le portrait inconscient

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IV La proposition 4/4 (il quarto lato n. 9)

26 vendredi Avr 2013

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il quarto lato

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La proposition IV/IV (de « Il quarto lato », Éditions « Il Ponte Vecchio », Cesena, 1998, chap. IV, pages 45 et suivantes)

Avec son assommante relation, Venturoli, l’ingénieur-chef, n’avait pas réussi à enterrer le projet de Stelio. Il avait surtout essayé de reporter à des temps plus adaptés cette idée qui n’était pas si mauvaise. Mais, au final les présents se sentaient mal à l’aise.
Pio Foschi demanda à parler.
— Pardonnez-moi si je vais tout de suite au cœur du problème, si j’essaie de tirer les choses au clair. Quelle est en fait la véritable question ? Enfoncer dans une réalité ancienne à l’équilibre juste sinon précaire, un bâtiment brutal, réfléchissant notre sensibilité et nos vices contemporains ? Celui-ci n’est en réalité que le thème apparent de notre dispute acharnée, un joli miroir aux alouettes…
Un murmure de plus en plus audible surgit de la salle. Devant ces gens qu’il connaissait un à un, maintenant rassemblés, Pio se demanda s’il n’aurait pas été mieux d’être courageux et de prendre le taureau par les cornes… Pourquoi avait-il tant insisté avec Stelio pour qu’il propose un édifice provisoire « et voir en cachette l’effet qui en sortirait » ? Pourquoi s’adapter toujours aux petits accommodements, aux compromis véniels, au lieu d’appuyer à fond sur l’accélérateur, en allant franchement à la bataille ?

Pio aperçut  Solidea, maintenant assise au fond de la salle, entre le maire de Sogliano al Rubicone et l’assesseur à l’urbanisme de Bellaria.
« Solidea est comme Elvira », considéra-t-il. « Elle… est plus solaire, bien sûr, mais affiche elle aussi la même peau claire, la même allure droite, la même façon de se retrancher dans un regard bienveillant, mais hautain… oui, hautain ! Voilà pourquoi je plonge avec autant de confiance dans ces yeux verts, dans cet enclos ombragé entre les cils… »
— La clôture du quatrième côté de la place, reprit-il avec fatigue, c’est surtout une question symbolique. Vous savez tous qu’aujourd’hui notre place du Popolo a la forme d’un triangle dont les côtés majeurs se rencontrent au loin, au-delà de la vue sensible. Les convergences parallèles — vous savez, ce n’est pas Aldo Moro qui les a inventées —, ces convergences à nous entre la Mairie, pôle de la laïcité, et les églises de Sainte-Anne et Saint-Dominique, pôles de la spiritualité…

Otello Comandini venait juste d’entrer , arrogant nonobstant le retard. Prêt à cueillir les humeurs de la salle, il avait immédiatement saisi le climat hostile. D’un geste grossier il s’adressa à Pio : — laisse tomber, ils ne t’écoutent même pas !
« D’accord, mais que de vanité dans ses attitudes ! » remarqua intérieurement Pio, agacé. « Il veut attirer l’attention de Solidea, en faisant la victime ! »
— En somme, cette reconstruction sur le quatrième côté, éphémère ou pas, aurait la fonction… d’une réparation. En rougissant, Pio sortit un bouquin à la couverture grise : voilà ce que dit notre concitoyen Battista Alessandri…
002_la proposta IV_740Le vieux récit de la démolition du bourg avait été au centre pendant leurs voyages fréquents entre Cesena et Forlì. Une espèce de petite Bible dont Pio s’était plusieurs fois inspiré pour des plaisanteries et sous-entendus avec Elvira. Ils voyageaient l’un à côté de l’autre. Le déplacement, normalement autour des vingt minutes, se prolongeait souvent. Le train s’arrêtait en pleine campagne. Alors, Pio ouvrait le livre : — voyons si cette circonstance y est prévue. Elvira approchait sa joue, clignant des yeux pour mieux voir.
— Écoutez ! dit Pio, posant ses lunettes sur les cheveux. Et il lut : « Dans notre ville, tandis que tous les hommes s’appliquent au travail, à la famille, au soutien de cette société hagarde et austère, proche de la mer, carrefour de différentes cultures… ce lieu privilégié que pourtant la délinquance ni la perdition n’ont jamais atteint… » je saute cette description, tout à fait redondante… Voilà : « Le Borgo est désormais une agglomération écroulée, où les conditions de vie sont affreuses. Des familles entières, jusqu’à six ou même neuf membres, vivent dans des pièces étroites,où canalisations d’eau et égouts sont absents. Les structures tiennent debout par miracle. Démolir tout, transférer les habitants du Borgo dans de nouveaux immeubles populaires au-delà de la via Émilia peut sembler la solution la plus juste. Mais c’est faux. D’un côté, on offre un travail tout à fait éphémère à des centaines de misérables dans le désespoir. De l’autre on assène un coup au cœur de notre identité ».
Dans le train de la mémoire entre Cesena et Forlì, toujours enveloppé de poussière et d’impatience, Elvira feignait d’être frappée au cœur par la pioche démolisseuse et sacrilège. Ils en riaient jusqu’aux larmes. Puis, le train repartait, avec son bruit cadencé et l’odeur typique des rails incandescents.
Tandis que Pio lisait, Otello ne cessait d’adresser ses regards déconcentrés en direction d’une Solidea qui ne pouvait être plus embrouillée que cela.
— Cesena surgit sur un camp romain, reprit Pio, en scandant les mots comme un triste cortège. La place majeure, avec la fontaine consacrée à Rossini, se trouve juste à la confluence entre la vie qui mène à Rome et l’ancienne via Émilia. C’est ici depuis toujours le cœur pulsant de la ville. On y devait arriver à l’improviste.
— Me voici ! disait Elvira en arrivant au rendez-vous depuis la porte Fiume. Ils avaient tellement parlé de cette défiguration du bourg détruit qu’ils en plaisantaient :
— Je voulais te faire une surprise, criait Elvira en agitant de loin la bourse de paille. Mais, faute de ce boulevard trop large, tu m’as immédiatement vue…
— Personne n’a voulu entendre les raisons de Battista Alessandri. Pourtant il avait dit : « …D’accord pour démolir les parties délabrées ; d’accord aussi pour bâtir à nouveau le quartier par des critères plus sains et modernes ; mais faites-moi la charité de faire cela dans ce même endroit-là, s’il vous plaît ! », conclut Pio.
— Nemo propheta in patria, dit Stelio, en lançant un regard douteux à Venturoli, entamant avec celui-ci une espèce d’entente entre ours polaires.
La commission était divisée en deux.
D’un côté les conservateurs, qui considéraient même cette démolition comme un fait historique, une trace, un témoignage. De l’autre côté ceux qui estimaient juste que chaque époque laisse sa marque. Pourtant, à l’intérieur de ce deuxième groupe, les positions se multipliaient : il y avait des gens méticuleux qui auraient voulu soumettre toute reconstruction à l’examen des anciennes archives ; d’autres,au contraire, prêchaient des interventions imprégnées des suggestions du nouveau.
— En somme, ne sommes-nous pas capables de faire un bel édifice moderne ? explosa Stelio, se levant de sa haute chaise et faisant tomber à terre son tube. Il faut se donner le courage d’intervenir. La ville ce n’est pas une relique, mais une chose vive.
Pio croisa les yeux de Solidea. Solidea lui sourit. Son amour nouveau ne l’empêchait de flotter dans la salle, de s’approcher des âmes sensibles en leur offrant un souffle de son humanité en train de s’épanouir. Il prit de nouveau la parole : — écoutez, imaginez que la ville soit une belle femme élégante, très classe, que tout le monde note lorsqu’elle passe à côté des terrasses… Avec une dame comme ça, avec ou sans le petit chien, il arrive à plusieurs de tomber dans un état pénible d’excitation et de malaise.
« Solidea, est-ce que tu m’autorises à parler d’Elvira ? »
— C’est une très belle femme, apparemment sortie d’un tableau de Renoir,  la femme au parapluie qui traverse les champs en fleur. Une femme à la peau de porcelaine, la bouche de corail, les escarpins de verre. Une femme frangible avec un mari jaloux avec un penchant pour les duels. Cependant, cette femme débordante d’humanité se découvre d’un coup en manque de quelque chose. Son mari, après la bohème initiale s’est bientôt chargée de lui offrir une vie aisée, mais il travaille trop, il la néglige.
Agacé, Otello bougonnait au fond de la salle. Il était convaincu que Pio faisait allusion à Solidea et son malchanceux Armando.
— Désormais, ce mari empressé est piégé par le mécanisme bureaucratique et social, indispensable pour pouvoir soutenir son rôle, hurla Pio. Elle est incomplète, comme une place amputée de son quatrième côté. Elle désire quelque chose qu’elle ne sait pas, ou qu’elle ne veut pas s’avouer, qui lui fasse revivre l’ivresse de la cour et après, on sait bien comment ces genres de choses se déroulent, le plaisir douloureux de l’amour.
— Que devraient-ils faire les hommes ainsi audacieusement provoqués ? Devraient-ils tout stopper, devant la crainte des revanches d’un mari jaloux et rancunier ? dit Pio, éludant les possibles regards de Stelio. Est-ce qu’il vous semble juste qu’on doive s’arrêter, chaque fois qu’on essaie de donner une nouvelle gueule à la ville, en face des anathèmes d’un morbide et autoritaire défenseur des anciennes pierres ? Il n’y a qu’à affronter le malheur ou le bonheur de nouvelles rencontres, de la « greffe » d’énergies et cultures étrangères si l’on veut atteindre quelques progrès même douloureux. Notre mignonne désire alors d’être chiffonnée et même un peu gâchée pour devenir après encore plus belle. Elle a besoin, avec son allure seigneuriale, de l’apport qualifié d’un amant aussi digne et enthousiaste qu’elle, capable de l’aider à combler ses propres lacunes. Ainsi la ville, elle s’attend que des mains ardentes et adroites la manipulent un peu avant de la reconstruire plus belle encore.

Au nom de la commission, Tiracorrendo, le secrétaire général, fit tout de suite après un discours assez peu prometteur. Tout le monde connaissait, d’ailleurs, la capacité diabolique que ce monsieur mettait en place dans toute formulation d’actes délibératifs, d’ordonnances, de proclamations ou de simples circulaires explicatives ayant l’effet de laisser toujours perplexes et insatisfaits la plupart des interlocuteurs de la politique municipale. On comprit que peut-être aucune véritable réponse ne serait jamais obtenue au sujet du quatrième côté. En tout cas, dans trois semaines, la réserve sur le projet aurait été dissipée avec un avis donné par la commission à la présence du nouveau maire.
« Ils sont d’ailleurs capables de sortir un “oui” tout à fait paralysant », pensa Pio, en désengourdissant ses mollets endoloris. « Une autorisation constellée d’une telle quantité de chicanes, de prescriptions et d’inconvénients qu’une éventuelle adoption de tout cela scrupuleuse, au pied de la lettre, ferait jaillir un truc tout à fait incohérent vis-à-vis de la patine di bonbonnière baroque de la place du Popolo ! »

À la sortie, près du Torrione, tandis qu’au-delà des minuscules mouches noires qui voltigeaient devant ses yeux il regardait tantôt vers la Loge vénitienne, tantôt vers les grands vases placés sur le côté ouest, Pio reconnut Elvira.
Il essuya ses mains mouillées sur sa chemise. Elvira lui adressa un sourire : — pas un mot de ton discours ne m’est échappé !
— Voilà combien de temps !
Comme si de rien ce n’était, ils se trouvèrent sous les arcades du Lion d’Or. Ils erraient en long et en large, affichant un véritable intérêt pour ces modestes vitrines. Personne ne s’apercevait d’eux. Pio lui demanda si elle allait bien avec Stelio. Elle répondit qu’on ne doit jamais poser des questions comme ça. Pio voulut alors savoir si elle regrettait leurs déplacements à Forlì, tous les deux, pour suivre le cours pour fonctionnaires. Elle se borna à répondre qu’elle regrettait de n’avoir pas retranscrit sur leurs blocs-notes — qu’on avait laissés vierges — tous les mots échangés sur le train, maintenant il y aurait assez de matériaux pour un livre long et lourd comme celui de Battista Alessandri.
Pio lui demanda si, un jour, aurait été possible faire ensemble une belle promenade, s’asseoir quelques parts goûter une glace. Elvira répondit :
— Bien sûr ! Ensuite, par un de ses rires désarmants, elle ajouta : pourquoi n’y avions-nous pas déjà pensé avant ?

Giovanni Merloni

écrit ou proposé par : Giovanni Merloni. Première publication et Dernière modification 26  avril 2013

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IV La proposition 3/4 (il quarto lato n. 8)

25 jeudi Avr 2013

Posted by biscarrosse2012 in mon travail d'écrivain

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il quarto lato

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La proposition III/IV (de « Il quarto lato », Éditions « Il Ponte Vecchio », Cesena, 1998, chap. IV, pages 42 et suivantes)

Mais, il n’y avait pas de temps à perdre en de nostalgies oisives, ce samedi matin. La Commission technique au complet était en train d’arriver. En première ligne, trois géomètres bien connus avançaient. Plutôt gros, le premier, avec ses cheveux frisés et ondulés, semblait être l’image vivante de la santé. Le deuxième, assez maigre, avec ses cheveux noirs collés au crâne, ne pouvait pas cacher l’évidence de son nez. Le troisième souffrait de deux oreilles hors norme et d’une expression d’égarement qui devaient probablement lui convenir.

Venturoli, l’ingénieur-chef, cheminait plus en arrière, bras dessus, bras dessous avec le secrétaire général, Tiracorrendo. Petit, doté d’une chevelure rare et terne, Venturoli ne démentait pas ses manières fausses et courtoises, tandis que Tiracorrendo… Le chenu secrétaire général, le véritable os dur de cette redoutable congrégation, était grand, à l’allure assurée, jamais comique nonobstant les lunettes sur la pointe du nez et son évident accent méridional. Il provenait du Ministère.

Cette décevante procession fut accompagnée par un long silence que l’égouttement intermittent des cheneaux interrompait timidement. D’un coup, la loge se remplit d’éclats de voix rebondissant partout. Stelio et Pio, au milieu d’un groupe qui s’était formé entre-temps, dont plusieurs inconnus, montèrent avec appréhension le grand escalier.

La salle municipale donnait sur la place du Popolo. La pluie avait disparu et une lumière nette frôlait les flaques. La fontaine fumait un peu, adressant quelques caresses d’adieu aux rondeurs de ces sirènes désormais expertes de la vie.

Pio remarqua Libero assis sur le bord de la fontaine, indifférent à l’humidité, le journal ouvert avec le titre en caractères cubitaux, qu’on pouvait lire même à cette distance. Libero endossait la tenue d’huissier communal, les manches noires sur la casaque grise. Au fond de la place, juste en face de l’hôtel du Lion d’Or, une silhouette unique passa rapidement, sans pourtant renoncer à lancer des regards hardis vers la fontaine consacrée au grand maestro de Pesaro, si chéri par les gens de Romagne. Attiré par cette figure, Pio se perdit dans ses labyrinthes et ce ne fut qu’une bonne minute après qu’il se retourna pour voir Libero et son journal. Mais, il n’y avait plus personne auprès de la fontaine. L’enchantement brisé, Pio s’aperçut qu’on l’appelait depuis longtemps pour qu’il rentre.

amici o rivali 740

Dans la salle presque pleine, assis sur une chaise d’église à haut dossier, Stelio occupait un coin stratégique avec son tube des dessins sur les genoux. Il lançait des regards moqueurs en l’air pour tromper l’attente. Au lieu de se perdre en fumisteries, comme c’était le cas de Pio, Stelio se consacrait corps et âme au métier d’architecte. Il était capable de travailler à ses dessins chez lui pendant une nuit entière avant de s’aventurer, le lendemain assez tôt dans les rues biaises de la vieille Cesena pour atteindre son grand atelier près du vieux pont sur le Savio, où il continuait à dessiner toute une journée. Les seules choses qui pouvaient le détourner, de temps en temps, c’étaient ses projets impossibles, comme celui du quatrième côté, où l’orgueil pour ses solutions géniales se mêlait à une sincère générosité — et amour — pour la ville où il était né et aussi pour ses habitants.

Venturoli ne lui ressemblait en rien. Hésitant, même bégayant lorsqu’il devait s’exprimer en termes positifs, il devenait tranchant et sarcastique quand il pouvait s’adonner librement à son pessimisme inné. Indifférent aux discussions publiques, générales sur le futur de la ville, il était plus adapté à la solution de problèmes privés, de détails. Plus expert de poignées que de mains courantes, il préférait c’est sûr les escaliers en colimaçon des résidences bourgeoises aux tapis roulants des promenades monumentales. Pourtant il pouvait bien jouer le rôle de trait d’union entre l’obstiné Stelio Camporesi et le futur maire, l’indépendant Ragazzini, celui qui n’avait pas voulu insérer le projet du quatrième côté dans son programme électoral.

Pio considéra qu’une ancienne familiarité liait la plupart des gens présents en cette salle. C’était la quotidienneté des couloirs, des secrétariats et des bureaux. Dans sa chambre ou pour mieux dire sa niche mortuaire, en parfait désordre et dépourvue d’un décor quelconque, des amas informes de dossiers et de lettres s’accumulaient. La chambre de Venturoli, au contraire, toujours tirée à quatre épingles avait un  bureau noir rare ainsi qu’ un tableau d’Otello, représentant la fusillade d’un héros partisan. Quant à la chambre de Stelio Camporesi, véritable doublon de son atelier d’architecte, elle était envahie par des feuilles énormes que les nombreux outils de travail empêchaient de s’envoler. Sur la paroi de la fenêtre, une ancienne photo assez longue, en noir et blanc, montrait le front occidental de la place et le nouveau boulevard tout de suite après la démolition du bourg, auparavant installé sur le quatrième côté.

Dépourvu de chambre, mais titulaire d’un bureau jaunâtre près de l’entrée, l’artiste muet Libero Alessandri était la présence la plus évidente et, en même temps, plus évanescente au premier étage de cet ancien édifice. Avec ses apparitions et disparitions — « L’avez-vous vu ? À quelle heure puis-je le retrouver ? » — entrant et sortant de ces portes en d’élégants zigzags, Libero représentait le seul fil solide et invisible capable de rassembler des personnages aux caractères assez différents qui, selon leur penchant naturel, auraient été tout à fait inconciliables.

Au deuxième étage, par une rampe étroite, on atteignait la chambre d’Elvira Rossetti. Une femme aux mises toujours imprévisibles et parfois bizarres, qu’un temps Pio Foschi avait aimée sans bornes ni filet de protection, oubliant la gloire et perdant la tête.

Encore plongé dans ses rêveries, Pio s’accouda de nouveau au rebord de la grande fenêtre. Libero tournait en rond sur la place. Il restait en déçà du grand escalier, peut-être n’était-il pas curieux d’écouter les uns et les autres, comme s’il savait à l’ avance ce que bientôt il aurait entendu commenter en une série infinie de points de vue différents.

Giovanni Merloni

écrit ou proposé par : Giovanni Merloni. Première publication et Dernière modification 25  avril 2013

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IV La proposition 2/4 (il quarto lato n. 7)

16 mardi Avr 2013

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il quarto lato

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La proposition II/IV (de « Il quarto lato », Éditions « Il Ponte Vecchio », Cesena, 1998, chap. IV, pages 39 et suivantes)

Dans la flaque d’ennui assez profonde et incurable où la ville de Cesena avait glissé à la veille des élections administratives — tellement importantes qu’on en parlait très peu dans les discussions quotidiennes —, les polémiques sur le quatrième côté créèrent, pendant quelques jours, un sentiment étrange dans les esprits les plus avertis. Quelque chose pouvait bien arriver même en dehors des destinées obligées des marchands, des balayeurs, des chroniqueurs, des conseillers municipaux et de leurs femmes, filles, mères, sœurs et belles-sœurs.
Le quatrième côté se présentait, pour ainsi dire, comme optionnel. La ville aurait pu très bien s’en passer. C’était comme une porte qu’on aurait laissée ouverte oubliant de la refermer, d’où pouvaient sortir sans obstacle les vents et les mauvaises odeurs, mais pouvaient se faufiler aussi des armées d’envahisseurs désordonnés, indifférents aux témoignages de l’histoire, à la trame des anciens parcours romains et moyenâgeux, toujours prêts à se laisser embobiner par de fumeuses organisations touristiques et culturelles.

Pio Foschi s’était levé tôt, dans son immeuble de coopérative à Pievesistina. Une fois les ablutions essentielles accomplies, exonéré de devoir se raser, il savourait le plaisir du petit matin. La famille dormait avec le contentement typique lié au prolongement du sommeil que la pause au travail et à l’école autorise.
Il se réjouissait de tout ramasser dans l’obscurité, les chaussettes, les lunettes et le transistor avant de glisser du rebord crissant du lit, sans faire de bruit et de passer sa main aveugle au-dessus de la commode pour recueillir quelques effets personnels. Il fermait ensuite la porte sur les souffles lents de Mara et de la petite Nada passant comme un voleur dans la pièce d’à côté où, toujours en silence, se contentant du fil de lumière venant de la cour, il cherchait dans un tiroir  slip et chemise.
Personne n’aurait su dire pourquoi : il haïssait les mouchoirs blancs et tout vêtement trop soigné. Peut-être voulait-il affirmer son esprit de rébellion, aussi indomptable que caché, envers quelques autorités inconnues. En fait, il s’obstinait à endosser des chemises et des cravates tout à fait inélégantes, insouciant et même heureux des nuances et des harmonies ratées.
Dans la salle à manger au plafond sous combles, il trouvait sur une chaise ses pantalons sans forme, sa veste décousue, sa cravate rouge. Il saisissait son imperméable, enfonçait sur ses cheveux un bonnet de chauffeur et, se rappelant encore de ne pas faire de bruit, tirait la porte derrière lui et se glissait dans l’escalier.
Ce matin-là, il ne faisait ni froid ni chaud. Le déplacement fut plus bref que d’habitude. Descendu du bus, il se faufila dans le corso, à l’abri des arcades. Au-dehors, une pluie irrégulière frappait par rafales les cailloux gris de la rue, en les faisant briller.

Stelio Camporesi attendait Pio dans le kiosque à journaux. Il le considérait comme un frère. Pio partageait ce sentiment même si, un beau jour Stelio — veuf et père de deux enfants déjà grands — avait profité de sa paradoxale irrésolution pour lui piller… son Elvira et l’entraîner dans un mariage éclair, célébré par un rite civil hâtif et gai. Pio en avait souffert, sans pourtant en arriver au point de haïr son vieux compagnon. Leurs rapports étaient vite redevenus les mêmes qu’avant, sans que pourtant son amour sourd et violent pour Elvira ne s’apaise.
— Aujourd’hui, à la Mairie on doit nous écouter, dit Stelio. D’ailleurs, il ne faut qu’attendre. Je suis sûr que nous serons gagnants aux élections et le Maire sera un des nôtres.
— J’espère, soupira Pio. En fait, si notre projet se réalise…
— Pourtant, ce n’est pas une question de vie ou de mort !
— Arrête, Stelio, tu es le plus passionné d’entre nous ! Si on te donnait la permission, tu fabriquerais de tes propres mains la maquette du quatrième côté en taille réelle !
Mais c’était un cauchemar tout à fait partagé. La nuit dernière Pio avait vu, en rêve, quelqu’un qui arrivait de l’ouest, franchissant l’horizon du quatrième côté de la place du Popolo. C’était un affreux géant, ou aussi une île en mouvement, envahie par les oiseaux migrateurs et le guano. À côté de lui, un âne trottait péniblement sous son fardeau de boue.
— On voit déjà la silhouette et l’on sent l’odeur d’un nouveau cycle qui s’entame. Qu’il serait bienvenu, cet intrus, sourit Stelio, inspiré. Mais, essaie-toi de le faire comprendre à nos concitoyens !

Au centre de la place, la fontaine Rossini risquait de succomber dans sa lutte inégale avec la pluie violente. Les maigres statues de filles, agrippées au bord moisi de la vasque principale, disparaissaient dans un nuage d’opaline dense, homogène, à l’intérieur de laquelle des gouttelettes par milliers avaient l’air de couler sur un verre parfaitement lisse. Les petites sirènes semblaient agacées par ces massages excessifs ; néanmoins, tournées vers la statue du musicien (en train de diriger l’intonation et le flux d’un kaléidoscope d’éclaboussures centrales), elles semblaient aussi apprécier la sympathique confusion qui s’en déclenchait.
D’un coup, Pio devint gai. Il saisit Stelio sous le bras :
— Vas-y, on traverse !
Ils s’arrêtèrent sous les hautes arcades au pied  du grand escalier de la Mairie. Stelio commença sa ritournelle (ou son leitmotiv), la toile de fond qu’ils s’étaient engagés à hisser sur ce fichu quatrième côté. Celui qui devait en réaliser l’iconographie était Otello, mais pour une raison ou une autre, il n’en finissait jamais.
— Tu comprends ? disait Stelio. Otello agit comme si chaque jour il devait décider ce qu’il devrait faire dans la vie !
Pio ne l’écoutait pas. Tandis qu’Otello semblait prendre une consistance physique au milieu des pigeons mouillés de l’arcade, avec ses cheveux abondants, sa barbe de trois jours et ses grands yeux cernés, Pio s’aperçut que le film plastique recouvrant la stèle , en haut, dans la dernière travée de gauche allait se décoller du mur. En soulevant encore un peu ce rideau de poussière, on pouvait lire :

À BATTISTA ALESSANDRI
JOURNALISTE ET DÉPUTÉ
DÉFENSEUR DU PEUPLE CONTRE LES INJUSTICES
MIS EN RELÉGATION PAR LE DICTATEUR MUSSOLINI
MOURUT EN CALABRE
LE 30 OCTOBRE 1936

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— C’est le grand-père de Libero ! dit Stelio.
— Je le sais bien ! répondit Pio, mais combien de choses ont changé… Mais, quel est le lien entre le silencieux Libero et cet ancêtre tout à fait frénétique et bavard ? …
— Il fabriquait quand même des idées généreuses. Il a eu un rôle important, à côté de Filippo Turati, en faisant naître l’idée d’un socialisme réformateur. C’était un pionnier, dit Stelio.
— Oui, mais il avait une telle hâte de transmettre cette idée aux gens, qu’il se mordait très souvent la langue. Tandis que Libero fait soigneusement disparaître les mots dans les plis de sa casaque.
— Tous les deux jouent sur une scène, en fin de compte.
— Non, c’est le reste du monde qui monte sur les tréteaux. Ils se bornent à regarder comme des spectateurs, objecta Pio.
En observant la stèle, Pio considéra que ce vieux monsieur et ancien député, avait peut-être trouvé sa dimension la plus authentique dans ses dernières semaines de résidence surveillée. Et le jour de sa disparition avait été un beau jour pour mourir. Une longue vieillesse aurait été discordante vis-à-vis de son style de vie.
Pio rêva d’une relégation privée, où il pourrait disparaître, avant de renaître libre de ne pas se distinguer et d’agir, mais au contraire, d’une manière tout à fait inattendue pour la plupart des gens. Libre surtout de ne pas rentrer chez lui. Un promontoire très éloigné, une maisonnette dépouillée, où, un jour, une petite voiture rouge, rémoulue et abrutie par l’exaspérante série de virages, lui aurait apporté la seule femme qu’il aurait désiré avoir à ses côtés.
Stelio Camporesi, l’architecte sans autres adjectifs, demeurait fasciné par le bas-relief en bronze collé au marbre de la stèle où le vieux personnage était sculpté — avec sa barbe, ses lunettes et son chapeau — par un obscur sculpteur de Cesena, peut-être un de ses lointains descendants, qui avait su l’immortaliser avec une sensibilité touchante.

Giovanni Merloni

écrit ou proposé par : Giovanni Merloni. Première publication et Dernière modification 16  avril 2013

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IV La proposition 1/4 (il quarto lato n. 6)

15 lundi Avr 2013

Posted by biscarrosse2012 in mon travail d'écrivain

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il quarto lato

001_la proposta_def_740

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La proposition I/IV

Lundi je pioche
Mardi je Gavroche
Mercredi je me vois moche
Jeudi je m’effiloche
Vendredi je décroche
Samedi les mains dans les poches
Dimanche ton fantôme s’approche.

Chère Catherine
Le temps vole et virevolte sur lui-même comme une toupie. On est débarqués sur l’autre côté du gué avec cette étrange sensation d’en avoir fait trop et de n’avoir fait rien. Tout glisse dans les mains. Sauf peut-être cette « corrispondenza d’amorosi sensi » que Foscolo chantait, cette gratitude inattendue qui peut-être explose comme une bombe à retardement chez quelques lecteurs ou suiveurs éloignés ou même inconnus qui ont été touchés par une seule phrase miraculeusement devinée, un petit geste ou alors une hasardeuse minuscule tache de couleur.

La semaine dernière s’est en tout cas bien achevée, en dévoilant le « garçon- père » comme un des possibles protagonistes de rêveries d’amour ou aussi de véritables vicissitudes liées à « l’art italien de la rencontre ». Mais, probablement, les lecteurs les plus curieux s’interrogent : quel lien peut-on envisager entre ce Giovanni Merloni, immortalisé dans sa fiche de présence au travail dans la Région Émilie-Romagne avec une longue barbe de brigadiste rouge, qu’il n’était pas, bien sûr, et ces personnages qu’on vient d’esquisser dans le « Quarto lato » ? Sont-ils toujours à lui, cette gueule triste, ce profil courbe, cette allure maladroite, ce penchant pour un optimisme mitigé par l’ironie ou au contraire, pour un pessimisme mitigé par le sourd instinct de survie qu’on retrouve dans le « tutto tondo » de Libero ou Pio, de Stelio ou Otello ?

En fait, il y a une évidente contradiction entre la passion de chacun (typique des gens de Romagne) et le presque total manque de jalousie entre eux. D’ailleurs, ils pardonnent assez facilement les tromperies de leurs femmes avec leurs amis, mais sont moins enclins à accepter le succès de l’un d’entr’eux. Ils se pardonnent, mais ils se marquent de près l’un l’autre… Comme deux frères tourmentés par une rivalité continument soumise au compromis idéologique de l’union, qui ferait toujours la force.

Oui, Catherine, je t’entends répondre : « Alors, l’union fait la farce ? » C’ est possible, si le but est farfelu et confus. Comme c’est le cas, peut-être, de ce projet de « quarto lato », qui avance sans trop de conviction en dehors d’un véritable partage collectif et institutionnel.

Mais voilà que tout se lie et se tient. Car si chacun de nous est « un, personne ou cent mille » comme disait Pirandello, de plus en plus tourmenté par ses facettes multiples et souvent contradictoires, on ne peut pas considérer comme indifférente notre sincère pulsion pour l’amour sacré de la patrie, donc pour la reconstruction fidèle de notre passé à travers les corps qui nous ont générés.

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Bibliothèque « Malatestiana », Cesena

Le « quarto lato » fait donc partie du même discours – à la fois fidèle et irrévérencieux — qu’on est en train de développer dans le portrait inconscient d’une table, car inconsciemment les personnages du roman revivent, dans les mêmes lieux et avec les mêmes attitudes ironiques et sanglantes, les vies vécues par les générations passées. 

À ce propos je me borne, en ce lundi de reprise, à te citer un fragment du portrait de Pio Foschi, que mon « appareil photo » a surpris dans une pause de son intervention tourmentée à l’assemblée municipale de Cesena : « … Pio rêva d’une relégation privée, où disparaître, avant de renaître libre de ne pas se distinguer et d’agir, au contraire, d’une manière tout à fait inattendue par la plupart des gens. Libre surtout de ne pas rentrer chez lui. Un promontoire très éloigné, une maisonnette dépouillée, où, un jour, une petite voiture rouge, rémoulue et abrutie  par l’exaspérante série de virages, lui aurait apporté la seule femme qu’il aurait désiré avoir à ses côtés… »

Giovanni Merloni

écrit ou proposé par : Giovanni Merloni. Première publication et Dernière modification 15  avril 2013

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III Le théâtre 2/2 (il quarto lato n. 5)

31 dimanche Mar 2013

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Libero et Solidea IV (de « Il quarto lato », Éditions « Il Ponte Vecchio », Cesena, 1998, chap. III, pages 33 et suivantes)

Plus tard l’imprévisible Solidea aux cheveux de garance eut l’occasion de soulager ses tourments.
Contrainte à attendre deux heures encore, de onze heure à une heure de la nuit, dans une vaste salle figée, tandis qu’Armando discutait avec un entrepreneur d’une possible tournée, elle commença tout à coup à s’amuser avec un coupe-papier.
Avec cet instrument pointu, elle réussit à ouvrir le sécrétaire néoclassique qui trônait derrière le bureau empire. Par le déverrouillement du meuble un redoutable crissement de bois imprégné d’acide borique avait surgi avec l’éclaboussement magique d’un carillon.
Elle regarda extasiée cette espèce de diaspora de portraits, lettres, documents peut-être importants, reçus, factures, traites, petits trucs en porcelaine, de vielles paires de lunettes et quelques médicaments périmés. On avait tout bourré dans les tiroirs et, petit à petit, dans les strates les plus secrètes du meuble.
Dans la salle vide la pendule à l’air bureaucratique retentit d’un son triste. À travers la porte aux moulures peintes on percevait les éclatements vains des deux voix qui se disputaient : cela n’aboutissait à rien. Solidea entama alors avec une détermination diabolique la destruction de tout ce que le sécrétaire avait essayé de cacher pendant des années ou sans doute des siècles.
Elle déchira avec soin les papiers, les parchemins, les traites et les messages embarrassants qu’elle reduisit en morceaux de la taille d’un ongle. Elle détruisit les porcelaines rien qu’en les laissant tomber par terre, restant assez surprise du bruit modeste que provoquait cet assassinat méticuleux. Elle dégagea totalement les portraits avec le coupe-papier avant de les recueillir dans ses bras aussi beaux que fatigués. Enfin elle s’accouda au balcon et les jeta vers un coin sombre, là où de la boue mélangée de fumier enveloppait dans un tas visqueux des sommiers abandonnés, d’anciens outils en décomposition artistique avec des poupées en tissu dépourvues d’yeux, dotées par contre de chevelures excessives.
Quand Armando sortit de la réunion il s’aperçut immédiatement qu’il était arrivé, ce soir-là, quelque chose d’irréparable, même plus grave que l’endommagement subi par l’entrepreneur qui profite d’un incident pour faire échouer le contrat et prétendre pendant longtemps à de lourdes indemnisations à force de citations au tribunal.
002_libero et solidea 740                                              Dessin de Gabriella Merloni, 2005

Libero se sentit délesté de son fardeau indispensable tandis qu’il rentrait dans le quartier sombre, dans la maison sombre et finalement dans l’escalier sombre.
La rue abritée par les arcades était à peine visible à la lueur des rares réverbères projetant les silhouettes confuses des gouttières et des colonnes contre les passages mal illuminés des travées en séquence. Les boutiques avaient désormais fermé.
Libero monta les hautes marches s’aggrippant à la main-courante en fer. L’odeur aigüe de poisson venant du rez-de-chaussée avait imprégné les murs mouillés de cet escalier irrégulier en colimaçon. À chaque étage, la lune passait son blanc visage à travers les fenêtres des paliers.
Sur le réverbère rouillé et entouré de moustiques un chat roux se ratatinait : — Tu me sembles être un chat équilibriste, lui susurra Libero, agitant sa main comme une patte. Ou alors, n’es-tu qu’un chat somnambule, persuadé d’être un oiseau nocturne ?
002 bis_passage paris 740La famille dormait. Une fois descendu l’escalier intérieur  en bois , essayant de ne pas le faire craquer, Libero vit la vague des petis corps couchés à terre, dans la cuisine, sur des paillasses, que Guerrina aurait cachées comme d’habitude le lendemain dans une grande malle sur la terrasse commune.
Nevio dormait découvert, son sommeil était agité et héroïque. Leo paraissait effondré dans un nirvana indien : son nez, subtil mais prononcé depuis la naissance, formait une crête entre l’ouest aventureux frappé par le vent de terre et l’est sauvage mais prodigue de dons. Saveria ressemblait à une princesse russe allongée sur un traîneau entouré de berceuses lentes et gutturales.
Guerrina, dans la chambre, dormait le visage contre l’oreiller, écrasée par le sommeil survenu après de longues heures de tension.
Libero s’accouda à la fenêtre entrouverte et scruta la petite place qu’une multitude de vendeurs et d’acheteurs frénétiques remplira le lendemain. Il suivit le fil en accier pour le linge, dépourvu de serviettes et de pinces à linge, reliant sa fenêtre au rebord de l’immeuble d’en face, aux volets toujours fermés.
La coupole néo-classique de Sainte-Christine se détachait contre le ciel lunaire avec sa silhouette sombre. La nuit ne jetait plus de couleurs dans la flaque mélancolique qui se balançait devant les yeux de Libero.
L’année dernière, enfermé chez lui à cause d’une mauvaise chute, il avait observé les changements infinis du ciel, les bouleversants coups de théâtre de ce fond azur, puis céleste, pâle comme une fresque, la danse des nuages et des oiseaux autour de la coupole que le soleil dessinait et le brouillard effaçait. Maintenant, cette danse incessante avait cessé, avalée par l’obscurité. Ces images pulvérisées, ces voix suffocantes se transformaient en un vacarme intérieur qui n’avait pas de sens, et, dans le ciel, en d’inquiétants éclairs.
Libero s’assit sur le bord du lit et s’y laissa tomber tel qu’il était, vêtu de sa tenue grisaille de bureau. Il ne se glissa pas sous les draps. Il mit un autre oreiller sous son dos pour rester à moitié assis à réfléchir. La nuit flottait sur la plaine avec de lents et insensibles clapotis. Son lit était disproportionné par rapport aux modestes dimensions de la mansarde. S’il allongeait un pied ou un bras il sentait l’air par la vitre de la fenêtre entrouverte d’où, se penchant à peine, ses sens et son âme pouvaient naviguer parmi les clochers et les toits. Il se mit à écrire dans le vide, parce qu’il ne pouvait pas allumer la lumière et qu’il était trop fatigué.
Dans son esprit se mêlaient : les lueurs de la fête citoyenne ; les silences de la ville embrassant l’obscurité et le vent accourant des collines de Bertinoro ; les sourires de Solidea ; les courts cheveux bruns de la pâle Guerrina. L’attirance de la femme du mystère et le douloureux sentiment d’étrangété ou d’habitude poussiéreuse de cette autre femme, un temps aimée, peut-être, voulue coûte que coûte, maintenant réduite à une mère éreintée éternellement affligée.
Tandis que Libero dessinait dans l’air une roue de feu en direction de la coupole en plâtre de l’église de Sainte-Christine, envisageant la possibilité de la traverser d’un bond, Guerrina se réveilla en sursaut. Sans mot dire, elle alla voir les trois enfants. Elle but un verre d’eau et fit pipi.
Libero écoutait ces bruits habituels avec un malaise profond. Car il avait pris une décision : même si au-delà de ce cercle de feu il y avait eu la bouche grandouverte d’un lion féroce et à jeun, il ne se serait pas dérobé à la rencontre.
— L’art de la rencontre…, avait dit Solidea cet après-midi, en ajoutant des mots dont il ne réussissait pas à se souvenir, maintenant.
« Il n’y a que les femmes et les artistes pour pouvoir entretenir des relations comme ça, contraires à tout bon sens », pensa-t-il. « Solidea peut bien aimer un funambule amateur. Mais, figures-toi le maire de Cesena qui s’éprend de véritable amour pour une fleuriste ? »
Il revit dans l’obscurité de son espri les yeux de Solidea, en train de le scruter d’une expression sevère.
« Et l’artiste ? » réfléchit-il, en faisant tourner le pied en dehors du rebord de la fenêtre. « Hélas, l’artiste est condamné à la détresse, à la solitude, donc à une violente aversion pour les compromis », conclut-il en s’effondrant dans le lit comme dans un grabat en carton. « Il peut renverser le monde comme une balle de foin, attirant dans ses flatteuses spirales des jeunes filles dévotes tout comme de bienveillantes dames de tous âges. Avec le même sentiment de fatalité il est poussé vers une vie modeste, grise, dépourvue d’éclat et de confort. »
Il vit devant lui une chaîne d’humains, occupés à se passer de main en main les briques irrégulières de l’ancienne démolition du Borgo-chiesa-nuova. Une foule de gens venus de Cesenatico, de Savignano, de San Mauro Pascoli, de Sogliano, de Bellaria, remplissait le grand boulevard longeant les remparts sous la Rocca. Une foule entassée, bruyante et tranquille, autour de laquelle surgissaient des maisonnettes à deux étages crépies en jaune, céleste et rose. Sur le quatrième côté de la place du Popolo on avait reconstruit un quartier bruyant qui tout d’un coup avait plongé dans le silence.
« Il ne faut pat s’arrêter, essayons de faire quelque chose ! »
Guerrina et Libero se fixèrent. Tous ceux qu’ils avaient connus et aimés ensemble, montèrent les quatre étages gênés par l’odeur prégnante de poisson, glissèrent comme des fantômes parmi les matelas et les corps en demi-sommeil des trois enfants, passèrent le regard interloqué devant les deux époux immobiles les abandonnant à leur douloureuse destinée comme deux voitures accidentées avant d’essaimer hors de la fenêtre et de franchir le premier cercle de feu et les autres que Libero avait installés afin de leur permettre, tout de même, une disparition confortable.
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Giovanni Merloni

écrit ou proposé par : Giovanni Merloni. Première publication et Dernière modification 29  mars 2013

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III Le théâtre 1/2 (il quarto lato n. 4)

30 samedi Mar 2013

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Libero et Solidea III (de « Il quarto lato », Éditions « Il Ponte Vecchio », Cesena, 1998, chap. III, pages 29 et suivantes)
Solidea s’assit dans une place au parterre. La musique de Mozart, qui se propageait dans la pâle pénombre, apparut d’abord désarticulée. Solidea effeuilla le programme : COSI’_FAN_TUTTE, Opéra bouffe en deux actes
de Lorenzo Da Ponte…
Elle parcourut à peine les noms des personnages :
                     Fiordiligi, fiancée de Guglielmo
                     Dorabella, fiancée de Ferrando
                     Guglielmo, fiancé de Fiordiligi
                     Ferrando, fiancé de Dorabella
                     Despina, curieuse de la vie
                     Don Alfonso, expert de la vie.
Déjà, une pulsion d’amour faisait sursauter le décolleté de cette enfant hardie de Vladimiro nommé Miro, ouvrier mécanique à la Mangelli de Forlì.
Sur les loges du Bonci les spectateurs, qui ressemblaient comme une goutte d’eau aux dames de cette pièce de la fin du XVIIIe siècle et à leurs soupirants, paraissaient un peu stéréotypés.
La place pavée restée au dehors du théâtre disparaissait des esprits et des cœurs avec les sombres ruelles des alentours. Tous les gens se taisaient et regardaient les yeux et les bouches tendues.
Le public se laissa immédiatement emporter dans la magie d’une comédie des équivoques où l’inversion des rôles ne conduisait pas seulement à la satisfaction de la conquête, mais aussi, hélas, à la peine et à la rage furieuse de la jalousie.
Défiés par don Alfonso et par l’espiègle Despina les deux jeunes hommes se prêtent au jeu de la preuve de la fidélité de leurs fiancées. Ils font mine de partir, sur une barque qui les entraîne doucement, leur donnant la chance de se produire en un long adieu sur l’eau. Puis, ils reviennent, masqués pleins d’insouciance sinon d’arrogance. Guglielmo est désinvolte, Ferrando au contraire est pathétique, Dorabella brûle immédiatement comme une allumette, Fiordiligi est inébranlable.
Pendant l’entr’acte, assis au-dessous des loges sur la gauche, Solidea vit Stelio Camporesi et l’autre « Comment s’appelait-il au juste? », Otello Comandini… Ces deux amis, « cul et-chemise », qui l’avaient traînée au cercle socialiste de Cesena et ensuite à cet étrange débat sur le quatrième côté.
Tout de suite après, en se tournant sur la droite, Solidea reconnut Pio Foschi, le véritable inventeur sinon l’idéologue de cette proposition absurde de reconstruire de but en blanc ce morceau disparu dont la ville n’avait jamais porté le deuil.
Même si elle était fort attirée dans le filet de cette musique traîtresse, Solidea noyait son regard dans ces visages attentifs et dévots, qui étaient en réalité moqueurs et satisfaits.
Otello accompagnait de ses cheveux abondants la vague frétillante des violons et des voix féminines. Elle connaissait à la perfection chaque morceau de la pièce, tandis que Pio Foschi était assez expert des infinis arcs et montants de bois ou dorés dont ils étaient entourés. Tous les deux partageaient d’ailleurs un intérêt spécial pour chaque goutte du grand lustre de cristal redoutablement suspendu dans le vide au-dessus des têtes étourdies et ravies.
Quant à Stelio, depuis quelque temps il se passait de la compagnie, en public, avec la présence de sa femme Elvira. Pourtant, il connaissait toutes les femmes, les filles, les nièces, les sœurs ou belles-sœurs installées ici et là au milieu de ce public tolérant vis-à-vis de toutes diversités. Cela lui donnait la faculté particulière d’exercer aussi sa propre infaillibilité physiognomonique dans l’identification une à une des tantes, des grand-mères des belles-mères des mères et des marraines.
Sur scène, Dorabella s’était vite soumise à Guglielmo, tandis que la résistance à bout de forces de Fiordiligi devenait faible comme la flamme d’un briquet sans haleine devant le souffle d’un géant bien nourri.
Armando Dradi, dans les draps de don Alfonso, régisseur de l’intrigue et, par la complicité de Despina, révélateur aigu des faiblesses humaines, aurait dû, d’en haut du plateau, respirer à pleins poumons un sentiment de puissance.
                    Tous accusent les femmes,
                    moi je les excuse
                    si mille fois par jour changent d’amour ;
                    d’autres l’appellent vice, des autres usage
                    non, ça pour moi n’est que nécessité du cœur.
                    L’amant qui se trouve enfin déçu,
                    ne condamne pas chez l’autrui,
                    mais chez soi l’erreur,
                    puisque jeunes, vieilles et belles et laides
                    répétez avec moi :
                    ainsi font toutes !
Maintenant, l’histoire tournait vers son terme, la morale retouchée ne se réduisait qu’à un conseil, assez banal :
                    Au fond, vous les aimez,
                    vos deux corneilles déplumées,
                    et alors prenez-les
                    comme elles sont.
Entretenez-les ensuite, et acheminez-vous avec elles dans des destinées communes, qui seront bien sûr les plus variées, mais contempleront le risque de situations tantôt divines tantôt mesquines avec par conséquent des ruines.
L’air de Fiordiligi resurgissait du fond d’une humeur contrariée. La trempe de lys pur, enclin aux valeurs absolues, aux attentes, aux délicates renonciations était d’un coup remplacée par la force débordante d’une clé diabolique : le pari et l’échange des parties entre « son » Guglielmo et Ferrando, le fiancé de Dorabella, suivis par l’incursion des deux téméraires, grossièrement déguisés en Turcs ou Chinois. Il avait suffi de cette mascarade pour déclencher ses troubles féminins jusqu’à faire déborder, au-delà de la digue, une passion bouleversante.
Auparavant, Fiordiligi aimait demeurer tranquille dans le creux de la grande fenêtre lisant les vers du Tasse pour Clorinde, en présence de cette Despina obéissante et rusée, tout en s’exprimant, de façon prudente, sur les évènements du monde.
Maintenant, Ferrando lui avait exhibé, sur le grand pupitre dépourvu de notes, son projet arrogant. Il avait pu le faire impunément, après s’être introduit dans son intimité de façon tout à fait naturelle, en vieil ami, en faisant pression sur les sentiments de rancœur réprimée qu’elle mûrissait pour l’abrupt départ de son époux promis. L’omelette était faite :
Je brûle, et mon ardeur n’est plus l’effet
d’un amour vertueux ; c’est l’envie, la peine
le remords, le regret
et légèreté, perfidie, trahison !
Solidea, emportée hors d’elle-même par cette voix de violon et de harpe éolique, se vit alors rentrer dans la vie réelle avec une hiérarchie inattendue d’intérêts et de besoins.
Elle crut reconnaître un sentiment pareil en Pio Foschi, qui était en face d’elle : « À en juger à ses babillements et à ses mots aventureux, lui aussi a peur d’être emporté, du jour au lendemain, par une force obscure et destructrice ».
Libero était absent, qui sait où. Et Solidea, protégée par les tourbillons des roulades et des seins haletants, flottait dans un souvenir impossible. « La vie c’est donc se laisser saisir par la violence d’une rencontre ? Et les idées de mon père ? Et la consécration pour le métier, les sacrifices inouïs de cette chanteuse aux cheveux en tour, avec cette mouche sur la joue ? Et Armando? »
002_baptiste def« J’ai les cheveux déjà gris, je parle ex cathedra » déclamait en lui-même Armando en souriant aux applaudissements tout en scrutant le parterre. Il ne réussissait pas à la trouver.
Cette ineptie l’agaça. Il n’en lui faisait pas porter la faute, car peut-être était-t-elle là, au milieu des personnes bellâtres qui envahissaient le golfe mystique, écrasant les musiciens contre leurs instruments. Il douta de lui-même, de ses sentiments les plus intimes.
Jadis, sa présence dans une salle aurait été un événement d’une telle importance qu’Armando en aurait immédiatement saisi la présence, entendu l’arrivée, ou l’abandon provisoire de la place. Par un coup d’œil à la foule des têtes mouvantes, il l’aurait vue, et cela aurait suffi à le rassurer.
Mais, maintenant, Armando avait quelques vers qui le harcelaient. Il ne voyait pas Solidea et ne tenait pas debout par la fatigue.
Ce fut elle qui l’appela, d’une voix qui ressemblait pourtant à celle aiguë de Despina beaucoup plus qu’à celle de Dorabella.
— Armando, me voici ! entendit-t-on distinctement, tandis que la foule devenait un ballon dégonflé.
Au milieu des fauteuils rouges restés vides, Solidea, un genou appuyé sur un accoudoir, tout en agitant le programme et son joli sac, engagea un long dialogue à distance avec son mari qui n’était pas un véritable mari, son amant qui n’était plus un véritable amant, son ami en train de devenir son ennemi.

Giovanni Merloni

écrit ou proposé par : Giovanni Merloni. Première publication et Dernière modification 29  mars 2013

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II Libero et Solidea 2/2 (il quarto lato n. 3)

29 vendredi Mar 2013

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Libero et Solidea II (de « Il quarto lato », Éditions « Il Ponte Vecchio », Cesena, 1998, chap. II, pages 23 et suivantes)

Vague et imprécise dans ses mouvements comme dans ses sentiments, Solidea demeurait près de l’entrée d’un cinéma d’art et essai, l’Élysée, où l’on donnait Roma de Fellini. Libero inclina le buste et plia les genoux comme dans une révérence. Elle éclata de rire :
— Toi, ici ? Comment est-ce possible ? Sa gorge vibrait d’une façon particulière que Libero n’aurait pu jamais oublier. Il s’approcha d’elle et lui proposa de se mettre en chemin.
— Où me conduis-tu ? lui demanda Solidea. Ses yeux scintillèrent et son visage s’assombrit.
Libero, ne pouvant pas profiter, dans l’obscurité, des vertus de ses gestes, décida de parler.
Mais, Solidea n’était pas une femme libre. Prisonnière de la morale de la sincérité, elle aurait fait n’importe quoi s’il avait pu agir à la lumière du soleil, sans en ressentir un sentiment de culpabilité. Cependant, il y avait là un lien dont elle ne pouvait pas se passer, même si c’était un noeud assez effiloché.
— Je ne peux pas coucher avec deux hommes en même temps. Cela n’existe pas ! dit-elle. Je dois partir. Armando m’attend à la fin du spectacle, ajouta-t-elle. Est-ce que tu connais Armando Dradi, le chanteur lyrique ?
— Il n’est que six heures, il y en a encore deux à venir, protesta Libero, en lui caressant du bout des doigts l’ovale de velours.

Ils se promenaient avec circonspection, très près l’un de l’autre. Ils gâchèrent une abondante demi-heure en causant de Cesena et du projet du quatrième côté, avant de trouver le courage d’entrer dans un bistrot avec des tables et des box séparés. Ils avaient faim. Donc ce fut un véritable confort pour eux que ces sandwiches à quatre niveaux et ces coupes de vin blanc glacé qu’ils saisissaient avec douceur, le regard noyé dans une mélancolie silencieuse et euphorique.
Solidea se laissait scruter et caresser par les grands yeux, noirs et gris de l’enchanteur Libero. Libero se plongeait avec désinvolture dans les yeux verts et bleus de Solidea. Ils étalèrent tout de suite leur vie sur la table, s’en expliquant réciproquement les détails. Ils demeurèrent la main dans la main, avec tendresse et abandon.
Sans contrôler la voix et le rythme du cœur, ressortissant par chaque pore de leur peau — tandis que désormais nombre de spectateurs discrets les écoutaient assez attentivement —, Solidea raconta sa vie, en exagérant les ruines qu’elle avait causées et amoindrissant les merveilles de son ancien paradis terrestre.
Dès qu’elle s’était assise à cette table et qu’elle avait jeté derrière ses épaules toutes les pensées laides et difficiles, elle se sentit sereine. Une grande confiance l’envahit des cheveux aux chaussures.
Libero, au contraire, en dessinant avec le couteau des triangles sur la nappe usée, disséquait ses propres misères en essayant de les traduire en proverbes.
« On remarque le seigneur à ses chaussures », on le lui avait appris quand il était enfant, et « Tout bon jeu dure très peu », et « Qui fait tout soi-même, le fait pour trois ». Mais Libero n’avait jamais suivi ces règles. Il avait même compris à l’envers le proverbe sur les deux rues :
— Qui laisse la rue vieille pour la neuve ne sait pas ce qu’il laisse, mais sait ce qu’il trouve ! dit-il à Solidea.
D’ailleurs, ils étaient juste à côté de la porte de Cesena où tout le monde, même aujourd’hui, se trouve.
Une entente entre eux s’était installée qui les poussait à agir, à donner une fin heureuse à des humeurs réciproques assez évidentes. C’était une force pourtant contradictoire, qui les retenait là, à regarder leur vie nouvelle dans le reflet illuminé du fond des coupes. Ils étaient pris dans un filet sans issue.
Assis à la table en bois et plastique, pris en charge par des serveuses distraites, Libero et Solidea se détachaient comme deux statues solennelles, dans cet espace pas encore rangé, en se distinguant surtout de l’ambiance répétitive des comptes, des reçus et des caisses carillonnantes.
« C’est vraiment si simple ? » s’interrogea Libero. « Une main étrangère devient soudainement pour nous la plus familière. Elle nous détache, nous décolle du fond noir et boueux auquel nous étions accrochés comme des mollusques depuis des décennies. Et tout est remis en cause avant même qu’il n’arrive quelque chose ».
« Cela n’a pas de sens » pensa Solidea, touchée par un soudain égarement : les deux heures qu’elle avait décidé de s’accorder s’étaient déjà écoulées avant que n’éclate un sentiment de culpabilité.
002_libero et solidea b&n 740Ils furent de nouveau sous les arcades. Au fond les colonnes étaient interrompues par un canal.
Ils s’accoudèrent au muret effrité. Ils firent quelques pénibles commentaires sur la présence d’un chat blanc, tremblant d’une peur étrange, et sur le reflet de la lumière lunaire dans cette eau trouble, envahie par les bouteilles de plastique. Tandis que le temps se rétrécissait, Libero se déclarait. Il implora un rendez-vous où ils se seraient aimés.
— Je ne t’écoute plus, dit Solidea, faisant allusion d’un geste à son état pénible.
Ils cherchèrent un coin isolé. Mais, ce n’était pas évident. Quelqu’un, même à distance, aurait pu saisir la scène amoureuse dans l’essentiel.
Ils s’embrassèrent. La petite bouche de Solidea s’ouvrit en un doux gémissement. Tout son corps se contracta et, ondoyant comme dans un lit, elle chercha ses belles mains, ses caresses de funambule. Ce fut comme si tout était déjà préparé avant, dans les méandres les plus intimes, pour la plus intense des rencontres, même avant cette étreinte révélatrice.
Solidea s’accrochait à Libero avec une joie douloureuse. Le monde autour d’eux n’était maintenant qu’une ombre éloignée et insignifiante. Libero avait pour tâche de s’en souvenir.
— Je ne me sens pas bien, dit Solidea, en présentant tout à coup le masque de la réflexion. Tu m’as enveloppée dans un beau rêve, qui pourtant reste inachevé, ajouta-t-elle. Aujourd’hui, j’ai perdu la tête, demain je ne sais pas si je le ferai !

Libero se retrouva seul, les jambes lourdes, son costume étranger à son corps. Il monta dans un bus et passa la tête par la vitre ouverte.
La ville passait devant son œil fixe qui essayait de retenir les pensées essentielles. La lumière du couchant rendait agréables même la laideur des édifices sombres et incolores, les fils dans le ciel, le pas élastique de la foule.
Les sentiments qui l’accompagnaient étaient terribles : «Réussirai-je à les vivre sans détruire la vie d’autrui ? Sans meurtrir ma propre nature, après mon splendide isolement?»

Solidea marcha sans se retourner, droite, sa veste grise posée sur les épaules, le foulard rouge et noir voltigeant sans grâce. Un grand poids lui coupait le souffle.
Elle entra dans un supermarché juste avant sa fermeture, longea les étalages des fruits, des yaourts, des pâtes, des olives, des tartes surgelées, des jus de tomate, du papier hygiénique, du pain carré, de l’huile, du savon de Marseille, du détersif, des serviettes en papier, du vin, du parmesan, de la mozzarella, de la mayonnaise, de la confiture, du chocolat, de la salade.
Passant à côté d’une glace elle s’efforça de sourire. Mais, elle avait besoin de réfléchir. Une explosion volcanique se préparait sous les cendres. Il y avait eu des signaux avant de rencontrer Libero. Maintenant, elle ressentait une force en soi qui aurait pu tout effacer et qui en même temps la poussait à recommencer, à respirer la lymphe vitale de nouveaux jardins de laurier et de myrte, de panoramas éblouissants entrevus depuis des terrasses silencieuses. Elle allait savourer l’affection inédite, les attentions circonspectes du nouveau couple bras dessus, bras dessous.
« S’ouvrir alors à l’amour nouveau ? »

Libero s’était aventuré dans un long voyage, dans un tour mélancolique et vicieux dans la banlieue de Cesena, pour réorganiser ses idées. Mais cela n’avait pas suffi. La séparation récente lui apparaissait abrupte, douloureuse, violente. Il lui fallait d’autres heures, d’autres moments d’obscurité et de silence pour penser, se souvenir, jouer avec le pathos ondoyant de la mémoire.
« La solution pourrait être le temps », pensa Libero, « un temps calme, pour laisser les émotions se décanter, pour essayer un compromis, ou alors pour trouver la force de renoncer ».
« Mais le temps, inexorable comme un serpent à sonnettes, me harcèle déjà dans ses tourbillons ».

Giovanni Merloni

écrit ou proposé par : Giovanni Merloni. Première publication et Dernière modification 29  mars 2013

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II Libero et Solidea 1/2 (il quarto lato n. 2)

28 jeudi Mar 2013

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il quarto lato

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Libero et Solidea I (de « Il quarto lato », Éditions « Il Ponte Vecchio », Cesena, 1998, Chap. II, pages 19 et suivantes)

S’acheminait l’été. Les journées étaient très chaudes, étouffantes, insupportables. Les cesenates, enfermés chez eux, somnolaient devant la télévision, ou alors commentaient le comice entendu sur la place, en se réfugiant sous l’abri rassurant d’idéologies préconçues. Mais, quelqu’un d’eux, plus curieux, avait vaincu la paresse pour aller voir.
Dans l’austère salle du Réduit, où les voûtes en pierre et les grandes fenêtres en noyer semblaient pourtant prêtes à accorder une chance aux bonnes intentions, l’assemblée s’inaugura avec un air d’incompétence et de mystère.
C’était quoi le quatrième côté ? D’où sortaient ces jeunes architectes exubérants et déplacés qui présidaient la table des orateurs ? Étaient-ils des enfants, ou petits-enfants de quelqu’un de connu à Cesena ? Qui était ce Pio Foschi ?
— Mais oui ! Pio Foschi, le poète, celui qui ne vivait que pour cette fille… Elvira Rossetti ! dit le monsieur aux moustaches. Il avait perdu la tête, ne voulait plus de ses livres, errait la nuit dans les rues de Cesena, maigre comme un clou…
— Et l’autre, Stelio Camporesi ? demandait la grosse dame.

Entre-temps, Pio Foschi avait entamé son soliloque :
— À la fin du siècle dernier, avec le prétexte de bonifier le quartier malsain, en fait pour accueillir à Cesena le Roi d’Italie sans trop de risques pour son intégrité, on démolit le borgo qui bouclait le quatrième côté de la place du Popolo.
— Demain matin, ajouta-t-il, nous présenterons à la Mairie notre proposition de construire, à sa place, un nouveau bâtiment auquel devrait s’integrer une promenade abritée entre la place et la Rocca Malatestienne.
Pio était un jeune agitateur avec barbe et lunettes. Derrière ces vitres toujours embuées deux yeux gris toujours rougis s’éveillaient. Prisonnier d’une sauvagerie enfantine, il se déplaçait avec une allure typique, courbe et maladroite. Ses manières gentilles étaient parfois contredites par des tempêtes plaintives qui pouvaient provoquer quelques perplexités. Cet après-midi-là, il était en proie à un rhume colossal, qu’il affrontait avec une réserve de mouchoirs multicolores.
— C’est lui, insistait le monsieur aux moustaches.
— Lui qui ? demandait la grosse dame.
— Celui qui vagabondait sous les arcades du corso en disant Elvira, Elvira.
— Mais non ! Vous vous trompez ! C’était un personnage tragique. Rien à voir…
— C’est lui ! C’est lui!
— Il s’agit d’un projet sans but lucratif, hurla Pio, se prenant pour un Roland provincial abandonné à Roncevaux. Mais la Mairie, tout comme un mur de caoutchouc, ne veut pas accorder la permission ; même pas pour un faux rideau adapté à la projection des ombres chinoises.

À côté de Pio il y avait, sérieux jusqu’à la limite de la maussaderie, l’architecte Stelio Camporesi, celui qui avait projeté ce machin moderne qu’on voulait coûte que coûte encastrer dans la tranquillité pleine de toiles d’araignée de cette place pavée. Camporesi avait hâte de prendre la parole.
Quant à lui, Pio, il n’était pas la quintessence de la démocratie. On n’entendit parler que lui, pendant une heure et demie. Il y avait pourtant en lui une telle charge de jeunesse que les vingt-six grosses dames et les quarante-trois messieurs aux moustaches qui étaient là allaient petit à petit se convaincre qu’en sortant de la réunion, ils auraient découvert bel et bien redressé ce côté oublié et inutile de la place.
Quelqu’un, tout de suite traité de réactionnaire, protesta qu’il ne le voulait pas ce quatrième côte, en signifiant sa contrariété par des gestes évidents des mains et des sourcils.
D’un coup, Pio, profitant du rhume qui le dispensait de la fente finale, se laissa aller éreinté sur sa chaise, avant de fixer son regard dans le vide. Survint en lui l’état d’âme du promeneur solitaire qui, après une longue et fatigante grimpée sur le dos d’une montagne, une fois atteint le chalet entouré de prés verdoyants, renonce à son but primordial, c’est-à-dire au refuge hardi, accroché là-haut, parmi les nuages noirs et les corbeaux.

La tête bien droite, juste un peu inclinée sur le côté, Solidea présidait un coin reculé de la salle. Elle avait le regard absorbé en direction de l’affiche colorée où l’architecte avait dessiné son projet farfelu, mais son esprit était ailleurs.
Il était désormais cinq heures de l’après-midi. Le silence qui avait succédé à la brusque interruption de la relation de Pio Foschi fut tôt rempli par des voix qui se cherchaient. C’était la petite foule de spectateurs passifs qui se réveillaient de leur engourdissement pour s’intéresser finalement à l’argument proposé ou qui au contraire, trahis par la lumière soudaine dans la salle, ne pouvaient pas cacher leur irréparable indifférence.
Solidea commença à se sentir mal à l’aise. Elle vit que quelques-uns gagnaient furtivement la sortie, tandis que d’autres entraient, attirés par le vacarme général. De ses yeux clairs et changeants il prit alors le réflexe de regarder en direction de la porte du Réduit.
Dans la pénombre envahie par la fumée et les voix, Libero entra, attendu et inattendu, presque méconnaissable maintenant, son masque blanc enlevé.
Il vit Solidea et en fut assommé. Il s’arrêta près d’une colonne et se mit à raisonner : « Comment faire pour m’approcher d’elle, en évitant les regards des présents ? »
Mais, Solidea, après avoir ramassé son Resto del Carlino démantibulé et chiffonné, se plia en deux et, glissant derrière les ombres noires des agités en réunion, sortit par la porte opposée.

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Au-dehors, en plein air, la ville s’aventurait en plusieurs directions.
Au centre de la lumineuse place du Popolo la fontaine consacrée à Rossini et à ses joyeuses spirales mondaines s’efforçait par ses éclaboussements d’eau d’atteindre les sérieuses spirales célestes. De là les arcades, multipliées et transfigurées dans son esprit excité, conduisaient vers quatre grandes portes néoclassiques. Au-delà des portes, quatre mondes cardinaux tout à fait inconnus et menaçants attendaient d’être visités.
Libero, dans sa condition de poursuiveur, devait choisir.
Se faufiler dans la basse arcade de magasins de primeurs et de modestes bars et bistrots ? L’arcade élévée, constellée de villas et jardins ? Ou bien l’arcade vétuste, où coule la voie romaine qui se prolonge dans l’incommode promenade où l’on est obligé d’avancer pieds nus, jusqu’à l’église là-haut ? Ou alors, enfin, à l’ouest, cette partie dépouillée d’édifices et de perspectives, l’arcade à moitié bombardée et reconstruite, donc de hauteurs, largeur et profondeur disparates ?
Solidea s’était sauvée avec l’intention de rester seule.
Cela amenait à exclure le parcours plus engageant, parmi la foule gaspilleuse. Cependant, Libero ne croyait à la désolation de la rue sans boutiques, ni à la solitude pénitentielle de la « via crucis » à la lueur des bougies, parmi d’inquiétantes odeurs d’encens indien.
Dans son cœur palpitait une incertitude frôlant le désespoir. Sa tête, vivante et même trop excitée, se détachait affreusement du reste de son corps.
Il s’achemina le long de l’arcade désastreuse, attiré par la confusion de la gare. Dans la pelote brouillée de ces rues abritées, où à cette heure du soir on ne rencontre personne, on entendait des télévisions allumées, des voix de familles en train de préparer le dîner, quelqu’un invité d’un ton impérieux à râper le parmesan, quelqu’un d’autre chargé de monter la table sans oublier de remplir l’huilier.
Au croisement d’une arcade transversale, il se cogna contre ses deux amis et rivaux, qui traînaient devant une pharmacie. Bien sûr, il n’avait pas peur des questions d’Otello. Il n’était pas vexé non plus vis-à-vis de Stelio, pour ce foulard en pleine gueule. En tout cas, au risque d’être emporté par le bus en course, il traversa la rue sans regarder avant de se faufiler dans l’arcade opposée.

Giovanni Merloni

écrit ou proposé par : Giovanni Merloni. Première publication et Dernière modification 26  mars 2013

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I La promenade (Il quarto lato n. 1)

27 mercredi Mar 2013

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il quarto lato

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La promenade (de « Il quarto lato », Éditions « Il Ponte Vecchio », Cesena, 1998, pag. 9 et suivantes)

Une foule effervescente ondoyait entre l’ancienne Barrière douanière et le Dôme prenant d’assaut les bouquinistes et les vendeurs de banalités venus exprès de Cesenatico. Des hommes et des femmes, à pied ou en vélo, erraient incertains sur le corso, au milieu des rectangles de lumière et d’ombre projetés par les nuages et les toits sur le pavé gris du Savio.
C’était la veille des élections administratives. Suite à l’accord entre les républicains et les communistes à Cesena aussi on s’attendait à la victoire du centre gauche. Place du Popolo, il y avait eu le discours de Giancarlo Pajetta. Les gens discutaient. Quelques-uns clignaient de l’œil avec enthousiasme : « On y est, désormais ! ». D’autres haussaient les épaules : « On verra ce qu’on verra ».
Plus avant, près de l’ancienne Barrière, en face des Funambules il y avait beaucoup plus de monde qu’à la manifestation du premier mai. À gauche, sur le fond décoloré des remparts, deux clowns multicolores s’enroulaient sur eux-mêmes, singeant les cabrioles des sujets et des puissants, des électeurs et des élus. Au centre, il y avait un mime blanc, se consacrant à la fixité et à la souplesse.
— Vas-y, Libero ! hurla un gamin à la voix aigüe.
Libero Alessandri montait sur les planches avec une légèreté irrésistible. Il avait deux belles mains de pantin, capables de s’affaisser, de se raidir ou de bondir comme un ressort. Il avait les yeux sombres, le front élevé, les lèvres minces et charnues, les épaules minces et le corps allongé. Sa silhouette indéfinissable avait la capacité prodigieuse de produire sur le spectateur un étrange égarement lorsqu’un sourire s’affichait au milieu des nombreux plis de son masque douloureux.
Sa femme Guerrina, dans la rue, distribuait les tracts du spectacle imminent, tandis que dans un coin reculé leurs enfants, maigres et silencieux, s’amusaient à dessiner des monstres. Sous le tréteau il était désormais difficile d’atteindre un espace vide.
D’en haut, Libero observait une à une les coiffures et les grimaces, s’amusant à deviner les comédies familiales, les rivalités commerciales, les passions politiques, les fanatismes sportifs. Soudain, dans un recoin où deux notaires pansus discutaient des courses à l’hippodrome, il perçut une petite tête rousse. Il fut immédiatement frappé par ce profil régulier et cette bouche nerveuse. Mais, où l’avait-il déjà vue ?
La femme se retourna et le fixa longuement. Il plongea dans le vert émeraude de ce regard dense et égaré, puis il se mit à sursauter : le spectacle commençait.
Il était muet, pourtant il écrivait des mots dans l’air :
— D’abord, je vais expliquer à vous tous, et à vous, madame en noir et gris, l’importance de la douceur.
Il fit un geste ample, ressemblant à une roue de bicyclette : — Pour vous signifier qu’il est tout à fait inutile de chercher la douceur dans les esprits ingrats et superficiels.
Il fit un autre geste, comme une caresse sur le dos des vagues de la mer : — Pour te confier à toi, oui à toi seulement, que la douceur jaillit de la souffrance.
Libero s’arrêta, foudroyé. Les yeux de la femme avaient cessé de se noyer dans leur mélancolie de marais. De l’intimité de ces portes limpides un ordre péremptoire avait bondi au dehors : — descends, et promenons-nous parmi les gens normaux !
D’un coup, Libero avait tout oublié : les tergiversations, l’ennui, le profond malheur d’une vie sans amour, sans un véritable amour :
— Je n’hésiterai pas à me libérer de ces poudres, dirent ses mains fuselées et exsangues, tout en indiquant le soleil parmi les arbres. Tu t’appelles Solidea, n’est-ce pas ?
Qui sait en quel recoin des archives municipales Libero avait trouvé ce prénom, Solidea. Un prénom lumineux et rebelle, choisi par son babbo Vladimiro et approuvé à contrecœur par sa tante abbesse du couvent de Sogliano.
C’est la lutte finale
Groupons nous et demain
L’Internationale
Sera le genre humain.
Combien de fois dans sa grande maison près des remparts on lui avait fredonné cette ritournelle et tous ces chants révolutionnaires, grinçants et rudimentaires qu’elle entendait maintenant rebondir dans la rue…
Siffle le vent, hurle la tempête
Souliers cassés et pourtant il faut continuer
Pour conquérir le printemps rouge
Où se lève le soleil de l’avenir.
« La lutte finale, le soleil de l’avenir, le printemps rouge, pensa la belle Solidea, en tâtonnant ses cheveux roux comme si son prénom s’y fût empêtré. Je n’y avais jamais fait attention ! »
003_quarto lato_740Elle s’aperçut de deux nouveaux soupirants venant du comice, qui la pressaient. Ils ne levaient ni les drapeaux rouges ni les journaux chiffonnés, et affichaient cependant l’aspect typique des fanatiques civilisés, prêts à critiquer à la moindre occasion, sans mépriser pourtant les faiblesses humaines et les spectacles de rue.
Le premier était Stelio Camporesi, un juvénile architecte de Forlì. Grand et maigre, il avait une chevelure frisée et ébouriffée. Lorsqu’il avait affaire avec les hommes, Stelio était abrupt, instinctif : une toile d’araignée de rides s’affichait alors sur son crâne basané par une redoutable évidence. Quand il s’adressait aux femmes, il était au contraire aimable, gentil. Et sa peau se détendait comme celle d’une pêche.
Le deuxième était Otello Comandini, le peintre sans âge. De stature moyenne, doté de cheveux touffus il se distinguait nettement par ses gestes agités, ses lunettes lourdes et ses expressions légères, mais aussi, à bien y réfléchir, par son évident syndrome de présentéisme futile, que démentaient quelques rares exploits de générosité.
— Camarade, ici ce n’est pas ta place, dit Otello, en tordant ses mains calleuses et son écharpe rouge.
Dans une autre occasion, amusée par un tel personnage, Solidea aurait cueilli bien sûr la provocation, en répondant : — pourquoi serais-je déplacée ?
Cela aurait déclenché probablement une conversation sans queue ni tête et ensuite, peut-être, une connaissance sans trop d’engagements et de responsabilités.
« L’autre aussi a l’air sympathique… », avait-elle considéré. Ces deux camarades auraient pu satisfaire ses curiosités autour des élections et des intrigues dont on vociférait, peut-être en lui brouillant les idées. Si elle les avait rencontrés avant, en face du tir à la cible ou au jeu du bouchon, plutôt qu’au-dessous de ces tréteaux bénis…
004_quarto lato 740Autour d’eux le silence s’était installé. Toute la ville s’était arrêtée à regarder. Otello et Stelio aussi s’étaient résignés à l’écoute… En fait il s’agissait d’entendre plus que de voir, essayant de traduire en de simples mots le langage chiffré de cet être hors norme, apparemment porté à se rebeller à toutes les lois, même les lois de la Nature.
Les mouvements de Libero étaient lents, très lents, rudimentaires tout comme les gestes d’un homme primitif qui se recroqueville dans sa peau d’ours, jusqu’au moment où il atteigne l’immobilité. Une immobilité volumineuse et terrible. Quelqu’un crut à un malaise ou à un vide de la mémoire. Il gisait au milieu de la poussière blanche, plié en deux. Sa tête semblait un objet lourd et assez fragile, détaché du reste du corps. De ses yeux mi-clos sortaient des phrases incohérentes, adressées à Solidea :
— Ne vois-tu pas ce que je deviens ? Je dois me feindre mort pour pouvoir te parler.
— Mais, pourquoi moi, au juste ? Tu ne me connais même pas, objecta Solidea.
— La vie est pleine de prodiges. Le jour du désespoir extrême, il suffit qu’une voix te parle avec indulgence… et l’envie revient de commencer… une nouvelle vie.
— C’est à moi, cette voix ?
— C’est toi, ce n’est que toi.
Solidea se pencha vers l’enchanteur entrouvrant les lèvres d’où s’enfuit un gémissement de passion qu’elle et lui seulement pouvaient entendre.
Maintenant, Libero, debout d’un bond, conversait avec animation. Tous ceux qui l’avaient suivi avec passion et appréhension comprirent.
— Messieurs-dames, la douceur n’est que mort apparente. D’une mort pareille on ressuscite ou alors on meurt pour de bon, définitivement. La douceur est le pont entre des mondes incommunicables et les destinées inextricables qui nous lient l’un à l’autre. Soudain, une force désespérée nous pousse à nous dépasser, à nous rendre au-delà d’une barrière invisible, là où nous ne sommes jamais allés. Depuis ce moment qui n’arrive qu’une fois dans la vie…, tous les ponts se ressemblent : le pont en dos d’âne sur le Savio, le pont de barques sur le Po… et le pont que nous avons coupé derrière nous !
005_quarto lato 740Otello était visiblement contrarié par le talent que Libero exploitait de façon tout à fait naturelle pour attirer la femme fatale dans son filet : — Je l’ai toujours su, protesta, il suffit d’avoir des planches sous les pieds pour capturer les troubles d’autrui avant de les entraîner assez loin de tout centre raisonnable.
— Non, non, par pitié, dit Stelio. Ce spectacle décadent et moche ne me fait ni chaud ni froid.
— Moi aussi, je ne me fais pas embobiner par cet étalage de bons sentiments, dit Otello, en fixant les rondeurs de Solidea jusqu’à la mettre en embarras.
Ce fut à ce point-là que Libero se mit à mimer la scène qui se déroulait sous ses yeux. Il ôta son chapeau blanc pour décrire le front haut de Stelio puis, en sautant sur le côté opposé de la scène, saisit un balai qu’il posa sur sa tête : maintenant il était Otello, l’homme dont la chevelure rappelait une perruque. Au milieu il feignit d’être la belle et harmonieuse Solidea. Après cette indispensable préambule, voyant que le public autour était de plus en plus en haleine et la gorge serrée, il prêta son corps et son âme pour un petit acte unique. Entre-temps, il fit tout comprendre à Solidea : il connaissait fort bien ces deux camarades, il y avait d’ailleurs quelque chose qui le liait strictement à eux. Cela ne l’empêchait pas de condamner par des gestes éloquents le manque de honte de Otello et de scrupules de Stelio, avant de se jeter à genoux pour lui susurrer :
— Je t’aime !
Otello, de sa part, ne renonçait pas à jouer ses cartes :
— Laissez tomber, mon amie. Essayons plutôt de goûter cette vie sans trop d’hypocrisie. Enfin, si on doit le faire, on le fait. Sans jamais oublier d’encadrer nos passions secrètes dans les règles éternelles.
— Qui peut dire être heureux ? ajouta Stelio agitant dans l’air un foulard froissé. Celui qui passe tout son temps à sautiller sur un plateau… ou au contraire celui qui traîne au jour le jour ? Où est-elle la véritable vie ? Nulle part et partout !
Solidea ne savait plus où donner de la tête. Où voulaient-ils débarquer, ces deux types ?
— Nous gaspillons notre existence au milieu du gué, esclaves de mille compromis, continua Stelio, mais nous nous drapons toujours dans de grands idéaux, comme si notre tête, séparée du reste du corps, fût visée sur un buste en porcelaine ou suspendu entre les mains d’un redoutable ostéopathe.
— N’est-ce pas comme ça ? ajouta-t-il. Tandis que nous consacrons le meilleur de nous à la maquette en bois de la ville de nos rêves, le pire ondoie à la vue d’un ventre féminin se dandinant au milieu de la foule.
Stelio se tut, à l’improviste. Le foulard avait glissé par terre. Il se trouva d’un coup malheureux, comme si son dessein, jusque-là pur dans son esprit, avait été englouti dans les cavernes interminables de ce ventre désiré.
Faisant une révérence, Libero lui adressa la parole : — D’accord, Stelio, monte sur le plateau. On va inverser les rôles.
— C’est ton tour, je t’en laisse vivre la gloire, lui répondit sec Stelio. Demain, toi aussi tu devras reprendre le train-train.
Otello s’adressa à Solidea :
— Es-tu vraiment fascinée par cet artiste du dimanche ? Les femmes tombent amoureuses de lui, mais il les abandonne.
Stelio contrôla sa montre : — viens avec nous belle dame. Et au chevalier à la Triste Figure nous lançons un gant de défi. Avec ça, il ramassa par terre le foulard et le jeta sur la gueule du mime.
Otello profita de l’agitation évidente de Stelio ainsi que de la surprise de Libero pour saisir la main de Solidea :
— Viens, on t’offre une glace. Demain, tu ne dois pas rater l’assemblée citoyenne. On y parlera de notre projet.
En arrivant, essoufflée, à la Barrière, Solidea n’avait pas vu cette banderole rouge, qu’elle observa maintenant paresseusement. Stelio lut à voix haute :

REDONNER LE QUATRIÈME CÔTÉ À LA PLACE DE CESENA !

— Le quatrième côté ? demanda Solidea. Puis, bras dessus, bras dessous avec ces deux compères, elle s’éloigna légère et rêveuse dans le vacarme et les vapeurs de la fête citoyenne.

Giovanni Merloni

écrit ou proposé par : Giovanni Merloni. Première publication et Dernière modification 27  mars 2013

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Giovanni Merloni : Il quarto lato – Liste des publications

26 mardi Mar 2013

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il quarto lato

il quarto lato copertina x blog 740

Le quatrième côté de la place, ou les vertus des inaptes : Nous sommes en 1975. Cesena est un petit chef-lieu de département en Romagne, toujours rivalisant avec Rimini et Forlì à la recherche d’une quelque suprématie. Dans l’ennui d’un relatif bien-être, en l’absence aussi d’échanges importants avec le reste du monde, un groupe d’amis, politiquement engagés à gauche (« à gauche même du parti communiste »), ne trouve de meilleure occupation que de s’entêter dans sa propre bataille culturelle. Il y a presque un siècle, désormais, la place du Popolo, coeur palpitant de cette ville entre Renaissance et Baroque, a été défigurée par la démolition d’un bourg « malsain ». Pio, Stelio et Otello, souvent aidés par Libero — employé à la mairie, mais artiste véritable —, possèdent un projet prêt-à-porter pour une hardie reconstruction du « quatrième côté » de la place. Malheureusement, la Mairie a d’autres priorités et ces quatre amis, nouveaux « vitellonis » dans les mêmes lieux du film de Fellini, se trouvent de plus en plus divisés par de souterraines rivalités idéales et amoureuses. En somme, ils manquent de mordant. Cependant, à la veille d’élections qui pourraient donner à la ville un maire plus courageux, enfin capable de s’assumer cette idée du quatrième côté, une femme au charme extraordinaire revient à Cesena. Elle s’appelle Solidea…

Liste des publications :

(1) 27 mars : I La promenade (Il quarto lato n. 1)

(2) 28 mars : II Libero et Solidea 1/2 (Il quarto lato n. 2)

(3) 29 mars : II Libero et Solidea 2/2 (Il quarto lato n. 3)

(4) 30 mars : III Le théâtre 1/2 (Il quarto lato n. 4)

(5) 31 mars : III Le théâtre 2/2 (Il quarto lato n. 5)

(6) 15 avril : IV La proposition 1/4 (Il quarto lato n. 6)

(7) 16 avril : IV La proposition 2/4 (Il quarto lato n. 7)

(8) 25 avril : IV La proposition 3/4 (Il quarto lato n. 8)

(9) 26 avril : IV La proposition 4/4 (Il quarto lato n. 9)

(10) 27 avril : V Les amants 1/4 (Il quarto lato n. 10)

(11) 28 avril : V Les amants 2/4 (Il quarto lato n. 11)

(12) 29 avril : V Les amants 3/4 (Il quarto lato n. 12)

(13) 30 avril : V Les amants 4/4 (Il quarto lato n. 13)

(14) 6 mai : VI Le pré 1/3 (Il quarto lato n. 14)

(15) 7 mai : VI Le pré 2/3 (Il quarto lato n. 15)

(16) 8 mai : VI Le pré 3/3 (Il quarto lato n. 16)

(17) 9 mai : VII Armando et Solidea 1/2 (Il quarto lato n. 17)

(18) 10 mai : VII Armando et Solidea 2/2 (Il quarto lato n. 18)

(19) 11 mai : VIII Les racines 1/3 (Il quarto lato n. 19)

(20) 11 mai : VIII Les racines 2/3 (Il quarto lato n. 20)

(21) 11 mai : VIII Les racines 3/3 (Il quarto lato n. 21)

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