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Cette différence entre homme et femme qui empêche l’amitié sans équivoques – Une femme-écran/2 (Roman théâtral n. 5)

24 mardi Oct 2017

Posted by biscarrosse2012 in mon travail d'écrivain

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Roman théâtral

Cette différence entre homme et femme qui empêche l’amitié sans équivoques

Je m’assis sur une chaise imaginant qu’il s’agissait d’un strapontin du métro et je commençai à mimer les gestes suspendus de cette charmante dessinatrice, faisant semblant de gribouiller moi aussi des notes qu’au fur et à mesure je laissais glisser à terre comme les feuilles du calendrier. Pourtant ce jeu dangereux m’inquiétait, car je ressemblerais de façon impressionnante, selon ce que Michele a plusieurs fois affirmé, à la femme dont cette inconnue serait à son tour la photocopie.
— Elle gardait la main très ferme, même quand la rame virait brusquement, reprit Michele d’une voix hésitante.
— C’est à cause de son assurance d’artiste expérimentée que vous vous êtes souvenu de la couche de poussière qui s’est désormais installée sur vos peintures ! observai-je.
— Je pourrais recommencer, maintenant ! Ce chevalet-ci n’attend que ça !
— Vous ne manquez pas d’inspiration, ça, c’est sûr !
— Il me manque le courage nécessaire pour rassembler mon identité en pièces, mais cela ne m’empêcherait pas des œuvres dignes !
Je fis un tour de la pièce, l’imaginant remplie de tableaux en agréable désordre…
— Est-ce que je peux vous dire une chose ? lui proposai-je. À mon avis, vous avez juste le souci de rentrer dans un contexte, de vous découvrir utile à quelqu’un et à la société. Cela est tout à fait compréhensible et humain.
— Vous avez raison. J’hésite à m’installer définitivement à Paris et, de temps en temps, je me sens inutile !
— Mais, ici, vous pourriez être utile… à moi !
— À vous ? 
Son regard subit me fit peur. Alors, je me rétractai :
— Je plaisantais ! Vous en avez déjà assez avec vos ancêtres !
Si ma boutade avait eu le pouvoir de le calmer, j’avais dû pourtant renoncer au propos que j’avais échafaudé pendant son récit. Sa façon de s’exprimer — craintive ou téméraire, en fonction de l’inspiration de l’instant —, son être tout compte fait pathétique… cela avait en fait déclenché en moi un sentiment de protection et de confiance à la fois : si je pouvais sans doute l’aider à se passer des pièges qu’il s’était lui-même fabriqués… il aurait pu m’aider, peut-être, à sortir des miens.
Mais il y avait encore entre nous cette différence entre homme et femme qui empêche presque toujours de bâtir une amitié sans équivoque.
Voilà pourquoi, ayant mis de côté toute fuite en avant au sujet de l’amitié, j’avais décidé de le taquiner un peu, contente même de lui troubler la sérénité :
— Vous ne pensez qu’à l’amour n’est-ce pas ?
— Oui, peut-être, répondit-il, avec un sourire reconnaissant : ma provocation lui convenait mieux qu’un compliment.
— Dans votre quête incessante de l’âme sœur, ajoutai-je alors, vous cherchiez toujours la même femme ?
— J’ai toujours poursuivi le modèle de ma mère. Je sais que ce n’est pas bien, mais c’est comme ça ! Ma dernière compagne était une collègue de Naples : ma mère venait juste de mourir quand j’ai commencé à me promener avec elle…
— Qui s’appelle Vera, n’est-ce pas ?
— Oui ! Comment le savez-vous ?
— Vous avez dit plusieurs fois son prénom dans le sommeil, la nuit dernière !
— Ah ! La nuit dernière ! J’en ai des souvenirs incroyablement exacts, mais je ne sais pas si j’ai rêvé ou si je me suis vraiment rendu, comme un somnambule, à la cabine en face du bureau de Poste, boulevard Bonne Nouvelle… Là-bas, entre chien et loup, je me souviens parfaitement d’avoir appelé Vera au téléphone !
Tout en demeurant incrédule, je le laissai continuer. Je savais bien que la nuit dernière il n’avait pas quitté la maison, mais comment croire qu’elle s’était déroulée dans un rêve, cette pénible conversation dont j’avais entendu quelques échos ressemblant à des sanglots ?
— Je voulais trouver une façon neutre de lui interdire de monter à Paris, s’exclama-t-il, mais de ma bouche ne sont sortis que des mots déplacés : « Je suis désolé, mais je vais tourner la page… Toi, tu resteras cloîtrée dans les chapitres précédents, ma chérie ! »
— Et vous l’avez appelée pour lui dire ça ? protestai-je, contrariée. N’aurait-il pas été préférable que vous en restiez là, la laissant tranquille ?
— C’est exactement ce qu’elle m’a dit !
Étonnée pour la tournure très ou trop intime de notre échange, j’aurais voulu rejoindre les cafards au-dessous des lames du parquet, me dérobant ainsi à la suite de ses confessions embarrassées :
— Au lieu de la rassurer, s’exclama Michele, j’ai renchéri en lui disant : « Tu n’étais pour moi que la réplique d’une autre ! »
— Heureusement, ce n’était pas une conversation réelle ! m’écriai-je, tout en saisissant la poignée de la porte-fenêtre pour me sauver dans le balcon… Mais il avait deviné mes intentions, trouvant tout de suite, par des gestes et des mots appropriés, la façon de rattraper ma curiosité ainsi que ma bienveillance… Le ton inspiré d’un véritable jongleur de mots, il reprit :
— Quand j’appelle quelqu’un très loin à l’étranger, j’ai le sentiment, à chaque numéro, d’avancer avec des bottes de géant… Un premier ZÉRO, et déjà hors de Paris je respire le brouillard du périphérique à la hauteur de Porte d’Orléans. Un autre ZÉRO, et je tombe dans les labyrinthes de la banlieue de Lyon. TROIS, je glisse à Chambéry où l’on est déjà bousculés par le vent froid des Alpes… NEUF, je suis sous la marquise de la petite gare de Modane, en deçà du dernier tunnel menant à l’Italie. Un nouveau ZÉRO et, brûlant tous les records de l’histoire, j’atteins la paisible Bardonecchia, joliment entourée de montagnes familières. C’est là ce point-là que j’hésite entre le UN, qui me catapulterait à Turin, le CINQ ouvrant un œil d’aigle sur Parme, Bologne ou Florence et le SIX aboutissant placidement à Rome… Enfin, je choisis le numéro qui plus m’appartient (évoquant toute une vie de petits déplacements, de longues attentes, d’amitiés bruyantes et d’amours jamais aboutis, le numéro marquant le passage d’une ville à l’autre, d’une gare à l’autre, d’une maison à l’autre) : HUIT ! Et voilà que j’échoue devant une grande porte fermée. Je suis à la fameuse et fabuleuse Cuma, juste en amont de Naples, mais j’hésite à m’agenouiller devant la Sibylle, parce que de toute évidence elle n’est pas là pour m’aider à trancher… C’est à moi de décider si je veux arriver jusqu’au bout ou alors si je raccroche, en revenant en arrière ! Bon, je rassemble toutes mes forces et ne raccroche pas ! Mécaniquement, je reconnais sans faille le numéro qui manque : UN ! Voilà qu’en 7 touches seulement — 0 0 3 9 0 8 1 — je pose mon pied à Naples, dans le vacarme de la gare Vittorio Emanuele II, aussi frénétique que n’importe quel quartier de Paris au fond noir de la nuit… Je m’arrête juste une seconde pour constater combien ces deux villes, Naples et Paris, se ressemblent… Cela me donne même l’impression que je ne suis pas parti… Pourtant, aux tréfonds de mon attention spasmodique, j’entends une rengaine assez mélancolique qu’on n’entendrait jamais à Paris, même dans les rames du métro…

Sul mare luccica, l’astro d’argento
Placida è l’onda, prospero è il vento
Venite all’agile barchetta mia
Santa Lucia, Santa Lucia… (1)

Je m’aperçois finalement que je suis à l’autre bout du monde, tout près du terminus de mon voyage sur le fil gris. Je ne peux plus revenir en arrière et je l’assume ! Dorénavant, je vais de plus en plus m’enfoncer dans le corps de pierre et de mer de ma ville natale… TROIS, QUATRE… Me voici dans mon quartier ! UN, vicolo de la Neve ! SIX… je frôle les fenêtres de mon atelier solitaire… UN. Je suis dans l’escalier, je hume à fond l’odeur de la sauce napolitaine montant de la loge au rez-de-chaussée… HUIT… Je suis là, la tête collée au combiné. J’entends à peine mes mots affolés et les étincelantes réponses d’elle… La musique du jukebox du bar recouvre les nuances, les soupirs, les sanglots…
C’était moi, bien sûr, qui parlais, évidemment, depuis un endroit qui n’était pas le même de mes appels éveillés. J’étais à côté des toilettes, dans la cabine abîmée d’un bar du boulevard Bonne Nouvelle… D’abord, j’étais debout, puis j’avais glissé à genoux sur le parterre de l’habitacle. Avec cette musique à plein tube, s’il y avait eu quelqu’un près du comptoir, il n’aurait rien compris de notre colloque télépathique. Certes, j’étais plongé au beau milieu d’un rêve fort agité, mais je suis sûr et certain qu’il n’y avait personne !

Giovanni Merloni

(1) Enrico Caruso – Sul mare luccica (Santa Lucia). Enregistré 20 mars 1916. Victor Orchestra.

C’est un peu tordu de s’empêcher de petites joies innocentes sous le prétexte de plus graves responsabilités… – Une femme-écran/1 (Roman théâtral n. 4)

22 dimanche Oct 2017

Posted by biscarrosse2012 in mon travail d'écrivain

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Roman théâtral

C’est un peu tordu de s’empêcher de petites joies innocentes sous le prétexte de plus graves responsabilités…

Excusez-moi si dans ma reconstruction de ces jours désormais révolus d’avril 2008 je ne vais pas ôter l’hypothèse que m’avait alors suggérée la clairvoyance inébranlable de Dante à propos de la femme-écran (1).
En fait, à la fin d’une journée à bout de souffle, toujours à l’écoute de ce malade mental imaginaire qui ne possédait pas la proverbiale imperturbabilité de son archange homonyme, lasse de cet inextricable enchevêtrement de souvenirs bons et mauvais faisant jaillir des fantômes charmants ou méchants, j’avais eu besoin de tout arrêter pour ne pas devenir folle.
Renfermée dans ma chambre, j’avais alors étalé contre la glace de ma cheminée de marbre rouge les questions plus difficiles… Jusqu’à quelle limite aurais-je pu jouir de mes ressources d’allégresse et de patience avant de succomber ? Voilà la première inquiétude. Deuxièmement, je m’étais demandé pourquoi cet homme m’intéressait qui m’avait offert une chambre en échange d’innocentes conversations. Enfin, qu’avaient-elles à partager avec moi ces femmes-de-sa-vie que j’avais vu défiler en guise de spectres dans la salle commune ?
Je m’étais alors accrochée à la longue soutane rouge de Dante, résignée à devenir l’une de ces femmes-écrans qui se promènent sous les feux de la rampe, prenant sur elles les applaudissements et les sifflements… Tels des miroirs pour les alouettes, celles-ci attirent l’attention des gens indiscrets juste pour les détourner de la seule femme que l’homme jalousé et traqué aime vraiment. Mais comment deviner, entre les deux rivales, laquelle quittera la scène en première ? Jusqu’ici, les comptes-rendus de mon colocataire, constellés d’exagérations et de lacunes, ne m’avaient servi à rien !
Je survole sur l’effet boomerang que toutes ces fouilles ont risqué de faire rebondir sur moi… C’est tellement étranger à ma sensibilité, tout cela ! Car je n’ai jamais envisagé de me cacher à mon tour derrière un homme-écran, ni de profiter de mes amis empressés pour attirer dans mon filet à papillons des hommes-de-ma-vie ! D’ailleurs, je n’ai pas encore rencontré quelqu’un qui me conviendra, qui sera prêt quant à lui à mêler ses pas aux miens…
D’un coup, dans mon for intérieur, je me suis dit que ce n’était pas le cas de prendre trop au pied de la lettre ce que Michele Calenda était en train de me flanquer par ses confessions hallucinées. Je me suis alors armée d’une carapace adaptée à la besogne… cela m’a permis de demeurer imperturbable vis-à-vis de son côté théâtral et de sa façon paradoxale d’aborder les choses de la vie. En fait, dans son avalanche de suggestions apocalyptiques, il n’y avait qu’un but, celui de relativiser aussi bien ses fautes que ses responsabilités !
Même en dehors de ses histoires sentimentales, Michele se sert assez souvent de cet escamotage de l’écran. Par exemple, voyageant sur la ligne 9, entre TROCADÉRO et LA MUETTE, il n’avait pas su m’expliquer s’il avait croisé deux sujets distincts ou bien un seul homme ayant l’habitude de se dédoubler par à-coups, avant de reprendre sa propre physionomie. Toujours est-il que l’un et l’autre l’avaient longuement dévisagé avec une expression incrédule, avec la même surprise qui accompagnerait la découverte d’une aiguille dans une meule de paille, je suppose. Vraie ou hypothétique qu’elle fût, cette rencontre l’avait plongé dans un double cauchemar : d’un côté la peur morale d’une vague de reproches de la part du patriarche pour avoir quitté Naples et ses responsabilités ; de l’autre côté, la peur physique d’avoir été détecté par son ennemi juré, venu exprès pour l’empêcher de se faire une nouvelle vie à Paris…
Pauvre Michele ! Quels délits avait-il commis ? Avait-il essayé de se soustraire aux règles du jeu ? Il est bien possible. Mais de quel jeu s’agissait-il ? Et comment ce double cauchemar symétrique pouvait-il cohabiter avec l’image idyllique d’une liseuse de Renoir ou d’une danseuse de Degas en train de tisser dans le vide accordé par les bras et les jambes des autres voyageurs une toile colorée d’émotions et de mystères ?
Pourquoi la silhouette légère de cette jeune voyageuse à la queue de cheval a-t-elle dû lutter, le bloc-notes serré contre la poitrine, pour rester accrochée à ce souvenir menacé par les déferlantes de ses lourdes pensées ?
C’est un peu tordu de s’empêcher de petites joies innocentes sous le prétexte de plus graves responsabilités, mais il avait bien le droit de le faire. Cependant, Michele exagérait, car son récit asthmatique ne se bornait pas à l’évocation de la double rencontre de la gueule charismatique d’un socialiste persécuté, son grand-père Gaetano, et de la jeune fille aux mains souillées de fusain. Ce jour-là, au tournant critique de son installation en France — resterait-il ou ferait-il demi-tour ? — toutes les cartes en jeu dans le sort de Michele Calenda se rencontraient sur le même redoutable tapis vert.
Rentrée dans la salle commune, notre conversation avait repris comme si de rien n’était. Après un premier moment d’angoisse effrénée, que mon colocataire n’avait pas su maîtriser, je n’avais eu aucune difficulté à l’attirer sur une question qui me tenait à cœur, lui donnant l’illusion de s’aventurer dans des digressions innocentes.

Certes, je ne me souviens pas si je lui ai hurlé que je ne voulais pas écouter davantage le récit du braquage qu’il avait subi dans les rues de Naples… Je ne suis pas sûre non plus si je lui avais dit, à propos de son grand-père, qu’il pouvait encore attendre un peu, ayant déjà patienté soixante-deux ans sous la pierre lisse, tandis que moi, une femme, je ne pouvais pas… Mais je me souviens bien du point précis où notre conversation a commencé à devenir bouleversante pour moi :
— Cette femme à la queue de cheval, avais-je demandé, vous l’avez rencontrée pour de bon ?

— Dans le voyage de retour… À TROCADÉRO elle est entrée, en courant ! m’avait-il vite répondu.
— Maintenant, vous souriez.
— Non, je ne souris pas, répondit Michele, hochant la tête.
— Si, vous avez l’air rêveur !

Giovanni Merloni

Dans le métro en course folle se déroulait pour lui le jugement dernier – Le métro/3 (Roman théâtral n. 3)

19 jeudi Oct 2017

Posted by biscarrosse2012 in mon travail d'écrivain

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Roman théâtral

Avec ce troisième épisode de ce « Roman théâtral » je poursuis une nouvelle édition, profondément revue et corrigée, de l’ancien récit d’Anna Buonvino, que j’avais publié ici il y a juste trois ans, avec le titre « Clair et calme avec balcon », que je viens de retirer.

Dans le métro en course folle se déroulait pour lui le jugement dernier…

Je m’étais donc résignée à l’écoute de ce récit sans queue ni tête, dévoilant au fur et à mesure l’étrange personnalité d’un homme qui aspirait sans doute aux plaisirs simples de la vie, mais se laissait facilement subjuguer par des pensées lourdes et inextricables. Je me demandais quand, en quel précis instant une telle angoisse s’était emparée de lui… Son changement d’humeur et d’esprit, remontait-il au moment où il avait claqué la porte de notre appartement avant de franchir le seuil de notre immeuble et s’aventurer dans la rue de la Lune ? J’aurais voulu interrompre son délire pour lui poser une question abrupte qui l’aurait sans doute aidé à s’en sortir. Mais cette phrase assez simple — « où étiez-vous en train de vous rendre, ce matin ? » — ne trouvait pas le bon moment pour s’imposer. J’étais vivement fascinée par le film rétro qu’il me débitait, où notre glorieuse ligne 9 assumait une apparence obsolète et décrépite… Un véritable psychodrame, que j’essayais de peupler d’apparitions silencieuses de mon goût — Buster Keaton ou Jacques Tati, par exemple, deux immortels au milieu d’une foule de morts vivants ; ou alors je songeais à la petite Zazie, heureuse finalement de découvrir le formidable fracas de la rame se déplaçant en long et en large dans cet immense Paris souterrain — tandis que pour mon vis-à-vis, dans le métro en course folle ne se déroulaient que d’infinies variations d’un thème qui n’appartenait qu’à lui, celui du jugement dernier…
Là-dedans, tandis que l’improbable voyou sans moelle — monté exprès de Naples, selon Michele, pour le tuer — s’éclipsait dans la foule, paraissait à nouveau devant lui, presque sans transition, l’homme âgé jaillissant des années 30 du siècle dernier avec le même air de conspirateur que Gaetano Calenda, un personnage encore plus sinistre, à mon sentiment, en raison de son indiscutable autorité morale…
— Vous ne voyez que des répliques de gens morts ou disparus ! m’exclamai-je, en me dérobant à son regard.
— Gaetano avait un air de reproche, insista Michele. De sa poche pointait un journal… le même que je garde dans cette étagère ! Attendez, je vous la montre… Il s’agit d’une feuille clandestine circulant au temps de la guerre civile d’Espagne !
Ce fut à ce point-ci qu’une provisoire normalité reprit le dessus. Sur le parquet, il n’y avait pas de trace de mégots ni de journaux tombés à terre. Sinon, je n’entendis plus aucun bruit, aucun écho du passage de la ligne 9 en dehors des petits tremblements du plancher arrivant de la cuisine tout les deux minutes.
— Mais où est-il ce tract fichu ? répéta Michele, au comble de l’agitation. Et les pince-nez, où les ai-je fourrés ?
— Quoi ? répondis-je, surprise par ce mot tout à fait exotique.
— Les lunettes de Gaetano… Elles étaient ici, à côté du vocabulaire… Tu vois ? dit-il en enfonçant un vieux chapeau sur sa tête. C’est le Borsalino de grand-père !
Je m’aperçus alors qu’il tremblait…

— Voulez-vous que je vous fasse un café ? dis-je, interloquée.
— Oui, je prendrai volontiers un café… plus tard !
— Vos réactions aux fantômes du métro me paraissent disproportionnées, Michele ! Qu’est-ce qu’il y avait dans ce métro pour vous effrayer ainsi ?

— Je ne sais pas quoi répondre… Toujours est-il que j’étais dans un état pénible quand je suis arrivé à notre Consulat…
— À LA MUETTE !
Il ouvrit grand les bras :
— J’ai beaucoup insisté… Rien à faire ! Je ne peux pas voter, ici à Paris ! C’est raté, parce que je ne figure pas encore dans la liste des Italiens demeurant à l’étranger…

— Je vous avais dit que c’était trop tard !

— Je devrais partir pour voter là-bas, dit-il sans conviction. Il n’y a que ça à faire…
 Fort agacée par cette évidente contradiction entre les lunettes sacrées et son impardonnable fatalisme, je le provoquai :
— Vous n’avez pas trop d’envie de partir en Italie, n’est-ce pas ?
J’aurais voulu ajouter que j’avais horreur de son incertitude vis-à-vis d’un engagement dû et je ne comprenais pas du tout son comportement : s’il était ainsi… indifférent aux sorts de l’Italie, d’où venait-elle sa vénération envers les lunettes ébréchées et les feuilles clandestines de son grand-père, un homme qui, au contraire, avait consacré tout son être à la liberté de voter dans notre pays ? J’aurais voulu me laisser emporter aussi par ma rage ancestrale de jeune militante… mais, ce n’était pas si facile de trancher avec un personnage comme celui-là. Donc, je me forçais à aller à sa rencontre :
— Un aller-retour avec le seul but de voter ce n’est pas formidable, dis-je d’un ton qui n’était pas le mien. Je crois que vous, Michele, avez perdu l’habitude de vous déplacer ! Pourtant, ajoutai-je, les élections approchent ! Est-ce que vous cherchez, avec ces fouilles dans les papiers de famille, une raison quelconque ?…
— Pour ne pas partir ? Non, pas du tout !

— Heureusement ! Notre pays risque de glisser dans une situation dangereuse et il faut faire le possible pour l’éviter. Ou, du moins, laisser une trace ! Certes, l’Italie ne va pas perdre son statut de démocratie républicaine par le seul vote de dimanche ! Cependant, vous êtes le premier à avoir peur que cela arrive. Donc, à plus forte raison, vous ne devriez pas manquer à ce rendez-vous !
— Oui, le vote est très important… et cette fois-ci va être décisive ! répondit Michele. Son ton grave n’était pas là pour me rassurer.

— En tout cas, ajouta-t-il, je demeure dans un état d’âme craintif, me voyant harcelé, menacé.
— Ne me dites pas que vous avez peur de votre grand-père Gaetano !

— Non, je serais ravi de lui parler ! D’une rencontre avec lui, je ne m’attends que des émotions positives… Tandis que cet énergumène en noir me fait vraiment peur…
— Si vous me permettez de le dire, vos appréhensions me semblent tout à fait exagérées. Viendrait-il de Naples jusqu’à Paris avec le seul but de vous faire peur, ce type-là ? lui dis-je, affichant des airs incrédules.
— Il m’attendait hors de l’enceinte du lycée et me suivait pendant des heures. Deux fois, il m’a ouvertement intimidé… jusqu’à la veille de mon départ à Paris, il y a moins que deux ans !

— Mais qu’aviez-vous fait pour provoquer un acharnement semblable ?

— J’avais dit en classe qu’en Italie la reconstitution du parti fasciste est interdite par notre loi primordiale, la Constitution. Un collègue idiot a raconté cela à tout le monde, et…
— Réellement, vous avez fait ça ? lui dis-je, émerveillée.
— Je suis surtout trop confiant dans les autres… dit-il en hochant les épaules.

Déçue par cette expression renonciataire, j’aurais voulu lâcher prise et me sauver dans ma chambre. Je restai pourtant là où j’étais, assise sur mon tabouret fort instable, le menton appuyé sur la paume de ma main :

— Mais, ce collègue idiot ? Que devient-il ?

— Mario ? Il était pour moi un ami fraternel, même si je me suis toujours méfié de son nom de famille : Trentavizi ! (1)

— Beuh, chez moi, un ami n’aurait pas fait la bêtise de vous attirer des ennemis. Ou alors, il devait y avoir une raison !

Une hypothèse souterraine dut s’insinuer dans le cerveau bien poreux de mon interlocuteur, parce qu’il bondit furieusement de son fauteuil entamant les cent pas parmi les encombrements de notre petit salon, avant de s’accouder au balcon, où il fit longuement semblant de regarder la rue.
— C’est une affaire compliquée, n’est-ce pas ? lui dis-je, d’un air bienveillant.

Mais Michele ne répondait pas.

— Franchement, lui dis-je alors, je ne pense pas que vous aurez peur, lors de votre descente en Italie, d’un petit voyou ni d’un fantôme suranné ! Vous avez le sentiment d’y rencontrer quelqu’un, ou plutôt quelqu’une qui pourrait vous bousculer, n’est-ce pas ?
Devant son silence obstiné, je m’acheminai vers ma chambre, tout en changeant de ton :
— Faites ce que vous voulez ! Je n’arriverai jamais à vous comprendre !

— Attendez, attendez, c’est vrai, vous avez raison ! réagit-il. Je ne me décide jamais ! En tout cas, ce qui m’arrive n’est pas totalement de ma faute : il ne s’agit pas d’un seul fantôme qui m’attend au passage, en Italie et à Naples notamment ! C’est un mélange d’amour et de haine, d’envie et de jalousie que partagent ceux qui me reprochent d’avoir tout quitté du jour au lendemain. Face à ce redoutable miroir à plusieurs facettes, j’essaie de me défendre par la superstition et l’ironie… D’ailleurs, mon ironie, toujours un peu pathétique et autodestructrice, vous pouvez bien le comprendre, est une façon typiquement italienne de se dérober aux désastres qu’on voit arriver continûment !

Giovanni Merloni

(1) Trente-vices.

« Avais-je hébergé dans mon rêve le rêve d’un autre ? » – Le métro/2 (Roman théâtral n. 2)

17 mardi Oct 2017

Posted by biscarrosse2012 in mon travail d'écrivain

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Roman théâtral

Avec ce deuxième épisode de mon « Roman théâtral » je poursuis une nouvelle édition, profondément revue et corrigée, de l’ancien récit d’Anna Buonvino, que j’avais publié ici il y a juste trois ans, avec le titre « Clair et calme avec balcon », que je viens de retirer.

« Avais-je hébergé dans mon rêve le rêve d’un autre ? »

Ce mercredi paresseux d’avril 2008, je m’étais assise devant l’ordinateur où j’avais tapé la phrase suivante : « Hier soir, avant de se retirer dans sa chambre, mon colocataire m’a susurré : Si vous êtes une réfugiée, je suis un naufragé ! »
Juste ce matin-là, Michele avait sorti de la cave un tableau plein de poussière qu’il avait apporté d’Italie : « Le Naufrage contre l’arbre généalogique ! » avait-il exclamé s’accompagnant de gestes frénétiques. Mon colocataire a sans doute des problèmes avec son passé familial ! Il ne parle que de barques coulant à pic et de radeaux à la dérive, mais c’est une façon à lui de se dérober aux responsabilités ! J’aurais vraiment envie de lui dire combien il se trompe, car ici, entre nous deux, c’est moi la rescapée d’un naufrage, tandis que lui, sans le savoir, est bel et bien un réfugié ! »
Ce même mercredi, j’avais installé sur l’écran de mon ordinateur une photo assez floue de cet étrange tableau, où l’arbre gigantesque ressemblait au platane séculaire du parc Monceau, tandis que la barque en pièces avait la même allure décadente du banc public d’en bas. Au-dessus, j’y avais ajouté une didascalie : « Regardez attentivement ! Je suis Anna Buonvino, cet amas de feuilles au pied de l’arbre sur le côté gauche ! Mais ne vous inquiétez pas, je ne fais pas partie de la famille ! Je ne vais nulle part, et préfère me cacher derrière une branche sèche ! »
Tout de suite après, il y eut l’Apocalypse. Le métro avait envahi notre unique espace de vie par l’éclat d’un bruit sourd. Un vacarme tout à fait incohérent avec ce quartier Bonne Nouvelle à l’esprit en retrait. Fut-elle une sorte d’illusion sonore ? Fut-il un phénomène d’hallucination produite par une série d’images, de bruits et de scènes de la vie réelle que j’avais accumulés pendant des jours et des jours ? Ou alors, avais-je rêvé tout cela ? Ou enfin, plus probablement, avais-je hébergé dans mon rêve le rêve d’un autre ? Je ne sais pas quoi me répondre. Et pourtant, je suis sûre et certaine que la belle journée — dont je m’étais réjouie en me plongeant plusieurs fois en dehors du balcon pour atteindre les toits rouges de ma Bologne chérie — avait brusquement viré au noir.
Il est difficile à le croire, même pour une personne raisonnable comme je m’efforce de l’être ! Néanmoins, ce mercredi-là ce fut un jour décisif pour Michele Calenda et moi, ainsi que pour l’appartement clair et calme avec balcon au numéro 9 de la rue de la Lune.
D’un coup, la « salle des fêtes », comme l’appelait mon Pygmalion, avait plongé dans l’obscurité d’un nuage passager. Bruyamment, par des éclairs violents, les rames de la ligne 9 avaient glissé à mon côté avec le va-et-vient typique de l’arrivée et du départ du métro. Abasourdie par cette intrusion de voyageurs en train de faire attention à la marche… je risquais de m’évanouir, quand Michele franchit la porte, que le vent du métro avait ouverte.
— Je l’ai vu ! hurla-t-il, une main appuyée sur son front.
Il croyait avoir rencontré sur le métro son grand-père Gaetano. Celui-ci avait sur le nez les mêmes lunettes ébréchées que j’ai vues ici, sur l’étagère en haut.
Lui apportant tout de suite un verre d’eau, j’essayai de le calmer :
— Ah, oui, ils s’enfoncent tous là-dedans ! Moi j’y ai retrouvé tous mes camarades du lycée Galvani ainsi que mon professeur de français…
Jaune comme un mort, Michele ne voulait pas se séparer de son cauchemar :
— J’étais convaincu que Gaetano traînait dans la tombe… depuis soixante-douze ans, désormais. Au contraire, dans le métro, il était en pleine forme ! Les pince-nez à sa place, il avait le rabat de la chemise renversé en haut, selon la mode de ses trente ans…
 Le bruit du train, n’ayant pas du tout quitté nos oreilles, coulait maintenant comme un fleuve tranquille juste au-delà de la porte-fenêtre.
— Asseyez-vous ! dis-je en lui serrant le bras.
Michele s’écroula dans le fauteuil comme un sac… et je dus me résigner à écouter la suite de son récit :
— J’étais encore en train de fixer mon regard effrayé dans les paupières lasses de cet homme qui aurait pu être le père de mon père, dit-il à voix haute, quand, à l’arrêt de GRANDS BOULEVARDS, un type au cuir noir est entré dans la rame. Depuis son strapontin à côté de la porte, il m’a dévisagé tout le temps de façon malveillante. Un individu pareil me poursuivait avec des propos méchants dans les couloirs et les alentours du lycée Caccioppoli, à Naples… Est-ce que ce nom Caccioppoli, un fameux mathématicien mystérieusement disparu, vous dit quelque chose ? Heureusement, à CHAUSSÉE D’ANTIN-LAFAYETTE, ce sale type est descendu….
— Moi aussi je vais descendre ! hurlai-je, essayant de me dérober à la suite du psychodrame. Mais le regard désemparé de mon colocataire me fit changer d’avis, me donnant tout d’un coup la sensation de vivre l’un de rares moments où l’égarement et le sentiment de précarité se mêlent à une sorte d’héroïsme sans nom. En fait, ce qu’il lui arrivait, je ne savais pas pourquoi, me concernait personnellement !
Les ondes sonores qui frôlaient notre salon transformé en quai évoquaient la solennité de l’adieu, des rencontres uniques. En fin de compte, tout passe. Et quand nous nous réveillons dans notre banalité sans rythme, nous regrettons vivement les gueules redoutables qui nous ont quand même donné l’illusion d’être au centre de quelques mystérieux enjeux dont nous serions aussi bien les victimes que les petits soldats de la grande armée des vengeurs !

Giovanni Merloni

Cette effroyable distance que les Alpes augmentent et la mer amoindrit – Le métro/1 (Roman théâtral n. 1)

15 dimanche Oct 2017

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Roman théâtral

J’entame aujourd’hui, sous le titre de « Roman théâtral », une nouvelle édition, profondément revue et corrigée, de l’ancien récit d’Anna Buonvino, que j’avais publié ici il y a juste trois ans, avec le titre « Clair et calme avec balcon », que je viens de retirer.

Cette effroyable distance que les Alpes augmentent et la mer amoindrit


Tout a commencé mercredi 9 avril 2008, à Paris, au début d’un après-midi tranquille et ensoleillé. On ne parlait que de l’Italie, qu’on voyait naviguer dans l’incertitude quatre jours avant les élections politiques. Il s’agissait d’une preuve assez dure, qui me tenait à cœur, en dépit de cette effroyable distance que les Alpes augmentent et la mer amoindrit.
Mercredi donc, je m’étais approchée de la petite écritoire pour allumer l’ordinateur que j’y avais installé, puis, assise, j’avais essayé de regarder les messages. Mais je m’étais aussitôt levée, sous l’impulsion de tourner en rond dans la pièce. Sans doute, j’avais besoin d’une pause, brève ou longue, avant de me plonger dans mes obligations.
Au-delà de la vitre, la rue de la Lune s’étirait tel un serpent dans sa mansuétude caractéristique : on entendait l’infime bruit de rares voitures glissant vers la porte Saint-Denis, tandis que les humains, en marche accélérée pour attraper le métro, se dérobaient à ma vue.

Ce calme extérieur, plus apparent que réel, ne suffisait pas à apaiser mes pulsions pendulaires laissant que l’une de mes patries — celle d’origine ou celle d’élection — prenne le dessus sur l’autre. Même si je me consacrais volontiers au travail, à la moindre provocation — un rayon de soleil, un bruissement de feuilles du magnolia d’en face, une voix familière montant de la rue —, je filais au balcon, traînée par une force irrésistible…
Chaque fois que je m’y accoudais, je pensais inévitablement au pays éloigné de ma naissance, qui des fois me semblait très malheureux et d’autres, au contraire, le berceau et le lit de tout le bien-être possible et imaginable… Dans un tel état, il me semblait que l’Italie flottait au-delà d’une frontière invisible se hissant devant mes yeux. Oui, pourquoi pas ? On aurait pu confondre Rue de la Lune avec une rue de Gênes, ou de Bologne, ou de Naples ! Ce coin de Paris était tellement caractéristique et anonyme à la fois… Il suffisait que je me penche dehors et j’étende mon bras pour que je brise cette fine pellicule d’air et de vent, touchant à l’instant l’atmosphère unique de ma ville natale. Ce n’est qu’en retirant la main, au risque de prendre un élan exagéré et de tomber à terre, que je me retrouvais à nouveau ici, à Paris, l’endroit que j’ai choisi pour y vivre ma vie ! Oui, il suffit d’un seul déclic pour franchir la terrible séparation entre mes deux mondes, et chaque fois que j’abandonne l’un de deux pays pour me plonger dans l’autre, celui-ci s’éclipse dignement dans un repli sombre de mon esprit.
Ce mercredi-là — un jour mitoyen, insignifiant comme une cloison en plaques de plâtre —, je regardais avec attention renouvelée un échantillon de journal glissé par terre. « Trois pièces, clair et calme, avec balcon » c’était l’incipit de l’annonce que mon colocataire avait conçu, faisant tout démarrer… (1)

Avant, je partageais ma chambre à Maison Alfort avec Irina, une employée de la Poste très occupée avec sa liste de prétendants de toute sorte, qui m’obligeait souvent à sortir, à traîner dans le quartier avec mon ordinateur sur le dos et, dans la tête, mon doctorat à moitié. Ici, dans cet appartement clair et calme, outre à la ressource du balcon panoramique, auquel je peux confier mes hurlements secrets, je dispose d’une chambre rien que pour moi et d’une petite cuisine en partage. Ici, le téléphone et internet ne me coûtent rien, grâce à la générosité de mon colocataire, qui profite à son tour de la magnanimité de ce Robin Hood qu’on appelle Free… Sans doute, je suis bien gâtée, cependant, au moment d’emménager, je ne voyais aucun empêchement ni piège au-dessous du tapis…
Le jour où j’ai fait le grand pas venant ici, ce monsieur au prénom d’ange gardien, Michele, avait tout de suite essayé de me rassurer, avec ses airs clairs et calmes ! Figurez-vous ! Lui calme ! Lui… clair ! Disons qu’il aurait beaucoup aimé de l’être, calme et clair, s’il n’était pas, au contraire, un volcan prétendument éteint, tandis que j’étais convaincue, dès le premier instant, qu’il était tranquille comme un lac de montagne entouré de forêts et de nuages ! Bien sûr, je ne me suis jamais brûlée à cause de lui, car il a été toujours respectueux et correct. Néanmoins, j’ai dû soigneusement éviter de m’allonger au bord de ce lac, même pour un déjeuner sans herbe.

Cette annonce, elle, était un piège, une véritable bombe à retardement. D’ailleurs, comment aurait-il dû l’écrire ? En français, évidemment. Et comment aurait-il pu prévoir que la première à répondre, à se convaincre en trois secondes de la bonté de l’affaire, ce serait moi, une compatriote ? Non, il n’a pas été de sa faute. Michele, professeur d’histoire de l’art à la retraite, n’arrivait pas à payer le loyer tous les mois. Mais il ne voulait pas renoncer à cette fenêtre au quatrième étage sur la rue de la Lune. Et c’est tout !

Il avait donc mis l’annonce, j’en suis sûre et certaine, avec l’idée ferme et pourtant innocente de ne pas admettre que des femmes dans ces murs… De toute façon, ce qui compte pour lui c’est le premier regard ! Et je l’avais tout de suite conquis, car j’étais selon lui la copie, un calque presque d’une femme dont les yeux, la silhouette, la taille, les cheveux, et le reste… s’étaient gravés à jamais dans son cœur de chevalier errant… Non, pour l’amour de Dieu, Michele était sans doute un gentilhomme qui essayait juste de tirer son épingle du jeu… Cependant, les premiers temps de mon installation ici, cela m’étonnait beaucoup d’apprendre que ce vrai Napolitain avait passé une partie importante de sa vie à Bologne ! De cette ville qui fut la mienne, il connaissait les endroits les plus reculés et ne se retenait pas de m’en parler à toutes les occasions, car il avait tout de suite deviné qu’il s’agissait d’un sujet où je n’aurais pas eu le courage de l’interrompre. Il aimait d’ailleurs répéter à haute voix la même rengaine : « les arcades, piazza Maggiore, la rue du Pratello, la porte Saragozza, San Luca, le parfum des crescentine… (2) »

Giovanni Merloni

(1)
Comme la plupart des histoires réelles ou imaginaires jaillissantes de la vie ou des rêves des êtres humains, celle-ci, racontée par la Bolonaise Anna Buonvino, se déroule dans la salle principale d’un appartement parisien de trois pièces. Au commencement, cette salle est vue comme un plateau de théâtre, où les parois et l’unique fenêtre seraient des décors plus ou moins contraignants. Au centre de cette « scène », juste au bout d’un plateau imaginaire, on perçoit donc le balcon au quatrième étage sur la rue de la Lune, auquel on accède par une marche. Sur la gauche, on voit un chevalet avec un tableau enveloppé dans un carton ainsi qu’un tabouret avec un ordinateur portable éteint. Sur la droite, il y a une table à tréteaux où l’on entrevoit des pinceaux et des couleurs en ordre parfait, révélant que personne ne s’en sert pas depuis longtemps. Partout sur les murs ou dans les étagères on a accroché ou faufilé de vieilles photos de famille. La porte de la chambre d’Anna B. est sur le mur de gauche. La porte de la chambre de Michele Calenda est sur le mur de droite. Avec un peu d’imagination, on peut reconnaître deux écrans presque invisibles accrochés au plafond : le premier traverse la scène de droite à gauche, à moitié du plateau en profondeur ; le deuxième écran correspond à la porte-fenêtre du balcon.

(2)
Les « crescentine » de Bologne sont des fougasses légères s’accompagnant de préférence avec du jambon et du parmesan.

Mon premier bouquin français

10 jeudi Sep 2015

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Avant l'amour, François Bonneau, Françoise Gérard, Noëlle Rollet

Il m’est arrivée par la poste, juste hier, 9 septembre, le jour de l’anniversaire de ma fille cadette, un joli colis contenant quelques copies de mon premier bouquin français : « Poèmes d’avant l’amour », publié par les Editions des Poètes français. Je suis bien conscient de ce que cela signifie. En même temps, je suis tranquille, confiant, heureux de pouvoir transmettre quelques miettes d’un trop long discours.

Giovanni Merloni

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« Et maintenant ? »

25 mardi Nov 2014

Posted by biscarrosse2012 in mon travail d'écrivain

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« Et maintenant ? » a écrit dans un tweet Serge Gabriel Roche depuis son observatoire éloigné et pourtant proche beaucoup plus que la fenêtre d’en face, au-delà du boulevard. « Chemin tournant », comme tous les vrais poètes, possède un sixième sens (et même un septième) pour le côté concret de l’aventure humaine.
Avec cette question synthétique, ce collègue que j’aimerais compter parmi mes amis m’interroge autour de ce texte « clair et calme avec balcon », dont je viens de mener à terme la publication en dix-neuf « épisodes ». Ou, plutôt que répondre à sa question, il m’invite, amicalement, à interroger moi-même, à profiter de la pause inévitable pour réfléchir.
Et voilà la réponse : « je ne sais pas ».
Ce qui me tient à cœur, aujourd’hui, c’est de comprendre le sens de ce que j’ai écrit, avant de m’en séparer. Je suis d’ailleurs convaincu que cela peut intéresser ceux qui m’ont suivi en m’encourageant à avancer jusqu’à la FIN.
Avec « Clair et calme avec balcon », conte-récit théâtral sur le thème du hasard réglant le bonheur ou le malheur des gens, se termine une petite « trilogie » de contes-récits marquant pour moi la période désormais révolue de l’installation à Paris.
Cette trilogie avait eu son exorde avec « La cloison et l’infini », conte théâtral en quatre épisodes. Ici l’esprit amer donne souvent le relais à l’esprit sombre, cela juste pour mettre en évidence le décalage des sentiments et des passions de deux hommes aux antipodes de la vie vis-à-vis d’une femme aussi extraordinaire que commune, assez simple dans ses attitudes « eau et savon ».
Le deuxième texte en ordre chronologique — « X, Y, Z, W » —, peut être enfin considéré comme un conte-récit picaresque (en six épisodes) où le paradoxe s’impose comme une contrainte que la catharsis finale rendra humain et tout à fait réel.

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Ces trois textes de « l’installation à Paris » n’ont pas en commun que cette circonstance cruciale.
Le premier lien évident est représenté par mon adoption idéale de la rue de la Lune comme endroit privilégié pour le déroulement des trois « actions » différentes. Une rue que j’ai découverte pendant mes premières promenades dans Paris. J’aime cette rue d’abord pour le nom, évidemment, ensuite parce qu’elle est montante, courbe et étroite, respectant apparemment un ancien parcours moyenâgeux à l’intérieur des anciens remparts parisiens. Enfin, je m’y suis affectionné en raison du livre de Queneau et du film homonyme de Louis Malle, de mon penchant pour Philippe Noiret et surtout de mon identification avec Zazie : si je creuse dans le fond de mon âme, je découvre que moi aussi, comme Zazie, je suis venu à Paris surtout pour « voir le métro ».
Présente de façon explicite dans « Clair et calme » et dans « La cloison », la rue de la Lune s’identifie, dans « X, Y, Z, W », avec le cours principal d’Âpreville. Cette localité est un pays installé au sommet d’une colline imaginaire, « copié-collé » à partir de mon modèle ancestral, c’est-à-dire Sogliano sur le Rubicone, le village de mon enfance en Romagne.
Le deuxième lien est celui de la frontière. « La cloison » est une frontière sans consistance séparant deux destins : celui d’un homme mourant, l’italien Trepaoli ; celui du jeune professeur Jérôme et de son amie italienne Antonia. Dans « X, Y, Z, W », le mur d’incompréhension entre X et Upsilon s’ajoute au mur du couvent des Carmélites en haut du village d’Àpreville ainsi qu’à de murs invisibles : entre Àpreville et Villedouce (une Bologne transfigurée) ; entre Âpreville et Villecalme (une Cesena transfigurée aussi). Dans « Clair et calme », une frontière invisible s’est installée sur le balcon de l’appartement de la rue de la Lune. Toujours, dans ces trois textes, un courant affectif brise ces frontières pour transporter l’Italie en France et la France en Italie.
Le troisième lien est celui de l’avalanche. Une avalanche de contradictions accélère la rupture entre Jerôme et Antonia dans « La cloison ». Une avalanche humaine marque la catharsis finale de « X, Y, Z, W ». Une avalanche de votes aux élections politiques italiennes de 2008 accélère ou précipite le dénouement des destins incertains d’Anna et Michele dans « Clair et calme ».
Évidemment, tous ces enchevêtrements de situations et de pulsions humaines ne sont pas nés qu’à Paris. Ils viennent de loin, depuis cette Italie qui reste au-delà du mur. Paris c’est le plateau de théâtre où les fantômes de l’imagination et de la mémoire se sont croisés et multipliés comme autant de lapins agiles.
Et maintenant, je crois que j’oublierai les avalanches, les volcans et les intempéries des pays du Sud. Je vais m’inscrire dans un paysage nouveau, dans une langue nouvelle.

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Giovanni Merloni

Portrait d’un roman scandaleux

05 dimanche Oct 2014

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« Chi si offende è fetente ». J’aimerais bien laisser dans sa langue originale, l’italien, cette expression « tranchante » et même vulgaire (qui représente d’ailleurs un « chef d’œuvre » parmi les nombreux dictons napolitains), avant d’essayer de la traduire et de l’expliquer dans mon nouveau contexte linguistique, humain et social.
Cependant, en m’appliquant à cette traduction, je me suis aperçu des risques à plusieurs facettes (et lames) que j’allais rencontrer. Car les nombreuses nuances qu’on doit forcément associer au mot « fetente » peuvent aboutir à des interprétations tout à fait contradictoires.
Si dans ce mot une quantité de significations sont correctes (homme malodorant ; personnage odieux ; quelqu’un qui révèle dans ses actes une évidente malhonnêteté intellectuelle ; quelqu’un qui est assez rusé, capable donc de réagir promptement, en plus habile dans l’exploitation des faiblesses des autres), dans le contexte de cette phrase spécifique (« chi si offende è fetente ») ce mot redoutable assume une signification plus stricte : « celui qui se sent vexé (quand évidemment ce n’est pas le cas), profite de son attitude à la susceptibilité pour flanquer de coups lâches et disproportionnés et même mortels ».
Puisqu’en général ce sont les Présidents ou les Papes et les Rois qui ont le droit de « se sentir vexés » (avec la cour et la cohue infinies des caporaux, rentrant dans une hiérarchie compliquée de puissants, visible ou invisible), les pauvres mortels — qui tombent éventuellement dans le cas de « lèse-majesté » ou de banale « irrévérence » (ou encore de « désacralisation ») envers le pouvoir — risquent d’être anéantis. « Celui qui se sent (même à tort) vexé a toujours envie de vous tuer ».

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En tout cas, dans les démocraties modernes, ceux qui ont la hardiesse de penser peuvent souvent se réjouir d’avoir la grâce de la survie.
Et pourtant… La réponse la plus typique (et en fin de compte logique) de la part du pouvoir vexé est le silence, la mise au ban ainsi que la destruction des œuvres iconoclastes ou désacralisantes.
L’effacement et le silence sont des punitions toujours dures à endurer : après ces mesures-là, personne n’aura la possibilité — vingt ou cinquante ou cent années depuis — de comprendre exactement ce qui s’est passé, quelles ont été les nuances précises ou les mots exacts qui ont troublé le sommeil de quelqu’un là-haut. Personne ne saura le nom ni l’histoire personnelle de celui qui s’est senti particulièrement concerné, voire touché par les considérations « arbitraires » qu’un homme maladroit et téméraire a osé prononcer.
Personne ne pourra connaître, dans la plupart des cas, les noms ni les histoires personnelles de tous ceux qui ont eu la hardiesse de dire une petite vérité, de la hurler ou, chose bien plus grave, de l’écrire sur un mur ou des feuilles virtuelles avec un ordinateur portable de la première génération.
Si la rare et périssable copie en papier, conservée dans quelques rares bibliothèques, reste placidement inconnue, personne ne pourra s’amuser pour un texte éventuellement original, ironique et au final débonnaire comme le sont la plupart des écrits qui touchent à la vérité.
Car ceux qui osent briser la glace opaque du conformisme et de l’abus de pouvoir tombent bientôt dans un état d’incrédulité et d’angoisse : « Est-il possible ? Est-ce incroyable, mais vrai, comme le dit la chanson ? » C’est pour cela qu’on s’arrête sur le bord du gouffre, qu’on s’appuie péniblement à une rambarde en train de s’écrouler… Et pourtant…

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Voilà, sans exagérer, un malentendu (ou quiproquo) a causé une petite conjuration du silence envers « Roma città persa » (« Rome cité perdue »), mon deuxième roman. Une « convention à exclure » qui a été néanmoins suffisante à le faire disparaître de la circulation en Italie. Cette « gaffe », ma gaffe, dérivait surtout du sujet que je touchais, et aussi du choix du roman pour traiter des questions que j’aurais pu bien sûr exploiter sous d’autres formes (par exemple dans des revues d’urbanisme, où j’aurais été bien accueilli) en disant les mêmes mots…
En traitant de l’urbanisme, une matière qui m’était familière et très chère, je m’engageais d’ailleurs dans un thème intime, profondément ressenti et personnel en définitive, tout comme une question d’amitié ou d’amour. Et voilà, comme vous le verrez peut-être un jour, mon amour pour le jouet me pousse toujours, comme le ferait un enfant curieux, à le rompre, à le casser avant de l’avoir longuement admiré comme un magnifique objet, sacré et incorruptible…
Ou alors, il n’y a même pas eu de vrais malentendus ni de gens vexés… On a été tout simplement victime d’un jeu (ou d’un enjeu) dans lequel l’homme simple et anxieux de connaissance n’aurait dû même pas faufiler sa tête ! Bien sûr, je refuse l’idée que l’expression libre soit a priori condamnée à l’échec et je n’accepte pas que la qualité des textes résulte, elle aussi, subjuguée au destin « politique » du thème choisi.
Heureusement, le temps est parfois galant homme. Et le fait de pouvoir en parler avec vous maintenant c’est déjà un cadeau pour moi. Cela me rappelle un autre proverbe basique : « Qui vivra verra… »

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Depuis quatorze ans d’hibernation, en sortant pour vous « Roma città persa » de sa couche de poussière physique et psychologique, j’en ai choisi et traduit ci-dessous un extrait, assez significatif quant au thème traité ainsi qu’à l’esprit du livre.

« Roma città persa » (« Rome, cité perdue »), extrait du chapitre II/5 (Fahrenheit 451)

« L’Urbanisme est gravement malade, en fin de vie. Chaque jour, une cohue de médecins et de stagiaires sont là, à son chevet. Mais on le soigne mal. Le primaire se défend : il n’y a pas les moyens pour une fouille appropriée. »
« L’Urbanisme est là-bas, dans le bloc de réanimation. S’en sortira-t-il ? Qui sait ? Il y a des cas de branches du savoir qui sortent du coma avant de guérir parfaitement. Heureusement, en Italie on est contre l’euthanasie ! […] Nous nous retroussons nos manches et nous avançons tout de même, même en nous passant de l’Urbanisme ! »
En reconnaissant l’écriture nerveuse de Garbuglia (1), Italo (2) sursauta, tout comme il lui arrivait lorsque l’un des chats noirs en dessous de chez lui décidait, l’ayant attentivement dévisagé, de lui couper la route (3).
Sabina lisait bien, avec de l’humour, mimant peut-être les cadences de ses collègues de bureau, fainéants et très experts en imitations, médisances et crocs-en-jambe…
« L’Administration publique est un organisme parfait, qui se comble de nourritures nuisibles et indigestes tout en demeurant fleurissante. Y a-t-il quelqu’un qui pourrait la tuer ? On parle beaucoup de méritocratie, de personnes adaptées à la bonne place. Est-ce que les gens savent comment se passent vraiment les choses ? Par exemple les gens qui attendent le bus comme des cormorans ou des pingouins sur l’île, le savent-ils ? Lorsque quelqu’un a envie de travailler, que le Ciel s’ouvre ! Celui-ci est regardé comme un ennemi. Tout le monde se coalise contre celui qui se dérobe à la platitude, aux rumeurs et aux médisances ! »
Italo s’affala dans le fauteuil tournant, tout en fixant l’envoûtante affiche…

LATIUM DES DÉLICES !

Une photo assez raffinée d’une balustrade baroque accoudée sur un beau jardin à l’italienne.
« Personne ne dit qu’il faudrait approuver une loi assez claire ainsi que des règles pour le montage et le démontage. On ne fait pas les lois, on les attend, comme la pluie. Cette petite pluie qu’on peut même boire, dont on peut se servir aussi pour se laver… Ce ne sont jamais ceux qui travaillent tous les jours dans la matière qui font les lois. Ce sont des autres qui les font, les lois : des gens incompétents, mais à la hauteur ! Cette dernière expression prime sur-le-champ l’attitude à l’improvisation qui dépanne, la créativité qui débureaucratise, accélère, fait des crocs-en-jambe, esquive… Les gens apeurés et gelés qui stationnent sur la rive désolée où le bus tarde à arriver se demandent pour quelle raison ce qui semble raisonnable à tout le monde n’arrive pas. »
« Quand nous sommes là, formant des troupeaux de plus en plus serrés, en attendant… — pensait Italo, absorbé — que nous voyons passer dix, quinze, vingt minutes tout en envisageant que peut-être le bus n’arrivera plus jamais… parmi tous les gens qui sont là plongés dans une attente en dehors du temps, une société désespérée s’installe… Mais le conducteur du bus pourrait devenir même plus méchant, jusqu’à nous écraser sur le grand trottoir et puis… nous y abandonner, morts ou blessés ! D’ailleurs, nous ne comptons rien ! Ou alors, peut-être, nous n’existons même pas ! »

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— Pourquoi es-tu agité ainsi ? lui dit Sabina, en lui prenant la main.
Italo demeurait debout, à côté de la grande baie vitrée du douzième étage. Une véritable boîte de bonbons pour toutes les âmes perdues de ce Palais labyrinthique qui envisageaient vraiment de se suicider.
Par-delà les premières maisons à trois ou quatre étages, on reconnaissait parfaitement le grand fleuve d’asphalte et de pins de la rue consacrée à Christophe Colomb. Au bout, les blanches statues au bord de la façade de la basilique de San Giovanni ressemblaient à des oiseaux de plâtre.
« Parler, écrire, jetant au milieu des images la poussière de la rue frottée par les chaussures, toujours les mêmes Clarks que j’insiste à nettoyer, à laver parfois… Parler, raconter, comme si tout ce qui nous entoure c’était de l’utopie ou alors un rêve, essayant toujours de sortir des parenthèses rondes, carrées et circonflexes où je me cache moi-même au bout de mes nonchalantes pérégrinations… »
Italo et Sabina, tels deux lièvres siamois, sautillaient d’une page à l’autre.
— C’est quoi, ça ? demanda Sabina, fermant le cahier, le regard concentré sur les mains osseuses et assez peu expansives d’Italo.
— C’est un roman inachevé !
Au milieu du cahier, il y avait cette phrase :
« Il faudrait enseigner dans les écoles, sérieusement, pour de bon, notre Risorgimento, la République Romaine et la Résistance… ainsi que toutes les occasions ratées de libérer Rome des chaînes ! »
Il y avait depuis une rature.
« Pour moi, la Résistance et le Risorgimento ne sont pas compatibles avec Rome ! »
C’étaient les derniers mots de Garbuglia.
— Même la place du Risorgimento n’est pas compatible avec les remparts du Vatican, alors, si j’ose dire ! observa Italo, en tirant la langue à l’adresse de Sabina.
— Continuons ! dit la jeune collègue. De son visage avait disparu la patine qui enlaidit les employés de la Région, les rendant inexorablement lâches, gris et sans vie.
« Surtout ceux du siège central ! » constata Italo Cottanello. Ses narines, fines comme celles de Cyrano, saisirent l’agréable odeur jaillissant de son pull bleu. Sabina lui souriait, hochant la tête telle une poupée.

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Italo se tourna à nouveau vers la fenêtre. Malgré tous ses efforts de s’interdire la vie, cette fois-ci une forte excitation s’était emparée de lui qui n’avait aucune intention de s’éclipser.

MORS TUA VITA MEA ?

Peut-être, la mort de Tito Garbuglia lui donnait, elle-même, la vie ?
Italo était encore emprisonné par millions de fils invisibles. Et pourtant une mutation millénaire était en train de se produire en lui, qu’on aurait dit inconcevable avant la disgrâce.
Sabina s’en était aperçue. Mais elle préférait attendre… Ou, pour mieux le dire, continuer à attendre. Elle reprit la lecture :
« D’ailleurs, Rome, toujours gravide et surchargée d’enfants, ne sera jamais une ville moderne à parcourir en long et en large avec un simple mode d’emploi. »
De ses deux mains, Italo souleva son fauteuil tournant avant de le poser à côté de celui de Sabina.
« Devant cette mère étouffante… cette gardienne de prison… combien d’avant-postes de la liberté civile sont passés, fiers et hagards, éventant la chemise rouge de Garibaldi ou le drapeau – rouge aussi – de Gramsci… Mais tous ces braves gens n’ont pas pu s’arrêter pour s’y enraciner ! »
Italo scrutait les doigts sans bagues de Sabina, tout en lisant à haute voix, avec le maximum d’engagement dont il était capable, le texte de Garbuglia. Au-delà de la porte vitrée, on voyait glisser de plus en plus rarement les ombres de collègues âgés en quête de mystérieux repères de protocoles et disquettes sans le virus où transcrire de relations écrites avec d’horribles calligraphies, pleines de ratures et notes. Au-delà de la porte… fermée. Est-ce que quelqu’un avait tourné le poignet ?
« Même le soixante-huit a défilé… Il s’agit juste de quelques forcenés, évaporés tout de suite après, dans l’air empuanti et dans la lumière splendide. Rome est réfractaire et hostile à toute révolution ! »
Sabina mit les deux mains sur la feuille avant de poser sur elles son visage heureux.
Italo faufila sa main droite entre son cou et ses cheveux châtains. Une force étrangère – peut-être un dieu de l’Olympe ? – rapprocha la tête de pantin de Sabina de la bouche ainsi que des moustaches d’Italo.
— Viens ici, Sabina Montasola, dorénavant tu ne seras plus seule !
Ils s’embrassèrent, oubliant tout à fait qu’ils étaient dans un lieu public.
— Qu’est-ce qu’il t’arrive ? demanda allègre Sabina, dès qu’elle eut repris le contrôle de la situation.
Ils remirent à sa place le deuxième fauteuil. Mais, même si un gros bureau les séparait l’effet Garbuglia ne diminuait pas. Au contraire !
« Rien à voir avec Voltaire et Rousseau ! À Rome fait fureur une lumière magnifique qui cache d’immenses sanctuaires – pas des ossuaires bien sûr – de mensonges. »
S’écriait, dans son noble texte, l’urbaniste malchanceux, à présent disparu…
Tandis qu’Italo lisait, Sabina écoutait. À présent, elle n’était plus l’obscure secrétaire du Bureau des Imprévus, mais une des actrices préférées de Truffaut. Ah oui, il n’y a que Truffaut !
Et lui, nouvel Antoine Doinel aux exordes, serait-il à la hauteur de son Maître ? Réussirait-il à surmonter sa gêne pour les mots difficiles et en latin ? Garderait-il la vertu calme des forts devant de nouvelles folies subies ?
« Et même Marta, la partie de moi la plus délirante et audace, elle-même n’est pas du tout compatible avec Rome ! »
Avait ajouté Tito Garbuglia avec son stylo rouge, donc avec son sang…
Avant de sortir du bureau, où miraculeusement personne n’était entré, Italo avait serré Sabina dans ses bras, en éprouvant un frisson violent, de la tête jusqu’aux pieds. C’était la première fois qu’il embrassait celle qu’il considérait, selon ses paramètres, une vraie femme.
Juste à ce moment-là devait-il se réveiller de sa léthargie amoureuse ? Juste au moment où la vie le flanquait en avant, aux premiers rangs d’une tranchée où ne peut-on pas poser des questions tandis que l’on est obligés, au contraire, de donner des réponses ?

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Giovanni Merloni

(1) Tito Garbuglia, chef du Service d’urbanisme de la Région Latium, est le personnage principal du roman. Son nom, Garbuglia, évoque, immédiatement, dans la langue italienne, l’activité obscure et frustrante de la plupart des employés et dirigeants de l’administration publique ayant un rapport d’amour-haine avec les paperasses bureaucratiques.

(2) Italo Cottanello, jeune collaborateur de Garbuglia, se trouve obligé, au lendemain de sa mystérieuse disparition, de se débrouiller dans le travail très délicat qu’avant son maître exploitait de A à Z. Le nom Cottanello est celui d’une commune du Latium. Comme lui, tous les nombreux personnages du livre, dont Sabina Montasola, auront aussi de noms empruntés aux localités du Latium ou alors de différents quartiers de Rome. 

(3) Italo Cottanello, très superstitieux, est très méfiant vis-à-vis des chats noirs.

VIII Les racines 3/3 (il quarto lato n. 21)

13 lundi Mai 2013

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il quarto lato

001_les racines III

Cascade du fleuve Marta (Viterbo, Italie)

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Les racines III/III (de « Il quarto lato », Éditions « Il Ponte Vecchio », Cesena, 1998, chapitre VIII, pages 93 et suivantes)

Les amis se taisaient. Un grand nuage gris avait caché la partie haute du ciel, tout en laissant libre la bande aveuglante de l’horizon.

Le pré en pente, frôlé par la lumière basse, prenait une luminosité irréelle.

Ils étaient tous des témoins très attentifs de l’exhumation de ce personnage qu’on ramenait pourtant parmi les vivants à travers une reconstruction assez fantaisiste et quelque part arbitraire. Mais, il n’y avait aucun doute qu’il en sortait vivant comme une personne en chair et os, protégé par sa barbe, ses lunettes à pince-nez et son immanquable chapeau.

Loin de là, dans un endroit bien présent à leur imagination, près de la pyramide bien connue de Caius Cestius, il y avait de véritables os et ce squelette, caressé par la bienveillance du souvenir plein de gratitude, avait été un homme.

Ce jour-là, Otello n’avait pas été tourmenté par les yeux de Solidea. Il ne s’était pas entretenu non plus ni au sujet des escapades de Stelio qui le heurtaient ni au sacrifice de sa femme Edera, qu’il avait appris à appeler Lierre, en raison de l’amour lointain, jamais oublié, que sa femme formelle avait éprouvé pour un Français en vacances à Cesenatico.

— Je voudrais poser une question terre-à-terre, dit-il. Pourquoi le fait de découvrir que notre grand-mère avait trouvé assez tôt un remplaçant nous amuse-t-il? Ou alors pourquoi nous semble-t-il tellement original que notre grand-père ait renoncé à une grosse somme d’argent, rien que pour se dérober à l’obligation de suivre de longs et ennuyeux cours de droit ?

Il avait voulu ainsi contraindre le cousin de Libero à la réplique d’une mémorable anecdote à propos de laquelle les quatre « vitelloni » s’étaient plusieurs fois interrogés réciproquement.

— Oui, ça fait partie de notre lexique familial. Car « la nuit porte conseil, mais le réveil trouble l’œil » ! Le cousin sourit, sans cacher son embarras à cause de cette main d’Otello qui ne cessait de lui serrer le bras.

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Photo : Collection Frères Merloni. Reproduction interdite

Encore jeune, sur les vingt-sept ans— diplômé en langues étrangères avec le maximum de notes et louanges auprès de l’université de Ca’ Foscari à Venise —, Battista devait participer, avec son futur beau-frère Elvezio, frère de Mimì, à un concours pour devenir fonctionnaire d’état.

Les épreuves devaient se dérouler en été. Battista, déjà rentré à Cesena après la fin des études, ne disposait plus de son ancien pied-à-terre vénitien, de même qu’Elvezio.

Ils s’installèrent donc dans une chambre à deux lits dans un petit hôtel de mauvaise qualité dans le quartier des Zattere. Le soir de la veille de l’examen, ils flânèrent dans le quartier du Rialto, où la rue des Mercerie et le « campo » San Bartolomeo étaient remplis de touristes. On avait l’impression que chaque local au rez-de-chaussée était occupé par un restaurant. Des tables et des garçons partout. Et des belles filles avec d’étranges coiffures et des jupes moulantes.

Elvezio ne parlait que du concours. Il était assez prêt, ayant étudié sans relâche, même si c’était de façon très scolaire. Battista avait une culture plus vaste, mais pas autant fouillée. Il visait surtout  l’examen oral, où il saurait  certainement renverser toute éventuelle défaillance de l’épreuve écrite.

Mais, cette promenade dans le campo San Bartolomeo déclencha en lui une pensée fatale.

Trois cabotins, déguisés de façon approximative à la mode du XVIIIe, mimaient avec une élégance et une subtile ironie un tout petit scénario de Goldoni sur l’adultère.

Le mari, habillé en gris, arborait deux manchettes de satin noir toutes neuves. Des galoches aux pieds, il portait un chapeau à la Charlot.

La femme, véritable double emploi avec ses occupations d’épouse et de maîtresse, était une femme au foyer très adroite dans la préparation de mayonnaises, béchamel et sauces à l’italienne dont on sentait l’odeur unique. Une femme au foyer d’ailleurs assez rare, à ce qu’on pouvait  en croire de  ses propres  mots, car elle était en fait une lectrice ou, pour mieux dire, une véritable dévoratrice de livres de philosophie, souvent alternés avec des bouquins moins sérieux, comme les Mémoires de Giacomo Casanova ou Le Plaisir de D’Annunzio.

— Mieux vaut des remords que des regrets ! Fredonnait la douce et bonne dame. Elle était appuyée au dos du mari gratte-papier comme au parapet d’un pont et s’adressait au soupirant qui la scrutait de la rue, entre chien et loup.

L’amant était un artiste sans le sou, mais en bonne santé. Il soutenait que depuis qu’il avait trouvé la juste paire de chaussures, il avait appris à cheminer. Dès lors, tout était devenu facile. Vivre en artiste signifiait risquer, renoncer au certain en échange de l’incertain, mais au moins l’artiste ne devait pas subir.

Subir : voilà le verbe autour duquel pourrait s’instaurer une philosophie alternative de la vie. C’est mieux que ce soit le mari qui subisse, ou alors l’employé, le gratte-papier. La femme fera semblant d’être ivre et comblée et de subir elle aussi, comme son malchanceux mari. Elle pourra ainsi garder ses ressources les plus fines pour un esprit élevé. L’artiste souffrira de solitude et de détresse, mais ne subira pas les chantages d’une société manipulatrice.

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Photo : Collection Frères Merloni. Reproduction interdite

D’un coup, ayant perdu toute curiosité de voir la fin de la pièce, le futur député Alessandri s’achemina vers sa chambre d’hôtel. Il était d’ailleurs tellement absorbé dans ses décisions qu’il ne s’était même pas aperçu que depuis longtemps son futur beau-frère et aussi futur haut fonctionnaire du conseil d’état l’avait abandonné pour courir préparer son devoir.

Au petit matin le réveil sonna, sonna de nouveau. Elvezio se leva, s’habilla et sortit, avant d’écrire huit pages de feuille protocole, dont quatre et demi diligemment copiées d’après un microscopique rouleau de notes chiffrées.

Battista regarda le réveil d’abord avec haine, ensuite avec commisération : — je serai moi-même mon patron à moi, mon inflexible directeur, dit-il, selon la légende. Il ne se rendit pas à ce concours, ni à d’autres rendez-vous qu’on lui conseilla, qu’il aurait sûrement gagnés pour la plupart, en recevant les compliments et les lauriers de n’importe quelle commission d’examen.

— Chacun doit porter son fardeau d’erreurs, conclut le cousin aux cheveux blancs, qui les avait tous conquis avec tous ces paradoxes.

Quant à Pio, il s’était plongé dans une difficile réflexion sur la décision de Battista quant à sa vie actuelle. Quelques traces de ce douloureux destin serpentaient aussi dans son existence étrange. Moins exposée, moins aventureuse, mais pas du tout tranquille.

Ils retournèrent dans la salle enfumée et multicolore. Les interventions ne réussissaient plus à capter l’attention de la plupart des présents.

Dès que la réunion fut terminée toutes les ampoules s’allumèrent et la salle fut envahie par l’explosion des voix fulgurantes des parents et des amis amusés.

Ensuite, les congressistes commencèrent à s’éparpiller, chacun se rappelant de saluer ou embrasser les orateurs, Pio et Libero.

Otello embrassa chaleureusement ses amis et les complimenta. Ensuite, il saisit le bras de Pio — qui désormais faisait partie à plein titre de la famille Alessandri dont il partageait les gloires passées — et l’entraîna vers le coin où demeurait Ragazzini, l’homme des gloires futures.

— On a fait une belle rencontre, hein, Ragazzini ? lui dit Otello. Et maintenant  on va près des arcades de la Mairie pour découvrir la stèle du grand disparu. Qu’en pensez-vous, communistes modérés et réformistes, de ce vieux socialiste, réformiste et modéré?

Ragazzini répondit à Otello que les propositions de Battista Alessandri étaient aussi les siennes, de la première jusqu’à la dernière. Les socialistes, il y a soixante ans, ne pouvaient pas partager le pouvoir, à cause de leur composante léniniste et radicale. Par contre, les idées de Battista étaient des idées tout à fait démocratiques, qu’on aurait dites distillées comme une bonne et rare bouteille de Sangiovese.

Les quatre-vingt-trois participants du séminaire, guidés avec circonspection par le candidat Ragazzini, se retrouvèrent sous la loggia de la Mairie où, au cours d’une simple cérémonie assez distraite, on découvrit la stèle au milieu des applaudissements émus d’Otello et Pio, mais aussi des saluts éloignés d’Elvira. Un des présents jura qu’il avait vu la pauvre Elda, la mère morte de Pio, assise sur les marches d’accès au marché, occupée elle aussi à battre des mains.

On forma ensuite un petit cortège dans les rues de Cesena. Déjà personne ne s’occupait plus du député Battista, lorgnant sur les menus affichés aux portes des restaurants où justement les plus prévoyants avaient eu l’idée de réserver.

Armando était parti à Bologne, pour un nouvel engagement.

Les orateurs attendaient Libero pour partager avec lui les dernières émotions de cette journée, au restaurant Casali, où l’on avait préparé un dîner style Résistance, basé sur la couleur rouge et inspiré de la cuisine pauvre de la Romagne de la première moitié du siècle. Mais, ils attendirent en vain.

Solidea, qui avait suivi avec indulgence et appréhension la conférence dès que Libero s’était déguisé en député au chapeau, était désormais en toute sécurité dans les bras de son amant, juste au-dessous de la grande affiche commémorative. Elle se trouvait encore là, par hasard dans cette salle vidée de tout conférencier, ami ou parent, qu’un gardien trop hâtif avait fermée par erreur.

Giovanni Merloni

écrit ou proposé par : Giovanni Merloni. Première publication et Dernière modification 13  mai 2013

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VIII Les racines 2/3 (il quarto lato n. 20)

12 dimanche Mai 2013

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il quarto lato

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Les racines II/III (de « Il quarto lato », Éditions « Il Ponte Vecchio », Cesena, 1998, chapitre VIII, pages 88 et suivantes)

Au dehors, près de la même terrasse au parapet en ciment habituel, Stelio, Otello et Pio entourèrent le cousin de Libero qui avait connu Battista Alessandri.

Avec une voix à peine audible le cousin aux cheveux blancs raconta le jour de l’enterrement du grand-père, à Rome. On l’y avait emmené alors même qu’il était encore enfant : des funérailles silencieuses, comme pour des conspirateurs, sous une pluie inconstante et mordante, les drapeaux rouges roulés. On se réjouit de la participation de quelques camarades de la résistance européenne.

La mort n’était pas arrivée dans sa relégation en Calabre mais à Rome. En tout cas c’était suite à son séjour forcé  que Battista avait subi le coup mortel.

On s’était aventurés vers diverses hypothèses à propos de sa mort.

La plus partagée était celle qui  considérait la douleur trop forte ressentie lorsqu’il avait su, au téléphone, que sa femme Mimì ne pouvait pas le rejoindre à Cariati, un humble village de pêcheurs à côté de Crotone.

Le téléphone public était dans la taverne de Stefano De Luca, dans Cariati Alta. Pour l’atteindre le pauvre Battista, désormais à plus de soixante ans, devait gravir deux cent-et-une marches sous le soleil, alors même qu’il était gêné par un ensemble de malaises d’origine rhumatismale et digestive. Dans sa montée il était souvent  accompagné par un jeune médecin s’appelant Cosentino, qui l’écoutait volontiers quand il parlait de politique et de géographie. Le vieux relégué s’arrêtait souvent pour respirer ou tousser. Parfois, il s’asseyait sans façons sur les marches et regardait la mer. Cosentino s’était désormais persuadé, lui aussi, que cette mer-là c’était la mer de Romagne. Il était d’accord aussi qu’avec de la bonne volonté tout était possible. Donc, des pionniers travailleurs et honnêtes auraient pu rendre fertile et productive cette terre du sud, dénudée et sauvage : « Croyez-moi ! Votre région n’a rien à envier à nos collines généreuses  et riches de fruits et de vin ».

Cosentino devinait, qu’il y avait quelque chose derrière la mélancolie héroïque de ces gestes amples, de ces yeux rougis et de ces moustaches blanches. Cet homme avait su vivre, toujours avec la même intensité, tous les moments de son existence difficile.

— Une vie longue, comme cet escalier, disait Battista. Si vous observez certains de mon âge, ils ont vécu imprégnés d’inébranlables certitudes, sans jamais ressentir la moindre nécessité de se mettre en cause, des paysans mais aussi des bourgeois qui se bercent dans l’illusion d’être les  patrons et les maîtres de leurs vies ou qui prennent un risque, à de rares moments bien circonscrits,… mais très vite ils s’aperçoivent qu’il sont fatigués ! De grands fils à maman qui encore sur les soixante ans vont chez le gourou du village pour se faire aider à démêler les fils de la vie ! Si tout va bien ils arrivent même à quatre-vingt, quatre-vingt-dix ans. Comme ce parent lointain qui mourut à cent-et-un ans, du muguet !

— Mais, je ne me plains pas. Je suis fier de ma vie difficile, de n’avoir pas dû me soumettre à des ordres absurdes ni aux cages bureaucratiques. Battista était complètement éreinté, vidé, lorsqu’il arrivait au sommet de l’escalier. Son tempérament hardi, confiant était trahi par son physique désormais usé. Parfois il lui arrivait de plonger dans la dépression et le délire.

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Tout le monde, à Cariati Alta et à Cariati Marina avaient pris l’habitude de l’observer à son passage, s’étant affectionnés à ses rythmes réguliers, à son air absorbé, négligé et à sa manière d’être élégante.

— Monsieur Battista, vous avez du style, lui dit un jour Rita, la petite jeune  du bar. Le député, assis à la table, était en train de savourer un bouillon avec des pâtes.

Il était très silencieux et discret jusqu’au moment où on s’intéressait à lui. Puis, il pouvait se transformer en un fleuve de mots. Le fait de raconter, pour lui, ne faisait qu’un avec celui de s’élancer dans des projets gigantesques qu’on lisait sur ses lèvres comme possibles.

Il était très patient à condition d’agir, ou penser le faire, en suivant le fil d’innombrables engagements avec lui-même pour atteindre un but. Toute sa vie s’était usée en cette tension continuelle.

Pour sûr il existait quelque part une multitude de gens qui avaient pu profiter de ces énergies désintéressées, de cette intelligence qui savait se forger et s’ingénier pour  affronter et résoudre les problèmes les plus difficiles et disparates.

Mais la patience a une limite. Celui qui se donne sans réserve peut, tout d’un coup, se décourager, surtout si le but n’a pas été atteint et se révèle au contraire inaccessible ou alors si cette lune ou soleil de l’avenir a perdu son charisme. Alors, un sentiment de vide s’installe, avec l’égarement, la solitude, le désir d’un port sûr auquel s’accrocher, même pour un seul instant.

Le député Battista aimait la vie. De façon simple, naturelle, immédiate. Et puis il était toujours en alerte pour sa santé. C’était un homme mal en point mais ses ennuis étaient en large mesure de nature psychosomatique.

Il était frileux. On disait qu’il portait un maillot de laine même en été. Il était aussi très inquiet vis-à-vis de ses rendez-vous avec les toilettes. Il avait l’estomac délicat et, chaque fois qu’un ballon d’air s’installait au milieu de l’œsophage il pensait au cœur. Sa femme Mimì lui manquait, tout comme leur petite habitude conjugale de lui demander de poser la tête sur sa poitrine pour qu’elle entende ses battements souvent irréguliers et accélérés.  Mimì était son miroir,  dix ou quinze fois par jour il lui demandait :

— Comment me trouves-tu ? Suis-je pâle ? Dis-moi la vérité.

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Mimì était son plus grand amour, son amante, celle qui l’avait fait trembler de joie  et savourer, après une vie imprégnée de détresse, le bien-être d’une halte tranquille, loin de l’anxiété due aux engagements pressants et tourbillonnants dans sa tête fébrile, loin  de la hâte de retourner à ses dossiers, à ses articles, et surtout à la tension des discours.

Les discours…. Cosentino réussissait à voir cet homme très maigre et petit comme un géant, un grand interprète des rêves et des attentes des gens. Un vrai orateur, capable d’indiquer des voies honnêtes à parcourir mais, justement pour cette raison, héroïques et très difficiles à atteindre.

Du haut des balcons en fer forgé au milieu des places bruyantes de Forlimpopoli ou de Savignano ses paroles jaillissaient tumultueuses, pleines d’intérêt pour la vie, paroles que cet homme savait trouver justement en raison du fait qu’il ne parlait pas à lui-même ni de lui-même. Il s’adressait aux autres hommes avec le même emportement que le soupirant, l’amoureux qui s’ouvre, se confie, en cherchant une réponse d’amour en la personne aimée.

Un dragueur, un séducteur ? Non, absolument pas cela, jurait Cosentino. Plutôt un homme dévoré par la passion.

Et la passion, que la littérature caresse par ses implications vicieuses et dramatiques, la passion que le philosophe bien-pensant réfute, constituait dans le cas du député Battista une condition de l’existence grâce à quoi l’intelligence réussissait à vaincre la paresse, l’égoïsme et la peur, en devenant une force qui entraîne le monde.

Battista avait tellement donné, les mains toujours pleines, avec tant d’investissement d’énergies que maintenant, tandis que son corps commençait à mourir, son âme pouvait désormais vivre à jamais, en distribuant à chacun des habitants de Cariati des bribes d’humanité et de sagesse une à une  et, pourquoi pas  aux briques des vieilles maisons et aussi aux dalles de l’escalier de deux cent-et-une marches.

Ce jour de juillet 1936, durant le repas de midi, le député Battista avait longuement parlé avec Rita.

En cette occasion il avait un peu transgressé ses règles, assez rigides, quant au vin et aux aliments salés. Des règles qu’il s’était donné un peu empiriquement, en suivant des superstitions plutôt que des notions.

Rita était une grande fille de vingt-six ans, de haute taille, au teint assez pâle, aux cheveux châtains jusqu’au dos, aux yeux à l’orientale, aux dents un peu irrégulières, en saillie. En outre elle avait de magnifiques seins qui l’été, malgré ses vêtements masculins, débordaient pleins de vie des bretelles grises de sa salopette.

Rita riait de bon cœur chaque fois que Battista lui racontait Rome, le milieu et le mythe  des intellectuels de Cesena, son transfert aventureux, le chagrin de maman Cleta et de ses sœurs, sa cour à sa fiancée et future femme Mimì, aux longs cheveux de jais. Rita aimait surtout le récit de ces sifflements sous les grandes fenêtres de la rue du XX Septembre, que les deux amoureux avaient méticuleusement établis dans leurs lettres baignées de larmes… et de la déception toutes les fois que quelque contrariété les entravait…

Lorsque le député se livrait à une recherche créative d’images et adjectifs parfois inexistants ou introuvables dans le dictionnaire, il s’installait entre eux un rapport d’une telle confiance et abandon que la bouche de Rita, avec son rouge à lèvres couleur corail, paraissait parfaite. L’homme âgé devenait un jeune garçon et se regardait dans ces cheveux d’ambre comme dans un artifice théâtral:

— Tu veux bien de moi ? demandait-il.

— Tu le sais bien, répondait-elle.

Il était une heure. Le patron du local appela le député avec une agitation excessive. Au téléphone il y avait Rome.

Cet appel, attendu pendant tant de jours, était enfin arrivé. Cariati Alta en avait longuement parlé.

Le grand-père de Libero se leva d’un bond, comme il ne le faisait plus depuis dix ans. Il ressentait un grand poids dans la tête. La voix incompréhensible de Stefano De Luca paraissait lointaine. Le député ne comprenait pas.

Il saisit le téléphone. La voix de Mimì était là, à côté de lui. Beaucoup plus proche que la voix du patron et que des lèvres mélancoliques de Rita. Mimì était en ce moment la femme aux cheveux de jais de la rue du  XX Septembre à Rome, celle qui aimait danser et visiter les musées.

Ils essayèrent, tous les deux, d’être pratiques. Ce n’était pas le moment de s’abandonner aux sentiments réciproques, qu’ils connaissaient bien.

— Qu’arriva-t-il après l’appel téléphonique ? demanda Stelio.

Tout de suite après le député eut un malaise. Il s’écroula sur sa chaise de paille. Il suait de froid et s’exprimait difficilement. On l’emmena dans une chambre à l’étage. Rita lui déboutonna sa chemise. Elle fut touchée par la blancheur de ce cou délicat et fragile, tellement ressemblant au sien.

À ce qu’ils comprirent des mots fébriles de l’homme au chapeau, le régime fasciste avait dénié à Mimì la permission de le rejoindre à  Cariati. Le député avait aussi demandé des nouvelles de son fils. Et ce fut tout.

— Puis, ce fut une longue et douloureuse agonie, conclut le cousin de Libero, scrutant devant lui. Pas trop longue en absolu : trois mois entre la vie et la mort peuvent être beaucoup ou rien. Je ne sais pas.

Il est sûr que dans les moments de lucidité le pauvre homme était fier, qu’il essayait de calmer la douleur évidente de ceux qui l’entouraient. Le voyage de retour fut long et pénible. Jusqu’à ses derniers jours sous le ciel indifférent de Rome. Il fut enseveli dans le cimetière  des Anglais à Porte San Paolo.

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Giovanni Merloni

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