouve, cinquante ans après. J’aurais dû le savoir qu’il y eût cet endroit où l’on trouve toujours ce que l’on cherche. Tu hoches de la tête, car tu as raison : ce n’est pas la peine de s’interroger en se demandant combien d’eau est passée sous ce pont. Pourtant cinquante ans c’est beaucoup pour un soupirant dévoué et une charmeuse fugitive. « N’y pense pas, même pendant un seul jour ou une seule nuit nous sommes ici : nous. »

Giovanni Merloni

Merci dis à Giovanni Merloni pour m’avoir proposé cet échange.
Merci lui dis pour sa lettre et sa jolie quête-fable à Ponthagard, à partir d’images choisies chez Paumée
Merci lui dis d’accueillir chez lui, sur son blog joliment appelé le portrait inconscient https://leportraitinconscient.com/ ma presque docte description de Terbolronde, rêvée à partir de quatre de ses dessins.

Tiers Livre et Scriptopolis sont à l’initiative d’un projet de vases communicants : le premier vendredi du mois, chacun écrit sur le blog d’un autre, à charge à chacun de préparer les mariages, les échanges, les invitations. Circulation horizontale pour produire des liens autrement… « Ne pas écrire pour, mais écrire chez l’autre. ».

La liste des participants, que j’espère correcte, se trouve sur http://rendezvousdesvases.blogspot.fr, dédié à ce seul usage, et ci-dessous, si vous le préférez.

Brigitte Célérier

écrit ou proposé par : Giovanni Merloni. Première publication et Dernière modification 12 juillet 2013

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Brigitte Célérier : Terborlonde (vases communicants juillet 2013)

05 vendredi Juil 2013

Posted by biscarrosse2012 in les échanges

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vases communicants

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À Giovanni, à propos de villes anciennes terriennes et vivantes

À Giovanni, mon cher ami,
Tu m’as envoyé, et je t’ai volé, des images poétiques et construites où passent des arcades en souvenir de Bologne.
Je t’ai proposé des images d’Avignon…
Tu me demandes de te parler de cette ville où me suis posée.
N’y a rien ou beaucoup à en dire.
Il y a cela : Bologne et Avignon sont parentes, et différentes (et l’un des hôtels nobles les plus beaux d’Avignon, l’hôtel Berton des Balbes de Crillon est l’oeuvre d’un bolognais, Domenico Borboni, en collaboration avec sculpteurs et maîtres maçons locaux, ses émules)
Elles sont centres et filles de terres fertiles. Elles sont villes de très ancienne histoire, et de vie robuste (un peu languide pour la mienne, mais elle persiste et se modifie lentement)
Bologne, dans mon imaginaire, est rousse et rouge, Avignon est parfois d’un crème doucement rosé, souvent blanche, centre modéré d’une terre de droite profonde.
Bologne est intellectuelle et brillante, Avignon a été un temps un centre intellectuel et artistique quand abritait les papes, a été le centre d’une petite renaissance occitane, est – il faut bien le reconnaître – une ville de marchands vivifiée par lettrés provinciaux.
J’ai admiré, étudiante, les interventions pour faire revivre Bologne endommagée par siècles et la guerre, j’ai détesté, et continue à le faire, les sottes et brutales interventions sur le tissu d’Avignon
Avignon, je la rêve en grande partie, et mes pieds se tordent sur les cailloux qui restent encore (j’y tiens) au sol des rues de la partie enclose dans le cercle un peu distors de ses remparts, qui n’en est que faible part.. et peu à peu l’aime, m’y coule, la laisse effacer ma longue parenté avec Paris.
Bologne je ne la connais pas, j’en ai rêvé en lisant une amie qui y a vécu longtemps, j’en ai rêvé en rencontrant son nom au détour de livres, j’en ai rêvé et un peu appris grâce à vous. (me pardonnera-tu le traitement que mon rêve a fait subir à ta photo?)
Mais pour aujourd’hui, devant les courbes de tes dessins, c’est une ville fantasmée qui s’est imposée à moi, qui s’appellerait, je crois, Terbolronde.

002_bologne x brigitte_740Quand, dans un écrit, ou, mais c’était très rare, dans le flux d’une conversation, passait le nom de Terbolronde, on entrait dans un souvenir vague de légende, on croyait sentir frémir en soi des souvenirs, on cherchait vaguement quels auteurs l’avaient illustrée, y avaient marché, l’avaient fait respirer.
Peut-être confondait-on, finalement, avec une de ces villes aux noms de rêve universel comme Samarcande, Goa, Valparaiso ou Trébizonde.
En réalité Terbolronde n’était pas très grande, pas – ou plus – très puissante, mais belle. Belle de la terre qui la portait, d’où elle était née, terre riche et profonde, source et siège de sa prospérité, terre qui avait financé et produit ses monuments, ses maisons – les plus grandes, édifiées sous la direction de ceux qui la possédaient cette terre, et celles plus modestes de ceux qui la travaillaient cette terre…
003_zvanìEt les poètes de Terbolronde, dans les concours qu’organisait leur Académie, chantaient la beauté de la terre profonde, chantaient l’élan des bâtisses, chantaient la beauté des courbes qui ramenaient cet élan se ressourcer dans la terre d’où il avait tiré sa force.
Car Terbolronde était la ville des courbes, des voûtes, des arcades, brune et rousse comme la terre où elle se lovait, enroulant ses rues autour des places, nichée au creux d’une plaine fertile, sous un ciel dispensateur de soleil et de pluie, vers lequel elle dardait, prenant appui sur ces fortes voûtes, hautes façades et tours, rythmées par les chants et prières de ses anciens clercs et fondateurs.

004_portici della memoria_740Dans les rues, sous les arcades de Terbolronde, circulaient, sans cesse, affairés même quand on n’en comprenaient pas la raison, peut-être inexistante, en dehors de l’habitude ou de l’image, les costumes noir et or des marchands, filaient les souquenilles ocres des domestiques et employés, attendaient les chemises écrues, les culottes gris sombre des ouvriers, quand ils ne travaillaient pas hors des regards, avançaient à pas soigneusement mesurés les manteaux bruns des clercs et professeurs – car Terbolronde était vieille ville de jeunesse estudiantine -, traînaient ou couraient, gambadaient brusquement, les vêtements jaunes, verts, roses des jeunes étudiants, quand les jeunes de la ville, ou venus de toute la plaine, ou de plus loin encore, boire la science qui brillait dans les écoles, les universités de Terbolronde
abandonnaient leurs livres et s’élançaient sous les allées voûtées qui rayonnaient depuis son noeud central, se déroulaient en larges courbes divergentes et se déversaient dans la campagne.
Car Terbolronde attirait ces quêteurs de sagesse pleins de sève plus vite qu’elle ne grandissait, et ils trouvaient refuge, lit, cuisine robuste et emploi pour leurs bras, dans les grosses fermes où retrouvaient les gagne-petits de la terre, les fils de propriétaires, les jeunes filles agiles, rieuses et sages, et c’étaient fusées d’énergie, concerti de théories sur le monde, amitiés et petites luttes passagères, musique de vie, d’idées, de colères et de joies, une société parallèle à celle qui primait dans la ville, des parents, des sages, des marchands et des édiles, une société qui fusait, ébranlait la ville, la vivifiait, avant de s’y couler comme notables, une société qui se renouvelait, modifiait lentement la ville, la maintenait vivante.

Brigitte Célérier

Merci, Brigitte, d’avoir accepté de partager avec moi cette aventure des « vases communicants », ce vendredi 5 juillet 2013, merci d’avoir accueilli mon billet jumeau d’aujourd’hui — titré Journal de bord à Ponthagard — dans ton blog. 

Cela a été un grand plaisir pour moi, parce que, mettant de côté le décalage objectif entre ton expérience et la mienne (je ne suis qu’au sixième rendez-vous avec les « vases »), tu as su créer dès le commencement un climat idéal de discussion et de travail. Directe, spontanée et justement exigeante, tu m’as communiqué le même esprit flâneur et philosophique qui caractérise Paumée, ton blog élégant et charmeur.  Cela nous a aidés à travailler en souplesse sur un thème aussi fascinant que vaste et redoutable, celui de la ville inexistante ou imaginaire — derrière lequel se cachait, inévitablement, une confrontation entre une ville française et une ville italienne —, en nous proposant la juste clé. C’est grâce à toi, si au lieu de nous tracasser la tête dans des domaines périlleux, nous avons joué ensemble, comme deux gamins de six ou sept ans, aux châteaux de sable ou, si l’on veut, à la ville de sable.

En quoi consiste le projet de « Vases Communicants », lancé par Le tiers livre (François Bon) et Scriptopolis (Jérôme Denis) ? Le premier vendredi du mois, chacun écrit sur le blog d’un autre, à charge à chacun de préparer les mariages, les échanges, les invitations. Circulation horizontale pour produire des liens autrement… Ne pas écrire pour, mais écrire chez l’autre. La liste complète des participants est établie justement grâce à Brigitte Célérier.

Giovanni Merloni

écrit ou proposé par : Giovanni Merloni. Première publication et Dernière modification 5 juillet 2013

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West side story (vases communicants juin 2013)

14 vendredi Juin 2013

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vases communicants

Le billet que je propose aujourd’hui a été déjà publié le 7 juin 2013 par François Bonneau dans L’irregulier, son blog très suivi. Voilà ce qu’avait écrit François Bonneau :
Ce mois-ci aura été rythmé par les échanges avec Giovanni Merloni, dessinateur et écrivain qui m’épate, et avec lequel les échanges auront été sincères, fournis, agréables… Bref l’essence des Vases Communicants. Encore merci Giovanni.
Le propos des Vases communicants est dû à l’initiative lancée par Le tiers livre (François Bon) et Scriptopolis (Jérôme Denis).
Le premier vendredi du mois, chacun écrit sur le blog d’un autre, à charge à chacun de préparer les mariages, les échanges, les invitations. Circulation horizontale pour produire des liens autrement. Ne pas écrire pour, mais écrire chez l’autre. La liste complète des participants est établie grâce à Brigitte_Célérier, une autre blogueuse.

Giovanni Merloni : West side story

Les divers endroits du monde se ressemblent. On pourrait tout étudier sur une carte, s’aidant avec des livres de toutes sortes. On pourrait réussir à assimiler et à renfermer dans le cœur de la mémoire ces mondes nouveaux, faits d’inconnues lumières et d’inconnues distances qui pourtant rentrent tous, sauf rares exceptions, dans le jeu de cette civilisation qui photographie, enregistre, commente et compare. On peut aussi bien s’aider avec l’expérience d’autres lieux similaires. Par exemple, la Bretagne a bien sûr plusieurs points en commun avec la Galice espagnole, la Cornouaille anglaise et aussi la côte ouest de l’Irlande. Ou alors les fjords de Norvège devraient avoir affaire pour certains aspects avec les rìas du Cap Finistère…

Mais, vraiment, je le jure, jusqu’ici je ne sais presque rien de mon correspondant qui s’appelle François Bonneau. Je connais un peu ses écrits, je suis resté fasciné aussi par le titre de son blog, « L’irrégulier », qui me l’a rendu immédiatement sympathique et dont j’ai lu quelques textes qui m’ont touché. Je sais qu’il est professeur (je crois de lettres, dans un lycée) et qu’il va bientôt se marier dans le sud de la France. Mais je ne sais pas du tout où il habite et travaille physiquement. Est-il un homme du sud ou du nord, du nord-ouest ou du sud-ouest ? Il ne me l’a pas encore dit, moi je ne le lui ai pas encore demandé. Quand il me le dira…

Dans l’esprit des vases communicants, je lui ai envoyé quatre dessins, ayant des raisons et des histoires condensées dans de titres que j’espère cohérents. Il m’a envoyé plusieurs photos, parmi lesquelles j’en ai choisies quatre.

Nous nous sommes engagés, dans nos contacts par mail, à exprimer ou raconter quelques choses que ces images échangées vont nous suggérer… Peut-être, mes dessins aux sujets contraignants obligeront François Bonneau à s’en dérober, en se sauvant dans une pure abstraction ou dans une histoire paradoxale et « irrégulière » comme j’en ai lues et appréciées dans de précédents vases communicants et dans son blog.

Quant à moi, je pars dans une dimension tout à fait opposée. Il m’a envoyé des photos magnifiques, qui catapultent une réalité aussi attirante qu’inconnue sur la paresseuse agitation de mon ordinateur parisien.

Peut-être, François Bonneau imagine que je connais déjà ces lieux et qu’il considère comme escompté que je sache ou devine aussi facilement si ces endroits font partie de son univers quotidien ou, au contraire, s’ils sont, des lieux éloignés pour lui aussi comme pour moi : des lieux où il se rend rarement où qu’il n’a vu qu’une fois, au moment d’en prendre ces superbes et intelligentes photos.

Mais je préfère comme ça, avancer à moitié aveugle, sans rien savoir, procédant par hypothèses. Mon histoire sera ainsi nourrie par cette découverte incertaine, tandis que mes mots se mettront en marche ou s’arrêteront au fur et à mesure qu’un itinéraire ou une réflexion se déclencheront…

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J’arrive maintenant. J’ai débarqué étourdi et endolori au petit matin. J’avais besoin de lacets pour mes chaussures et je voulais me désaltérer avec de l’eau de robinet. Mais, tous les bars, magasins et  boutiques près de l’embarcadère étaient fermés. Je me suis demandé si c’était dimanche. Il n’y avait personne. L’unique soulagement pour moi était les inscriptions des affiches et les enseignes des locaux fermés. S’il y avait quelqu’un, il parlerait bien sûr dans ma langue… c’est-à-dire dans la langue que je parle désormais depuis des années… Il fait beau, la journée pourtant s’affiche rigoureuse. Le vent… de l’ouest (que je reconnais grâce à mon expérience d’ancien marin, rien qu’en léchant l’index pointé vers le ciel) a nettoyé le ciel et maintenant le soleil me caresse le cou. Mais il faut bouger. Je me déplace circonspect dans ces ruelles inanimées jusqu’au moment où je vois cet œil rétroviseur au coin d’une usine apparemment abandonnée. Dans le miroir, cerné par des lignes diagonales noires et blanches, le ciel assume une couleur plus foncée. Un bleu cobalt entoure gentiment deux maisons attachées et probablement unies à l’intérieur dont celle de gauche affiche un solide toit en tuiles rouges, tandis que l’autre, en retrait vis à vis de la rue, se dérobe un peu derrière un jardinet assez dépouillé et un escalier prétentieux. Sa ligne de ciel d’ardoise, évoquant une église de campagne, fait ressortir en évidence une mansarde à l’étage. J’y vais ?

Une fois rentré, je devrais me présenter. D’accord, je ne suis pas un forçat, et celle-ci ce n’est pas la résidence de l’évêque de Digne. Mais serais-je digne de ces villageois aux rythmes tranquilles ?

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Où ont-ils finis les coups de pied dans le cul ? En Italie, où je faisais auparavant mon petit cabotage, des restes de cirques arrivaient toujours dans les villages de la côte de Calabre (Joppolo, Coccorino, Coccorinello, Nicotera et Tropea). Je dis « restes » parce que j’imagine de féroces litiges entre les membres de ces familles d’artistes touche-à-tout qui aboutissent à une sorte de spécialisation dont  personne n’a pas vraiment voulu. Donc quelqu’un se prend l’éléphant, tandis que d’autres essaient de profiter du rideau et de la piste nue et crue et d’autres encore héritent du manège. Celui-ci que j’examine maintenant, semble complètement dépourvu des longues chaînes de fer auxquelles j’ai l’habitude de voir attachées de petites chaises sans dossiers ni jambes… Celui-ci n’a pas une gueule de manège, même si la décoration de la vrille est très jolie. Je suis sûr que là-dedans ne se cache personne, ce serait dangereux avec tous ces engrenages de fer… J’aimerai voir s’il y a une petite porte. Parfois, dans ce minuscule cagibi on garde des petits trésors. Un vieux gramophone, par exemple, avec des disques des années cinquante et soixante… et cette musique légère de Temps modernes : « Je cherche après Titine, Titine ô ma Titine, Je cherche ma Titine et ne la trouve pas… »

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Je me suis tellement baladé, dans cet endroit désert, sans rencontrer personne ni animaux, ni traces de quoi que ce soit à manger ou boire, que je me suis convaincu qu’il y a quelque part un robinet avec une énorme vanne. Ce robinet a été fermé et verrouillé par les négateurs de la vie. Car je considère comme très improbable l’hypothèse que les gens soient partis en vacances. Oui, d’abord j’avais imaginé que les habitants d’ici eussent abandonné toutes occupations pour monter sur une arche de Noé et s’exiler dans une île avec tout le bien de Dieu qu’ils auraient égoïstement emprunté partout. J’ai abandonné cette piste quand je me suis souvenu d’un bruit gigantesque que j’avais entendu la nuit dernière, lorsqu’on se demandait si ce noir imprégné d’épais brouillard aurait duré encore un jour. Oui, là-dedans je n’étais pas seul. Et maintenant, je ne comprends pas. Ici je suis seul, les pieds nus, les chaussures enfilées dans les poches, le froid mou du sable caressé par la lumière d’un après-midi de cauchemar.

Je m’approche du tracteur  qui semble m’attendre, vide et pourtant prêt à partir, comme un astronef…

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Un tableau sans personnes, c’est comme un livre sans paroles. Je rencontre de plus en plus des difficultés à m’exprimer dans ce vide. Cela a l’air d’aller vite. Un seul jour s’est écoulé. Le ciel est vide d’oiseaux, la mer est vide de poissons, il n’y a plus de moules ni d’algues accrochées aux chaînes rouillées.

Je songe pour un moment à la déception de Napoléon quand il s’est trouvé dans la ville de Moscou, vide et brûlée. Mais ici on est déjà à la retraite de Russie. Une retraite pourtant à l ‘apparence agréable. On va mourir dans un désert qui n’est pas vraiment le véritable désert, dans une solitude polaire où quand même les pieds gelés trouvent encore le réconfort de la terre nue… Ou alors je reviens au tracteur abandonné et je profite de ce silence pour écrire une lettre à François Bonneau… Cher François, au commencement de cette histoire de vases communicants, en songeant aux photos que tu devais encore m’envoyer, j’avais esquissé dans mon esprit un thème « géographique » que je porte en moi depuis toujours. Le thème d’une course impossible dans la direction où le soleil tombe (ou se couche). Une course essoufflée pour empêcher au soleil de se coucher, pour que le soir s’éternise. Cette idée du « couchant redoutable et fascinant à la fois » (dont je ne suis ni le premier ni le dernier è m’imprégner) ne fait qu’un, dans mon imaginaire, avec l’attraction pour cet « ailleurs » qui se trouvait, à l’origine, sur le nord-ouest vis-à-vis de Rome (ou de Naples) et maintenant est sur le sud-ouest vis-à-vis de Paris. Mais, je ne pouvais pas m’attendre à une télépathie pareille. Car en fait les photo que tu m’as envoyées, symboliques et romantiques à la fois, m’ont littéralement transporté, en quatre déclic, dans un lieu qui m’enchante et m’emprisonne en même temps. C’est peut-être dû à la force des vases communicants. Penses-tu qu’il y a une possibilité de m’en sortir en dehors de la mort ?

Giovanni Merloni

écrit ou proposé par : Giovanni Merloni. Première publication et Dernière modification 14 juin 2013

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François Bonneau : Arrêter la machine du temps (vases communicants juin 2013)

07 vendredi Juin 2013

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François Bonneau, Portrait d'un tableau, vases communicants

Mes chers lecteurs, je suis vraiment heureux de partager avec vous cette très stimulante expérience des « Vases communicants », à laquelle je participe, ce vendredi 7 juin 2013, pour la cinquième fois. 
Cela est aussi un grand plaisir pour moi, parce j’ai occasion d’échanger avec François Bonneau. Je suis avec intérêt et admiration L’irregulier, son blog très suivi, qu’il alimente avec des textes et des images profonds, réfléchis, inattendus et beaux !

En quoi consiste le projet de « Vases Communicants », lancé par Le tiers livre (François Bon) et Scriptopolis (Jérôme Denis) ? Le premier vendredi du mois, chacun écrit sur le blog d’un autre, à charge à chacun de préparer les mariages, les échanges, les invitations. Circulation horizontale pour produire des liens autrement… Ne pas écrire pour, mais écrire chez l’autre. La liste complète des participants est établie grâce à Brigitte_Célérier, une autre blogueuse.

Et maintenant, la parole à François Bonneau !

Bonjour Giovanni,
Si j’en crois les clichés véhiculés par bon nombre de mes compatriotes, tu as un prénom qui fleure la gomina, la douce vie en Vespa, le chianti, et je te fais grâce de la pizza ; je ne connais de toi que le portrait inconscient, et ta photo, relayée via la boite mail ; tu m’es familier, inconnu, courtois comme je l’apprécie, et surtout, surtout, tu as ce pouvoir quasi magique de pouvoir laisser trace de tes mouvements sur le papier, et donner à ces traces significations, ce qui fait de toi une sorte de chaman transalpin, et il était donc légitime et dans l’ordre des choses que je m’adresse à toi en une seule et unique phrase, oui c’est bien logique, ce petit défi bien infime face à tes images, dont la première :

001_fermare macchina def_19.05.2013 _740

« arrêter la machine du temps », sur un pont, qui arlequine, oui alors partons, partons des losanges bleus, de ce brin de Matisse, de ce mouvement évidemment, de la trace d’un geste qui reste, et je ne suis pas le premier à le dire mais c’est toujours fascinant, un geste qui me parle du temps comme d’une machine : travail à la chaine – j’ai connu, calendrier – je t’ai en horreur, emploi du temps – tu n’est que stalactites qui m’enserrent ; à moins que le temps perçu ne puisse être apprivoisé, à moins que le temps perçu ne soit qu’espace de vie, ou ce que l’on en ressent, entre deux éternités de mort, et a fortiori d’ennui, « arrêter la machine du temps » c’est ce que je fais ou j’essaye, quand je le peux oui, mais rarement seul, alors c’est ce que je fais avec elle, oui celle-là,

002_atterrissage_plage def_740

elle qui aguiche et se prélasse, nous avons droit à la fiction, grâce à ton dessin, nous avons droit à la self-mythologie, alors avec celle qui attire même cet oiseau qui vient la gratifier d’un mouvement, peut-être ce même mouvement, ou peu s’en faut, qui vient gratter le papier, et en même temps ce même mouvement qui vient avec un cache col, un cache misère, un cache-froid mal ajusté, pour que l’on vienne donc le remettre à sa juste place comme elle l’attend, elle qui vient se douter qu’on devine, que cette main près de sa bouche, c’est peut-être pour masquer des babines qu’elle pourlèche, peut-être par timidité, en tous cas c’est sur le sable, maintenant tout de suite, et ça déborde,

003_tableau ou fenêtre def_740

ça déborde comme une toile irréelle, comme une coupe à fruits, comme ces traits qui débordent, qui coulent, qu’est-ce qu’on en fait, on trouvera bien quoi en faire, mais ce regard du peintre qui croise mon regard, moi j’en fais quoi, on a peut-être parfois besoin d’un peu d’intimité, à moins que ce regard du peintre, à moins que ce regard de celui qui a laissé un tel mouvement sur le papier, soit là une complicité exempte de tout voyeurisme, et d’ailleurs, en quoi le papier, les pixels seraient voyeurs, ah mais on ne sait jamais, avec les chamans du pixel, bon écoute, détendons-nous et passons à table,

004_rêver à table 19.05.2013_740

et à table, c’est encore un tableau, et peinture ou nourriture, tout cela c’est tout un, ça te remplit de l‘intérieur, oui c’est tout un, sans même parler nature morte car c’en serait presque vulgaire, ça te remplit de l’intérieur et ça remonte à l’occiput, ces mouvements sur toile, mais son assiette, à lui sur la toile, est vide oh ce pauvre bougre, alors en voilà un, de souhait d’avant mariage, si l’on me pardonne la parenthèse autobiographique, un souhait d’avant mariage de ne pas, de ne jamais, faire subir cette cravate-qui-déborde-et-seulement-ça, sur-la-toile-dans-l’occiput, et jamais dans l’assiette, cette cravate que je ne porte quasi-jamais,

sur cette toile,

jamais en guise de plat du soir, bon sang voilà que je dévoile un brin, voilà que Giovanni a mis le doigt là où il fallait, voilà qu’il me pousse à dévoiler quelques abstractions, qui sont signifiantes et que je continue à travailler, que je revendique donc, il n’empêche,

ce vase co, je l’ai rédigé avec l’alliance inofficielle, anneau avant date, au doigt, pour voir ce que ça fait,

et j’ai donc vu.

François Bonneau

Retiens la nuit (#vasescommunicants mai 2013)

05 dimanche Mai 2013

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vases communicants

Le billet que je propose aujourd’hui a été déjà publié le 3 mai 2013 par Anna Jouy dans son journal_poétique_jeté_sur_l’aube. Voilà ce qu’avait écrit Anna Jouy :
« …premier vendredi du mois de mai. Ça y est c’est le moment d’ouvrir le salon et de sortir ma belle vaisselle : les Vases communicants. G. Merloni va arriver. Il aura, je le sais, les mains pleines. Bouquet de choses à me raconter comme on trace sur la paume des lignes et le destin. Il arrive. Il m’a dit que ce serait un cadeau venu de son passé, de son écriture, de l’obstination tranquille et têtue d’écrire qu’il a depuis toujours. L’Histoire  remplie de toutes ses histoires, comme des croisements de haute lice et de petites lices, ce que j’aime tant chez lui, cette façon si particulière qu’il a d’être unique dans un monde vaste, grouillant, d’être lui,  au milieu des autres, de tant d’autres et si singulier…
Voici  Retiens la nuit  où il active la nostalgie, format mondial grandiose, et où il  soulève les recoins mystérieux de ses sensations teintées d’amour et de désir. »

Le propos des Vases communicants est dû à l’initiative lancée par Le tiers livre (François Bon) et Scriptopolis (Jérôme Denis).
Le premier vendredi du mois, chacun écrit sur le blog d’un autre, à charge à chacun de préparer les mariages, les échanges, les invitations. Circulation horizontale pour produire des liens autrement. Ne pas écrire pour, mais écrire chez l’autre. La liste complète des participants est établie grâce à Brigitte_Célérier, une autre blogueuse.

001_retiens la nuit 740 Retiens la nuit (1)

Dans un appartement au troisième étage une famille vient juste de dîner. Les chaises autour de la table ronde ont été écartées et oubliées. Tout comme la table, encore mise, avec des couverts croisés sur les assiettes, ce que ma tradition de famille appelle « la bouchée de la bonne éducation » camouflée dans un coin de la faïence aux grandes feuilles vertes, les verres quasiment vides, les miettes de pain sur la nappe, la couverture du disque laissée de travers, avec cet œil tout seul entouré de taches de rousseur scrutant une tranche de ciel. Les voix se sont dispersées : un petit groupe s’est déplacé sur deux canapés en L, en face de la télévision, un enfant s’est cloîtré dans sa chambre, un autre profite de la dispersion pour téléphoner.
C’est une drôle d’époque que celle-ci ! On nous autorise des heures et des jours paresseux, mélancoliques — scandés juste par le gong du déjeuner ou du dîner —, farcis de longues lectures (mon frère Dodo arrive à lire de lourds romans historiques qui font plus de mille pages) ou alors gonflés d’étranges solitudes. Il arrive parfois que soudain cette maison nous appartienne. Le salon tout à coup silencieux — car on a l’habitude de n’allumer la télévision qu’après le dîner — se transforme en un immense plateau pour une danse effrénée et tribale, pour se lancer à la recherche téméraire de troubles et d’épanchements secrets… des échappées, des éclaboussures et des débordements nécessaires dans une vie saine, protégée et soigneusement éloignée des vexations du monde.
Pourtant on doit sortir, se faire emporter par les tumultes de la rue, par les petites et grandes tâches, qui nous contraignent inévitablement à demander, à répondre avec précision ou gentillesse, ou alors à réagir, à lever les mains ou les baisser… Mais ce n’est rien s’il s’agit de zigzaguer parmi les autres, de prendre des distances vis-à-vis de leurs desseins et manipulations ; ce n’est rien jusqu’à ce qu’on ait la chance de savourer béatement une halte dans la rue sans nom, caressée par le vent léger qui fait frémir les arbres qu’on a plantés depuis peu et que de tristes manches à balai soutiennent péniblement…
L’ennui c’est que, de but en blanc, quelque chose de terrible peut arriver. C’est cela notre aventure quotidienne. Il n’y a plus l’heureuse alternance de guerre et de paix, bataille sanglante et repos du guerrier, lutte et amour, veille et sommeil. Il y a toujours les deux, l’un et l’autre, toujours, jour et nuit. Notre minuscule mappemonde de terre et d’eau est survolée par de pacifiques chiennes et des astronautes cloîtrés dans d’inconfortables sarcophages de laiton, ou alors elle est menacée par des fauteurs de guerre avec l’arme atomique entre les dents… L’homme qui habite cette planète, où heureusement la pluie n’a pas disparu, où on a du vent et parfois on transpire, doit s’habituer à la peur, à la sensation précise de cheminer sur une lame tranchante, suspendu au-dessus de l’enfer.
Parfois, pendant quelques jours, semaines ou mois, le temps s’écoule sournoisement, jusqu’à rassurer même les plus craintif. Puis, tout à coup, quelque chose qui poussait sous une couche épaisse de cendre blanche explose. Une mèche déclenche un fusil en le pointant vers la tête d’un homme tandis qu’il roulait, pensif, dans une voiture à la capote baissée, au milieu d’une foule ennuyée, en attente pourtant de son élégant geste de salut. Tout le monde assiste, en direct à la télé, à cette voiture vieillotte et solennelle cheminant parmi des familles bien habillées et des miséreux insouciants. Nous tous assistons à la détonation, suivie par cette espèce d’attaque, ou de mise en scène. Un film avec des taches de sauce tomate au lieu de sang.
Moi aussi, j’ai été bouleversé par cette violence soudaine, entrée de façon hypocrite, à pas de loup, jusque dans la maisonnette des sept nains où l’on fêtait Blanche Neige. Une nouvelle douleur qui meurtrit, une autre absurdité qui assourdit. Il y a deux jours, à Dallas, on a tiré sur John Fitzgerald Kennedy, le beau Président.
C’est la deuxième fois qu’un grand homme de l’Histoire meurt chez nous. Il y a deux mois, le pape socialiste aux grandes oreilles a atteint le ciel, sur la pointe des pieds. Même mort, il ne cesse de bénir notre village plein d’illuminations, en s’attirant quelques décharges électriques et en donnant des arcs-en-ciel en rechange.
Je suis vraiment désolé. Le monde aura un nouveau contrecoup. Il y a seulement un an qu’on a risqué une guerre atomique avec la crise de Cuba. Peu de temps après, en un clin d’œil, on a vu surgir parmi les toits de Berlin un horrible mur qui a rendu assez invincible et infranchissable une frontière déjà triste et douloureuse. Maintenant, je ressens gravement le poids d’avoir grandi dans l’orgueil de maîtriser deux langues — l’italien de mon père et le français de ma mère — qu’on m’a inculqué en me remontant à la manivelle comme un petit soldat de plomb :
« Allons, enfants de la patrie ! »…
Quelle patrie, s’il y a partout des murs ? Si l’arrogance règne souveraine à l’ombre de la statue de la Liberté ? En voyant cet homme grand, aux cheveux blonds, traîné à la hâte sur un lit d’ambulance ; en écoutant la voix rauque de son successeur — le vice- Président Johnson — en train de prêter serment, juste une heure après dans l’avion militaire ; en respirant le parfum éventé sur la nuque blanche de sa femme Jacqueline, pétrifiée, debout dans le même avion, j’ai l’impression d’être un poupon contraint à sortir du cocon des rites consolateurs avant d’être emporté comme un sac et jeté de force au bas d’une camionnette militaire, avec un ordre affreux et péremptoire.
« Ne t’inquiète pas », me disais-je à moi-même, enfant, en enfonçant la tête dans l’oreiller, à chaque fois qu’il faisait sombre. Mais, il n’y a rien à faire, même pour l’enfant éduqué d’un avocat napolitain et d’une chanteuse française. On ne passe pas, on ne peut pas courir librement, même pas en imagination, vers les quatre coins de la terre.
La raison finit toujours par être écrasée, sacrifiée. Au commencement, on l’exalte, on la courtise en la hissant sur des plateaux et des tribunes avec des rubans, comme une femme magnifique. Comme Marilyn, morte l’année dernière, peut-être au moment où, à la faveur de la nuit, sur la plage de Cesenatico, je donnais mon premier baiser à une fille blonde coiffée comme elle. Mais après… tout le monde boit cette télévision et ne s’aperçoit pas des bourdonnements menaçants dans le ciel. C’est ainsi que d’un moment à l’autre on te tue, on enlève d’horribles murs, hérissés de tours de garde et de fils barbelés, et qu’on te contraint à te débattre de toute tes forces, juste pour flotter au-dessus de l’immense vague de l’Océan. Mais, ce n’est pas fini. Au moment le plus difficile — quand les forces vont s’évanouir et, peut-être, en allongeant le bras au risque de le casser, on pourrait saisir un débris ou une bouée de sauvetage —, la télé nous habitue à jouer de hasard : au-dessus de la vague sautille, en se déployant gracieusement en deux ou sur le côté, une splendide jeune femme, gaiement dépourvue d’intelligence et de défauts physiques. C’est à ce moment-là qu’au lieu de nous sauver, nous cédons aux sirènes d’une bataille perdue d’avance : parmi des myriades de gouttes atlantiques ou pacifiques, cette petite femme en bikini ressemble comme une goutte d’eau à une fille déjà trop connue…
Je me réveille en sursautant et je hurle :
— Agata!
al mare da giovane x blog

Photo : Collection Frères Merloni. Reproduction interdite

Ma famille aussi, elle sort brusquement de la torpeur de la longue enquête télévisée. Maman Gréco, qu’on appelle chez nous « la Française », se lève pour débarrasser la table. Dodo reprend sa place, son livre à la main. Le soir, derrière les annonceurs, la poudre sur le nez et occupés à mettre des rubans aux mots et à leur signification, les vieux films d’antan s’affichent au milieu des désastres du monde. Mon père s’énerve pour le énième premier plan fatal sur Greta Garbo. Il exulte, au contraire, aux rares apparitions de Doris Day. Tout ce monde en train de me tomber dessus, qu’il soit vieux ou nouveau, me semble absolument vrai. Sur l’écran, un navire de guerre soviétique ramène les fusées que Fidel Castro attendait. Maintenant, Cuba deviendra une île au souffle suspendu sur le fil de l’eau… De là remontent à la surface les petits bras luisants d’Agata. C’est une nageuse expérimentée, une sirène aux longs cheveux, se noyant dans un impénétrable aquarium. Elle est en train de retourner dans son monde tandis que je rentre dans le mien. Sous la vague, écrasé comme un immeuble terrassé par un tremblement de terre, je retrouve mon microcosme de condamné à mort : je suis un rat des villes, incapable de sortir de son labyrinthe de cages colorées. Est-ce qu’Agata est là, dans ce fleuve en crue qui pousse contre le hublot de verre ? Mais, comment ferais-je pour partir à sa rencontre si je ne sais même pas nager ?
Je devrais arrêter la pendule obsessionnelle de la pensée et de mélanger les faits du monde avec mes angoisses solitaires. Mais, le cauchemar télévisé pourrait d’un coup se renverser — hop là — en un agréable rêve : personne n’est véritablement mort, personne n’est vivant non plus, à part Agata, qui saute maintenant avec des skis nautiques, en dessinant des gribouillis sur ma poitrine d’oiseau rapace.
Après la dernière rencontre sur la terre ferme Agata s’est transformée. Maintenant, elle est inatteignable. Je dois m’habituer à la poursuivre à vide, à courir vers elle, en sachant déjà que là où j’irai je ne la rencontrerai jamais. Elle ne sera pas là. Mais, j’aurai fait un voyage ou une partie de campagne, en la gardant avec moi bien cachée au milieu des mouchoirs sales, dans la poche de pantalon. Ainsi je me fatiguerai et, sans m’en apercevoir, je confondrai son corps avec un autre corps, sa voix avec une autre voix… Et je dois donc user la douleur jusqu’à la rendre volatile avant d’envoyer à quelqu’un d’autre les mots et les gestes inventés pour elle. Maintenant que j’ai la voiture, moitié-moitié avec ma mère, je peux m’aventurer dans Rome, me faufiler dans les nouveaux trous providentiels qu’on a creusés le long des remparts et sous les quais du Tevere, atteindre des endroits lointains et inconnus où, un beau jour, je déménagerais pour m’ouvrir de nouveau à l’amour. Entraîné par cette dérive de douleur, mon esprit incertain se sauvera dans une grotte naturelle, où j’attendrai sans émotion des cortèges de mérous et de mulets, des parfums d’algues mortes ou alors des fantômes féminins, venus exprès pour me consoler :
— Alfredo, ne t’inquiète pas ! Nage !

Giovanni Merloni

Retiens_la_nuit de Johnny Halliday

écrit ou proposé par : Giovanni Merloni. Première publication et Dernière modification 5  mai 2013

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Anna Jouy – Travaux divers (vases communicants mai 2013)

03 vendredi Mai 2013

Posted by biscarrosse2012 in les échanges

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Anna Jouy, vases communicants

Mes chers lecteurs, je suis vraiment heureux de partager avec vous cette très stimulante expérience des « Vases communicants », à laquelle je participe, ce vendredi 3 mai 2013, pour la quatrième fois. 
Cela est aussi un grand plaisir pour moi, parce j’ai une nouvelle occasion d’échanger avec Anna Jouy. Je suis avec intérêt et admiration le_journal_poétique_jeté_sur_l’aube, son blog très suivi, qu’elle fait vivre avec enthousiasme et continuité.

002 defJ’aime ses textes qui flottent au fil de l’eau d’une piscine idéale et réelle à la fois, qu’un corps blanc de femme agite vivement. Ses paroles qui voltigent au-delà de cette surface d’eau, dans l’air liminaire où la bouche essoufflée de la femme s’imagine ou se devine. Ses textes où le délire se marie toujours au bercement consolateur, où les fragments se détachent avec leur beauté évidente sans nécessairement rechercher la fusion avec d’autres fragments, très beaux eux aussi. Ses textes qui font un fleuve doté d’une conscience héroïque.

En quoi consiste le projet de « Vases Communicants », lancé par Le tiers livre (François Bon) et Scriptopolis (Jérôme Denis) ? Le premier vendredi du mois, chacun écrit sur le blog d’un autre, à charge à chacun de préparer les mariages, les échanges, les invitations. Circulation horizontale pour produire des liens autrement… Ne pas écrire pour, mais écrire chez l’autre. La liste complète des participants est établie grâce à Brigitte_Célérier, une autre blogueuse.

Dans l’esprit des « Vases », Anna nous a proposé d’écrire « …un texte, un bout de texte, quelque chose que nous avons écrit et qui résonne en nous comme une sorte de preuve que nous faisons bien d’écrire, qui serait pour nous la démonstration de notre obstination et notre durée peut-être… cadeau au fond à l’autre de sa propre démarche d’aller vers, de rentrer en communication, de notre volonté fondamentale de faire circuler la parole et de donner au monde une voix nous aussi. »
Dans cet esprit, chacun de nous a fouillé dans ses manuscrits pour y trouver, sinon une perle, une trace évidente de notre intention primordiale, de notre penchant pour l’écriture même dans des phases reculées ou coincées de notre existence.
Mon billet d’aujourd’hui (« Retiens la nuit, acte I, scène I »), est publié donc sur le_journal_poétique_jeté_sur_l’aube.
Vous pouvez trouver ci-dessous le texte d’Anna Jouy : « Travaux divers », qu’elle propose avec ces simples mots :
« Écrire fait partie de ces tâches qu’il m’est indispensable d’accomplir. Je ne comprends pas pourquoi ça a tellement d’importance et je ne vais quand même jamais le savoir.
« Pour communiquer ai-je  pensé un temps, mais dès le lendemain, il m’a semblé que ce n’était pas exactement ça  non plus. La question reste suspendue sur ma tête comme un grand mobile, et moi dans le berceau.
« J’ai retrouvé, Giovanni, ces mots dans mes archives, puisque nous voulions toi et moi fouiller un peu dans nos malles pour nous rappeler combien nous tenions depuis longtemps à ce geste et qu’il est là toujours, pareil, plus fort, plus buriné peut-être,  mais là. En les relisant, je me suis simplement dit que c’était à peu près ça, mon écriture… »
fontaine-tinguely

Jean Tinguely. / Grand’Place/ Fribourg/ photo annaj

Anna Jouy : travaux divers

je verse un petit tas de mots, une coulée d’intense. poésie à l’éponge. j’ai un lavis sous les paupières et les mains ivres. cela fait un rendu fragile, suspendu  entre le ciel et l’eau dans lequel se paument des mouches ou des poussières. je verse j’arrose la pousse au cœur des murs. il faut le faire avec méthode, ni trop ni trop peu et chuchoter ensuite un cantique au centre des pistils. attendre que gonflent ensuite ces bois drus de toute cette pisse d’or. à quoi sert-il d’être de l’averse?

j’ai déjà les mains toutes sales d’encre à peine ai-je touché la nuit. mon rêve est au cambouis de toi. j’ai décillé le noir pendant des heures, fallait écarquiller des pans d’obscur, l’équarrissage des corbeaux quoi! je n’ai jamais eu le goût de la chasse, même celle des mauvaises pensées. on a menotté ma sagaie dans le dos.je reviens d’avoir trempé mes taches dans un petit courant d’air. il fait cru ce matin partout.et je porte à mon visage l’étang d’un frimas.

oh! revenir indemne un jour de petite mort…

alors prendre un petit crédit dans le brouillard pour des apparitions, quelques pensées plus claires, un regain de lumières

je râtelle, je carde l’étoupe irrespirable et puis je m’égoutte.

xylophone charnel

j’ai des sonorités de fer blanc probablement ai-je été boîte de conserve dans une autre vie. m’a-t-on mis dans  le mobile éclectique parmi des tuyaux, des pelles à air et des écumoires?

Tinguely m’aimait, j’étais son résidu sonore et comme un grincement de sauterelle quand il me soufflait dessus-

prendre un crédit et m’acquitter de l’ombre, du silence, des velcros  tristes

sans doute

il y a de la déchirure et des craquements à se délier mais cueillir du vent est un beau projet de vie.

Anna Jouy

De la rupture à cicatrisation

07 dimanche Avr 2013

Posted by biscarrosse2012 in commentaires et débats, les échanges, mes contes et récits

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Anna Jouy, Poètes et Artistes Français, vases communicants

Le billet que je propose aujourd’hui a été déjà publié le 5 avril 2013 par Anna Jouy dans son journal_poétique_jeté_sur_l’aube. Voilà ce qu’avait écrit Anna Jouy :
« 5 avril, jour de « Vases Communicants », lancé par Le tiers livre (François Bon) et Scriptopolis (Jérôme Denis).
Le premier vendredi du mois, chacun écrit sur le blog d’un autre, à charge à chacun de préparer les mariages, les échanges, les invitations. Circulation horizontale pour produire des liens autrement. Ne pas écrire pour, mais écrire chez l’autre. La liste complète des participants est établie grâce à Brigitte_Célérier, une autre blogueuse.
Dans l’esprit des « Vases », Giovanni Merloni et moi, avons choisi un thème commun, celui de la « rupture ». 
Nous nous sommes aussi donnés l’input (et la contrainte), de nous adresser/dédicacer réciproquement un billet inspiré par quatre images échangées.
Appréciez le sens du détail, l’esprit fin et subtil de Giovanni dans son voyage à l’intérieur d’une rupture… J’ai découvert grâce à ces #Vasesco, un personnage vibrant et pur, doté d’une sensibilité ultra douce.
Ce fut un  précieux  plaisir que d’être avec lui dans ce lien des vendredis premiers.
Merci Giovanni. »

De la rupture à cicatrisation

Chère Anna
J’arrive dans ton blog avec mon lest de changements frénétiques et de ruptures… pour parler avec toi de rupture !
Heureusement, on n’est pas les premiers à nous occuper de « déchirures », « fractures », « ruptures » ou « cicatrisations ».
J’ai eu, en plus, la chance de lire ton texte avant d’achever le mien. J’ai alors réduit l’importance et le poids de qui concerne les multiples « ressentis » venant des différentes modalités de rupture, que tu as si poétiquement exploités, pour me concentrer sur la considération assez banale qu’il y a toujours des raisons (factuelles, historiques, sociales et, pourquoi pas ? politiques) à l’origine de chaque rupture.
En particulier, je me suis arrêté à deux mots « emblématiques » et inextricables de l’essence même la rupture : le premier est « transgression », le deuxième est « disparition ».
D’ailleurs, il y a quelques jours, dans un des volets de mon « portrait inconscient d’une table » (Le_progrès_ou_le_soleil_de_l’avenir_II, pit n.27 mardi 26 mars 2013), en m’adressant à ma correspondante Catherine, je disais : « peut-être, faudrait-il examiner la redoutable corrélation entre le mot « transformation » et le mot « disparition » et ajourner les paramètres de notre regard sur le passé… »
Évidemment, chère Anna, la transgression produit des transformations considérables… Au final, il n’y a jamais de disparition (de la personne aimée et/ou de nous-mêmes) sans transgression…
D’ailleurs, ma pulsion à écrire a un seul moteur, elle aussi : la transgression.
D’abord, la trahison est une brèche par où la vie jaillit généreusement. Ensuite, par la brèche de la transgression la vie entre et en sort.
Est-ce que je ne suis « en moi » que lorsque je suis « hors-de-moi » ?
J’appellerais alors transgression la « licence de vivre » que je m’accorde par cycles.
Cycles de travail acharnés voire désespérés, constellés de petites débâcles et primés enfin par une étrange capitulation de l’ennemi qui me laisse ses villes brûlées et ses femmes perturbés. Cycles d’escalades au-dessus de marches plus hautes que des montagnes, auxquels s’ensuivent des cycles d’un repos qui n’est jamais détente.
« Per intervalla insaniae », disait Saint Jérôme dans sa Chronique, à propos de Lucrèce : « Rendu fou par un philtre d’amour, il rédigea dans ses moments de lucidité quelques livres… »
Dans mon esprit, folie et lucidité, oubli et sagesse ne s’alternent pas toujours de façon cohérente comme pour le malchanceux immortel prénommé Lucrèce.
Dans les intervalles de ces campagnes de guerre — pour conduire mon identité à l’abri, pour sauver le sens plus profond et intime de ma destinée que je sens menacée — il suffit d’une pause de confort apparent pour que la transgression se déclenche.
Transgression de l’auteur ou transgression de son personnage ? Qui, entre les deux, se prépare, à travers la transgression, à son inévitable disparition ?
Pour mon personnage, il s’agit toujours d’une transgression amoureuse. D’ailleurs, il considère cette forme de transgression, objectivement redoutable et même violente, comme la moins blâmable parmi les autres transgressions du point de vue moral.
Donc, à chaque fois que cela lui arrive, mon Libero Alessandri (ou Baptiste Ozenfant/Gérard Antonelli/Alfredo Bonadies) se sent tout à fait autorisé à entamer sa énième course vers ELLE.
ELLE qui de but en blanc lui correspond, le soutient, le considère.
Même s’il n’est pas libre. Et souvent, elle aussi n’est ni sentimentalement ni pratiquement libre.
C’est quand même l’amour.
L’amour qui s’achemine bien pour aboutir mal.
L’amour impossible.
L’amour pur et vrai dans un ciel limpide, dans un climat doux.
Les larmes surgissent à chaque adieu.
Les spermatozoïdes giclent à chaque étreinte, au-dedans ou en dehors des pantalons.
C’est l’amour qui défie les difficultés, se réjouissant et s’émerveillant aussi de cette inédite capacité de mentir.
Sincère avec ELLE, Libero-Baptiste (ou Gérard-Alfredo) est menteur avec tout le reste du monde.
Cet amour impossible, obscurci par l’ombre de la transgression, est pourtant illuminé par les lueurs sur l’horizon d’une disparition aux contours vagues. On ne discerne pas si cette disparition se borne à la disparition de la personne aimée ou bien si elle entraîne aussi la disparition de notre personnage téméraire.
Pendant quelques temps l’amour résiste, se laissant forger comme un vase de boue.
Je deviens TOI, tu deviens MOI.
Jusqu’au moment où la transgression devient digression, ou agression, obsession.
Je ne peux pas me passer de TOI.
Je ne peux pas me libérer de TOI.
Alors, je change de travail, de ville, d’amis. Je travaille de plus en plus, je voyage de plus en plus.
J’essaie de me confondre avec moi-même.
À qui attribuer la faute ? On trouve toujours un bouc émissaire.
L’amour se transforme parce que TOI (ou MOI), on ne veut plus de la transgression.
Nous sommes fatigués de cette vie « on the road », sans abri, à regarder les lits dans les vitrines, à compter les sous pour nous payer une chambre sans fenêtre.
Car ce n’est pas du tout mesquin la vie dans une maisonnette au Canada.
Petit à petit tu me persuades.
« Ainsi, on ne peut plus traîner ».
On doit lâcher prise ou bien nous marier.
Quitte ou double, épouser ou quitter.
Quitter semble plus facile. Moins coûteux.

001 def

Chère AANN o NNAA,
Je m’adresse à toi avec l’embarras du choix entre ces deux noms ci-dessus, à cause de l’image que tu m’as envoyée, me renvoyant immédiatement à Janus*, le dieu des choix et des portes, des commencements et des fins, symbole évident du printemps de l’amour.
En dessous de cette image, tu m’as écrit : « la rupture me donne cette sensation d’être dissociée, d’un décalage flou entre soi et soi… ». Donc, toi aussi tu as pensé à Janus et, à travers cette première porte, tu as peut-être voulu évoquer la première rupture, celle qui boucle toujours le premier amour.
Une rupture toujours attendue et inéluctablement subie, lorsque notre premier MOI meurt et que nous touchons de près un chagrin tout à fait particulier. Là on ne souffre pas seulement parce qu’une personne qui nous était devenue familière disparaît du jour au lendemain, mais parce que nous aussi, ce que nous nous étions révélés d’être, disparait avec elle. En fait, on n’a pas dû se battre uniquement avec quelqu’un qui était hors de nous, un étranger ou étrangère prétendant nous diriger ou changer la vie. On a eu affaire avec un inconnu récalcitrant et hostile qui était en nous-mêmes.
D’ailleurs, on a dû  faire une lutte acharnée. D’un côté la volonté de vivre que la rêverie maternelle a introduit petit à petit, au jour le jour. De l’autre côté tout ce que l’esprit tranchant-et-distrait du père a pu enlever en un seul instant.
Si la rêverie constante d’une mère a la possibilité d’allumer la volonté, la stupidité éphémère d’un père peut aussi bien l’éteindre.
Sans compter les traumatismes venant du monde extérieur (notre copain/copine a lui/elle aussi des parents, des frères, des amis envieux)…
Si je me souviens de ma fiancée, idole incontestée du printemps de mes amours, si je ferme les yeux, je ressens des vagues venues de la mer emmêlant toujours l’ancienne joie avec la douleur. Je n’oublie rien :
« Personne n’entendait, personne ne commentait, personne. Il n’y avait que quatre murs blancs à regarder. Toi et moi, nous avions peur, une peur accablante d’être heureux. Le soir descendait avec nous dans la nuit, avec les lumières étincelantes du ciel, tandis que notre amour, lucide comme un caillou blanc, brillait tout seul, heureux, dans le noir. »
« On s’embrassait dans la lumière. L’amour nous faisait rire et pleurer, et le poursuivre en courant. Tu étais le soleil et la pluie. Le soleil brûlant dans le creux de la main, la pluie dans les yeux pleins de larmes. Toi, proche et lointaine, tu n’avais que des mots doux et magiques : « Ah, ces pas, empruntés au silence dans les glycines de nos cœurs ! »
« Il n’y avait que toi qui pouvais me prendre, ce que j’étais, pas ce que je semblais être. Je te devais un amour qui se précipitait et qui pourtant semblait merveilleux. »
« Aux pas du soir nous laissâmes le souvenir de nous-mêmes et, au-delà du clic-clac de nos talons, le silence. »
« Tu avais ta même voix, légère, de verre sur verre. Tu me parlais encore, au téléphone, quand je te voyais. Mais, tu ne m’aimais plus. Il me semblait toujours que tu le disais. J’avais perdu quelque part un mot, un vers sans rime : il y avait écrit GOUFFRE et sous-entendu MORT. Je l’avais perdu. Quelque part, tous les jours je retrouvais ton nom. »
« Tu passais, gauche et solennelle. J’oubliais tout et me souvenais de tout. »

002 def

Chère NAAN
J’entame l’été de l’amour (et de la vie) avec une exigence de symétrie. NAAN me rappelle aussi la berceuse d’antan, la « ninna naan-na » que ma mère et mes nombreuses vice-mères me fredonnaient. Est-ce que je me suis marié de façon très précoce, à 23 ans et demi, avec le seul but ou la seule necessité de trouver une nouvelle mère ? Qui sait. Il est sûr que j’ai rencontré plutôt une gosse, une âme sensible pas du tout adaptée à mon énergie grossière. En tout cas, l’image que tu me proposes pour célébrer les contradictions de la rupture familiale, cette tête en l’air — qui se passe peut-être de son corps en se débattant dans l’eau — est parfaite, merveilleuse.
« J’accède à une danse nouvelle, tu avais écrit dans ton commentaire, j’ignore encore ce que c’est un nouvel élément auquel je ne suis pas encore totalement adapté mais qui me va comme un gant…. »
Voilà que tu avais prévu mon choix. Tu savais en avance que j’aurais fait quelques allusions à la rupture matrimoniale, à ce deuxième MOI qui meurt. En plus de la rupture, du chagrin  lié à l’éloignement de l’autre (parfois plus redoutable qu’une disparition), dans la rupture d’une famille, entraînant souvent d’autres victimes en dehors des deux sujets concernés, il y a aussi le sentiment de l’échec et de l’égarement face à une nouvelle liberté aux dimensions tout à fait inattendues.
Cependant, ce deuxième MOI ne meurt pas totalement, définitivement. D’un côté, si auparavant il tendait corps et âme vers le progrès et la confiance en la raison (« tout obstacle peut être dépassé par le biais du partage des droits et des devoirs) et s’il est resté déçu et averti (« personne ne change, après les trente ans »), une petite voix survit en lui et son indomptable optimisme l’accompagnera dans son long voyage vers la cicatrisation.
Entre-temps, il faut avouer que dans sa course vers un inconnu, qui ne pourra plus se déguiser dans les vêtements de l’innocence, à chaque fois qu’il verra, sous les eaux à peine remuées d’une piscine, un corps flottant en totale indépendance de la tête, il songera à son ancienne épouse. Il l’imaginera silencieuse, tranquille, séparée mais toujours approchable. Car cet éloignement, cette disparition à courant alterné, prête en définitive le flanc à une transgression à courant alterné elle aussi…
S’installe alors une sorte d’ambivalence, sinon de souterraine ambiguïté. Quelle différence entre cette rupture « adulte » qui prépare les péripéties de l’adultère, et la rupture « adolescente » qui coupait en deux notre être sans compromettre l’intégrité de notre identité ! Pourtant la première rupture n’était pas une vraie mort : elle reproduisait le choc de notre naissance par une entrée effective dans la vie. Cette rupture matrimoniale, même encadrée apparemment dans les rituels du déjà vu d’une société entière divorçant de soi-même, entraîne au contraire une mort à petites gouttes, beaucoup plus redoutable, qui finit par hanter notre vie jusqu’à nos derniers jours.
Vues ces conséquences, je ne m’explique alors pas, ma chère NAAN comment a-t-il été possible que ce mariage ait eu lieu, s’il était voué dès sa naissance à la rupture. Pourquoi, par quel étrange et mystérieux penchant masochiste, j’aimais tellement la monotonie ?
« Monotonie, je te tiens par la main, tu es blonde et mince, tes seins sont des poings fermés, tes lèvres sont des villes brûlées, tes yeux sont des panoramas de carte postale, tu as des corps différents pour le même destin, des gueules distinctes pour le même lit envahi de chiffons et de débris. Tu as la voix de l’ambulance, la voix d’une télévision idiote, la voix d’enfants en prison, la voix muette du bourreau. »
« Monotonie, latente inquiétude d’hommes contraints à se faire du mal entre eux pour garder intacte la logique inexorable du pouvoir constitué. »
« Monotonie, tu vas me bâillonner, tu vas devenir un vêtement, un masque, un filtre séparant ce que je pense de ce que je fais. Jamais je ne veux te perdre, jamais, jamais, jamais… Tu étais la lumière sur le balcon, chaude comme une main dans une goutte. Triste, dans ton sourire, comme mon rêve convulsif.
Tu étais ce tragique colloque d’adieu dessiné sur une bouche souple, sculpté sur des cils écarquillés, filmé au ralenti dans les gestes inutiles des mains sur la balustrade. »
« Je t’embrassais, serrant dans l’étreinte de mes dents une femme nue qui se démenait et hurlait heureuse, répandant son cri sur mon corps. Il restait dans ma bouche la saveur du sang et les restes grisâtres de ce corps immobile et mouillé dans le son détendu du silence. »

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Chère NANA,
Excuse-moi pour ce nom, qui pourrait évoquer un manque de respect, ce qui serait contraire et tout à fait étranger à notre amitié naissante. Mais, lorsqu’on s’approche de l’automne de l’amour (sinon de la vie), et que l’on rentre dans l’argument-clou de cette ébauche sur le thème de la rupture, je ne peux me passer d’envisager un personnage mystérieux et insaisissable comme la « dame au petit chien » ou Anna Karénine, ou la Lara du docteur Jivago ou aussi la pauvre Thérèse Desqueyroux, dépourvue, cette dernière, tout au long de son incontournable roman, de son amant invisible. D’ailleurs, on ne peut pas imaginer s’approcher de femmes comme elles, — protagonistes ou victimes, d’ailleurs, de formes d’amour assez violentes et destructrices  — sans imaginer un côté confidentiel, une arrière-boutique (ou boudoir) où les rapports se simplifient et l’on se tutoie jusqu’à l’intimité des sobriquets et des expressions abruptes, comme par exemple NANA, ma petite NANA, ma douce NANA, et cetera…
Chère NANA, j’ai lu avec attention tes suggestions sous cette photo. Cette buée, ce dessin de fines gouttelettes de vapeur qu’une petite bouche a créé avec sa méticuleuse haleine, évoquerait aussi bien les sensations physiques liées à l’évènement de la rupture que le sentiment libératoire de la transgression : « Un souffle qui rompt la glace », tu dis. Je partage cette observation et aussi le commentaire qui suit : « je me suis imaginée  dans un dernier temps  parler effectivement de la rupture qui est la fin. puis y réfléchissant et en analysant un peu plus profondément ce que je ressentais de la proposition de ce #vasescommunicants et de son thème, j’ai constaté que cela me semblait comme la rupture d’une forme d’ostracisme dans lequel je me sentais  geler. »
Quant à moi, cette image a le même pouvoir que la « madeleine » de Proust, que je cite par économie de temps, tellement ce pauvre petit four est devenu banal et répétitif dans les discours, à tous les niveaux désormais.
(Je vais relire Roland Barthes, peut-être, ou aussi d’autres analyses plus récentes sur le rapport entre les sensations et la mémoire, me concentrant sur le pouvoir d’évocation du présent lié aux chansons, aux poésies et naturellement aux images, en particulier à l’image d’une buée plus ou moins artistique…)
Combien de fois, suis-je resté comme ça, la bouche appuyée à la fenêtre de la cuisine, en regardant dehors, espérant de LA voir passer, même si c’était impossible ! Combien de fois ai-je décoré d’une buée souffrante mêlée de fumée de cigarette, les vitrines froides du bistrot où j’avais vécu avec ELLE des moments peut-être les plus importants et inoubliables que ces après-midi de passion et d’angoisse, de faim et de soif jamais assouvies ?
Mais, « cette » buée que tu m’envoies, me rappelle un vendredi. Peut-être, un vendredi quelconque, difficile à situer dans le calendrier rétrospectif de la mémoire. Ce fut quand ? C’était qui ? Elle ou elle ?
Vraiment, je ne sais pas. Ce souvenir était sculpté sur un billet assez chiffonné. Bien avant d’éclater, cet « esprit de la transgression » mûrissait déjà, en lui, le sentiment de la disparition. Une deuxième, ou troisième ou quatrième mort s’ajoutait. Mais, ce n’était pas elle qui mourait. Ou bien, en mourant, elle devenait éternelle, comme Garance pour Baptiste, Solidea, pour Libero et Julia Socoa, pour Gérard :
« Terrible rencontre, ce vendredi-là, hantée par de boueuses mémoires, de sirènes glissantes,  d’étreintes lâches, de douceurs impitoyables. »
« Terrifiant verbiage, consacré à toi, à moi-même. Énième révérence (souple et pourtant accablante) à une honteuse beauté qu’on ne peut pas toucher. »
« Territoire âpre, sauvage gymkhana parmi des verres, des parfums et ton sourire et rouge à lèvres effleurés par un geste en retrait. »
« Terreau sur mon corps précocement endolori. Dans tes soupirs niés, dans la censure de tes promesses, dans l’élan châtré de tes sourires, toi, prisonnière, moi, aviateur au départ. »
« Propriétaire de pagodes et de maisons de thé ombragées, ô douce sommelière d’âpres ciguës, je voudrais désespérément te louer, m’inclinant vers toi et non, au contraire, vers ce caporal-chef en caoutchouc. »
« Tu voudrais me conduire en arrière vers un ancien boulevard avili, délirant, oublieux, prolifique, réactif, taciturne, passé. Trépassé désormais. »
« Toi aussi tu passes quelques centimètres derrière moi, sur un pont aérien de barques d’une rive à l’autre, pensive. »

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Chère ANNA,
J’arrive finalement à prononcer ton nom. Mais c’est peut-être trop tard. D’ailleurs tu ne pouvais pas trouver d’images plus efficaces et subtilement poétiques que celle-ci : un clocher coupé en deux et « dégonflé », signalant la rupture physique et l’égarement mental de l’hiver de l’amour. Toi-même, dans ton commentaire, tu t’accoudes au balcon et regardes, émerveillée, cette « chose » qui ne correspond plus ni à sa fonction ni à son image : « cette image me parle de cette sensation d’avoir « ses antennes coudées »… d’ondes interrompues qui ne saisissent plus le fil-flux de l’autre. Et d’être dans le déséquilibre, l’instable ».
Où est-il fini le « vieux clocher », solide repère de la « douce France » de Trenet ? Il n’a plus « l’âge de son image », comme la Baby Doll de Starmania et va aussi se ratatiner dans un aspect pathétique, invitant à détourner le regard, avant d’envisager, pour lui, la meilleure disparition possible.
Voilà. La rupture hivernale se déroule petit à petit. Les feuilles continuent de tomber jusqu’au dénuement total des branches, tandis que le corps sans défense disparaît au-dessous de strates de poil et de laine de plus en plus lourdes et désagréables.
On dit sagement dans les proverbes de tout le monde qu’en vieillissant on redevient enfant. Autant plus longue et sereine sera la vie, autant plus proche sera le « retour » dans le ventre de la mère, la naissance ne faisant qu’un avec la mort.
Moi, je préfère penser que cet âge ingrat me rapproche de la rue, des faibles, me faisant de plus en plus comprendre la détresse mais aussi les difficultés énormes qu’on rencontre lorsqu’on est en deçà du niveau minimal indispensable à la survie matérielle et psychologique.
Je ne veux pas t’emmerder, ANNA, avec de longs discours. Mais je vois qu’à l’égarement ou la schizophrénie de la perte, de la disparition d’une personne aimée et de soi-même, qui arrive toujours, inévitablement, s’ajoute de plus en plus souvent, pour la plupart des gens âgés, un sentiment d’abandon social et d’inutilité difficile à surmonter. Le sentiment aussi d’une dérive inéluctable vers l’exclusion, car le pas est bref entre la vision de l’homme « maladroit », « inepte » et par conséquent « inutile » et la stigmatisation sociale de l’homme « dangereux ».
Se déclenche alors une rupture de l’amour en général, c’est à dire le sentiment aigu de la coupure en deux d’un projet, d’un but, du sens même de la vie, brusquement interrompu.
On oublie vite les plaisirs de la transgression dont on ne voit, maintenant, que les côtés les plus inquiétants et redoutables. On commence à confondre les deux mots « but » et « bout » qui deviennent de plus en plus interchangeables.
Cela n’arrive pas pour tout le monde, heureusement. Mais une corrélation est évidente entre l’abandon lié à la disparition et l’abandon de la non-intégration ou de la perte du travail.
Il y a deux expressions sur lesquelles il faudrait bien réfléchir :
— « Homo faber suae quisque fortunae » (« chacun est l’artisan de sa propre fortune », selon Sallustre ;
— « Self made Man », « homme ayant acquis sa fortune ou son statut social, par son mérite personnel, en partant de rien ou avec peu de chose ».
Je vois là-dedans deux expressions phares d’une philosophie de la réussite qui se passe de la solidarité et du principe d’égalité.
C’est la lecture d’un très poignant roman de Valère Staraselski (« Un homme inutile », éditions du Cherche midi, 1998) qui m’a poussé à réfléchir sur le thème de l’abandon et m’offre maintenant la possibilité de conclure cette ultime lettre sur la « rupture ».
Ce livre se charge en fait de la tragédie humaine de tous ceux qui, du moins du vivant, résultent « perdants » vis-à-vis des paramètres et des outils de sélection d’un monde soi-disant moderne et progressif qui, au contraire, alimente une idée de société de plus en plus basée sur le succès et ses privilèges, où l’argent devient inévitablement l’unique repère et la seule divinité possible. Cela est particulièrement évident aujourd’hui, avec les informations en temps réel dont quiconque peut profiter dans n’importe quel endroit, même le plus reculé de la planète.
D’ailleurs, « l’abandon » — qui marque inexorablement les perdants, les réjetés, les exclus et tous ceux qui n’ont pas su « profiter » des chances offertes par un système où le succès est théoriquement possible pour tout le monde et pour chacun —, se lie strictement aux « contradictions » d’une logique de l’emploi et de l’intégration selon laquelle celui qui ne sait pas jouer ses cartes dans la société, ne pouvant être gagnant est automatiquement un perdant. Un homme ou une femme inutile.
Je crois qu’il n’y a personne qui ne désire être utile à la société dont il en attend la protection. Être utile aux autres est chose d’importance vitale pour chaque homme, autant que le désir de s’exprimer. Cela, plus ou moins conscient lorsque on est dans le plein des forces et des prérogatives physiques et mentales, personnelles et sociales, devient encore plus évident sinon dramatique quand on commence à perdre des forces et des prérogatives.
Tomber dans le chômage du jour au lendemain est comme perdre la souplesse dans le rapport amoureux.
Car le travail (et l’amour) ne sont pas seulement des moyens pour nous exprimer, pour affirmer — plus ou moins — nos penchants et habilités particulières. Ils sont surtout la condition indispensable pour notre intégration.
Cela surtout dans les sociétés où la solidarité risque de devenir optionnelle et minoritaire. Car, évidemment, dans la plupart des cas, le sentiment d’inutilité lié à la perte du travail ou d’autres prérogatives physiques et mentales, ne représente pas une faute personnelle, ne correspond pas à une révolte contre ce que la vie et le contexte social nous offre. Mais…
Brice Beaulieu, le protagoniste du livre, est un jeune français qui a priori possède toutes les cartes pour réussir, que peut-être la mentalité gagnante d’aujourd’hui accuserait d’un certain manque d’agressivité voire méchanceté et absence de scrupules, cet homme sur la trentaine qui pourrait être classé comme « l’homme sans qualités » de Robert Musil, cet homme « rêveur et fataliste » se trouve dans cette contradiction tout à fait typique de notre époque post-moderne de perdre le travail, de ne pas réussir à en trouver un autre, de « glisser dans la rue » — comme on dit ici à Paris — et de se sentir subjectivement inutile, avant de se précipiter dans une exclusion objective et, apparemment, sans retour.
Je termine cette longue lettre avec les mots poétiques de V. Staraselski. Comme beaucoup des gens « glissés dans la rue » ce Brice Beaulieu sans défense et tout à fait dépourvu, en réalité, d’agressivité ou de cynisme, reste enfin victime de l’incapacité collective de lui tendre une main. Dans une poche, un feuillet survit miraculeusement au bûcher qui restera peut-être impuni. Et le brigadier choqué essaie alors de le lire : « …je crois pouvoir témoigner de la qualité exceptionnelle de cet étudiant. Son intelligence rapide et brillante, mais exigeante et sans compromis pour atteindre les réalités les plus profondes, sa sensibilité littéraire toujours attentive aux singularités fortes des grandes œuvres, son énergie et sa régularité exemplaires… J’ajoute que les qualités humaines de M. Beaulieu sont au niveau de son intelligence : discrétion, mais sans difficulté relationnelle, et sens très sûr des responsabilités. J’estime, sans hésitation, qu’il saurait profiter au maximum… » (page 195)

Giovanni Merloni

écrit ou proposé par : Giovanni Merloni. Première publication et Dernière modification 7  avril 2013

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