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Le progrès ou le soleil de l’avenir III (Portrait d’une table n. 18)

27 mercredi Mar 2013

Posted by biscarrosse2012 in mes contes et récits

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portrait d'une table

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Chère Catherine,
J’espère que tu me pardonneras. Car, en fait, le parcours de ce « portrait inconscient d’une table » risque de devenir de plus en plus tortueux. Cependant, je t’assure que ce n’est qu’une impression, possible, mais fausse.
Parce qu’il y a des coïncidences écrasantes qui m’obligent à corriger la route.
Voilà celle d’aujourd’hui. Hier, je parlais de la destruction du quartier de Cesena et de la naissance, en même temps, d’un nouveau Paris autour des deux gares et de place de la République.
J’avais noté qu’après la destruction il y a la disparition et que ces mots redoutables sont en corrélation évidente avec des mots apparemment plus positifs, comme transformation ou train…
Ce matin, au réveil (car la nuit porte conseil) je me suis souvenu de la raison, disons du moteur principal de mon livre primordial, Il quarto Lato.
Ce fut, je l’avoue, l’idée d’une femme aux cheveux roux qui s’appelait Solidea (seule idée), un des prénoms héroïques et anticonformistes qu’en Romagne on avait l’habitude de donner aux enfants pour leur faire plaisir…
Solidea dans mes premières ébauches s’appelait Garance. Elle aimait Baptiste, qui devint après Libero.
Baptiste, dans mon imaginaire à la Fellini, était aussi un équilibriste incontournable, mais ça ne change pas grand-chose.
Les lecteurs français ont déjà dénoué le drame de la coïncidence. En hommage aux Enfants du paradis, ce film incontournable que j’avais vu une seule fois au cinéma Rialto, Il quarto Lato commence de façon très similaire au film de Carné. Une foule aveugle entraîne Garance-Solidea devant les tréteaux où Baptiste-Libero va jouer son spectacle de mime.
Mais, où est-elle cette coïncidence que je ne découvre qu’aujourd’hui ?
Dans le mot disparition. En 1995, lorsque j’entamais mon histoire, je transférais le boulevard du Crime dans un lieu semblable sans le savoir. En déplaçant moi-même à Paris, pas loin du boulevard du Temple et de l’Hôtel Nord, je n’ai pas fait seulement un hommage à Arletty, inoubliable interprète de Garance et « gueule d’atmosphère ».
Le fait extraordinaire est que la démolition-disparition du borgo de Cesena est contemporaine à celle du théâtre des Funambules et du boulevard du Crime.
Donc tous les artistes et saltimbanques qui, à Cesena, se battent pour la reconstruction d’un quarto Lato, même provisoire, ils pourraient bien être les Funambules ressuscités..

(Giovanni Merloni Le quatrième côté, chapitre I, « La promenade »)

Giovanni Merloni

écrit ou proposé par : Giovanni Merloni. Première publication et Dernière modification 26  mars 2013

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Le progrès ou le soleil de l’avenir II (Portrait d’une table n. 17)

26 mardi Mar 2013

Posted by biscarrosse2012 in mes contes et récits

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portrait d'une table

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Quatre amis — qui sont aussi rivaux entre eux — sont accoudés au parapet en ciment en haut de la Rocca Malatestiana, à Cesena. Ils discutent passionnément, en se laissant distraire de temps en temps par la douce beauté d’un grand pré qui baigne dans le soleil. Libero, le premier qui prend la parole, est un étrange personnage, vivant de mille métiers dont celui d’huissier auprès de la Mairie et d’acrobate. Otello, le deuxième, est un peintre qui s’engage volontiers dans les batailles politiques et culturelles. Pio, le troisième, est un ingénieur-poète. A cela correspondent des contradictions et des pulsions formidables et redoutables, peut-être excessives pour une seule personne. Stelio, le quatrième, est l’unique véritable architecte dans un groupe qui ne s’occupe que de cela : l’architecture moderne avec pour défi l’ancienne place Renaissance du Popolo, enlaidie par la destruction du quartier entier qui bouclait son quatrième côté.) 

La bibliothécaire du Corso Ubaldo Comandini (de « Il quarto lato », Éditions « Il Ponte Vecchio », Cesena, 1998, pages 71 et suivantes)

— Mais, où se trouve le sens d’évoquer, aujourd’hui, encore ces mêmes choses ? demanda Libero. Désormais, toutes les villes sont comme ça. Et les morts sont morts, peut-être contents des défigurations commises ou subies. La mort est comme l’obscurité. La nuit, en vélo, j’aime poursuivre les poteaux et les enseignes lumineuses. Me perdre. Et ne pas voir les maisons, belles ou laides. Ainsi les émotions se raréfient, et les obligations aussi. Au cours de la nuit, la vue se rétrécit, en se concentrant sur les petites lueurs ondoyantes sur ces petits carrés en plastique rouge collés sur les bornes au long des routes de campagne, près des digues, qui resurgissent au fur et à mesure que nos coups de pédale leur renvoient une lumière éphémère. Et alors, cet essoufflement mental, ça sert à quoi ?
— Certes, on se console en voyant que quelque chose tient encore debout, hurla Otello. Notre conscience est sauve lorsqu’un tableau nous arrive entier, et qu’on voit qu’une tour ne s’écroule pas tandis que les rues sont les mêmes qu’il y a cent ans.
— Nous ne pouvons pas faire de progrès si nous n’apprenons pas à dialoguer avec nos morts, essaya de dire Pio. Avec son stylo sans encre, il sculptait des sillons dans son cahier, jusqu’à y faire des trous.
— De quels morts parles-tu ? demanda Stelio. Ce Mengoni qui a dessiné la Galerie de Milan ? Ici à Cesena son projet n’était qu’un miroir aux alouettes, il avait pour  vocation de démontrer que la démolition était une bonne chose.
— À présent, il ne nous reste plus qu’à prendre acte des dégâts qui sont intervenus suite à ces défigurations, répondit Pio.
— D’ailleurs, que pouvons-nous faire ? rétorqua Stelio. Nos grands-pères ont tout démoli sous l’impulsion insensée d’ouvrir les villes au progrès. Nos pères ont construit sans façon ni respect, avec pour seul souci d’ériger des immeubles moches et d’informes banlieues. Notre génération est condamnée à l’impuissance, et s’en réjouit un peu.
— Il est difficile d’aller à contre–courant, dit Otello, s’accoudant au parapet.
— Pourtant, l’on pourrait suivre  les courants, les rafales favorables, ajouta Stelio, en s’allongeant sur le dos, comme si le parapet était un dossier confortable.
— Mais, on n’a fait que ça ! dit Libero. Nous nous sommes tout de suite rendus compte des difficultés, quitte à essayer de rester en équilibre parmi les vents propices ou contraires.
— Ce n’est pas toujours comme ça, dit Pio, se réveillant d’un long sommeil. La fortune arrive toujours, tôt ou tard. Mais, que faisons-nous pour profiter des occasions qu’on nous offre ? Voilà, par exemple : nous nous intéressons à une belle dame, et l’entourons de courtoisies avec un petit manque d’intention, de véritable conviction. Elle résiste, nous pose un lapin, fuit le rendez-vous parce qu’elle est touchée elle-même, mais perçoit quelque chose qui ne va pas. Nous insistons par parti pris, par habitude, d’ailleurs il nous arrive de la rencontrer souvent sous les arcades du Corso ou devant la Bibliothèque Malatestienne.
(Pio avait donc trouvé la façon de parler d’Elvira, de dire carrément sa confession hardie, en vitesse et souplesse, sur un parapet de ciment donnant sur un pré aux couleurs changeantes.)
003_bibliotecaria trattata_740— Imaginez-vous qu’on ait juste affaire à la bibliothécaire, une femme assez mignonne, svelte, toujours bien mise. Elle habite toute seule dans un appartement restauré Corso Ubaldo Comandini, près des remparts. Elle a les yeux gris, les cheveux noirs un peu crépus qu’elle coiffe sur la nuque avec un chignon. Un de nous, toujours dans les nuages, égoïstement dans les nuages, s’en va tous les jours à la bibliothèque. Il a entamé une recherche sur le quatrième côté de la place du Popolo. Il a déjà trouvé des documents, les plans des immeubles démolis. Il y avait aussi une église. Ce pourrait être moi, ce chercheur distrait et opiniâtre. Tous les jours un mot. On commence par demander où il est le catalogue des textes, on se laisse aider, on plaisante, on parle un peu de ce qui arrive dehors, de la pluie et du soleil. Quelques jours après, on commence à avancer des compliments assez civils, adaptés au silence bibliothécaire. Ensuite, le travail devient plus intense, les journées s’allongent. On se passionne pour de bon, sans arrière-pensées, aux tomes sur la vieille Cesena, sur ces années cruciales entre le XIXe et le XXe. La bibliothécaire a désormais un nom, elle vient d’avouer à l’un de nous tous ses problèmes. Elle a un jeune enfant qu’elle doit toujours confier à sa mère, heureusement sa mère est encore jeune et se déplace sans problèmes en vélo ! Pourtant, il ne lui reste que peu de temps pour elle, la bibliothécaire pour se balader dans Cesena et s’arrêter devant les vitrines. D’autres jours s’écoulent. Pio, ou Stelio, ou Otello revient : le premier avec ses propres poésies ; le deuxième avec les poésies de Pio ; le troisième avec un magnétophone à cassettes et des écouteurs pour lui faire entendre, sans déranger la paix bibliothécaire, la capitulation de Dorabella et de Fiordiligi dans Così fan tutte. La jeune femme est désormais prise dans le filet. Elle ne réussit plus à concevoir un matin où ce dernier ne soit pas là. S’il est absent une première fois, elle peut même dire « Tant mieux », n’y accordant pas d’importance. Mais, après une nouvelle vague d’attentions et d’aveux réciproques, s’il part à nouveau pour disparaître, qui sait où… et qu’il pleut, la journée est plus longue, le silence plus lourd, les questions de l’omniprésent étudiant sont de plus en plus insupportables, alors la mignonne commence à ressentir ce manque comme vif et douloureux.
Pio prononça cette dernière phrase avec une intention spéciale. Il rougit. Puis, il reprit : — à chacun de nous, juste pour combattre l’ennui, il peut arriver d’investir du temps, des énergies et des parties essentielles de nous mêmes pour attirer dans notre cercle vital une jeune bibliothécaire originaire de Bagnacavallo, séparée avec un enfant de sept ans. Mais, tôt ou tard, quelque chose se passe. Qu’est-ce qu’il faut pour sortir de la bibliothèque, traverser la place, atteindre le café en face du Dôme et, installés dans un recoin discret, consommer, avec une émotion insolite, un chocolat chaud ? Qu’est-ce qu’il faut pour se trouver ensemble, bras dessus, bras dessous, dans les rues de Rimini ou de Ravenne, pour ne pas attirer les regards ? Qu’est-ce qu’il faut pour entrer un jour en cachette dans l’hôtel Plaza à Cesenatico, pour monter, la gorge serrée, cet escalier où même en hiver et au printemps où sont restées , ineffaçables, les traces de sables laissées par les sabots des vacanciers ? Il peut arriver à quelqu’un d’entre nous d’arriver à faire tomber amoureuse une belle bibliothécaire distinguée. Mais, après, il faudra en assumer la responsabilité, se charger de sa vie, non seulement de sa taille.
— C’est là l’enjeu, nous savons très bien critiquer, en faisant une liste pointilleuse des abus et des retards provoquant les désagréments et les méfaits connus dans notre ville. Pour exploiter ce rôle de bourdon ou de tique, on nous a laissé un espace privilégié, une niche tout à fait confortable d’où nous ne voudrions jamais sortir. Gare à qui voudrait nous l’enlever ! Par charité ! Le monde extérieur est méchant, corrompu, pollué à tous les niveaux. Pourtant, la bibliothécaire du Corso  Ubaldo Comandini n’est pas du tout polluée, elle, est pure comme le lys.
Pio rougit encore. Stelio imagina qu’il pensait à Solidea. Otello de son côté songea à l’amour de Stelio pour une femme mariée de Bagnacavallo. Libero, au contraire…
— Notre ville, conclut Pio, est elle aussi pure, belle, avec le même besoin de soins. Nonostant cela, comme autant de Célestins V, arrivés au seuil de l’autel où l’on va nous couronner, en nous submergeant d’or, de bijoux et de sceptres décisionnels, nous agissons ni plus ni moins comme si nous étions au bord d’un gouffre. Par lâcheté nous pratiquons le grand refus. Nous n’assumons pas nos responsabilités.

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Chère Catherine, tu vois que juste avant-hier, en revenant sur l’Émilie-Romagne, je t’avais parlé de la « responsabilité » comme du problème central de l’Italie aujourd’hui. Et j’avais mentionné cet immeuble haussmannien que j’habite, bâti en 1866, presque à la même date que celle de l’assassinat du père de Pascoli. Sans approfondir, évidemment, j’avais rappelé la naissance, autour de place de la République et des deux gares, du nouveau Paris des grands boulevards, des trottoirs, des trains et du métro.
En même temps, partout en Europe, et notamment en Italie, on profitait de ce modèle « éventreur » pour changer le visage des villes grandes et petites. Pas toujours avec de bons résultats. Comme c’est le cas de Cesena, selon ce que nos quatre personnages viennent de se dire.
Chose étrange, ma chère amie, je me suis habitué à considérer comme décrépits ces temps de la démolition du Borgochiesanuova à Cesena, tandis que cette destruction a eu lieu entre 1861 et 1895. Il y a quand même un parallélisme entre cette transformation de la ville-bombonnière de Romagne et la naissance du nouveau quartier parisien. Lorsque les premières habitation « malsaines » tombaient par d’inexorables coups de pioche mon immeuble, déjà debout, assistait à une transformation pareille, même si à différente échelle. Peut-être, faudrait-il examiner la redoutable corrélation entre le mot « transformation » et le mot « disparition » et ajourner les paramètres de notre regard sur le passé…

Giovanni Merloni

écrit ou proposé par : Giovanni Merloni. Première publication et Dernière modification 26  mars 2013

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Le progrès ou le soleil de l’avenir I (Portrait d’une table n. 16)

24 dimanche Mar 2013

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portrait d'une table

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Le progrès ou le soleil de l’avenir

Chère Catherine,
Tu as tout à fait raison : on ne doit jamais revenir sur le lieu du délit. D’ailleurs, la « Nature ne fait pas de saut » et même les pires cataclysmes se déclenchent selon une logique de fer, aussi redoutable qu’obscure, apparemment.
Donc, pour le moment, je n’abandonne pas le chemin tracé. Je reprends mon voyage à rebours dans ma région d’élection et de passion (l’Emilie-Romagne, entre Parme-Bologne et Rimini) sans m’adresser de façon privilégiée aux anciens partenaires, camarades ou personnes à divers titres concernés par mon passage en ce monde.
Combien de fois, ma douce amie, ai-je entendu cette phrase : « Est-ce qu’il (ou elle) est encore de ce monde ? » Donc, si cela vaut pour les autres, cela vaut aussi pour moi. Mon passage a été bien sûr noté, pas seulement par les gendarmes de Bologne, qui s’amusaient à me placer l’amende sur le pare-brise de la voiture que j’oubliais de déplacer lors du « nettoyage » nocturne de la rue en bas de chez moi. J’ai laissé d’innombrables traces, volontaires ou involontaires, conscientes ou inconscientes, dans les cœurs et sur les murs.
Donc je n’ai pas besoin d’en appeler au témoignage de gens réels, qui ont survécu jusqu’ici, comme moi, aux changements énormes, visibles et invisibles, qui n’ont pas épargné ce monde-là. Mais j’avoue que j’avais sérieusement envisagé de le faire, en contactant trois personnes auxquelles je suis resté fort lié et qui me correspondent dans un sentiment de nostalgie mêlée de scepticisme. D’abord Marina, qui représente dans mon cœur la Romagne. Ensuite, Patrizia qui « est » Bologne. Enfin Franco, habitant Ferrare auquel sans hésitation j’assigne le rôle idéal de guide dans la descente dans l’Enfer de cette région (et aussi Région) que je dois encore redécouvrir et surtout faire connaître à tous les Français qui ont eu jusqu’ici la bienveillance de suivre mon « portrait inconscient ».
Je ne peux pas entraîner mes anciens amis « à plein temps » dans cette aventure. D’abord  à cause de l’éloignement physique objectif entre France et Italie, ensuite en raison de l’éloignement temporel.
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Il suffit de considérer que 40 ans déjà se sont écoulés depuis mars 1973 — date fatidique de mon déplacement, avec Marina F., au bureau de la Programmation et Planification régionale auprès du Président Guido Fanti, où nous connûmes Franco C. et Patrizia M. —, tandis qu’à ce moment notre République, née du referendum du 2 juin 1946, n’avait pas encore accompli ses 27 ans.
Il est vrai que l’unité du pays, remontant à 1861, s’était pleinement achevée en 1870 par l’annexion de Rome et des territoires des anciens Etats Pontificaux.
Mais, quel poids peuvent-ils avoir ces 100 ans à peu près en 1973 et 150 pas encore aujourd’hui ? Je pense de plus en plus souvent à mon immeuble haussmannien, bâti en 1866 lors des grands travaux des deux gares de l’Est et du Nord dans ce « nouveaux quartier » relié à la nouvelle place de la République
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Mon immeuble, que d’ailleurs je trouve très moderne et juvénile, a donc à peu près le même âge que cette Italie réunie qui — au-delà d’une attention méritoire (récente) pour les centres historiques représentant une part consistante de notre trésor artistique et culturel — a complètement changé de visage. Tandis que les habitants de cet immeuble montaient et redescendaient ces six étages du rez-de-chaussée aux chambres de bonne, en Italie une spéculation immobilière sans précédents a progressivement détruit des portions considérables de nos richesses naturelles (nonobstant la pleine conscience du problème, une loi sur l’urbanisme assez valide et applicable, et aussi la lutte active de personnages comme Italo Insolera, Antonio Cederna et, en Emilie-Romagne, Andrea Emiliani, Pierluigi Cervellati, Giuseppe Campos Venuti et Osvaldo Piacentini).
Je reprendrai dans une des prochaines lettres cette inexorable thématique du temps à plusieurs vitesses qui heureusement n’avance pas seulement pour tout brûler, y compris les vies humaines, mais aussi pour construire et améliorer. Voilà par exemple que déjà au printemps 2013 la place de la République affichera un nouveau « look », donnant une empreinte différente aux quartiers qui l’entourent. Voilà les expositions, les spectacles, les initiatives culturelles qui ne cessent pas de se faire concurrence en fonction d’une idée partagée de progrès…
Nous parlons souvent de progrès. Un mot qui n’a aucun sens, en fait, en dehors d’un contexte précis. Pour nous, qui appartenons à cette infime minorité de visionnaires frustrés ou d’indomptables fidèles du « soleil de l’avenir » — et aussi défenseurs obstinés de la libre pensée tous azimuts — le mot « progrès » se lie immédiatement au travail acharné de gens qui ne connaissent d’autres paramètres que le don de soi, l’ouverture, l’échange.
Je crois, Catherine, qu’une bonne moitié de l’humanité, ou même plus, ne ferait pas de mal à une mouche et, si se retrouvant coincée dans une mentalité régressive, serait bien contente d’en sortir. Malheureusement, il y a toujours quelqu’un qui profite des bonnes idées pour les gâcher, des trésors créés par des siècles de travail pour les gaspiller, de l’ingénuité ou aussi de la paresse des gens humbles et travailleurs pour entraîner des nations entières vers l’abîme.
Donc le progrès peut régresser, ce qu’on a conquis peut être annulé sans qu’il n’y ait rien d’alternatif en échange. En Italie, à Bologne par exemple, la conscience démocratique et le niveau de la solidarité entre les gens en 1973 étaient beaucoup plus avancés et solides qu’aujourd’hui. On vivait alors dans un système économique et social basé sur le capital et l’exploitation du travail humain que les luttes politiques et syndicales « corrigeaient » par une redistribution vertueuse de l’argent. C’était un système imparfait, bien sûr, une sociale-démocratie qui devait se battre pour survivre. L’unique réponse, je crois, à l’agressivité croissante des marchés, des banques et de ceux qui en profitent.
La démocratie italienne est jeune. Bien sûr, elle a eu une histoire récente assez intense par rapport à celle d’une nation plus solide, aux valeurs consolidées, en accord avec elle-même, comme la France par exemple. Donc ces 143 ans de pleine unité et surtout ces 67 ans de vie républicaine devraient être regardés avec quelques formes de respect. Car si aujourd’hui on est dans une étrange Babel politique et qu’on pourrait dire que ce pays « dérangé » vit une difficulté extraordinaire à se sortir de plusieurs fautes accumulées, il est pourtant indéniable qu’il possède en lui toutes les richesses nécessaires pour surmonter l’impasse, quoiqu’effectivement assez redoutable.
004_zvanì paolo 740                                           Tableau de Paolo Merloni

J’ai abordé ces arguments, chère Catherine, sans aucune prétention. En fait, je me méfie de tout jugement tranchant, surtout dans les moments de confusion et d’incertitude comme ceux qui nous arrivent aujourd’hui. Il faudrait surtout baisser le ton, réapprendre à respecter l’ordre des interventions, récupérer la disponibilité à la discussion, à la concession de son temps. Et moi, ici en France — ne sachant  si je suis naufragé ou réfugié, exilé ou simplement déplacé à l’intérieur de la patrie commune européenne —, je ne peux pas intervenir comme ça, de façon abrupte ou inopportune, en dehors de procédures précises. J’assiste au changement dans l’étrange état d’impuissance de quelqu’un qui a travaillé toute sa vie en Italie, dépend économiquement et psychologiquement d’elle, mais vit dans un autre pays, selon des règles et habitudes nouvelles.
Donc, je me tiens au respect d’une règle de discrétion de ma part, qui ne m’autorise évidemment aucune dérive vers le manque d’intérêt pour ce qui se passe en Italie. Au contraire.
« Dans mon petit », comme on dit chez nous (« nel mio piccolo »), avec ce « portrait d’une table » j’ai entamé une petite « recherche » qui ne pourra être facilement comprise qu’à son achèvement. Surtout pour les Italiens, et ceux qui ont partagé mes expériences identiques, qui ne pourront facilement accepter une lecture morcelée de leur vie même. J’imagine leur perplexité. Bien d’autres compatriotes peuvent faire la même chose mieux que moi.
Cependant, je crois que mon point de vue vaut la peine d’être exploité. Il rentre d’ailleurs parfaitement dans l’esprit de ce blog qui s’appelle « le portrait inconscient ».
Je crois surtout qu’un pays est caractérisé par l’humanité qui l’habite, par ses villes, ses mondes multiples, ses hommes, ses femmes, ses vieux et ses enfants. Or, l’Italie ne se connaît pas, ou bien s’oublie facilement d’elle-même. On y sait très bien se déguiser, mais, en même temps, on n’a jamais le courage d’enlever le masque qui est collé à la peau. Peut-être, moi aussi je ne me connais pas et ne connais pas à fond mon pays.
Mais je trouve utile et absolument nécessaire pour l’Italie cet exercice de confrontation avec ce qui se passe ailleurs, surtout dans les mondes plus proches. Je vois des multitudes d’hommes de science et de philosophie s’aventurer dans des domaines bien sûr fascinants et qui leur demandent abnégation et intelligence. Mais combien d’anthropologues s’intéressent aux petites ou immenses différences entre les nations d’une même communauté ? Je reste toujours étonné à l’idée des multitudes des gens qui voyagent d’un pays à l’autre, en échangeant expériences et informations. Mais pourquoi les Italiens sont-ils aussi indifférents, pourquoi ne s’efforcent-ils pas à apprendre les bonnes choses que les autres ont appris à faire après une longue et dure expérience ?

Je ne peux pas me débarrasser de l’obligation d’une confrontation au jour le jour avec mes amis et compatriotes, mais je crois qu’il est de mon droit d’avancer selon mon inspiration personnelle.

Voilà alors la raison primordiale de la publication, ici, de mes poésies, même les plus lyriques ou intimes. À travers les poésies, que j’ai rangées selon des périodes de ma vie et qu’on peut voir groupées en fonction des « tags » que j’essaie de choisir de façon efficace, le lecteur intègre naturellement le « portrait inconscient » ressortant de la prose parfois labyrinthique et réticente de nos lettres.
Surtout les poésies des années de Bologne.

Giovanni Merloni

écrit ou proposé par : Giovanni Merloni. Première publication et Dernière modification 24  mars 2013

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Blow up/2 (Portrait d’une table n. 15)

12 mardi Fév 2013

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Udine, le 26 août 1866,
Chère Cleta
Je t’écris cette lettre pour te faire savoir que je vais bien quant à la santé, comme je l’espère pour toi… Tu auras déjà appris ma disgrâce. Le jour du 16 juillet, lors de la bataille que nous avons menée, j’ai été fait prisonnier et je suis resté un mois et huit jours dans ces mains perfides. Maintenant, je me trouve heureux d’être libre. Oh ! Quelle douleur j’endurais ne pouvant avoir de tes nouvelles ! Si j’avais su quelques choses de toi, j’aurais été alors plus content, mais suffit. J’espère revenir bientôt à la maison et alors je serai plus heureux en te voyant.
Tout sera fini, nous irons bien et en accord et je te donnerai mon portrait à la garibaldienne. Maintenant que je ne suis pas là, tu peux bien faire ton portrait parce que je ne suis pas à la maison, donc on ne peut pas te soupçonner, ni imaginer que tu me le donneras quand je rentrerai ou que moi je le garderai en secret, comme tes cheveux dans cette bague… ils ont été en prison avec moi et je les adorais tout comme j’aurais adoré ma santé même…

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Photo : Collection Frères Merloni. Reproduction interdite

Chère Catherine,
Portraits « à la garibaldienne », photo jaunies, agrandissements décevants comme celui ci-dessus (qui pourtant confirme que la vieille dame, de profil, assise à côté de Zvanì, est mon arrière-grand-mère Cleta)… Apparemment, il ne reste qu’à esquisser l’arbre généalogique et interpeller les fantômes dans une séance de spiritisme…
Il y a pourtant des choses assez importantes pour moi, que je dois petit à petit sortir de la boule de neige qui descend vers moi comme une redoutable avalanche.
La dernière fois j’avais utilisé l’expression « cadavre dans le placard » de façon légère, comme si cela ne me concernait pas. Et si, au contraire, je suis de quelque façon impliqué ? Si ce lumineux héritage n’est pas que de roses et de fleurs ?
D’ailleurs, je ne veux pas me faire du mal (comme dirait Nanni Moretti) en me faufilant dans le piège du péché originel. Car évidemment, heureusement, la perfection n’existe pas. Donc si j’ai commis des fautes, pourquoi mon père et ma mère, ou mon grand-père Zvanì ne devraient-ils pas en avoir commises eux aussi ? En plus, c’est vraiment cela que je cherche, ou plutôt le contraire ?
Pour commencer, ma chère et très patiente amie, qu’est-ce qu’il y a dans mon placard ? D’abord je devrais te dire une chose que tu ne sais pas. Lors des travaux dans cet appartement parisien, comportant de petites transformations, on avait un peu sacrifié la vaste entrée pour y créer une plus confortable salle de bain avec w.c. Ce changement nous a donné aussi la possibilité de réaliser un petit placard pour ranger les paletots, les parapluies, et cetera. Puisqu’on avait beaucoup de profondeur, j’en ai profité pour réaliser une étagère aveugle, c’est-à dire une espèce de bibliothèque mystérieuse, très adaptée pour les « cartes de famille ». C’est là que je garde et pendant des années j’oublie, derrière les porte-manteaux surchargés, des montagnes de lettres, de photos de tous mes chers défunts, et aussi les textes inédits et intéressants que mon oncle maternel m’avait légués à la veille de sa mort, il y a plus que vingt ans désormais, en espérant que j’en fasse quelque chose.
Donc, déjà cette présence inquiétante, mettant en relief non seulement ma paresse mais quelque chose de pire, représente en soi le « cadavre ».
Oui, un cadavre, c’est-à-dire une chose « physique », encore susceptible d’une vie propre, dont j’ai la responsabilité, du moins jusqu’à ma mort.
Si tu voyais les lettres de Raffaele à Cleta ! Le papier jauni ou bleuté est devenu transparent comme un voile. Les mots, pliés en deux comme des motocyclettes, pourraient disparaître d’un moment à l’autre. Les albums qu’on avait glorieusement remplis de photos et de commentaires à l’encre de chine sont déjà à jeter, faute au plastique qui se retire et se colle, faute aux consultations pas du tout respectueuses…
Il y a des années, à Rome, j’avais commencé à numériser les photos de mon père et quelques diapositives… mais j’ai dû m’arrêter au milieu du gué. C’était peut-être mieux de ne rien faire…
J’ai toujours remis le cadavre à sa place, bien content qu’il reste caché. C’est peut-être le même réflexe qu’ont les archéologues, bien contents qu’il n’y ait pas assez d’argent pour tout fouiller, cataloguer et analyser.
Cependant, je trouve étonnante cette capacité des systèmes de reproduction actuellement disponibles de restituer une expression et parfois le sens d’une vie.

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Photo : Collection Frères Merloni. Reproduction interdite

Le regard attentif et pourtant blessé du jeune Zvanì exprime et confirme dramatiquement ce que le vieux Zvanì avait écrit avant de mourir :  « Il y eut un manque de compréhension vis-à-vis de cette famille qui se brisait…
 mentalité de ces temps-là… pénurie de moyens et égoïsme.
.. résignation, absence d’initiatives, la même chose qui se passait pour les maladies.
 Personne ne se demanda : quelle famille était-elle ? Y avait-t-il des valeurs à cultiver ? »

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Photo : Collection Frères Merloni. Reproduction interdite

Tu vois, Catherine ? Je n’ai pas su résister aux puissants moyens d’Adobe Photoshop. N’ayant pas de photos de Raffaele et Cleta les deux ensemble, je les ai rapprochés par un petit truc, que je n’ai même pas envie d’occulter, chose d’ailleurs bien possible. Il sont beaux, ensemble, pourtant ils sont figés, mis en bouteille, relégués dans une condition réelle, banale.
Que cela veut-il dire ? Peut-être l’unicité d’une vie, son attirail incontournable, se décide dans un seul instant ? Dans un seul regard, dans un seul geste ? D’ailleurs existe-t-il, a-t-il jamais existé quelqu’un qui garde toujours un halo de lumière autour de son visage ?

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Deux photos ci-dessus : Collection Frères Merloni. Reproduction interdite

Observe maintenant, Catherine, les regards de Raffaele et Cleta. Libérés des appas de la « photo d’art » et de toute contextualisation leurs regards brisent le temps.
Je vois dans les yeux de Raffaele le souvenir de la bataille de Condino, des balades en long et en large dans les cours de Cesena pour rencontrer la femme de sa vie…
Je vois dans les yeux de Cleta une attente responsable, une sagesse qui essaie de maîtriser de terribles pulsions de vie et de mort.

Voilà, Catherine, dans ces deux « amants » devenus époux et depuis parents de quatre enfants il n’y a pas que l’emportement amoureux et les égarements de la jeunesse. Il y a déjà le sentiment d’un destin douloureux, d’une vie future menacée. Je sais très peu de mes arrière-grand parents paternels. Zvanì a raconté la mort soudaine de son père, d’un malaise qu’en famille on appelait occlusion intestinale, ou peut-être péritonite. Ce fut, je crois, en 1881. Il n’avait que trente-sept ans. Donc il était né probablement en 1844, cent ans avant ma sœur aînée. Quant à sa femme Cleta, née en 1845, cent ans avant moi, elle avait perdu, avant le mariage, un frère qui s’était suicidé au temps « des sanglantes luttes locales en Romagne » comme dit Zvanì. De ce suicide, ajoute-t-il, « les petits enfants en entendaient parler en termes vagues et mystérieux ».
Est-ce que Raffaele, comme Pascoli, Zvanì, mon père et moi, avait perdu prématurément son père ? A-t-il donc raison Pascoli, quand il désigne dans cette rupture de la mort du père la cause primordiale d’existences difficiles sinon égarées et perdues ?
Je vais relire ce qu’avait écrit Zvanì : « Après la mort du père, la première victime : la sœur cadette, deux années après le père.
 Quant à lui, au contraire, il eut une instinctive et miraculeuse impulsion à sortir de la situation où on l’avait jeté. Il demanda d’étudier.
 Il n’y avait pas de précédents. Il ne se découragea pas.
Il s’attacha à sa mère pour obtenir.
 De typographe à étudiant.
 Il se concentra entièrement aux études comme un naufragé qui veut se sauver.
 Tout était facile pour lui. Il vainquit – mais, la famille était brisée.
 L’autre sœur aussi, avant qu’il puisse la sauver, avait succombé.
 Les fleurs les plus prometteuses avaient disparu ! »

Giovanni Merloni

 

Blow up/1 (Portrait d’une table n. 14)

10 dimanche Fév 2013

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portrait d'une table

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« Pauvre maman ! Quelquefois, je m’arrête un instant pour regarder son visage perdu derrière le vol joyeux d’un oiseau et je me demande : qu’est-ce que la mémoire ? D’où vient-elle ? Où est-elle ? Le cerveau est-il la mère de la mémoire ? Ou bien la mémoire, comme une cathédrale gothique, représente-t-elle un monde à soi fait de petites briques sans nombre devant lequel le nom de celui qui conçut le projet initial s’est perdu pour toujours ? Ce qui compte, n’est-ce pas le résultat, l’œuvre colossale qui élève ses doigts frêles jusqu’à Dieu ?

La même chose, je crois, arrive à notre mémoire. Chacun de nous a un édifice dans sa tête : ce peut être un gratte-ciel américain, une pyramide égyptienne, une tombe étrusque ou une modeste chambre de bonne. En réalité, au-delà de l’aspect de l’édifice, chacune de ses briques est un monde enchâssé dans un autre, semblable et pourtant différent, comme un corail à l’intérieur d’une gigantesque barrière.

Et si la mémoire suivait un fil semblable à la bave des araignées ? Alors, après les pluies estivales, on s’étendrait parmi les feuilles, les buissons et les arbustes, dans les sous-bois, dans les jardins ou sur les terrasses et là où auparavant il y avait une obscurité confuse, apparaîtrait une trace luisante entremêlée à mille autres labyrinthes.

Peut-être que nous aussi nous marchons dans des galeries couvertes de stalagmites, parmi des toiles d’araignée. Voilà ce qui se produit à présent pour Henriette. Elle se perd dans ses galeries hors du temps, où chaque événement est entraîné dans des limbes.

Quelques-unes de ses boyaux sont meublées, d’autres dépouillées comme si une terrifiante épidémie était venue y sévir. Certaines des plus anciennes ont un toit voûté et quelques restes précieux du passé, tandis que dans les plus récentes les souvenirs liés au présent errent au gré du vent, comme des fantômes, ne laissant que de faibles traces, pareilles à des voiles déchirées.

Quand je vois ma mère dans la véranda, le regard enchanté dans une soudaine jeunesse, je ne me fais pas d’illusion. Je sais qu’elle s’est arrêtée dans une galerie et qu’elle est en pleine observation.

Henriette essaie de se lever, puis reste immobile en l’air. De quoi se souvient-elle, si sa mémoire s’effondre ? Pourtant, elle semble sourire…
Claudia_Patuzzi [La stanza di Garibaldi, Manni Editori, Lecce 2005].

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Photo : Collection Frères Merloni. Reproduction interdite

Chère Catherine,

Hier soir, je t’avais envoyé par mail cet extrait, qui me paraissait très intéressant pour tout ce qu’on est en train de dire à propos de Pascoli, Zvanì, mon père et la table de Sogliano. Je te demandais si tu te rappelais du passage ci-dessus, de ce livre qui risque de passer inaperçu, qui pourtant parle de la précaire mémoire des vivants aussi vivement que du respect des morts, des exclus, des ratés : « Aucune charrue ne s’arrête parce qu’un homme meurt ». Ce fameux proverbe flamand, que l’écrivaine italienne met en valeur, a d’ailleurs inspiré La chute d’Icare, œuvre lumineuse de Pieter Brueghel Le Jeune que j’ai installé dans ma vitrine. Où est-il ce mort dont la charrue se passe ? Il est caché derrière les buissons et les arbres, on peut bien le voir si on aiguise un peu la vue… ou si l’on agrandit l’image plusieurs fois… Je voulais te parler de cette découverte, mais tu ne m’avais pas répondu.

Hier soir, Catherine, je me suis couché dans un piteux état. Heureusement, ce matin j’ai trouvé ton mail et d’un coup mon ciel nuageux s’est libéré.

Cependant, ces heures d’incertitude et de panne cérébrale m’ont fait comprendre que tu me manques.

Paradoxalement, ce fait de t’écrire, de t’avoir continûment dans l’esprit tel un alter ego — sévère ou bienveillante, apaisée ou heurtée selon la foulée que prend ma recherche — ne me rapproche pas vraiment de toi… Car effectivement il faut se voir dans la réalité, se serrer la main, cela est nécessaire pour confirmer, par des gestes et des regards significatifs, nos esprits, intentions, problèmes…

Malheureusement, au lieu de reprendre la saine habitude de se rencontrer dans un bistrot à mi-chemin, profitant de ce formidable transport commun parisien, nous vivons tous les deux cloîtrés… Moi, je me suis auto condamné dans ce bureau tour d’ivoire où je cultive l’illusion de poursuivre comme un nouveau Javert ce Jean Valjean que je porte en moi… Toi, en attendant que les effets de ta chute se calment, que ton épaule cesse de lancer de redoutables signaux et qu’enfin passe cette période d’incendies de caves et de colocataires cyniques…

Ton silence, d’ailleurs, m’a fait bien comprendre, sans que tes mots gentils de ce matin puissent me rassurer, que tu n’as pas été d’accord avec ma dernière publication.

Je suis d’accord avec toi. Il aurait été mieux écrire deux mots : « la documentation à disposition est largement incomplète, Zvanì n’a pas eu le temps, ou l’envie, d’aller plus loin. Il s’est borné à une longue liste, pleine de trous ». Ou alors essayer d’expliquer, en exploitant dans les détails les parties plus intéressantes. Je ne l’ai pas fait. En plus, de façon très banale, je l’admets, j’ai publié des photos assez typiques. Tout le monde possède des photos comme ça…

Et je n’avais pas ajouté non plus d’explications en dessous des photos comme, par exemple : « Zvanì à ses cinquante ans » ; « Zvanì et sa sœur Guerrina » ; « Les parents de Zvanì, Raffaele et Cleta »…

Je t’avoue que je n’ai pas dormi, cette nuit, ayant eu plusieurs fois l’impulsion farouche de courir à l’ordinateur pour supprimer l’article publié et déjà annoncé. Patience pour ces deux ou trois insomniaques qui ont eu la bonté de s’y rendre. Je leur expliquerai, me disais-je, je leur dirai que j’avais eu hâte de terminer le petit triptyque de la « petite grande histoire d’une famille », alors que ce travail était comme ci comme ça…

Heureusement, depuis cinq heures du matin j’ai plongé dans un sommeil très agréable, dans lequel j’ai probablement rêvé. Au réveil, dans le sombre de ma chambre qu’une timide lumière matinale interrompait par un halo blanc autour des rideaux… j’ai eu une petite fulguration. D’abord, je me suis rappelé de Blow up, l’incontournable film londonien de Michelangelo Antonioni et j’ai essayé d’en traduire le titre. Cela signifie, je crois, d’un côté « agrandissement » et, de l’autre, « explosion ». Dans ce film, Antonioni avait voulu se servir de la technique photographique et de ce « truc » de l’agrandissement pour exploiter un thème plus profond, métaphysique aussi, celui du mystère de la mort et de la mémoire.

Voilà, Catherine, c’était « inconscient », mais, au fond, c’était intentionnel ! J’ai fait un premier étalage des photos des personnages principaux de cette « petite grande histoire » pour « familiariser » le lecteur avec leur silhouette sinon carrément avec leur ombre. Et j’ai fait le même avec les « chapitres » de l’histoire de Zvanì. Car ce dernier ne pouvait pas avoir la force de se raconter jusqu’au bout. Ne dit-il pas d’ailleurs que cette histoire pourrait être racontée « en forme de récit aux petits-fils, au cours de vacances à la mer ou à la campagne » ? Ne dit-il pas que « leurs observations et questions pourront s’inspirer au monde d’aujourd’hui, cela nous aidera à faire des comparaisons et à développer des thèses » ?

Ma chère Catherine, je bénis ton silence, je m’agenouille devant cette sévérité tout à fait nécessaire. Car cette « liste » de Zvanì représente pour moi son « testament moral » et, en même temps, une piste pour fouiller avantageusement dans cette matière passionnante et insidieuse qui s’appelle « passé ».

Tu verras aussi — si tu ne l’as pas noté dans ta lecture que pourtant j’imagine attentive, même dans ton agacement — que cette « histoire » confirme tout ce qu’on disait à propos des ressemblances avec Pascoli. D’ailleurs ce sont les mêmes lieux, le même paysage, le même contexte.

Blow up. Voilà, j’agrandis cette photo de Zvanì. La vision de sa mise « sans façon », de sa veste manquante d’un bouton, de ses poches pleines de mouchoirs et de cartes, est en vérité moins importante, beaucoup moins importante de la vision claire de ses yeux.

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Photo : Collection Frères Merloni. Reproduction interdite

En regardant cette photo, que je trouve correspondante à l’image incorporelle que mon père m’avait transmise de lui, je crois cueillir dans ces yeux une pensée parallèle. Celle que mon cousin Paolo P. aurait appelée « pensée mobile ». J’imagine Zvanì dans la pause d’un congrès très engageant, invité/obligé à se faire une photo. Dans ces deux ou trois secondes d’abstraction, au lieu de penser à la mort il pense à la vie. Pour se distraire il songe à cette époque entre 1880 et 1890 dont il aurait voulu parler à ses petits-fils (peut-être pas encore nés le jour de ce congrès, que je situerais dans les années tragiques 1924-1925 du délit Matteotti et de la retraite « à l’Aventin » des parlementaires démocrates), il remémore pour soi-même les guerres d’indépendance, les exploits des garibaldiens, les épisodes de sanglantes luttes locales en Romagne, le suicide, lié à ces dernières, de son oncle maternel, dont il avait entendu parler en termes vagues et mystérieux…

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Photo : Collection Frères Merloni. Reproduction interdite

Cet agrandissement me pousse à fouiller. Comme dans le film d’Antonioni, j’ai comme le sentiment de quelques choses cachées [un cadavre dans le placard ?], quelques mystères…

Et s’il pensait à Icare, tombé dans l’eau dans le côté droit du tableau… au mort, à peine visible parmi les buissons, dans le côté gauche ?

Oui, pourquoi pas ? Si les morts viennent si fréquemment nous voir, s’ils nous font trouver des traces de plus en plus évidentes de leur vie, de leur fonction dans le monde, en nous aidant à mieux comprendre notre destin, pourquoi ne devraient-ils pas se charger de nos soucis, de nos penchants artistiques et culturels ?

Excuse-moi Catherine, si je dérape un peu. Mais je crois que dorénavant nous devons envisager un double passage. D’un côté, examiner les apparences, de l’autre côté nous arrêter, pour voir mieux, parmi les buissons réels ou métaphysiques, s’il y a un mort caché….

Giovanni Merloni

écrit ou proposé par : Giovanni Merloni 1ère mise en ligne 10 février 2013 Dernière modification 10 février 2013.

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Petite grande histoire d’une famille, pour les grands et les petits 3/3 (Portrait d’une table n. 13)

09 samedi Fév 2013

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portrait d'une table

Voilà le texte de cette « petite grande histoire », rien qu’un canevas désespéré, que mon grand-père Zvanì a écrit sur des pages de cahier lors de ses derniers jours de conscience et, comme on dit, dans la pleine possession de ses facultés d’entendre et vouloir. Il était là, dans l’éperdu pays de Cariati, en Calabre, un joli misérable village accroché à une colline accoudée sur la mer Ionie, dans un pénible état physique et psychologique. Aurait-il survécu si sa femme Mimì l’avait rejoint, en lui apportant la sérénité et l’équilibre ? On ne peut pas le savoir, car Mimì n’eut que trop tard la permission de se rendre dans ce lieu relégué.

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Photo : Collection Frères Merloni. Reproduction interdite

Petite grande histoire d’une famille, pour les grands et les petits (peut-être en forme de récit aux petits-fils, au cours de vacances à la mer ou à la campagne ; leurs observations et questions pourront s’inspirer au monde d’aujourd’hui ; cela nous aidera à faire des comparaisons et à développer des thèses.)

Époque 1880-1890
Remémorations des guerres d’Indépendance – des exploits des garibaldiens — des épisodes de sanglantes luttes locales en Romagne (suicide, lié à ces dernières, d’un frère de sa mère, dont les petits enfants entendaient parler en termes vagues et mystérieux).
Après la disgrâce de la mort soudaine du jeune père, ils ne reçurent de l’aide que par le biais des seules institutions qu’il y avait alors : les orphelinats masculins et féminins.
Les gens de la famille n’eurent pas ou ne purent pas avoir la volonté de faire autrement. La sœur aînée fut envoyée pendant un mois chez une famille d’amis (en tout ressemblante à celle de l’avocat).
Il y eut un manque de compréhension vis-à-vis de cette famille qui se brisait.
Mentalité  en  ces temps-là.
Pénurie de moyens et égoïsme.
Résignation, absence d’initiatives. La même chose qui se passait pour les maladies.
Personne ne se demanda : quelle famille est-elle ? Y a-t-il des valeurs à cultiver ? N’était-ce pas le cas de solliciter une autre forme de soutien, qui eût gardé la famille unie (en harmonie, toute ensemble autour de la mère) ?
Personne ne se posa la question : trois enfants sur quatre, de façon exceptionnelle, se trouvèrent de but en blanc déracinés de la famille. Si l’on avait concentré un semblable effort dans un seul soutien, cela aurait été suffisant pour cette famille.
Développement de l’assurance, presque nul.
À la mort du père, ils se trouvèrent du jour au lendemain sans rien.
Quand il était petit enfant, pour le fâcher, dans les boutiques en face de chez lui, où il se rendait pour faire quelques petites courses pour sa mère, on lui disait : « Va là, tu n’es qu’un misérable ». Maintenant, il l’était vraiment !
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Photo : Collection Frères Merloni. Reproduction interdite

Une grande partie du récit devra évidemment se consacrer à la vie de la famille avant la mort du père.
Épisodes entre les quatre-cinq  et huit ans
Au Cirque équestre dans la cour de S. Francesco, totalement transformée par une construction provisoire en bois, obsession et joie des jeunes et désespoir des mères.
En charrette à Sant’Arcangelo (grand-mère au départ, au petit matin : — faites attention, vous les  garçons !)
Le bain de mer à Rimini, et la fantasmagorie d’un festin en plein air à l’Établissement.
La vue de Cesenatico, la première fois. Voiles et voiles multicolores dans le port.
L’arrivée soudaine du père tandis qu’il était assis dans une grande cour, en train de jouer tout seul avec le sable). Sans les chaussettes, pour l’embêter.
Analyse du grand-père (tours à la campagne, à pied. Chez les Guidi). La grand-mère, portant en elle la blessure du fils suicidé, ne put pas tenir que pendant peu de temps.
La maison de la nourrice. L’odeur caractéristique. Les taglierini au lait. La ricotta. La Bina et la Gnola. Dans les champs parfumés de haricots frais, sous le soleil avec la Gnola. Le fleuve qui coulait à côté du fonds ; on descendait par un talus jusqu’au bord du fleuve. Des heures délicieuses. Tout était fraicheur, tout était sourire.
Une fois dégringolés dans le fossé près de la route principale, avec Ristin, la charrette et l’âne.
Les tours chez les Zanuccoli. Les collations dans le jardin (des œillets et des géraniums). L’épisode de la boule qui frôla sa tête, tandis que le garçon était en train d’observer le jeu.
Les conversations avec son père à la rentrée, le soir, à la lumière de la lune quelques fois.
Vanité d’avoir tout gribouillé son cahier (peut-être à cinq ans).
L’école du Basifel.
L’école précédente de la « strogla » (la devineresse).
Une nuit, il resta dormir au « Potager », confié à la fille du Zanuccoli, qui peut-être le préférait parmi tous ces garçons.
Les discussions entre les grands, dont les enfants saisissent le sens lorsqu’on parle d’eux. Il comprenait qu’on l’estimait fort intelligent du fait qu’on disait qu’il parlait bien. Pour cela, on l’appelait l’avocat et, pour son air distingué, le comte. Son père en était ravi.
Chez le maître de diction (le parfum unique du  pain… on devait s’apercevoir de ces yeux vivants, parce qu’on distribuait aux petits disciples un bout de pain frais, encore chaud). La maison pleine de pigeons : l’odeur de renfermé.
L’épisode de l’examen d’arithmétique, en juin : unique rejet, qui n’aurait pas dû arriver. En deuxième et troisième : le prix, aller aux bains.
Le marchand de poisson Antonio, qui arrivait depuis Cesenatico avec une longue remorque. Il avait une grosse voix.
Visite aux celliers où l’on conservait le poisson au milieu de nattes en jonc et de la glace. Par ses regards compatissants, quelques bribes de phrases et ses discours en aparté avec la femme d’Antonio, une dame fit entendre qu’il était arrivé une chose grave, irréparable.
Loin de la famille, il se sentait seul, dans un monde devenu tout à coup étranger.
Le retour la nuit, avec l’oncle et un cousin.
La nourrice. Les rencontres bruyantes en ville : elle hurlait à n’importe quelle distance elle le saisissait, et courait vers lui pour l’embrasser. Quand il allait à la campagne chez la nourrice (une fois avec son père et la sœur aînée — une fois, à Cesena, on était venu le prendre avec un char tiré par des bœufs, et deux rangs de planches avec beaucoup de monde, jeunes hommes et jeunes femmes, joyeuses, venant probablement du marché.
Ristin, l’homme de la paroisse, était un jeune empressé. Il lui manquait un bras.
Chez sa tante, pendant les veillées, il lisait les petites histoires de ses livres, devant des paysans extasiés qui admiraient ce petit garçon plein de sentiment, qui lisait ainsi bien, une langue dépouillée.
La jeune maîtresse de ses sœurs. Magnifique, un ange. Il rêvait d’elle. Au matin, en se réveillant, il avait une petite émotion dans le cœur. Il ne s’était jamais aperçu du cœur. Maintenant, au contraire, il le sentait. Il s’abandonnait à la rêverie. Qu’est-ce qu’il y avait eu ? Il aurait dit que c’était sa jeune maîtresse : il voulait toujours être près d’elle.
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Deux photos : Collection Frères Merloni. Reproduction interdite

APRÈS LA MORT DU PÈRE
La première victime : la sœur cadette, deux années depuis.
Quant à lui, au contraire, il eut une instinctive miraculeuse impulsion à sortir de la situation où l’on avait jeté. Il demanda d’étudier.
Il n’y avait pas de précédents. Il ne se découragea pas.
Il s’attacha à sa mère pour obtenir.
De typographe à étudiant.
Il se concentra entièrement aux études comme un naufragé qui veut se sauver.
Tout était facile pour lui. Il vainquit – mais, la famille était brisée.
L’autre sœur aussi, avant qu’il puisse la sauver, avait succombé.
Les fleurs les plus prometteuses avaient disparu !

Giovanni Merloni

écrit ou proposé par : Giovanni Merloni 1ère mise en ligne 9 février 2013 Dernière modification 9 février 2013.

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Petite grande histoire d’une famille, pour les grands et les petits 2/3 (Portrait d’une table n. 12)

08 vendredi Fév 2013

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Photo : Collection Frères Merloni. Reproduction interdite

Chère Catherine,
Dix-huit ans de différence, entre Zvanì et Pascoli, c’est énorme (si tu te rappelles, lors de la naissance du premier, en 1873, le second entrait à l’université). Mais, ça change beaucoup quand on grandit. En 1898, année cruciale et douloureuse pour l’Italie, comme nous verrons ensuite, Zvanì, âgé de 25 ans, était déjà un « leader », tandis que Pascoli…

J’ai repris le courage lorsque j’ai trouvé cette photo. Ou, pour mieux dire, ce négatif que mon père n’avait jamais fait développer. Comme tu peux bien voir la photo a pris jour, comme cela peut arriver aux dernières poses d’une pellicule. Heureusement, il y a huit ans, en 2004, pour m’évader un peu de certaines pensées qui me dérangeaient beaucoup, j’avais acheté un scanner pour négatifs et diapositives… dont j’avais ressuscités plusieurs déclics tout à fait inédits, confirmant l’habileté photographique sinon le talent de mon père.

Il n’y a aucun doute que ce buste de Pascoli se trouve au Pincio, cette portion paisible et tranquille de la villa Borghèse qui donne sur les toits de la Rome baroque juste à la hauteur de la célèbre place du Popolo. Dans cette photo ré-exhumée et donc sauvée, trois enfants maigres et subtilement tristes mettent en valeur, par leurs expressions pensives, l’air hardi et légèrement gêné d’un homme aux traits très communs qui fut pourtant unique. Je me rappelle d’une phrase que Pascoli avait écrit lui-même dans l’extraordinaire récit du vieil élève que je t’ai récemment envoyé : «… pensée d’absent, pensée d’un être seul au monde, pensée d’une douleur et d’une désolation que le maître (Giosuè Carducci) n’aurait pu apprendre que des yeux du garçon. »

Je ne veux pas dire plus, Catherine. Peut-être reviendrai-je sur ces escapades en voiture, que mon père avait baptisées « faire les quatre roues », dans lesquelles ma mère pour une raison ou une autre était absente, en ce cas je te parlerai du sentiment de mélancolie et de manque qui à travers mon père se transmettait à nous tous…

Peut-être une autre fois, je te parlerai de mes frères, en tant que partie intégrante et indissoluble de cette vague joyeuse et douloureuse que c’est l’enfance ou aussi de chacun d’eux, séparément. De ma sœur récemment disparue, en particulier. Je ne sais pas si j’ai le droit de le faire…

En tout cas, cette photo abîmée, qu’aujourd’hui on jetterait pour en choisir une meilleure mais peut-être dépourvue de charge… Oui, j’y vois quelque chose de plus intense et ressenti qu’un simple hommage au poète de la Romagne ensoleillée. Je me souviens, en mon père, d’une certaine tendance à trancher, à juger, de façon tendre et bienveillante, en général… Par exemple, il parlait très peu de Mozart — que je considère le plus grand — auquel il préférait de toute évidence Beethoven… S’il n’avait pas aimé Pascoli, il ne l’aurait pas immortalisé dans sa galerie personnelle de portraits, il ne l’aurait pas mis au centre de ce portrait de famille, momentanément tronqué de la figure centrale de notre mère.

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Photo : Collection Frères Merloni. Reproduction interdite

Pascoli et mon grand-père avaient en commun la mort prématurée de leur père. Ils furent surtout, tout au cours de leur assez brève existence, deux orphelins. Mon père aussi se sentait orphelin et partageait plus ou moins consciemment le sentiment de Pascoli et Zvanì. Nous étions, nous aussi, très tristes, ce dimanche matin, non loin de l’horloge à eau et, de l’autre côté, de la balustrade qui surplombe la place ronde dessinée par un certain Valadier.

Est-ce que notre père nous avait raconté quelque chose, nous avait avoué quelque mystère que nous avons tout de suite oublié ? Est-ce que nous étions en train de nous répéter, intérieurement, la ritournelle qu’on avait si facilement apprise…

O cavallina, cavallina storna
Che riportavi colui che non ritorna… ?

Voilà, en Italie on reste souvent orphelin d’un père généreux qui est mort trop tôt, qui n’a donc pas eu le temps d’achever son œuvre. Je pourrais en faire une longue liste, de ces pères…

Giovanni Merloni

écrit ou proposé par : Giovanni Merloni 1ère mise en ligne 8 février 2013 Dernière modification 8 février 2013.

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Petite grande histoire d’une famille, pour les grands et les petits 1/3 (Portrait d’une table n. 11)

07 jeudi Fév 2013

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portrait d'une table

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Photo : Collection Frères Merloni. Reproduction interdite

Parfois j’ai eu des doutes, ma chère amie. Je me suis demandé si cette ressemblance de situations et d’esprits entre Pascoli et Zvanì, dont je suis sûr, peut servir à quelque chose, notamment à mettre en valeur certains traits d’un portrait inconscient plus ambitieux, celui de mon pays.

Bien sûr, je ne parle que d’un certain aspect de la personnalité multiforme et contradictoire de l’Italie. Je m’intéresse à son réflexe intime, à ses troubles primordiaux, aux blessures mortelles qu’elle a subi, auxquelles elle n’a pas toujours su réagir glorieusement. Des blessures et des abîmes d’injustice qui sont encore là, même si nos pères ont fait beaucoup pour les surmonter…

Voilà ce que je viens de découvrir. La génération de mon père, c’est-à-dire les hommes et les femmes nés dans les premiers vingt ans du siècle passé, âgés entre vingt et quarante ans pendant la Seconde Guerre, c’est à mon avis la génération qui a donné le plus et le mieux à ce merveilleux et malheureux pays depuis sa constitution en unique nation. Cela peut se dire aussi pour ceux qui n’ont pas participé directement, en première personne et au premier plan, à la Résistance au fascisme et à la libération du pays occupé. Car il y a eu, avec une forte accélération après le 25 juillet 1943, un vrai sursaut de liberté et d’unité démocratique.

Dans ma documentation de famille, très pauvre en vérité, pour des raisons que je t’expliquerai, j’ai trouvé une lettre que ma tante I…, sœur aîné de mon père, avait adressée à sa mère juste le lendemain de cette date décisive.

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Photo : Collection Frères Merloni. Reproduction interdite

« Rome, 28 juillet 1943. Ma chère maman, dimanche nuit à onze heures la merveilleuse nouvelle ! Nous étions tous à la maison… Dès qu’on a su, soit par la radio soit par les hurlements de la foule débordante de joie dans les rues, nous sortîmes et allâmes près de chez… À Ville Savoie et près de la résidence de Badoglio, il y eut une grande manifestation : les gens semblaient fous. Nous rentrâmes deux heures et demie hors de nous et demeurâmes sans dormir au lit jusqu’à cinq heures. Nous nous levâmes et sortîmes très tôt. Nous allions constater ce que les faisceaux des licteurs étaient devenus dans notre quartier : un amas de débris, de feux de joie brûlants, verres cassés, et cetera. Les gens s’embrassaient dans la rue, on parlait même entre inconnus. Les gens manifestaient à voix haute cette joie de nous être libérés de ces gens-là. Il semblait être dans une autre Rome, on y respirait un autre air, le bonheur se peignait dans nos cœurs et sur nos visages. Nous allâmes chez… et tu t’imagines la liesse qu’on a partagée ! Nous allâmes chez… et là aussi tu peux t’imaginer quelle atmosphère radieuse y était ! Je ne te parle pas de… : je lui ai fait cadeau d’une bouteille de vin mousseux et de gâteaux pour fêter cela. Au milieu d’autant de gaieté, depuis le premier instant, le chagrin me prit, en sachant que vous, juste vous, ne pouviez pas partager avec nous ce moment attendu depuis vingt longues années. Je ne sais pas dire ce que j’aurais fait, ce que j’aurais payé pour être à vos côtés et j’ai tant désiré, une fois apprise la nouvelle, que vous soyez venus à Rome, même pour deux jours seulement. Puis, je ne te dis pas le travail fiévreux de… et d’autres copains. Ils ne cessent de bouger, ne mangent pas, ne dorment pas, ne vivent plus. Mais qu’importe, depuis trois jours nous sommes heureux en dépit de tout, même si nous avions espéré plus. Le matin de lundi sortirent de prison…, et cetera. M… espère qu’A… reviendra d’un moment à l’autre, mais ceux-là ne le laissent pas encore aller dehors. J’ai attendu jusqu’aujourd’hui, mais demain matin je vais à Frascati : N… me rejoindra. Depuis plus d’une semaine, je n’ai pas de nouvelles des garçons, mais en ces jours-ci j’ai vécu comme une somnambule. De vous, nous ne savons rien : sauf que vous allez bien. Écrivez-moi ou bien envoyez-moi un télégramme. Et les enfants ? Comment ça va G… avec sa toux ? Je vous serre tous tendrement et je t’embrasse avec toute mon affection, I… P.-S. Comme vous le pouvez bien l’imaginer, dès le premier moment A… et la tante étaient tièdes, tièdes. »

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Photo : Collection Frères Merloni. Reproduction interdite

J’espère que tu me pardonneras, Catherine, pour cette fuite vers un autre passé, celui de mon père. Mais, tu as vu quelle tension idéale, quelle émotion terrible se respirait en ce moment-là ? Tu as certainement compris que « maman », à laquelle ma tante s’adressait, est justement la femme héroïque de Zvanì. La famille était très unie, sept ans après la mort de mon grand père… Je ne peux dire plus, maintenant.

Je préfère t’expliquer rapidement la raisons de cette fuite. Tout en m’interrogeant sur les rapports entre Pascoli et Zvanì, en lesquels flottaient toujours des pensées sur le « Risorgimento inachevé » et aussi sur le « socialisme, grand espoir frustré » lui aussi, je réfléchissais à cette « responsabilité du nom » qui m’avait porté, au cours de toute ma vie, à contourner voire mettre de côté la figure de mon père pour connaître et de quelque façon célébrer, à sa place, celle de mon grand–père Zvanì. Le fait d’avoir le même nom et prénom de cet homme universellement regretté et aimé dans ma famille m’avait poussé à cela. Donc, à la suite de cette « responsabilité », j’ai toujours recherché — et parfois trouvé — des personnes et des lieux qui l’avaient connu et pour ainsi dire « vu en action ». L’action de parler en public, surtout, ou d’écrire frénétiquement, continûment. Quelques fois il y a eu des coïncidences inattendues, dont je te parlerai, mais le plus souvent c’est moi qui me suis engagé dans une recherche rhabdomancienne et atypique. Mais, la raison n’est pas seulement là. Mon père, qui avait eu d’ailleurs, dans sa jeunesse, d’importants échanges culturels et humains avec le monde de la psychanalyse, avait fait le choix, je crois, de n’envahir pas trop l’imagination de ses enfants avec la glorification de ses gestes nobles, de ses prouesses intellectuelles et cetera. Il préférait se dérober à tout cela. Peut-être, mon grand-père avait-il un caractère très proche de celui de mon père. Vivants et réfléchis l’un et l’autre. Tous les deux marqués par la douleur de la perte prématurée et violente du père… Tous les deux préférant être des « leaders » plutôt que des « chefs ».

Ce sont les circonstances qui ont donné à Zvanì la possibilité de participer à la construction du parti socialiste italien — ce grand mouvement d’intellectuels et de travailleurs animés d’un idéal très fort d’égalité et justice sociale que la Grande Guerre et le fascisme ont empêché jusqu’à l’immobilisation — sans lui laisser le temps d’en voir, de son vivant, la renaissance et la victoire, tandis que mon père, qui a été protagoniste de la Résistance, de la nouvelle Constitution démocratique et du grand élan républicain de l’après Seconde Guerre, n’a pas vu la dégénération du parti socialiste ni surtout l’involution de notre jeune mais prometteuse démocratie. Donc moi, si je me tiens à la théorie des cycles historiques, je devrais mourir sans voir une nouvelle renaissance de notre malheureux et merveilleux pays, renaissance dont je suis pourtant absolument sûr.

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Photo : Collection Frères Merloni. Reproduction interdite

Cette longue digression, ma chère Catherine, m’a beaucoup aidé. Maintenant je sais que d’un côté je ne manquerai pas de consacrer quelques pages de mon histoire bizarre et farfelue à mon père et sa génération et, de l’autre, j’avancerai dans mon « reportage inconscient » sur Zvanì et Pascoli parce que, au-delà de la responsabilité du nom, c’est un sujet encore largement inconnu et obscur, du moins pour moi.

Je veux mettre à disposition de mes lecteurs — parmi lesquels il y aura bien sûr des gens doués de compétences et capacités professionnelles adéquates pour la maîtriser — une matière un peu grossière et nuageuse, mais sincèrement sentie, que j’appellerais « souci de la mémoire », besoin passionné de comprendre, de trouver le point, le passage, la raison de notre destin collectif. Evidemment, il est déjà très difficile de comprendre les raisons et les évènements qui ont déclenché la « machine du destin » d’une seule personne. Donc, même si je suis convaincu qu’un pays vit, se comporte, meurt et renaît à l’infini comme si c’était une seule personne, je ne me cache pas la difficulté de trouver des traces valides.

Je le sais, Catherine, je découvre l’eau chaude et je ne dis rien de nouveau. Tu m’as quand même écouté, en attendant que j’arrive finalement au point. Non Catherine, je ne suis pas un héros, même si je ne suis pas lâche. Je ne veux pas arriver à des responsables, à des personnes précises qui ont déterminé ou contribué à déterminer les tragédies de notre pays et de chaque famille concernée. Tu vois que j’hésite même à te raconter ce que tout le monde sait désormais à propos de la mort de Ruggero Pascoli, le père du poète, et j’hésite aussi à fouiller dans cette histoire, elle aussi bien connue, de la République Romaine de 1849, dans laquelle la République française, inspirée par le futur Napoléon III, au lieu de secourir la République romaine, l’a tuée…

Je suis un autodidacte. Quant à cet aspect de ma personnalité, je serais un Pasolini ou un Rousseau in-seize. Parfois, les autodidactes, comme autant d’apprentis sorciers, poussés par leur passion « totalisante » et inexperte de compromis, peuvent atteindre quelques vérités. Tu l’as déjà vu, mon « reportage inconscient » frôle de redoutables vérités. Cependant, je n’invente rien. Je trouve et je laisse là. Ceux qui voudront s’en occuper, auront la voie libre, ce n’est pas mon boulot. Donc, ne t’étonne pas, mon amie, si mon style de reporter inconscient prendra souvent la forme de la toccata et fugue.

Giovanni Merloni

écrit ou proposé par : Giovanni Merloni 1ère mise en ligne 7 février 2013 Dernière modification 7 février 2013.

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Coïncidences inconscientes (Portrait d’une table n. 9)

29 mardi Jan 2013

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portrait d'une table

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Photo : Collection Frères Merloni. Reproduction interdite

Chère Catherine,

Je sais que tu devineras immédiatement la raison de cette photo un peu abîmée en ouverture de cette lettre, que si tu es d’accord, je consacrerai aux « coïncidences inconscientes ». Il y en a eu plusieurs, de coïncidences, même étonnantes et bouleversantes, au long de ce rapport que j’entretiens depuis toujours avec Zvanì. Un rapport de grande proximité. Mais, je ne m’en inquiète pas. Car cette « âm-itié », cette libre et sincère amitié entre âmes est au fondement même de mon existence.

Je pense, donc je suis. Mais, sans exagérer, dans une partie de mon cerveau une pensée souterraine agit par une succession de provocations, suggestions, élans qui sont à moi, mais appartiennent à lui aussi, à mon grand-père. Peut-être parce qu’il est mort depuis longtemps et que je n’ai pas pu le connaître de son vivant, il est très discret.

Je ne dirais donc pas que sa présence en moi me « hante », comme beaucoup d’écrivains contemporains aiment dire. Il fait partie de moi, c’est tout.

En plus, à cause de sa mort prématurée, tombée dans une époque de censure et d’oubli, je me trouve « naturellement » engagé dans une action de vérité.

Je le sens, la nuit, s’agiter dans la tombe. Il voudrait que tout soit clair, et je suis d’accord avec lui, parce qu’aujourd’hui connaître les hommes et les évènements de certaines périodes révolues n’est pas seulement très important. Ça devient, au contraire, de plus en plus nécessaire.

Bon, je reprendrai la problématique de l’usure du temps, de l’éternelle lutte entre le bien et le mal, de la faute qu’on commet à chaque fois qu’on jette tout, même l’enfant ne faisant qu’un avec l’eau sale, et cætera.

Venons alors, Catherine, aux coïncidences.

Était-ce une coïncidence, ce voyage à Bologne, en 1957, avec mon père et mon frère ? Bien sûr que non. Je ne me rappelle rien, mais je pense que cela s’inscrit dans l’histoire de nos migrations régulières vers notre « terre d’origine », la Romagne. On allait à Cesena et à Sogliano pour embrasser Luisa, Dora, Decio et la tante Maria, c’est-à-dire la jeune femme qui, selon mon imagination physionomique, pourvu que la photo remonte à 1913, est assise juste en face de l’homme invisible.

À ces temps-là, on ne faisait que de petits tours, pour visiter le Temple des Malateste à Rimini, ou le château de Gradara, ou l’abbaye de Pomposa. Je n’avais pas vu Bologne avant.

De cette visite, je ne garde que le souvenir de cette rue tout à fait rectiligne, inexorablement aveuglée par le soleil et… de cette photo. Ou, plus probablement, cette photo, tout en reflétant le grand talent photographique de mon père, m’a raconté le souvenir d’un passage pressé, d’une halte distraite, d’une pause déjeuner qui prenait le dessus sur tout autre intérêt possible.

D’une seule chose je suis sûr. On faisait tellement vite à traverser la ville d’une porte à l’autre, qu’on pouvait en sortir avec une idée de petitesse. D’ailleurs, si on traversait Venise en voiture — je sais bien que c’est impossible, mais juste pour faire un exemple — il suffirait d’un petit quart d’heure et même moins pour tout regarder sans rien voir.

Donc, au-delà de la beauté de cette image, de sa valeur prophétique… le premier souvenir de Bologne fut très décevant pour moi.

Avec le temps, j’ai compris que j’ai été sauvé, et même béni par la très modeste attitude touristique de Bologne, c’est-à-dire la façon tout à fait particulière de cette ville de se dérober à toute vue d’ensemble, voire « panoramique ». Sa vision humaine, disons « organique » de l’architecture et même des monuments, a d’ailleurs empêché ou fourvoyé toute tentation de mes parents, notamment de ma mère, d’approfondir cette connaissance superficielle.

Dans ce triangle idéal reliant Rome, Cesena et Bologne, où s’est joué, depuis ce lointain 1957, la plupart du temps de ma vie, j’ai bénéficié d’une gradation dans la prise en charge de l’amour de cette troisième ville en tant que lieu crucial pour l’exploit et le dénouement de mon existence.

On peut aussi dire que j’ai « appris » petit à petit, par éclairs ou flash, la valeur énorme que cette ville allait assumer pour moi. Je pourrais faire un parallèle avec Naples. Jeune, quand je pensais à Naples ou à Bologne, je me confrontais d’abord à leurs très différents dialectes et j’imaginais, sourdement, dans mon for intérieur, quelle aurait été ma vie si j’avais vécu au milieu de ces gens à l’esprit attachant, aux gestes contagieux, à cette façon unique de traîner, dans la rue et dans la vie. Cela aurait été impossible, pour moi, de m’en dérober. Je me disais, dans un mois, je parlerais en napolitain, ou alors je parlerais en dialecte bolonais. J’imaginais aussi — cela faisait partie intégrante de mon rêve — que j’aurais aimé une Napolitaine ou une Bolonaise, qu’elle m’aurait invité chez soi, que j’aurais trouvé la façon de me faire respecter et aimer par ces frères, sœurs, amis et parents…

Pourquoi je ne pensais pas de m’intégrer à Rome, d’y rêver un apaisement, le plein partage du destin de ceux et celles avec qui j’étais né ? N’aimais-je pas cette insouciance, cette ironie, cette inimitable façon de glisser parmi les désastres de la vie ?

Oui, bien sûr, je l’aimais, et j’ai souvent regretté tout cela. Que c’était beau vivre en plein air, léger, sans autre contrainte que cette petite hypocrisie catholique, pourtant inoffensive !

Mais, je te l’ai dit, Catherine, j’avais au fond de moi le sentiment d’un destin différent qui tôt ou tard m’aurait emporté. Partir c’est mourir, un peu. Eh bien, j’ai eu toujours besoin de mourir, de refouler une vie trop pleine, pas nécessairement pleine de fautes et de dégâts. Pleine, peut-être, seulement du sentiment d’un engagement disproportionné, d’avoir trop dit, trop fait, en des directions…

Il n’y a rien d’extraordinaire, ma chère amie ! C’est la vie de tout le monde. Et je ne veux pas m’aventurer trop sur ce thème primordial de Rome, dont on parlera après.

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Revenons à Bologne. Crois-tu que l’image du « babbo » au chapeau, c’est-à-dire de mon grand-père Zvanì, qui jamais ne s’en séparait, a eu un rôle dans mon choix de vivre le clou de ma vie à Bologne ? Quelles images, suggestions, ou descriptions mystérieuses de Bologne ont fait déclencher en moi une certaine infaillibilité, au moment donné ?

Ce fut allant chez mes parents de Cesena, en 1960, que j’eus l’occasion de monter les premières marches de cette « montée » à Bologne. Je dis cela tout en sachant que je parle d’une ville léchée par un des plus « plats » des pays d’Europe. D’ailleurs, pour moi, je l’ai déjà dit à propos de Cesena, les villes sont comme des personnes. Chaque ville a sa personnalité, une identité dont elle ne se débarrasse pas pendant des siècles, ou jamais, comme c’est d’ailleurs le cas de Paris. Donc, à Cesena, mes tantes-cousines Dora et Luisa me parlaient de Bologne d’une façon intrigante, mystérieuse. Une vraie ville, où il y avait tout ce qu’on ne pouvait pas trouver à Cesena, et même à Rome… Bien sûr, les deux sœurs aimaient Rome, elles y venaient souvent et souffraient beaucoup au moment d’en repartir.

Rome pour la Romagne, comme nous verrons, Catherine, c’était un phare, un lieu mythique.

Mais, envers Bologne, je ressentais qu’il y avait du respect, quelque chose de différent et même plus. Dora y avait étudié Histoire de l’Art à l’Université, Luisa, qui aimait les belles choses, y faisait de fréquentes escapades. Du respect et aussi de la complicité. Car Bologne, « la savante », comme on dit, était « prima inter pares », un vrai chef-lieu qui à sa fois, dans les temps des temps, a su respecter les villes auprès d’elle, renonçant à pousser trop ses ambitions. Cela est dû aussi à la structure équilibrée de la région autour de l’axe de la rue Émilia, et de la parfaite hiérarchie de villes de différents poids et tailles autour des pôles plus importants.

Terminés les cours à l’école, à l’âge de quinze ans, je passai une quinzaine de jours à Cesena. De là je partis à Bologne avec Luisa, Decio et sa future épouse, la Teta, acheter les étoffes et tout ce qu’il fallait avec pour le costume de mariage de mon oncle-cousin. Ce fut une journée inoubliable. À part le goût de connaître comment pouvait être alors compliqué mettre ensemble tout ce qu’il fallait pour cette mystérieuse besogne — et le plaisir de frôler mes pieds sur le sol lisse des arcades de la rue Indipendenza et des ruelles en bas des deux fameuses tours —, je n’oublierai jamais ces milliers de vélos amassés à l’orée des terrasses des bars ni le calme des gens toujours en train de causer en formant de petits groupes, le soleil sur la rue et l’ombre sous les arcades qui rendait presque supportable cette chaleur affreuse.

Je me rappelle, aussi, un joli lustre en fer forgé pour la nouvelle maison, acheté chez un antiquaire que Luisa connaissait déjà et au fond du voyage de retour, qui me sembla interminable, un risotto aux poissons que je n’ai plus eu l’occasion de goûter dans le reste de ma recherche de bonheur alimentaire.

Avec ce souvenir, je n’avais rien vu de cette ville. Plus que voir, j’avais ressenti le chaud excessif, la lumière excessive. La cristallisation amoureuse dont parle Stendhal ne pouvait pas arriver d’emblée, comme ça, à la fin d’une seule journée. D’ailleurs, on ne peut pas aimer vraiment une personne sans avoir passé au moins une nuit avec elle. Et Bologne c’était une personne qu’on m’avait juste présentée, à l’intérieur et à l’extérieur d’un bar. C’était le bar au croisement de la rue Indipendenza avec la rue Rizzoli, je crois, le grand bar des bicyclettes et des piétons pressés.

Voilà, Catherine ! Avec ces petits mots, je t’ai un peu expliqué la raison du choix, que j’ai fait, des poésies ou pour mieux dire des billets avec les poésies que j’écrivais au temps de mon installation à Bologne dans les alternes attitudes de l’espérance et de la douleur, de la joie et de l’amertume. Je reviendrai sur quelques-unes d’elles pour y retrouver le sentiment et l’esprit de ce temps lointain qui pourtant n’a jamais voulu se séparer de moi, tout de même que mon grand-père Zvanì. Cette ville « contenait » (et contient) des personnes, auxquelles j’étais (et je suis) lié, notamment des femmes. Mais, je peux dire que je suis lié à la ville de Bologne au-delà de tout ça. Étrange, mais vrai, je l’aime d’autant plus intensément et douloureusement que cet amour était possible, concret, au pair. Aimer Rome c’est aimer l’air et la lumière même. Elle nous échappe au même moment où elle s’offre à nous entièrement et sans réserve. Donc, si au fond de moi j’aime aussi et même profondément cette incontournable ville natale, je ne veux pas le reconnaître.

Tu l’as vu. Trois semaines se sont écoulées, avec cet étalage de poésies, l’une après l’autre, d’abord coincées dans des « pages » du blog qu’on devait soigneusement rechercher (tellement étaient-elles cachées, en retraite), ensuite, ces derniers jours, remontées à la dignité des autres « articles ». « In articulo vitæ », donc.

Et maintenant — j’espère accompagné par l’intérêt des lecteurs — je me sens mieux équipé pour poursuivre mon parcours de rhabdomancien tout au long de sillons à peine visibles, mais de primordiale importance. Pas seulement pour moi.

Mais je n’ai pas encore fini avec les coïncidences.

Tu te rappelles, Catherine, les derniers mots de notre dernière lettre ? J’avais écrit : « Mais voilà, Catherine, laissons aux visiteurs du blog leur curiosité intacte. Peut-être, en naviguant sur internet et, après, en consultant quelques bibliothèques, ils trouveront que j’ai tort, ou bien ils s’enthousiasmeront avec d’intéressantes trouvailles. Je reviens à toi avec ce petit constat : le père de Pascoli n’était pas un personnage mineur ni un homme insignifiant. D’abord, il avait participé, en 1849, à la République Romaine… »

Je vais bientôt t’en parler. Je suis en train de comprendre, maintenant, mieux qu’avant, le rapport unique entre la Romagne et Rome, Bologne et Rome au temps où encore le pape était un roi qui faisait le bon et le mauvais temps pas seulement au point de vue spirituel, dans le vaste territoire des États pontificaux, concernant, en plus de Rome et du Latium, l’Umbrie, les Marches, la Romagne et Bologne. Une partie considérable de la plaine à sud du Pô partageait la soumission à un double pouvoir, civil et religieux. En cette étrange géographie, qui admettait pourtant beaucoup d’échanges entre les « Italiens » des différents états, la Romagne était une terre de frontière et Bologne, grâce à son prestige culturel et scientifique indiscuté, donnait du fil à tordre aux autorités romaines.

Combien de patriotes venant de Bologne et de Romagne ont participé à la République Romaine ! Et quelle importance assumera, par la suite, après la défaite de 1849, le parti républicain à Cesena, à Rimini, à Savignano !

Mais je ne veux pas me faufiler dans le tunnel. Car je ne peux pas suspendre le flux des « coïncidences inconscientes ». On parlera après de la République Romaine, pour mieux comprendre la personnalité du père de Pascoli et aussi, peut-être, son affreux destin. Mais, le fait d’avoir évoqué Bologne et d’entretenir encore, en parallèle, cet argument par la publication de poésies jaillissantes de cette période… cela m’oblige d’antéposer, demain, un épisode crucial de la vie de Giovanni Pascoli, qui nous aidera à mieux comprendre le monde de Zvanì, c’est-à-dire le monde du Risorgimento avec ses espoirs et ses défaites. À partir de l’échec de la République Romaine, une tragique parabole qui ne s’achève pas avec la Grande Guerre, pourtant victorieuse — considérée par les historiens comme dernière guerre de l’indépendance italienne —, mais se projettera dans le fascisme.

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Demain, Catherine, on parlera du jeune Pascoli débarquant à Bologne. Maintenant, j’interromps ma lettre avec cette photo.

C’est ici que nous nous sommes connus, Catherine. Derrière cette petite porte de l’association des Garibaldiens. Là où pas mal d’Italiens de France — et de Français aussi — accourent à la recherche de leurs ancêtres. Un siège consacré à Garibaldi, à deux pas du Boulevard Magenta et des deux gares qui font la gloire de Paris, mais aussi le symbole de ce Napoléon III que Victor Hugo n’aimait pas et qui eut un comportement contradictoire, sinon ambigu envers l’Italie…

Giovanni Merloni

écrit ou proposé par : Giovanni Merloni 1ère mise en ligne 29 janvier 2013 Dernière modification 29 janvier 2013.

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Dolce vita 1912/2 (Portrait d’une table n. 6)

21 vendredi Déc 2012

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portrait d'une table

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Photo : Collection Frères Merloni. Reproduction interdite

Chère Catherine,

mon père, conduisant de façon magistrale la Fiat giardinetta, nous emmenait à la fin des années cinquante à « connaître la Romagne ». On partait à sept heures du matin et l’on arrivait à Cesena à sept heures du soir, en cette ville qui nous paraissait petite, pourtant insaisissable, pleine de parfums, d’odeurs, de voix chaudes et accueillantes…

Jusqu’ici, Catherine, je ne t’ai parlé que de paysages et de figures de quelque façon exemplaires. De noms et de lieux qui ont résonné depuis toujours dans mon cœur, à commencer par ce grand-père que je n’ai pas connu, car il a disparu neuf ans avant ma naissance. Et de ce qui restait de son monde, aussi : le vieil appartement de sa cousine de Cesena, mélangé toujours dans ma mémoire à leur maison de Sogliano. Et, tu peux bien le comprendre, dans notre affection d’enfants, dans notre désir inconscient de fixer là nos racines, ce choix dépend aussi, peut-être, de cette jeune femme que tu vois ci-dessous, photographiée par mon père, tandis qu’elle est assise sur le bord d’une fontaine de Villa Borghèse, à Rome…

001_teresa di sogliano

Photo : Collection Frères Merloni. Reproduction interdite

Elle s’appelle T… Je ne dirais pas le nom entier. J’imagine qu’elle habite encore, en haut dans le vieux pays de Sogliano, juste à côté du couvent des sœurs Carmélitaines. Je ne la vois plus, pourtant, depuis ma première adolescence. Elle s’occupait de mes deux frères et de moi, par un enthousiasme physique qui nous emportait comme une vague d’amour. D’ailleurs, elle fut une des premières d’une longue liste de vice-mères. C’était elle qui chantait dans la cour noire de charbon de notre ancienne maison à côté de piazza Fiume :

« Ça m’est égal à moi
Si je suis moche
Car mon amour à moi est boulanger
Et qu’il va me façonner
Comme une brioche ! »

Ce fut elle qui me demanda un jour si je préférais Marilyn ou Gina Lollobrigida, avant d’éclater de rire à ma réponse : « Je n’aime que toi et je veux t’épouser ! »

Mais, Catherine, je t’avoue que je n’ai pas le courage de parler davantage de ma mère, d’en faire un portrait fidèle… Pour le moment, j’arrête là. Et je m’excuse avec toi de cette ouverture « enfantine ». Maintenant cela m’arrive comme un réflexe spontané, peut-être à cause de cette promiscuité avec Giovanni Pascoli. D’ailleurs, tu connais bien sa théorie du « fanciullino », le « petit enfant » qui est en nous et hante la poésie jusqu’à la vieillesse : « On ne cherche pas l’enfance, on désire y retourner. Car il est beau d’être jeunes, mais rajeunir, c’est infiniment mieux. »

Oui, Giovanni Pascoli. Tu me demandais, hier, le pourquoi de son introduction arbitraire et forcée dans mon enquête tout à fait particulière. D’accord, je ne sais pas si Pascoli n’a jamais rencontré mon grand-père Zvanì. Pourtant, leurs vies se croisent continûment, du moins dans ma tête. Pas seulement pour le fait d’avoir le même nom et qu’on les appelait tous les deux, dans l’intimité familiale, Zvanì. Si je suivais le conseil de gens grossiers et superficiels, je me passerais de Pascoli et je raconterais à tout le monde qu’il n’y a qu’un seul Zvanì, celui qui trône dans la table qu’on vient de débarrasser. Mais toi, Catherine ! Tu n’accepterais pas qu’on occulte une voix majeure, voltigeant de toute évidence sur les lèvres et les yeux émus de ces commensaux que la photo surprend scandaleusement ! J’en suis sûr. Zvanì vient de réciter avec fougue ces derniers vers :

« … Et toi, ciel ! D’en haut de tes mondes,
Rassurant, tu n’arrêtes ton bal
Par tes larmes d’étoiles, tu inondes
Cet atome opaque du Mal ! »
Giovanni Pascoli, X Août, Myricæ, 1891.

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Photo : Collection Frères Merloni. Reproduction interdite

Donc je le ferai aussi pour toi, Catherine, car j’ai bien compris qu’hier tu désirais surtout que je trouvais une bonne raison pour admettre Pascoli à cette fameuse table… De ton côté, tu avais déjà décidé. Et alors, voyons, comment faire pour les distinguer ? Tu me proposes d’appeler dorénavant Pascoli avec son nom de famille, tout court, et l’autre tout simplement Zvanì. D’ailleurs, il faut choisir entre deux contradictions : Pascoli s’exile volontairement dans le « nid familial » avec ses responsabilités, entretenant ainsi son esprit « enfantin » à l’abri de toutes contaminations, tandis que Zvanì se révèle parfois moins sage, puisqu’au nom de son « nid idéal » il est obligé à gaspiller ses énergies, comme on verra, dans l’action quotidienne et l’art de l’improvisation dont les deux métiers de journaliste et d’homme politique ne peuvent pas se passer.

Alors, je crois que Pascoli est un bon mot-clé pour évoquer en un seul déclic une Romagne poétique douée, au fond, d’une substance paysanne très concrète et ouverte au progrès de l’humanité, et que le tag Zvanì évoque plutôt une Romagne urbaine, plus hardie et confiante dans les prodiges du progrès, qui contient pourtant une âme profondément sensible et poétique.

Voilà. Pascoli et Zvanì avaient tous les deux un amour profond pour ce triangle de Romagne — entre Cesena, Savignano e Sogliano sul Rubicone —, qui était leur patrie.

Certes, entre les deux personnages il y avait la différence d’âge : Pascoli entame ses cours universitaires en 1873, lorsque Zvanì vient juste de naître. Ensuite, lorsqu’en 1879 Pascoli, à Bologne, est arrêté pour avoir critiqué la condamnation à mort — mutée depuis en réclusion à perpétuité — de l’anarchiste Giovanni Passannante, responsable de l’attentat au roi Umberto I, Zvanì n’avait que six ans. C’était dans la phase conclusive des années (entre 1875 et 1879) où Pascoli n’avait pas pu fréquenter l’université pour manque de subventions et qu’il avait traîné en jeune homme fat et désœuvré — comme un « vitellone » à la Fellini, dans ce déracinement typique de beaucoup d’étudiants hors cours — ; des années dans lesquelles les idées d’Andrea Costa, son compagnon d’études, avaient exercé une énorme prise sur lui. Cependant, Pascoli était dévoué aussi, même plus, à son maître et dieu tutélaire, Giosuè Carducci, dont il subissait une triple influence. D’abord l’exemple du professeur émérite ; ensuite l’échange continu avec le poète-clou du deuxième Risorgimento ; enfin le lourd poids de la confrontation avec l’intellectuel engagé — d’une façon semblable à celle de Victor Hugo — en des rangs qu’on considérerait aujourd’hui comme orientés à gauche, avant de s’en éloigner à reculons. L’Histoire nous rapporte bien sûr l’importance objective d’Andrea Costa et de l’anarchisme ouvert vers le socialisme, lors des premières années, très difficiles, de l’unité d’Italie et du déplacement de la capitale à Rome. Pourtant, il n’y avait pas encore, au temps de l’arrestation de Pascoli, en 1879, une gauche organisée dans l’esprit d’une démocratie parlementaire classique.

Quelques ans depuis, en 1892, ce fut Filippo Turati, un socialiste réformiste et modéré, qui eut la force et le mérite de fonder le parti des travailleurs italiens, qui devint ensuite le Parti socialiste italien.

Après, avec les évènements de 1898 — marqués par les répressions du ministre Pelloux, l’incarcération de Filippo Turati et le mouvement de solidarité qui se déclencha autour de lui —, les convictions politiques de Zvanì trouvèrent un contexte pour se structurer solidement. Ce fut en fait en cette année 1898 que Zvanì — âgé alors de vingt-cinq ans —, vivement inspiré aux idéaux d’Andrea Costa et Filippo Turati, fut arrêté à sa fois pour avoir, dans un discours public, provoqué une bagarre entre les socialistes et les anarchistes.

Tu vois, Catherine, les vies des deux Giovanni se rapprochent. On dirait, Pascoli a ralenti son rythme dans les études pour attendre que son cadet le rejoignît ! Mais que faisait-il, Pascoli, tandis que Zvanì était maltraité par les gendarmes qui le poussaient brusquement dans les rues de Savignano, au-dessous des fenêtres de son oncle, les chaînes aux pouls ? Le poète, même s’il venait juste de rentrer dans une perspective de reflux dans le privé et de dévouement absolu à la littérature, garde toujours son irréductible sentiment de pitié pour les gens en détresse, un penchant secret et même inconscient pour son propre socialisme humanitaire des années soixante-dix :

« Elle l’a gardé pour toi, rien
que pour toi, pauvre ange ; et voilà !
Oh larmes !
Le vois-tu ? Un quignon sec.
Sur sa litière, elle mourait ;
toi, bambin, sûr, tu dormais
Que de larmes ! Que de faim !
Et pourtant un quignon dur ça restait… »
Giovanni Pascoli, Le quignon, 1898.

Peut-être, Catherine, Zvanì n’avait qu’un quignon sec et dur à grignoter sur le train de sa fuite à Paris et Londres, qui lui permit de se dérober à la condamnation et à la galère et y attendre l’amnistie…

Image

Photo : Collection Frères Merloni. Reproduction interdite

Ce sont bien sûr deux vies qui prirent, en deux moments historiques de quelque façon comparables, des voies complètement différentes, Pascoli se consacrant entièrement à la poésie intime, tandis que Zvanì se jetait corps et âme dans la mêlée des luttes politiques et sociales.

Mais, ces deux hommes sensibles et bons eurent surtout en commun l’expérience de la mort précoce du père.

Orphelin à douze ans, Pascoli dut subir une série de disparitions familiales en chaîne — d’abord sa mère Caterina et sa sœur Margherita, ensuite son frère Luigi. Enfin son frère Giacomo, celui qui s’était chargé du rôle de babbo-frère. Le jeune poète, sensible et fort doué, se sauvera grâce a son intelligence et aux succès dans les études, et s’occupera toujours de ses sœurs cadettes Ida et Maria et des frères survécus, Raffaele et Giuseppe.

Ensuite, tout au long de sa vie constellée de morts dans sa famille, il sera toujours partagé entre la non-acceptation de ces pertes et le besoin d’entretenir un dialogue constant avec ces personnages bien aimés, n’ayant eux aussi aucune intention de se séparer de lui. Il conduira enfin une existence contrariée et coupée en deux, en restant un jeune souffrant :

 …Hirondelles tardives, depuis ce nid
Tous, tous émigrâmes un jour de galère
Moi, ma patrie elle est où que je vis
Les autres sont pas loin ; au cimetière…
Giovanni Pascoli, Romagne, Myricæ, 1891.

La même destinée tragique toucha Zvanì. Son père garibaldien, Raffaele, était peut-être moins à l’aise que Ruggero Pascoli. Cependant, très lié à sa femme et ses enfant, il leur offrait quand même de quoi vivre et envisager aussi d’autres possibilités en dehors du travail d’artisan ou ouvrier à la ville ou de paysan à la campagne. Il mourut brusquement, on ne sait pas si de péritonite ou empoisonné, du jour au lendemain, coupant la famille en deux. Je garde ses touchantes lettres à Cleta comme je garderai mon soupir, le plus frais et secret. La mort du père obligea Zvanì à devenir homme à neuf ans. D’ailleurs il était l’unique mâle de la « nichée »  dont faisaient part Bianca, Guerrina et Marcellina.

Ensuite, tout en acceptant, même avec élan et générosité, de se sacrifier pour la famille et, disons, pour les autres, sans renoncer à réaliser son rêve primordial, il accumula, avec le sentiment sombre de la mort, toujours à côté, une angoisse souterraine venant peut-être de la conscience de n’avoir pas la possibilité, dans le temps inévitablement bref de sa vie, d’affirmer franchement, à la lumière du soleil, son esprit authentique et intime.

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Photo : Collection Frères Merloni. Reproduction interdite

C’était donc celui-là, Pascoli, l’argument de la discussion interrompue par le photographe ? Parlaient-ils, les dix commensaux — onze si considérons aussi le cameraman — de la mort du poète, arrivée à Bologne le 6 avril 1912 ? Est-ce que babbo Zvanì était-il en train d’évoquer les veillées qui se déroulaient dans les étables des pauvres maisons de campagne, où plusieurs familles, réchauffées par le bétail, se recueillaient autour d’un conteur, pour parler de mystérieuses histoires d’amour mais aussi, plus souvent, de tueries restées impunies ? Est-ce que je me suis trompé encore une fois, en scrutant la photo, et que la soirée se déroule justement en 1912, de nos mêmes jours de décembre, une semaine avant Noël ? Oui, cela est possible. Cet homme qui vient d’accrocher son chapeau au clou et qui commence à nous habituer à son front nu, à sa tête chauve, Zvanì, il était alors en pleine activité. Suite à son fort engagement politique, on l’avait chargé de voyager en long et en large pour affirmer le droit de vote pour tous. Le suffrage universel ! Partant de cette nouvelle hypothèse, j’ai examiné d’autres photos et ressemblances, et j’ai enfin compris que nous avons affaire avec…

Les premier deux personnages à gauche sont bien sûr respectivement la tante Virginia et l’oncle Luigi (il était né en 1858, donc dans cette photo il avait 54 ans) frère de mon arrière-grand-mère Cleta (née en 1845, âgée alors de 67 ans et apparemment souffrante) tandis que la troisième figure (qui n’est pas ma grand-mère Mimì) est pour sûr la cousine cadette de mon grand-père : Maria !

Mais, de qui parlent-ils, ma chère Catherine ? Est-ce que tu le devines ?

Ciao, je t’embrasse…

Giovanni Merloni

écrit ou proposé par : Giovanni Merloni 1ère mise en ligne 21 décembre 2012 Dernière modification 21 décemnbre 2012.

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