le portrait inconscient

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« Connais-tu quelqu’une qui puisse te servir de modèle ? » (Roman théâtral n. 25)

10 dimanche Déc 2017

Posted by biscarrosse2012 in mon travail d'écrivain

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Roman théâtral


« Connais-tu quelqu’une qui puisse te servir de modèle ? »

Une fois dans mon lit, une véritable tempête se déclencha en moi. La journée de samedi avait duré une éternité, s’écoulant en même temps à une vitesse vertigineuse, sans me donner le temps de fixer une hiérarchie d’importance, pour le bien ou pour le mal, en tout ce qui m’avait touchée plus ou moins directement.
Devais-je me laisser bercer par le regard luisant de convoitise d’Olivier Jardin ?
Devais-je au contraire m’accorder le temps nécessaire pour me libérer définitivement du souvenir du prêtre abusant de moi ?
Devais-je suivre moi-même le conseil que j’avais prodigué à Michele, assumant finalement, moi aussi, toute la lumière sur moi ?


Quand je m’endormis, c’était encore Michele qui accaparait mon attention m’attendant au passage ! Sans doute, en conséquence de tout ce remue-ménage familial qui le menaçait, voyant l’insuffisance de ses vertus télépathiques, Michele avait peur de traverser son désert seul, sans témoins oculaires… Puisqu’il n’y avait que moi pour une telle besogne, je me suis trouvée de but en blanc entraînée au beau milieu du rêve de Michele. Ou alors c’est moi qui ai rêvé à sa place, par procuration.
J’ai précisé cette dernière hypothèse parce que le jour suivant Michele ne se souvenait pas d’avoir rêvé les mêmes choses que moi, comme s’il avait traversé ce rêve commun de façon distraite… et qu’il s’était bouché les yeux de temps en temps pour ne pas tout voir. Pourtant nos deux rêves parallèles et symbiotiques avaient été interrompus au même passage, à la même phrase : « Connais-tu quelqu’une qui puisse te servir de modèle ? »…

Mais, il faut que je raconte tout cela depuis le début… Ce fut un véritable rendez-vous dans un rêve. D’où venais-je ? Je ne sais pas. J’avais sans doute longuement voyagé, dans la préhistoire de ce rêve, en compagnie d’une silhouette de père qui devait être mon vrai père même s’il ne l’assumait pas. J’étais petite, il était grand, obligé de se pencher de façon ridicule pour me tenir la main. « Je n’ai pas de voiture », me disait-il en me serrant le poignet, « Nous pouvons bien courir, tous les deux ! »
Oui, je me rappelle maintenant que nous courions légers, la main dans la main, au milieu d’une rue longue et étroite absorbée dans l’obscurité. Sur les deux côtés, des arcades faiblement illuminées me rappelaient vaguement Bologne… « Où me portes-tu, babbo ? » disais-je. Tout de suite après, je me suis trouvée seule dans un taxi sans conducteur. En quelques courbes hasardées, on m’avait emmenée aux portes de Paris… De loin, accrochée tristement à la pointe embrumée de la tour Eiffel, la lune souriait. Le taxi me laissa devant une porte cochère. Je lus le numéro 9…
On sait bien que les rêves sont toujours constellés d’interruptions, de déviations, de passages sombres ou lumineux, de tunnels… Ce fut ainsi que je me trouvais coincée, sans que je puisse m’en donner une explication quelconque, dans un balcon fort ressemblant au nôtre. D’en haut, je vis mon babbo Nevio — c’était bien lui ! — en train de payer le taxi et s’éloigner en direction des Grands Boulevards, la main dans la main avec la fillette qui ressemblait étrangement à moi-même, ou alors à la fameuse Zazie de Queneau… Ensuite, pour me dérober aux vertiges ainsi qu’au vent sinistre sévissant sur le balcon, je me tournai et collai mon nez à la vitre…
Comme j’ai dit plus avant, mon rêve précédent m’avait emmenée au rendez-vous avec un nouveau rêve qui empruntait ses décors et son personnage principal à la réalité que je partageais avec lui de ces jours d’avril… À l’intérieur, étendu sur une malle ayant l’air d’un catafalque, Michele ne faisait qu’un avec un sac à couchage trop petit pour lui qui lui enlevait le souffle… Je n’eus même pas le temps de lorgner ses mouvements spasmodiques, que cette espèce de chemise de force rendait de plus en plus pénibles… car tout de suite après je m’aperçus que notre appartement avait disparu et je n’étais plus sur le balcon…
On était à Paris, bien sûr, mais je traînais dans une rue montante, ressemblant à la rue Lépic, tandis que Michele dormait dans une chambre fort illuminée que je voyais parfaitement depuis mon point d’observation. J’étais donc en train d’inspecter dans sa chambre à coucher, attirée par la cage chinoise accrochée au plafond où se balançait un canari de bois ainsi que par ses tableaux que la distance décolorait… quand j’entendis plusieurs coups de klaxon venant d’une voiture noire qui montait, les valises sur le toit, avec un évident esprit d’insouciance heureuse. Je vis les quatre membres d’une famille descendre bruyamment de la voiture avant de monter par l’escalier bien illuminé et visible comme celui de monsieur Hulot (1). Tandis qu’ils gagnaient le quatrième étage et que je montais avec eux, je fus fort bouleversée en voyant « en vrai » — tout en les reconnaissant une par une — les personnes que j’avais vues dans des petites photos en noir et blanc que Michele avait sorties de sa malle.
Son père Alfredo montait à mon côté, élégant et léger, tandis que sa mère Clementina et son frère Dodo nous attendaient déjà en haut, accoudés à la rambarde du palier. Quant à la petite sœur, Enzina, elle me suivait comme une ombre.
— Nous sommes venus te dire bonjour ! dit Alfredo Calenda s’adressant à son fils, figé dans un compréhensible étonnement au centre du lit.
— Voilà ta famille ! Nous sommes venus exprès pour toi ! ajouta sa mère, dévoilant sa belle voix de chanteuse lyrique.
Il s’en suivit un vent léger et capricieux dans lequel je vis voltiger de vieilles cartes postales ne faisant qu’un avec des flèches routières. Je lus nombreux noms, connus et inconnus, dont BLOIS, AMBOISE, CHAMBORD…

— Je veux visiter Azay-le-Rideau, avant de mourir ! murmura Clementina.
— Maman, ça suffit ! On a déjà visité Angers, Chenonceaux et Cheverny ! dit le frère cadet, Dodo, d’un air sarcastique.

— Je vous laisse libres de voir tout ce que vous voulez ! protesta fermement Alfredo. Moi, le chauffeur, j’écoute ma radio dans la voiture !
— Je n’ai pas envie de vous suivre… Je reste avec papa, dit la petite voix d’Enzina.

— Tu viens, Dodo ? demanda Clementina de façon péremptoire, tandis qu’un nouveau bruit de voiture remplissait l’espace sombre du rêve. Plus tard, j’étais agréablement coincée dans cette prodigieuse voiture de famille, debout dans le coffre postérieur ouvert sur l’habitacle, en cet endroit sacrifié que les Calenda consacraient d’habitude à leur caniche, mon museau très humain appuyé sur le dossier postérieur, au milieu des têtes d’Enzina et de Michele.

— Dans dix minutes, nous serons à Valençay, annonça Dodo.
Mais, puisque la voiture ne s’arrêtait pas, Enzina, d’une voix zélée, demanda :

— N’y a-t-il pas de châteaux, par ici ?
Un bruit d’accélération soudaine ce fut la réponse.

— Pourquoi n’avons-nous pas fait une halte à Valençay ? protesta Clementina. Si je ne me trompe pas, là-dedans il y a des traces du passage de Richelieu !

— Parbleu ! hurla Dodo en ricanant.

— Qu’on le donne pour vu ! conclut Alfredo.

Plusieurs fois, dans mon rêve, cette expression révélatrice retentit dans mes oreilles… « Qu’on le donne pour vu ! » Je me répétais cela intérieurement, avant de m’apercevoir qu’on n’était plus en voiture. À nouveau dans son lit catafalque, Michele observait un à un les membres de sa famille chérie. C’était la dernière panoramique, car le moment de l’adieu était arrivé. On le voyait bien de l’attitude des bras collés aux corps. Le regard halluciné, Michele se leva brusquement pour s’approcher de son père, sans imaginer, bien sûr, que celui-ci aurait prononcé des mots si retentissants :
— Pourquoi es-tu passé à côté de moi, cherchant ailleurs ton père moral et matériel ? Est-il possible que ton grand-père Gaetano soit le seul exemple à poursuivre ? N’as-tu pas considéré que ton père à toi pouvait te servir également et même mieux ?

Dans le rêve, j’eus le sentiment de rêver, tellement cette phrase me semblait insolite. D’ailleurs, la réaction de Michele fut étonnante aussi :
— Papa, que dois-je faire ? demanda-t-il abruptement.

— Rien d’autre que te promener dans Paris, prendre des photos et, surtout, peindre ! répondit Alfredo, inspiré, passant la tête par la fenêtre de la voiture prête à partir…
— À propos ! ajouta-t-il à la dernière minute, connais-tu quelqu’une qui puisse te servir de modèle ?

Giovanni Merloni

(1) dans « Mon Oncle » de Jacques Tati

Assume, finalement, toute la lumière sur toi ! (Roman théâtral n. 24)

07 jeudi Déc 2017

Posted by biscarrosse2012 in mon travail d'écrivain

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Roman théâtral


Assume, finalement, toute la lumière sur toi !

À la fin de cet après-midi de révélations quelque peu embarrassantes, je m’étais décidée, coûte que coûte, à faire semblant de n’avoir rien vu, même si le jeu absurde entre Michele et son ancienne fiancée napolitaine m’avait bien bouleversée. Pourtant, je ne pouvais pas tout refouler sous le tapis de ma chambre… Voilà pourquoi, voyant Michele effondré dans son fauteuil, en train d’observer, bouche bée, les nouvelles reliques qu’il avait sorties de la malle entrouverte, je décidai de le taquiner en fredonnant le refrain de la chanson qui avait abruptement jailli de la rue en sanctionnant le grotesque adieu des deux amants perdus :

Che fretta c’era, maledetta primavera !

J’étais déjà prête à répéter la même rengaine quand Michèle me coupa la parole et déclara sans entrain ce que je savais déjà :
— J’ai décidé que je ne pars plus voter !
— Mais qu’est-ce qui se passe ? demandai-je, sachant déjà qu’il n’aurait pas répondu.

Il préféra se lever et sortir de la malle un étui en paille gonflé de lettres, de photos et de cartes postales, avant d’effeuiller un album à la couverture fleurie :

— Ma mère s’appelait Clementina. Elle disait souvent : « avant de mourir, je veux partir en Amérique ». Bien sûr, elle n’y aurait pas apporté une malle bourrée de mémoires comme celle-ci. Même si elle n’était pas Marilyn (1), elle serait partie sans doute avec une valise minuscule elle aussi !

— Elle voyageait souvent ?

— Quand j’étais enfant, elle avait surtout l’habitude de sortir le soir, avec mon père, après avoir dîné. Lorsqu’elle franchissait la porte de notre appartement, je tombais dans le désespoir. Pour me calmer, elle faisait alors des pirouettes et des révérences, comme un mousquetaire, avant de promettre : « je ne pars pas en Amérique ! » Je me demandais alors pourquoi elle avait chanté aux quatre vents que c’était justement l’Amérique sa patrie d’élection…

Michele ne pouvait pas savoir combien son déchirant colloque avec Vera m’avait blessée à mort. Donc, il ne pouvait pas imaginer que maintenant j’avais des éléments en plus pour le juger ou, pour mieux dire, le comprendre. Cependant, son retour nostalgique aux jupes de maman me gênait beaucoup :
— Arrête ! Arrête ! m’écriai-je, sans cacher ma contrariété. Après ton joli croquis, ta mère m’appartient elle aussi ! Mais je ne suis pas indestructible comme elle devait l’être !

Cela dit, je faufilai au hasard un bras dans la malle et j’en sortis deux chapeaux sans me soucier du tout de son expression abasourdie.

— Je connais très peu de choses de ta famille, Michele. Pourtant, je suis sûre… Si je devais trancher dans mes préférences, j’opterais pour ton père, cet homme élégant et silencieux (je posai sur mes cheveux le Borsalino d’Alfredo, qui sans doute me mettait en valeur). Ta mère, au contraire, elle me semble une femme hautaine, un peu gâtée (pour expliquer mon idée, je m’étais calé sur le front, de façon maladroite, la casquette de Clementina).

Ensuite, feignant d’être un peu découragée par son silence opiniâtre, je pris un ton sérieux :

— Je commence à te connaître mieux, Michele… Tu passes d’emblée, comme si de rien n’était, des pulsions fusionnelles… à la nostalgie pour le paradis perdu ! Ce n’est pas grave si tu ne pars plus, si pour une fois tu n’as pas voté… patience ! Mais, nous aurions dû consacrer au moins quelques minutes à ce sujet, n’est-ce pas ? Non, cela ne rentre pas dans ton style ! Tu passes tout de suite à autre chose. Cela m’étonne et m’inquiète aussi !
Si mes reproches à propos du vote ne l’avaient pas touché, Michele ne put pas cacher sa contrariété devant ma critique substantielle :

— Des pulsions fusionnelles ? De la nostalgie ? s’exclama-t-il, en se regardant tout autour, de la peur que Vera fût là, prête à le tourmenter encore… Puis, il essaya de se justifier :
— Je ne t’avais pas caché mes amours malchanceux, Anna !
Pour toute réponse, je fis un geste sec d’où il put saisir mes intentions : je ne voulais rien savoir de cette Napolitaine envahissante, mais j’étais par contre disponible à l’aider, car je voulais, égoïstement même, qu’il apprenne à minimiser la gravité de ses fautes !
— Michele, si tu veux, je t’explique ce que j’entends pour pulsions fusionnelles, lui dis-je. Quand tu décides brusquement de partir en autostop, songeant que tu as encore vingt ans, c’est une pulsion fusionnelle avec tes idéaux ainsi qu’avec tes racines qui se déclenche. Ou alors, quand tu te laisses emporter même physiquement près des parapets des balcons… et que tu t’adresses à Naples comme si elle était juste au-delà de la porte Saint-Denis, je vois là aussi une pulsion fusionnelle… Oui, bien sûr, il s’agit d’élans amoureux, parfois redoutables, mais positifs, en fin de compte ! Cependant, quand tu te plonges dans les malles et dans les lunettes à pince-nez, je te vois moins courageux, avec un penchant pour l’auto-effacement qui m’inquiète ! J’appellerai cela art de la renonciation !
— Si je dois être sincère, puisque je peine, désormais, à garder mon centre sur moi, reprit-il en fixant mes mains, provisoirement abandonnées sur mes genoux. J’ai perdu la désinvolture pour partir en Italie et me déplacer d’une ville à l’autre comme si de rien n’était ! Je renonce de plus en plus volontiers à franchir cette distance physique…

— Oui, je le sais, répondis-je, quelque peu perturbée par cette allusion, sans doute inconsciente, au fait qu’au contraire nous étions bien proches, nous deux…
— Mais je vois de même deux courants qui se croisent et s’affrontent en toi, repris-je d’un élan. D’un côté, le courant de tes pulsions de vie dangereuses et parfois destructives, mais vivantes. De l’autre côté, celui des pulsions de mort que tu subis par le biais de ta famille qui t’a chargé de souvenirs qu’on ne pourrait plus lourds et encombrants ! Et ces souvenirs sont vite devenus des obligations insoutenables, qui te rendent mélancolique et enclin à te dérober aux responsabilités. D’ailleurs, il n’y a pas que la distance physique entre les gens qui habitent Paris et ceux qui habitent Naples, par exemple : deux peuples bien éloignés, coincés dans leurs réalités séparées et incomparables. Il y a aussi la distance entre les vivants et les morts ! Combien de morts ont voyagé et, comme on dit, ont laissé leur cœur dans un endroit à la beauté incontournable ? N’ont-ils pas le droit, eux aussi, à leur nostalgie ? Ils voudraient revenir en arrière, emportés par cette nostalgie personnelle, amoureuse, utopique même. Pourquoi pas ? Pourquoi devrions-nous les arrêter, leur opposant des obstacles ? N’as-tu jamais songé aux morts italiens qui voudraient revenir à Paris ? Et les morts français veux-tu les empêcher de revenir à Parme, à Venise, en Toscane, à Rome ? Je les vois déjà, à Rome, tous ces Français qui se rendent dans les lieux sacrés de leurs anciens pèlerinages : la place Farnèse, la Villa Médicis, l’église de Saint-Louis des Français, avec les grands tableaux du Caravage…

Cela dit, je décidai pour l’instant de jeter l’éponge, en le laissant seul au milieu des courants de la vie et de la mort. Je me levai bruyamment du fauteuil qu’il m’avait gentiment offert et gagnai vite ma chambre. Au pas de ma porte, la main appuyée sur la poignée, je lui lançai pourtant un énième signal de fumée :
— Arrête de te cacher derrière les stèles et les photos figées de ces personnages dont tu portes encore le deuil ! Assume, finalement, toute la lumière sur toi ! Et bonne nuit !

Giovanni Merloni

(1) Marilyn Monroe dans « Certains l’aiment chaud » (1959)

Che fretta c’era, maledetta primavera ! (Roman théatral n. 23)

05 mardi Déc 2017

Posted by biscarrosse2012 in mon travail d'écrivain

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Roman théâtral

Che fretta c’era, maledetta primavera !

Jusqu’ici, je n’avais pas assez souligné l’importance, pour moi, de disposer d’une chambre que pour moi, cette cellule monacale où je me sauvais avec le seul but de m’étendre les yeux fermés sur mon lit, en attendant que les angoisses cessent de m’écraser pour se confondre un peu avec le sommeil et quelques chasse-pensées de la dernière heure. Je n’avais surtout pas mis en valeur le fait d’être en deçà d’une porte fermée. Unique porte fermée, d’ailleurs, dans un appartement où « tout communique ». (1)
En cet après-midi (2), j’étais rentrée heureuse de ma pause-déjeuner avec Olivier Jardin et sa troupe. Après le repas bruyant et quelque peu chaotique, j’étais restée seule avec cet homme gentil et visionnaire, capable aussi bien de rêver les yeux ouverts que de les fermer, pour voir dans le fond du puits d’une personne dérangée comme moi. Une fois rentrée dans ma chambre, je me découvrais touchée par son respect, par ce qu’il m’avait dit en peu de mots, pour me rassurer et, en même temps, pour me certifier ses sentiments… ses désirs dont je serais la destinataire et la partenaire le jour où je serais prête !
 Prête, avait-il dit… et je n’avais pas pu m’empêcher de penser à notre mot « prete », qui sort de la bouche avec le même son, presque. « Sais-tu que prete, en italien, c’est un prêtre ? Sais-tu que je suis ici, à Paris, pour oublier les avances insupportables d’un prêtre ? » lui avais-je dit. Il m’avait chanté des mots merveilleux, me demandant d’abandonner juste un instant ma main dans la sienne, en lui faisant confiance…
J’étais donc dans un tel état d’ivresse et d’envoûtement intime que je n’avais entendu aucun bruit de clé ouvrant la porte d’entrée. D’ailleurs, je ne me souviens pas non plus d’avoir perçu le bruit des pas d’un homme ni d’une femme. Peut-être, je dormais. Mais je pense que le couple napolitain, ou Vera toute seule devaient avoir ouvert la porte quand j’étais déjà dans ma chambre, au cours de cet après-midi flottant au milieu d’une avalanche d’émotions passées et futures. Puisqu’en effet, lorsque Michele rentra, Vera était déjà là, recroquevillée quelque part dans la salle ou dans la chambre de mon colocataire…
Oui, Michele était rentré (une dizaine d’heures après son départ), parce qu’il avait renoncé à son voyage en Italie. C’était trop tard, à ce point-là, pour voter. Bien sûr, il avait été fidèle à son engagement, faufilé soigneusement son certificat électoral dans la poche intérieure de sa veste, obtenu un passage dans un bus touristique d’Italiens de Toscane, rattrapé par hasard juste en face de la Mairie du XIII, place d’Italie, et il était parti. Mais, lors d’une halte du bus près d’un distributeur d’essence dans la banlieue de Lyon, il avait cherché son passeport, le passeport neuf, qu’on lui avait récemment consigné au consulat, dont il était si fier… Ce document indispensable n’était pas là. Disparu. Par contre, dans la poche intérieure consacrée au portefeuille, il y avait la vieille et inutilisable pièce d’identité de son grand-père Gaetano, datée 12 octobre 1935… Désemparé et fort contrarié, Michele avait cherché partout la sienne, jusqu’à défaire sa valise sur le goudron, dans l’embarras général…
S’il ne rentrait pas… l’eau aurait coulé davantage sous le pont tournant de canal Saint-Martin juste à côté des Garibaldiens, tandis que le vent, s’acharnant sur le bassin irisé et mélancolique, aurait sans doute aidé la barque toute neuve de mon plus jeune ami à avancer… Mais il était bien rentré !

Maintenant, je me demande beaucoup de choses autour de ce qui se passa sous mes yeux… et je demeure fort embarrassée pour le rôle tout à fait inédit de voyeuse que j’avais fini par jouer ! Pourquoi avais-je accepté de subir cette scène de tragédie grecque à deux pas de ma porte ? Pourquoi avais-je collé mon œil droit sur le trou de la serrure pour tout voir ? Étais-je jalouse, donc amoureuse de Michel ? Avais-je besoin de creuser un gouffre entre nous deux pour justifier à mon esprit sévère les pas timides et maladroits que j’allais hasarder en m’ouvrant à une vie tout à fait différente ?
Vers sept heures du soir, crevé et fort essoufflé, Michele, une fois entré dans l’appartement, s’adressa à la figure en ombre, assise contre le balcon vaguement illuminé, croyant que c’était moi :
— L’autostop avait bien marché. J’étais déjà à Lyon, en très bonne compagnie. Mais un voyageur du bus m’a suggéré de contrôler mes documents… Une débâcle, une vraie débâcle ! J’avais laissé ici ma pièce d’identité… Tu sais, Anna, quelqu’un m’a joué un bien mauvais tour… Qui ? Qui ?
En écoutant la voix de Michele, Vera, la Napolitaine que j’avais vue hier traverser comme une ombre notre salle commune, se leva subitement, tout en affichant une expression interrogative. Michele, absorbé dans ses pensées, ne s’aperçut de rien :
— Dans ma veste, il n’y avait plus mon passeport… mais la pièce d’identité de mon grand-père Gaetano, pleine de tampons de la censure ! dit-il. À présent, je m’appelle à la force majeure et ne pars plus ! Je ne vote pas, c’est trop tard…
En ce précis instant, Vera se mit à califourchon sur le parapet du balcon, comme si elle voulait se jeter en bas, et Michele la reconnut :
— Tu faisais la même chose au passage de la Neige, Vera… Puis, se frappant le front de la main, il ajouta :

— Que dis-je ? À Vico della Neve !

— Neige ou Lune, quelle différence y a-t-il ? répliqua Vera. Même si c’était plus logique d’avoir la Neige à Paris et la Lune à Naples ! C’était la première fois que j’entendais la voix de cette femme étonnante.
— Mais ici, nous sommes au quatrième étage ! insista Michele.
À en juger des bruits venant du balcon, j’imaginai que Michele s’était approché de Vera pour l’embrasser… ou plus probablement pour la sortir de sa position dangereuse. Plus tard, puisque la discussion continuait sur le même rythme, je me rassurai à l’idée que l’équilibre très précaire de ce chantage suicidaire empêchait forcément toute possibilité d’étreinte.
Quand je me décidai à lorgner par le trou de ma serrure, Michele et Vera venaient juste de rentrer dans la salle :

— Mais pourquoi as-tu mis le document de grand-père à la place du mien ? avait protesté Michele, interloqué.
— Puisque j’étais venue jusqu’ici, ce n’était pas gentil, de ta part, de partir ! avait répondu Vera, d’un air agacé…
Ensuite, ils discutèrent longuement, dans un italien mêlé au dialecte napolitain qui devenait par à-coups impossible à déchiffrer. Apparemment, ils ne s’apercevaient pas du temps qui passait et oubliaient l’existence même d’une colocataire qui aurait pu faire irruption d’un moment à l’autre.
— Deux années se sont écoulées, dit Michele, de façon hélas compréhensible. Un temps court ou long, selon les moments et les situations, tandis que je vivais ici à Paris et tu étais là-bas, à Naples. Nous étions incertains, tous les deux : quelle ligne idéale devait-on parcourir pour combler la distance qui nous séparait ? Car la ligne est directe si l’on survole d’abord la France jusqu’à Marseille et, ensuite, la mer jusqu’à Naples. Par contre, c’est une courbe fort accidentée si l’on dépasse les Alpes et que l’on descend vers le sud, en longeant les Apennins. Et, j’en suis sûr, tu attendais… On avait parlé au téléphone, donc tu savais déjà le principal. Mais on ne sait jamais, je pouvais te dire des choses difficiles à supporter. Tu aurais voulu m’écouter dire « J’arrive », ou alors « Je t’attends, viens, fais vite ! » Au contraire, je t’avais prévenu au téléphone : « j’ai besoin de t’écrire longuement, de t’expliquer mes états… »
— Au téléphone ? protesta Vera. Cela a duré juste quatre ou cinq jours. Mais après ça, le silence a été lourd comme du plomb. Je ne peux pas y penser.

— Je te rattrapais dans mes rêves.

— Rarement, dit-elle. Oui, la semaine dernière, depuis la cabine en bas de chez toi ! Mais tu m’as fait peur, j’ai cru que tu allais tomber dans un gouffre.
— Non, je voulais t’expliquer.
— Quoi ?

— Du jour au lendemain, les derniers temps, à Naples, je me suis senti seul. Traqué, menacé, opprimé outre mesure. Et tu ne levais même pas le petit doigt.

— Mais tu ne disais rien !

— On a tout fait pour m’obliger à renoncer au travail.

— Personne n’aurait touché à ton poste, dit Vera d’un ton assuré.
— Et Mario…

— Tu parles des histoires de Mario, qui se prenait pour un fasciste de la première heure ? dit Vera, commençant à s’embêter. Que devais-je faire ? Je n’y ai jamais cru. Il se moquait de toi, et c’est tout.

— Je n’accepte pas ce type de moqueries, dit-il. Je n’y vois pas de goût, en ces comportements-là. Le résultat tu le connais, on m’a obligé à m’en aller.
— Non, c’est toi qui n’as pas su t’adapter. Les choses changent, tout devient de plus en plus difficile. La gauche semble s’être volatilisée… On ne peut pas prétendre que tout revienne en arrière pour le seul motif que nous avons raison !
— Je ne prétends pas avoir raison ! En rien !
— Au contraire, tu devais avoir confiance en toi-même et ne pas arrêter de donner l’exemple aux autres !
Il s’en suivit d’autres répliques incompréhensibles. Par ses gestes affligés, je compris que Michele ne maîtrisait pas la situation, comme s’il était subjugué par cette femme petite et grassouillette dont il avait essayé de se débarrasser…
— Cela m’a coûté énormément de m’éloigner de mes petites certitudes !

— Pourquoi as-tu voulu que je t’aime, si après tu m’as abandonnée ? s’écria Vera.

— Je n’abandonne personne.

— Alors c’est toi que tout le monde abandonne… Pauvre Christ que tu es !
— Celle qui t’a précédée m’aurait bien protégé… dit-il imprudemment.

Devant ce changement soudain du rythme de la conversation, je demeurai vivement touchée : je ne me serais jamais attendue à une telle complicité ! Ensuite, la réponse de Vera m’avait accablée :
— Tu parles de la femme que j’ai remplacée par faute de ressemblance ?

— Depuis que je suis ici, je la rencontre toujours dans le métro.

— Évidemment, elle habite à Paris, tu verras. N’était-elle pas Française ? Tôt ou tard, tu la retrouveras !

— Ce serait comme chercher une aiguille dans une paillasse… Et ce n’est pas une bonne idée de revenir en arrière…

— Alors, avec moi ce sera le même, ne reviens pas, reste où tu es ! hurla-t-elle, emportée. Tant pis pour toi… tu connais ce qu’on dit chez nous…

— Que tu vois Naples et qu’après tu meurs !

— Oui, exactement. N’y reviens plus !

— Qu’est-ce que j’y trouverais ? Dis-le-moi, demanda Michele.

S’attendait-il à une réponse sincère ?
— Tout a changé, répondit Vera.

— Toi aussi, tu as changé ?
— Oui, je suis changée.
— Mais alors, pourquoi es-tu venue ? Pour voir ce que je fais à présent ?
— Ce fut une idée de Mario…

La dernière phrase provoqua un véritable tremblement de terre. Je touchai de mon œil droit une atroce vérité : parfois, les êtres humains tombent tellement dans le piège de la rivalité et de la jalousie qu’ils oublient tout : le présent, le passé récent, les distances… ainsi que toute hiérarchie de sentiments !

— Mais que prétend-il ce bouffon de Mario ? hurla Michele, s’approchant de Vera d’un air menaçant.

Sans dire mot, Vera ramassa à terre son sac de cuir noir et sortit à la hâte, en laissant la porte ouverte. Michele la poursuit dans l’escalier, en l’appelant d’une voix aussi désespérée qu’incertaine, avant de rentrer avec une expression coupable.

Quand l’interphone sonna, la voix perçante de Vera arriva jusqu’à mes oreilles :
— Je ne suis pas capable d’ouvrir ce portail !
Michele toucha le bouton, en lui octroyant la rue. Puis il s’accouda au balcon. Depuis le square de l’église, l’écho d’une chanson monta. C’était une voix d’outre-tombe. J’imaginai que c’était le grand-père Gaetano qui ajoutait sa touche de désinvolture délibérément déplacée et finalement immortelle :

Che fretta c’era


Maledetta primavera ! (3)

Giovanni Merloni

(1) Comme celui où habitait Gérard, le neveu de Mon oncle, avec ses parents ridicules.
(2) De samedi 12 avril 2008
(3) Quel besoin y a-t-il de se hâter ?/
Damné soit le printemps !

Fahrenheit 451 en famille (Roman théâtral n. 22)

03 dimanche Déc 2017

Posted by biscarrosse2012 in mon travail d'écrivain

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Roman théâtral

Fahrenheit 451 en famille

Parfois, au bout de longues heures de conversation avec un inconnu, devenu de but en blanc intime, on a la sensation d’être assis sur le strapontin d’un taxi en piteux état qui patine dans une immense piste gelée. On lui ouvre le cœur, avec le sentiment d’un risque imminent, d’un accident qui pourrait tout arrêter. Vaguement, on réfléchit aux petits buts qu’un long travail nous avait fait atteindre… Ce sont de victoires éphémères si l’on considère qu’il suffit de se casser une main ou une jambe pour perdre tout à fait notre liberté de choisir, de continuer à avancer et rattraper le temps perdu…
Qui sait ? Probablement, une telle perception augmentée du risque naît justement de la circonstance exceptionnelle de cette intimité glissante sur la glace qui nous unit aussi provisoirement que strictement à un étranger. Paradoxalement, au fur et à mesure que celui-ci se révèle indispensable, notre vie devient de plus en plus précaire. Et pourtant, au cours de cette dérive suicidaire il arrive souvent qu’un mot secret revienne à la surface, se détachant nettement contre le paysage anonyme qui emprisonne le taxi, maintenant immobile, dans un étau blanc et gris. Il s’agit d’un mot bizarre, d’un nom curieux, d’une silhouette pâle, d’un visage plein de vie, ou alors d’un corps qui vient de briser des distances infinies pour frapper à notre porte et s’occuper de nous, pour se souder à notre corps, pour bâtir avec lui une société heureuse. Mais le film du bonheur ne se déroule pas toujours à la vitesse de nos attentes spasmodiques. Car à l’improviste la conversation dans le taxi échoue sur un point obscur, va cogner contre un sujet pénible… L’un de deux inconnus avec son doigt gelé trace un mot sur la vitre perlée de buée : Fahrenheit 451. Par toute réponse, au milieu de la vitre d’en face, l’autre inconnu écrit un nom : Zazie…
Le matin de samedi 12 avril 2008, à la veille de ces malchanceuses élections qui ramenèrent au pouvoir, en Italie, un homme fort redoutable, entouré de gens de sa même espèce, Michele avait finalement claqué la porte, décidé à ce voyage problématique, mais nécessaire… Il serait descendu en autostop à Nice pour y rattraper la ligne ferroviaire qui suit la côte méditerranéenne de Gênes jusqu’à Rome. De là, les trains pour Naples sont assez fréquents…
— Je sais bien que je ne devrais pas partir, dit-il en s’arrêtant sur le pas de la porte. Il n’arrive pas toujours de rencontrer des alliés ou, si l’on veut des complices…
— …Disposés à devenir des témoins oculaires d’un délit contre la mémoire collective ! ajoutai-je. Oui, c’est une circonstance unique et tu devrais y être, d’autant plus qu’il s’agit de ta famille à toi… Cependant, le devoir de voter est aussi important, en ce moment-ci, que celui de rallumer le feu qui couve sous les cendres !
— Te souviens-tu de ce que je t’avais dit déjà le premier jour que tu étais ici ? Dans quelques heures tu saisiras jusqu’au bout l’essence de notre destin commun, dit-il en me confiant solennellement les clés de l’appartement.
— C’est au sujet du bûcher de famille qu’on attisera d’ici peu que tu me dis cela ? demandai-je. Ou alors tu parles de l’émission télé ?
— Il y aura toujours, pour tous les gens et partout, une Fahrenheit 451 destructrice de la mémoire. Heureusement, il y aura aussi, de l’autre côté de cette boule de verre remplie de brouillard où flotte le mystère de la vie… une Zazie !

Quand je restai seule, je m’interrogeai longuement sur le sens de ma présence dans cet appartement qui n’était pas encore le mien, dont je percevais nettement la personnalité presque humaine. Tous les objets et les décors autour de moi s’étaient d’un coup effondrés, dans une espèce de deuil embarrassé qui m’agaçait et m’émouvait aussi… Je me demandai d’ailleurs la raison de mon engagement fidèle et même zélé dans l’histoire et dans la vie d’un inconnu dont pour l’instant j’avais appris le nom, Michele Calenda, sans en savoir presque rien d’autre. Connaissais-je Naples ? Pas du tout. N’avais-je jamais visité le tombeau de Virgile à Posillipo ? Non. Avais-je alors assisté, le jour de l’an, aux épouvantables feux d’artifice qu’on fait exploser sans aucune précaution près de la mer, sur la terrasse du fameux restaurant de la « Zi Teresa » ? Jamais. Et pourtant, j’étais là, chargée de revivre la scène fort dramatique de l’incendie où se résumait le destin d’une entière famille… et je me sentais excitée aussi, pour ce mot Zazie apparemment sorti du chapeau d’un illusionniste ! Y avait-il alors une corrélation entre ces deux mots — Fahrenheit 451 et Zazie — que Michele avait murmurés sur le pas de la porte ?
— Je ne crois pas du tout aux miracles, avait-il dit si je m’en souviens bien. Je ne crois pas non plus que mon vote servira à grand-chose. Au contraire, je vois un risque énorme dans mon incursion là-bas. J’ai toujours peur qu’on ne me laisse plus repartir… Mais, dès qu’on se connaît, je commence à espérer. Je suis sûr que si je reste à Paris je pourrai m’en sortir… Et peut-être, c’est toi, Anna, qui m’en donneras l’insouciance… Quelque chose revit en toi de cette étrangère qui s’effaçait à chaque nuit, que pourtant la patine de Bologne embellissait !
Nous n’avions jamais parlé, entre nous, de la Zazie mordue du métro qui avait fourni, par sa passion de petite provinciale, un merveilleux prétexte poétique à Raymond Queneau : arrêter le métro et voir en cachette ce qu’il arrive… Moi, j’avais immédiatement remarqué la jolie coïncidence jusque du premier jour d’installation rue de la Lune : c’est ici, juste à côté de N.D. de la Bonne Nouvelle, que Louis Malle a tourné le film. C’est ici que l’oncle de Zazie, mon bienheureux Philippe Noiret, habitait… Dans la tête de Michele, Zazie peut sans doute symboliser Paris… le futur ! Je suis bien perspicace. Mais le tonton ? Est-ce que Michele s’inquiète pour les vingt-sept printemps qui nous séparent ? Puisque je lui avais demandé… hier, de se feindre mon oncle pour éviter les rumeurs inutiles… se juge-t-il coincé désormais en ce rôle sclérotique et renonciataire ?
 J’eus juste le temps de ranger les assiettes et les verres que nous avions dispersés, Michele et moi, dans les endroits les plus improbables de cette salle commune… quand la porte sonna avant de s’ouvrir, me semble-t-il, toute seule, laissant que la troupe rentre avec ses trucs encombrants et des airs professionnels, un peu figés, qui m’ennuyaient déjà.
Parmi les techniciens, Olivier Jardin avait emmené des figurants. Parmi ces potiches, il y avait bien sûr Vera Marasco et Mario Trentavizi : deux véritables ombres, ou alors deux personnages de Pirandello en quête d’un auteur capable de les faire exister. Je ne savais pas quoi penser, et pourtant l’absence forcée de Michele me donnait un étrange courage. Car avec tout le respect qu’on doit à la ville de Naples ainsi qu’au peuple napolitain, je ressentais l’orgueil de ma naissance à Bologne. Certes, une naissance obscure, troublée par les mensonges d’un père fugitif remplacé par un père adoptif sans moelle épinière… Mais c’était ma patrie, Bologne, la ville où j’avais appris à trancher, à éviter d’emblée de me perdre dans trop de labyrinthes !
— C’est dommage que Michele ne puisse pas assister à une scène qui le concerne si strictement ! déclara Olivier, avant de dicter les règles de la mise en scène :
— Dans la salle, il faut diffuser une lumière faible… Toi, Anna, tu devrais te caler dans le personnage d’Augusta, la fille aînée de Gaetano. Pour cette partie, tu t’habilleras à la mode des années 30… Et vous, Vera, vous êtes une véritable Napolitaine n’est-ce pas ? Vous devriez incarner l’allure bouleversée d’une femme âgée, en noir… sa femme Clelia. La femme de Gaetano Calenda, je veux dire…
Je restai abasourdie face à la désinvolture des assistants d’Olivier qui avaient tout prévu, y compris un bâton plein de nœuds pour la femme âgée, les chapeaux et les habits que nous endossâmes, Vera et moi, dans une rapide retraite dans ma chambre, jusque-là épargnée par le tourbillon des fils et des haut-parleurs.
Quand nous nous trouvâmes seules, Vera ne m’adressa pas la parole. Cela me découragea beaucoup. Toutefois, quand nous rentrâmes dans la salle commune, je pris tout de suite l’initiative et, comme établi avec Olivier, j’improvisai la scène de l’incendie comme je l’avais imaginée.
Le feu ne fut pas immédiat. Nous restâmes longuement dans le doute, Vera et moi (dans les draps respectifs de Clelia et Augusta Calenda), que la montagne des mémoires eût suffoqué la chandelle. Jusqu’au moment où, d’un coup, une flamme verticale, énorme et disproportionnée se leva au centre de la salle.
Je regardai alors Olivier, saisie par la peur qu’on n’eût pas réfléchi à une question d’importance capitale. Au sol, dans l’appartement des Calenda à Naples, il y avait sans doute des tomettes, avec le seul souci de devoir le gratter et frotter à fond pour effacer les traces noires de l’incendie, mais dans l’appartement de la rue de la Lune, il y avait le parquet…
Tandis que ses assistants s’occupaient d’éteindre les dernières lueurs qui ne procurèrent aucun dégât au précieux plancher, protégé par une nappe verdâtre en tissu ignifuge, Olivier m’adressa la parole :
— Où était-il le vieux socialiste, en ce moment-là ?
— Il était en prison, à Poggioreale.
— Et son enfant, l’apprenti socialiste ? demanda-t-il.
— Alfredo, le frère cadet d’Augusta, avait vingt-neuf ans. Il se perfectionnait dans le cabinet d’un avocat tout en partageant les batailles clandestines de son père.
— Michele ne m’a rien dit de lui. Comment ça ? réagit Olivier. Où était-il Alfredo, le jour du bûcher ?
— Enfoui dans une soupente, en train de lire les poèmes de Novalis.
— Saviez-vous que celui-ci, sept ans plus tard, participa aux « quatre glorieuses » de Naples ? dit Olivier après une pause, en s’éclaircissant la voix. Le jour où la Résistance eut finalement chassé les occupants, le père de Michele a parlé à la radio ! Voyez, la vie continue ! Parfois, l’homme semble subjugué à jamais. Cependant, tout à coup, il trouve la force de se relever, de réagir ! C’est le fils, mais dans le fils il y a toute la vitalité désespérée de son père !
— Ça m’étonne un peu que Michele ne parle jamais de lui, dis-je, comme s’il n’existait que son grand-père bénit !
Dans le bruit qui suivit, Olivier s’approcha de moi, posa une main sur mon épaule, de façon très confidentielle. J’affichai une sincère allégresse vis-à-vis de ces attentions et j’acceptai son invitation pour le déjeuner. Je sortis avec lui et les gens de la troupe après avoir fermé la porte à clé. Je ne m’étais pas aperçue de la disparition de Vera et Mario. Les deux Napolitains s’étaient volatilisés, au pied de la lettre.
Il était quelques minutes après midi. La matinée s’était vite brûlée, tout comme l’incendie de la mémoire de l’homme que j’aurais voulu pour grand-père. En descendant l’escalier, je songeai à Zazie, le nom que Michèle s’efforçait d’imposer à toutes les jeunes Françaises à la coiffure étrange pour en faire une idole, un être parfait dont on ne se souvient plus. C’est ça ce qu’il m’avait raconté sur le pas de la porte…
— Peut-on tout oublier ? demandai-je à Olivier. Est-ce qu’il y a un lien, selon toi, entre l’effacement de la vérité opéré par une omission nécessaire même si douloureuse… et l’effacement brutal de la mémoire opéré par des flammes qu’on est obligé d’allumer pour éviter qu’elle tombe dans des mains tachées de sang ?
— Rien ne s’efface ni ne s’effondre complètement ! Aujourd’hui, pas mal de choses sont ressuscitées, demain, il faudra s’attendre encore à d’autres surprises ! dit-il gravement.

Giovanni Merloni

En manque de personnages maladroits et démesurés comme toi, le théâtre de la vie serait bien ennuyeux ! (Roman théâtral n. 21)

30 jeudi Nov 2017

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Roman théâtral

En manque de personnages maladroits et démesurés comme toi, le théâtre de la vie serait bien ennuyeux !

Samedi matin, je me réveillai pleine de douleurs partout. Si dans la chambre commune le silence avait régné en souverain, j’avais entendu au cours de la nuit des bruits et des voix étrangères venant de la chambre de Michele. Dans le but de m’endormir pour regagner mes forces, je m’étais convaincue que la faute de ce vacarme c’était à un couple installé dans la chambre d’hôtel d’à côté… Au réveil, je m’étais sauvée dans la cuisine tandis que la lumière au-dessus de la porte de notre minuscule salle de bains dénonçait de toute évidence la présence d’un homme aimable et gentil en train de se doucher sous des gouttes discrètes et légères.
« Où avait-il dormi ? D’où venait la conversation nocturne, constellée de rires et de musiques typiques des années soixante-dix ? »
Tout de suite après, une tasse de café à la main, je rôdais dans la salle, à la découverte des traces du passage aveugle d’une troupe télévisée aussi maladroite que chaotique. « Ce n’est pas la peine de ranger, puisqu’ils reviennent encore… » me disais-je, quand je vis les yeux grisâtres de Michele sortir de l’ouate de quelques invisibles cauchemars nocturnes.
— Michele, bonjour ! Sais-tu que je ne m’étonne pas si tu n’es pas encore parti et que je connais en avance les parcours tortueux que tu poursuis ?

Il me sourit s’accompagnant par une révérence moqueuse.

— C’est des couloirs, ou alors de rues étroites, de Paris ou de Naples, où tu te faufiles avec désinvolture, mon cher Michele ! continuai-je. Tu n’as pas peur du couloir de ton lycée ni de celui d’un asile psychiatrique où l’on hébergerait par compassion une tante mélancolique. Tu te réjouis sous les arcades de Bologne tout comme au-dessous de celles de la rue de Rivoli. Cependant, tu n’as jamais parcouru les couloirs cloisonnés d’une prison. Tu en es attiré, même si tu en es terrorisé. Donc, dans ton esprit, ces couloirs sombres et inhumains sont toujours aux aguets. Tu n’hésites pas à emprunter n’importe quelle porte que tu trouves au bout des couloirs de ta vie. Mais, dans ton arrière-pensée, tu t’attends que tôt ou tard, il y aura des portes fermées ou pis des portes ouvrant sur des endroits redoutables, où quelqu’un t’attend depuis toujours pour te faire un procès sommaire avant de te tuer !
Je ne sais pas pourquoi je dis alors ces choses-là, à la veille d’un voyage incertain et même désagréable pour Michele… Je me sentais même mal à l’aise en les disant. Sans doute voulais-je protester du fait que je resterais seule. Seule à gérer quelques heures plus tard, comme convenu avec Olivier, cette scène de la Fahrenheit 451 de la famille Calenda, une entreprise gigantesque dont je n’étais pas du tout à la hauteur.
Heureusement, Michele, avant de partir, avait hâte de me faire part d’une chose qui l’avait profondément touché et, lorsqu’il déroula son parchemin de paroles, j’en fus agréablement surprise, voyant s’installer une complicité entre nous :
— Anna, écoute-moi… j’ai rêvé d’un pont blanc, dit-il, un pont en pierre, enjambant un fleuve en crue… J’essayais de me hisser pour m’aventurer vers la rive opposée, en suivant ma mère, mon frère et ma sœur. Dodo se perdait dans un costume noir qui n’était pas de sa taille, tandis que ma mère et Enzina portaient un tailleur noir un peu lugubre. Pour se dérober au vertige, ils avançaient à quatre pattes sur la voie minuscule en pierre et goudron. Le pont, naguère imposant et terrible, subissait maintenant l’invasion d’un courant jaune. Mon père, maigre et courbe dans sa veste de cuir usée, avançait debout, tandis que le pont, s’ébranlant comme une gigantesque épine dorsale, disparaissait sous l’eau. De temps à autre, mon père était emporté par la vague, d’où il sortait de plus en plus mouillé et sans forces. Toutefois, il se relevait et reprenait son chemin tandis que le reste de la famille, sain et sauf, avait atteint déjà la rive opposée… J’étais plongé dans une histoire sans issue et tout à fait insensée, comme il arrive toujours dans les rêves, mais j’avais absolument besoin d’y croire, parce que mon père avait disparu, mais il y avait quelqu’un auprès de moi !
Avant de poursuivre, Michele s’arrêta pour m’observer. Je lui fis signe de continuer.

— C’est à ce moment étrange, unique, que je songe maintenant, reprit-il. Tandis que je flottais dans ce rêve boueux, et que je me séparais pour la énième fois de tout ce que j’ai de plus cher au fond de mon être, tu étais là, Anna, coupée en deux, comme au lendemain d’un effrayant tremblement de terre. Pourtant tu étais bien présente ! Une fois revenus à la surface, inondée du soleil poussiéreux et du parfum du réveil, entre nous deux survivants, face au désastre, tu affichais une assurance qui frôlait la désinvolture. Et tu disais : « cette patine-ci, c’est Paris qui me la donne ! »

Je lui souris. Lorsqu’il fut au pas de la porte et qu’on entendit le typique bruit de notre escalier ne faisant qu’un avec l’odeur âcre du restaurant indien d’en bas, Michele m’adressa un dernier S.O.S. :

— Donc, si j’ai dégagé, si j’ai fui à l’étranger pour ne pas être coincé et mis en chaînes, cela n’est pas un signe de faiblesse, non ?
— Bien sûr que non, Michele ! Mais tu dois faire attention à ne pas prendre pour maîtresse la fille du général ! On te pendra tout de suite au premier poteau. C’est la règle du jeu. À ce que je peux voir… tu risques d’être subversif deux fois… soit que tu aies des idées dangereuses, soit que tu prétendes emprunter ton bonheur dans le jardin de ton voisin.

— Tu me reproches Naples, Anna ! Mais je ne sais pas de quel Naples tu parles. Le Naples où je me suis rendu plein de bonne volonté lors de ma rupture avec Rose Bertrand ? Le Naples que j’ai abandonné à la hâte pour me sauver ici, à Paris ? S’agit-il du Naples de la catharsis ou de celui de la némésis ?
Je ne savais pas quoi dire. En manque de mieux, j’osai lui flanquer une petite gifle, très proche d’une caresse, pour lui signifier : « Vas-y, dépêche-toi ! Pars enfin, Michele ! »
— Alors, mes contradictions seraient-elles moins liées à mes idées qu’à mes comportements ? dit-il en me dévisageant. Qu’ai-je fait de tellement… inouï ?

— Tu t’es passé d’un des piliers du conformisme, le principe de l’apparence. Tu le sais bien, Michele… jusqu’à ce qu’on soit reconnu coupable, on est innocent. On fait confiance à notre prochain sur la base de l’apparence. Cependant, il suffit d’une seule preuve contraire pour que l’on commence à se méfier. Or, c’est toi qui me l’as dit, tu as souvent la tendance à t’éclipser, à partir sans saluer, sans dire un mot. En plus, tu ne fais part à personne de ton chagrin.
— Oui, je suis doublement dangereux à cause de mon optimiste inguérissable. Au fond, je suis un subversif qui prétend de tout résoudre par la sincérité.

— D’ailleurs, Michele, que feraient les peuples subjugués par des souffrances continues, s’il n’y avait pas la comédie des malentendus, des tromperies, des débordements et des erreurs ? En manque de personnages maladroits et démesurés comme toi, le théâtre de la vie serait bien ennuyeux !
— Cela vient de mon naturel, Anna, et là je n’y peux rien ! répondit-il avec un sourire reconnaissant.
— Voilà ! À ton âge, si j’ose le dire, tu n’as pas encore appris à dénouer les enjeux quotidiens de la comédie qui se déroule autour de toi… En fin de compte, il y aura toujours des hommes qui te neutraliseront, profitant de tes sentiments de culpabilité et de ce rapport contradictoire que tu entretiens avec le passé ! Les femmes sont plus intelligentes, elles sont capables de voir au- delà de ta charmante gueule de voyou.
— Voyou ?

— Pas de cette époque-ci, Michele… N’étais-tu pas un petit voyou lorsque tu habitais à Naples… et à Bologne aussi ?

— Anna, tu connais tout de moi, désormais.

— Non, je ne sais pas grand-chose. Car il y a plusieurs strates à percer dans l’écorce que tu fabriques autour de ton tronc… généalogique, Michele ! Bien sûr, je vois déjà quelques lueurs s’évader de l’image farfelue d’adolescent vieilli que tu proposes au monde… Mais cela t’a exagérément coûté par rapport à ce que tu en as pu obtenir.
— Dis-moi, Anna, si je déciderai de rentrer en Italie… qu’est-ce qu’il m’arrivera ?

— À Naples, Michele, tu trouverais bien sûr de nouveaux engagements et sans doute tu ne verras plus de pièges à chaque coin de rue, mais, sincèrement, je ne crois pas que là-bas tu parviendrais à voir au bout de toi-même. Tu n’y trouverais pas la bonne direction !

— On ne doit jamais revenir en arrière, c’est ça que tu veux dire, Anna ?
— Ce n’est pas que ça. Si tu n’as pas commis de fautes graves, et que personne ne te reproche de rien, tu as bien sûr le droit de tourner la page, que tu rentres là ou que tu restes ici…
— Anna, franchement je ne sais pas si j’ai la force de prendre une décision quelconque.
— Tôt ou tard, tu trouveras ton âme sœur. Il existe quelque part une personne qui t’aidera à donner le dernier coup à cet énorme cordon ombilical t’arrimant encore à ta mère, et à l’Italie, mère poule elle aussi. Tu as besoin de retrouver ton père, au contraire. Et voilà que Paris s’affiche solennellement comme la figure paternelle par excellence, parce qu’il est de toute évidence aussi sévère que distrait.
— Contraignant dans la forme, il est permissif dans la substance !

— Oui, Michele. Et l’Italie est exactement le contraire. Même Bologne, qui ne l’était pas du tout, est devenue permissive dans la forme, mais contraignante… Ouf… ça fait un peu trop bureaucratique !
— Au contraire, je vois de la poésie là-dedans ! La poésie du raisonnement tordu…

Michele se tourna brusquement. C’était l’heure. Je lui frappai l’épaule d’un petit coup d’adieu.

— Mon père était avocat… J’en hérite le savoir-faire ainsi que le penchant pour les causes perdues ! dit-il en descendant sans hâte vers la rue de la Lune.

Giovanni Merloni

L’amour est dangereux, surtout s’il est partagé ! – L’entrevue impossible/3 (Roman théâtral n. 20)

28 mardi Nov 2017

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Roman théâtral

L’amour est dangereux, surtout s’il est partagé !

Lorsque la troupe d’Olivier eut disparu dans le gouffre connu de l’escalier en sanctionnant le terminus d’une journée longue et tendue, je découvrais devant moi un homme malgré tout plein d’énergies et de rêves :
— Heureusement qu’on se tutoie, Anna ! Ce sera un ancrage robuste pour moi…
— À quelle heure pars-tu demain ? dis-je.
— Au lever du jour.

— Il faut mieux alors que tu ailles dormir tout de suite !

— Je ne trouve pas la clé de notre appartement ! Elle était là, sur le secrétaire en face de la porte d’entrée, accrochée au petit doigt de la main de bois ! Heureusement, j’en ai une troisième…
Après une analyse fouillée de nos mouvements récents, nous arrivâmes à l’unique hypothèse possible : quelqu’un des assistants d’Olivier, ennuyé par la conversation sans issue que celui-ci avait entamée avec Michele, se voyant obligé au silence, s’était amusé avec la main de bois en laissant glisser la clé à terre. Plus tard, au moment de tout débarrasser, quelqu’un d’autre avait empoché la clé imaginant que c’était la sienne…
Et pourtant je n’étais pas du tout convaincue de cette conjecture bienveillante et fataliste… Tandis que Michele plaisantait autour de la désinvolture de notre tutoiement, qu’il fallait dorénavant assumer pour règle entre nous… je vis devant moi les deux fantômes de Mario Trentavizi et Vera Marasco, tels les « amants diaboliques » du film de Visconti.
— C’était une véritable « ossessione » ! (1) m’explosai-je. Ils ressemblent même trop à Massimo Girotti et Clara Calamai. Mais que te veulent-ils ? Est-ce que tu t’es aperçu de leur présence ?
— Oui, moi aussi j’ai cru les voir. Il me semblait qu’ils étaient là et en même temps que c’était que des ombres. Ce sont eux qui ont pillé mes clés, selon toi ? Est-ce qu’ils ont fait ça exprès ?
— Je n’en sais rien, Michele, je ne les connais que dans le tourbillon de tes souvenirs. Ces deux collègues de Naples… qui sont aussi d’anciens amis, il faut le souligner, essaient-ils de te harceler ? Ou alors voudraient-ils tout simplement renouer avec toi, invoquer ta bénédiction… et à présent ils ont peur de ta peur ! Ne t’étonne pas, si tu les as dans tes pieds, un jour ou l’autre, Michele ! Bien sûr, tu trouveras le moyen de t’en débarrasser !

— Ou alors je retrouverai la clé dans quelques poches de pantalons…
— Non, Michele, trop facile ! Tu les rencontreras par hasard à Naples, ce dimanche-ci. Et là, poliment, ils te rendront les clés ! S’ils ont le don de l’ubiquité, bien sûr, car nous les avons vus à Paris…
— Ne te moque pas de moi, Anna ! Il y a de quoi s’épouvanter. De toute façon, Vera et Mario seront ravis quand ils trouveront la manière de m’empêcher de vivre une nouvelle vie à Paris !
— Sois sage, tout en gardant ton sang-froid Michele, sage et détaché ! N’oublie pas les contradictions du système… Évoquant l’époque révolue de 1968 qui l’avait bien marqué, mon babbo disait toujours qu’il faut choisir entre deux voies : partager les contradictions ou les faire éclater. Tout l’enjeu est là !
— On utilise les faiblesses et les fautes des hommes pour attaquer leurs vertus, leurs idées…
— Quant à ces deux types, dont j’ai connu moi-même plusieurs exemplaires à Bologne aussi, tu n’as rien à te reprocher, Michele. Certes, on ne pardonne pas la sincérité…
— On n’admet pas l’amour ni le désamour.
— L’amour est dangereux, surtout s’il est partagé ! C’est là que tu dois réfléchir ! Eh, oui…
J’étais à bout de souffle et, la tête lourde, je cherchai une chaise. Coûte que coûte, je devais secouer son tronc pour que ses aînés tombent à terre dans une mer de feuilles mortes :
— Écoute, Michele, je vais te poser une question primordiale… Quand tu l’as vue flâner parmi les ombres, as-tu éprouvé encore des sentiments pour cette femme… incompréhensible ? Est-ce que ton penchant pour Vera brûle encore sous les cendres… du Vésuve que tu as amené ici ?
Il s’en suivit une halte soudaine. Michele s’effondra dans le fauteuil tout en allongeant les pieds sur le petit tabouret (acheté chez Habitat) avant de me faire signe qu’il dormirait là, au centre de la pièce commune, le journal contre le visage — comme le faisait son grand-père Gaetano — juste pour se défendre un peu des percées des néons et des rayons du matin.

— Demain, je pars tôt, Anna. J’ai déjà la valise prête…
On était tous les deux trop fatigués pour entamer une discussion sincère. Le lendemain, s’il partait tôt, je n’aurais pas eu la force de me réveiller pour lui dire Arrivederci (2). Je dus alors trancher avec un salut assez brusque, sous-entendant qu’on s’attendait tous les deux à une séparation très brève, car Michele allait exploiter son devoir de bon citoyen à la manière du « Veni Vidi Vici » de César : « Je suis Venu (à Naples), j’ai tout Vu (et ça me suffit) et j’ai Voté (donc je repars à nouveau) ! »
— Moi je ferme la porte de ma chambre, dis-je avec un sourire désespéré. Car si aujourd’hui on a décidé de se tutoyer, cela ne nous oblige pas à partager nos éventuels ronflements !


Giovanni Merloni

(1) Ossessione…
(2) Au revoir.

La liberté d’être comme je suis – L’entrevue impossible
/2 (Roman théâtral n. 19)

26 dimanche Nov 2017

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Roman théâtral

La liberté d’être comme je suis

Imaginez-vous ce que peut arriver dans la salle commune d’un petit appartement de Paris lorsqu’une bande de techniciens décide d’y installer un studio d’enregistrement. Je m’étais sauvée au pas de la porte-fenêtre, tandis qu’une discussion s’entamait entre Michele (debout) et Olivier Jardin (assis sur la malle), et que les autres gens n’arrêtaient pas de discuter entre eux de nombreuses questions techniques au sujet du tournage du lendemain. Inquiète à l’idée qu’en cachette de lui Olivier fût en train de faire démarrer l’entrevue que Michele avait si nettement refusée, je me demandais aussi où s’étaient cachés les deux Napolitains que j’avais vus défiler au milieu de la troupe en cortège.
Tiraillée par ces deux questions, j’essayais de contrôler le va-et-vient de personnes et de choses que l’appartement devait endurer. Je ne pouvais pas empêcher les gens de boire un verre d’eau dans la cuisine, ni de se rendre aux toilettes ou de descendre en bas de l’escalier pour y prendre ou déposer les trucs indispensables pour l’enregistrement. Au milieu de ce tourbillon lent et subtilement fastidieux, j’essayais pourtant de suivre la discussion entre les deux hommes…
L’entrevue avait commencé par une phrase tranchante d’Olivier :
— Vous… aimeriez jeter le masque, avouer que vous n’êtes pas Gaetano, mais vous- même… Je vois en cela une petite contradiction, puisque vous êtes là justement pour dénoncer la brutalité fasciste qui amena votre grand-père à la résidence forcée, donc à l’antichambre de sa mort. Cela arriva… il y a 72 ans ! Combien de gens…

—… S’en intéressent-ils, aujourd’hui ? avait répliqué Michele. Oui, si je parlais, je ne pourrais pas m’empêcher de le dire : le fascisme ne cesse de sévir en plusieurs endroits de la planète et, sous d’autres formes ou sous les mêmes, il peut toujours revenir à la surface et frapper violemment en Europe aussi !

— Vous chevauchez toujours des chimères ! observa Olivier.
— En général, je suis très réaliste, répondit Michele. Néanmoins, des chimères prometteuses de mondes meilleurs… demeurent malgré tout en moi… et bien sûr il s’agit de véritables pièges, qui ont exagérément marqué mon existence.

— Maintenant, vous êtes à Paris, trancha Olivier tout en cherchant mon regard. On est assez loin de tout cela !

Il s’en suivit une pause embarrassante. Car en ce précis instant tout le monde vit la Napolitaine grassouillette traverser la salle commune pour se faufiler dans la chambre de Michele. J’eus alors la foudroyante certitude qu’elle était Vera Marasco, la femme que Michele aurait dû forcément reconnaître…
Comment ne pas voir Moïse qui traverse impunément la mer sous les yeux effrayés d’une foule sens dessus dessous ? Mais le hasard voulut qu’en ce même instant mon colocataire eût tourné le dos à la passerelle… Dans une impulsion soudaine et simultanée, Olivier et Michele avaient abandonné le coin près de l’entrée où trônait la malle… pour se rendre à la hâte sur le balcon. Oui, je m’en souviens avec exactitude : tandis que Vera glissait avec circonspection devant moi, Michele frôlait mes épaules, les yeux tournés vers le ciel de la rue… Une véritable comédie de l’amour et du hasard s’était croisée à la tragédie fondatrice de toute une famille tandis que Michele ne s’était aperçu de rien. Il s’était déjà accoudé à la balustrade quand je l’entendis s’exclamer :
— Ici, c’est la France, vous voyez… Et, au-delà du grand magnolia, l’Italie… Cette broderie de fer forgé est notre frontière…
— Que recherchiez-vous dans la France, lorsque vous étiez encore en Italie ? demanda Olivier.
— Votre façon d’entretenir la liberté.
— Et que regrettez-vous de l’Italie, maintenant que vous êtes à Paris ?
— Les couleurs…
Une fois rentrés de leur tour panoramique, Michele et Olivier s’installèrent sur l’unique fauteuil et l’unique chaise disponible, tandis que Vera et Mario, son accompagnateur, attendaient sur le palier. La porte, entrouverte, laissait sortir leurs voix ondoyantes et fiévreuses tout en laissant rentrer de nuages de fumée tristes et incompréhensibles.

— Lorsque je suis arrivé à Paris, dit Michele en caressant les accoudoirs, j’avais hâte de recommencer comme si de rien ce n’était. Mais j’ai vu que ce n’était pas possible, après les Alpes et la mer je devrais franchir des obstacles encore plus grands qui sont en moi… D’ailleurs, j’aime l’exploration de cette multitude de villages cosmopolites foisonnants d’activités et de culture et j’éprouve une émotion particulière dans la fréquentation assidue de musées et d’expositions d’artistes venus de tous les coins du monde. N’est-ce pas celui-ci le contexte idéal pour me mettre le cœur en paix et me consacrer à moi-même ?

— En attendant de devenir parisien à plein titre, rien ne vous empêche de ranger vos œuvres et vos souvenirs d’Italie dans cette malle, avant de la consigner à des amis fiables !
— Vous êtes gentil, mais je suis fataliste.

— Ne pensez pas que je vous considère comme décrépit. Je fais de même.

— Vous rangez… quoi ?

— Des documents sur cette époque absurde que nous vivons maintenant, dans cette alternance continue entre le chaos quotidien qui efface toute initiative cohérente et la prise de conscience de ce qu’il faudrait faire pour sortir de la dérive autodestructrice. C’est ça que je cherche de témoigner et d’interpréter sans trop de prétention.

— Il faut surtout espérer que la postérité ne cesse jamais de se poser des questions ! ajouta Michele, rassuré.
Une soudaine explosion de voix sur l’escalier attira les regards vers la porte. Il s’agissait des deux collègues du Caccioppoli qui discutaient à voix haute sur le palier. Olivier hocha la tête (sans doute repenti d’avoir emmené ce couple embarrassant). Quant à moi, je ne pouvais pas dialoguer avec eux ni faire quoi que ce soit pour Michele que je voyais menacé… mais je faisais le possible pour ne pas me détourner de la conversation que j’avais moi-même provoquée ! Je me sentis donc soulagée lorsqu’Olivier demanda :
— Qu’est-ce qu’il désirait votre grand-père, lors de son exil forcé ?
— Que sa femme le rejoignit.

— Et vous ?

— La liberté d’être comme je suis. Mon père et mon grand-père m’ont appris à me contenter des pommes de terre et en général à vivre sans chercher le luxe… pour ne pas être obligé de me soumettre à une autre personne, la meilleure du monde même ! En ça, j’ai toujours eu des sentiments très proches de cet homme génial dont je savais très peu avant de débarquer en France… Je savais que Montaigne avait en Étienne de La Boétie un grand ami, auquel il consacra des mots merveilleux. Mais je ne savais pas que celui-ci avait écrit ce « Discours de la servitude volontaire » qu’on pourrait lire en songeant à Berlusconi tout comme à Poutine et bien sûr à Mussolini, tellement il est adapté à la déconcertante réalité de tous les temps.
— Un discours qui suffirait en lui seul à tracer une ligne nette à protection de la liberté et l’autodétermination des peuples, confirma Olivier, lui serrant la main. Ce texte pourrait servir aussi à cibler un à un et à nous en défendre des tyrans de toutes les tailles qui sont toujours prêts à jaillir de l’anonymat !
— Pendant le fascisme, reprit Michele, Gaetano Calenda plongea dans la détresse avec toute sa famille, mais il ne cessa pas de tisser des contacts pour que le désir répandu de liberté et démocratie aboutisse à des formes de résistance. Il avait réussi à se dérober à l’attention de ses bourreaux jusqu’à cette année terrible…
—… 1936 ! répliqua Olivier, en rougissant. À cette époque, ajouta-t-il, un véritable tourbillon de réunions secrètes se déroula en France et Angleterre et partout en Europe. Il s’agissait presque d’une mode, à laquelle votre grand-père prit le risque de participer. En se rendant à l’une de ces réunions, il sortit de son cocon, de la petite niche que l’anonymat et la bonne conduite lui avaient jusque-là garantie. Malgré l’âge, il était un insoumis ainsi qu’un véritable subversif !
— Vous en savez plus que moi ! répliqua Michele d’un ton amer. Je tire mes certitudes de mon identification spontanée avec l’homme du portrait. Je suis intéressé surtout à son air négligé, à son regard investigateur… Tandis que Anna et vous voyez en lui le personnage, le chef… conclut-il, en fixant mes mains.
— Il a joué tout ce qu’il lui restait à jouer, ses dernières cartouches, dit Olivier calmement. Il faut savoir qu’en dehors de rares survivants de la première génération, la plupart des militants antifascistes étaient beaucoup plus jeunes que lui. Pour eux, ce n’était que le début, car le véritable affrontement ne s’est déclenché que sept ans après, en 1943, quand le monolithe en travertin a commencé à s’émietter.
— Ah, vous connaissez le travertin ! s’exclama Michele. On dirait que vous avez visité Rome ainsi qu’une série infinie de préfectures, de gares et de bureaux de poste bâtis partout dans l’Italie de Mussolini. Oui, je suis d’accord, le jour où Gaetano a voulu courir la chance, il avait déjà brûlé ses meilleures énergies hélas !

— Et pourtant, il a donné du sens, par sa mort héroïque, aux longues années passées sous le régime sans pouvoir dire un mot, conclut Olivier, avec la voix triste de celui qui voit arriver le terminus d’une agréable escapade et que la compagnie se dissout.

— Patience ! Personne n’a parlé de lui pendant soixante-douze ans ! On ne le découvre que maintenant, de façon encore hésitante, reprit-il avec élan. D’ailleurs, il n’est pas le seul ! Sa mort est tombée dans un moment où tous les héros antifascistes avançaient parmi les balles, au risque de mourir seuls et inconnus…
Dès qu’un provisoire silence s’installa, je courus au palier. Les deux Napolitains n’étaient pas là. Choquée pour le manque de sens de leur absence (ainsi que de leur présence, tout à l’heure), j’essayai de me convaincre qu’ils n’avaient jamais existé, tout comme les fantômes du métro. Des ombres ! Tout de suite après, voyant la troupe prête à quitter les lieux, je m’approchai de Michele (en train de converser avec Olivier auprès de la fenêtre de sa chambre) pour lui serrer la main. Je me sentais redevable envers lui ainsi que responsable d’un piège qu’on lui avait tendu avec ma complicité. Je me demandais si ce tourbillon servirait à quelque chose ou si, au contraire, cela n’amènerait pas des soucis à mon nouvel ami. Au contact de nos mains, je le trouvai pourtant rassuré. Quant à Olivier, il avait encore envie de parler :
— En tout cas, l’enterrement de votre grand-père Gaetano, avec les drapeaux rouges enroulés, fut une borne milliaire pour les survivants tout au long de leur lutte acharnée et souvent désespérée pour rattraper la liberté.

— Cette perte avait ajouté de la force à leurs idéaux ainsi qu’à leurs espoirs, ajoutai-je, en fixant la cime du magnolia caressée par la Lune.

Giovanni Merloni

Il faut se battre au grand jour ! – L’entrevue impossible/1 (Roman théâtral n. 18)

23 jeudi Nov 2017

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Roman théâtral

Il faut se battre au grand jour !

Vendredi matin, suivant mon itinéraire préféré — c’est-à-dire le plus long et le plus tortueux — je m’étais rendue chez les « Garibaldiens » pour y rencontrer mon ami Olivier Jardin, le journaliste télévisé passionné des époques révolues. Celui-ci était arrivé très tard dans la matinée, essoufflé, accompagné par deux Italiens, un homme et une femme sur la cinquantaine. Puisqu’il avait hâte de repartir pour un autre rendez-vous, je n’avais pas eu le temps ni le calme de lui expliquer combien Michele avait protesté contre cette idée de l’entrevue impossible… Olivier ne faisait que sourire, tout en se montrant épuisé et alourdi par ses graves pensées, tandis que ses accompagnateurs essayaient de devenir transparents en se cachant derrière les modestes décors appuyés aux murs de l’association.
En rentrant par la voie la plus directe, c’est-à-dire la rue du faubourg Saint-Martin jusqu’à la porte homonyme, je me sentais pressée, troublée comme une mère qui a laissé son enfant de quatre ans seul à la maison. Je me demandai si Michele était devenu déjà tellement indispensable pour moi…
J’étais en train de refuser vivement cette idée — en essayant de rassembler des preuves de l’innocence de mes sentiments ainsi que de mon étrangeté vis-à-vis du rapport problématique qu’il entretenait avec son passé personnel et familial — quand je m’aperçus que j’étais désormais en train de faufiler la clé dans la porte de notre appartement lunaire.
Entrant, je faillis tomber à cause d’une grosse malle placée de travers. Je sus par la suite que ce catafalque de cuir — où Michele, s’inspirant à Fernando Pessoa, comptait de sauver ses mémoires secrètes — avait été acheté dans une brocante de la rue du faubourg Saint-Antoine.
— Je n’avais pas remarqué ça ! m’écriai-je, annonçant mon arrivée.

— Elle était au-dessus de mon placard. Là, elle me gênait, je vais lui trouver une place quelque part…

— Qu’est-ce qu’elle contient ? Un cadavre ?

— C’est une véritable pagaille de photos, de lettres, de manuscrits, de tapuscrits ainsi que de petits objets anachroniques. J’espère avoir le temps de tout ranger, avant de mourir…
— Dix minutes avant de mourir, Monsieur de Lapalisse vivait encore !

— Et alors ?
— Avec tout ce qu’il nous arrive, cela n’a pas de sens de fouiller davantage !
— Personne ne pourrait ranger ces mémoires à ma place ! Donc, il est tout à fait compréhensible que je m’inquiète de ce temps qui précède ma mort !
— Oui, vous pouvez, mais vous perdez du temps précieux…
— Cette malle, m’expliqua-t-il, représente pour moi l’espoir de soustraire à l’indifférence du temps les traces des souffrances supportées par les personnages de ma famille et moi-même.
Je ne me demandai pas les raisons qui avaient poussé Michele à descendre la malle. J’avais oublié le cauchemar du métro et des élections imminentes, car j’étais dans l’emportement pour ce qu’on avait envisagé avec Olivier E. :
— Je vous conseille de la faire connaître, cette histoire de famille, plutôt que l’envoyer aux oubliettes dans une malle anonyme ! lançai-je.

— Vous vous moquez de moi, hein ?
— Non, pas du tout. Mais… écoutez, je viens d’en parler avec Olivier E. : votre entrevue impossible à la place de votre grand-père Gaetano vient à la rencontre de tout ce que nous avons dit hier. Si vous acceptez de vous y engager, vous ne ferez qu’une partie de vos devoirs ! Cela vous fera du bien, j’en suis sûre. D’ailleurs, devant une telle ressemblance physique, toute imprécision historique deviendra négligeable !

— Cependant, chère Anna, j’ai le sentiment que Gaetano me boycotte, soupira-t-il. En ce moment-ci, il se retourne furieux dans sa tombe, tout en se refusant de dire un mot. Lui, l’homme le plus bavard de la terre !

Sans réfléchir, je me laissai aller à une provocation :

— Avez-vous peur qu’il sorte du cimetière et qu’il erre dans la ville de Naples avant de rencontrer Vera, la femme que vous avez abandonnée lors de votre départ à Paris ?
Puisqu’il réagit par une grimace d’horreur, j’insistai :

— Ah, vous avez rougi à nouveau ! Vous avez peur que cette femme vexée se plaigne avec votre grand-père et qu’il fasse valoir son autorité morale pour vous obliger à renouer avec elle ?
— Mais non, pas du tout ! dit-il. Gaetano s’en fiche de mes questions privées ! Il méprise en moi l’appartenance à cette génération de gaspilleurs et d’ingrats, dont il ne veut pas. En cela, il rejoint Pasolini et son idiosyncrasie pour les rejetons de la bourgeoisie grande et petite. Non, je ne crois pas qu’il serait d’accord avec une telle entrevue. Il la jugerait sans doute comme une espèce de masturbation intellectuelle… Quant à moi, en m’exhibant, j’irais contre ma nature esquive !

— Ah, je comprends, répondais-je, vous ne pouvez pas vous passer de vos superstitions ésotériques ! Mais c’est idiot d’avoir peur des fantômes. Il faut se battre au grand jour… Vous n’avez rien à cacher, et je suis sûre que vous trouverez de nouveaux amis, des alliés même, en accueillant mon idée…
— Doit-elle me tomber dessus comme une montagne, votre idée ? protesta-t-il. Est-ce le bon moment, à la veille des élections en Italie ?
— Pourquoi pas ? Je ne vois pas un moment meilleur ! D’ailleurs, personne ne nous oblige à tout résoudre ni à sauver le monde.
— Pourtant j’ai peur…
— Ouf ! Peur de quoi ?
— Je ne serais pas capable de me défouler crachant le morceau qui me gêne !
— Et avec ça ? Ce n’est facile pour personne !

— Vous…

— Moi aussi j’ai mes squelettes dans le placard, dis-je avec énergie. En plus, avec tous ces déménagements, je ne sais plus ce que mon placard est devenu…
Sur ce point du placard, mon portable sonna.

— Allô ? Ah Olivier ! répondis-je; Oui, bien sûr, nous sommes là, on vous attend les bras ouverts !

Tandis que je discutais avec mon ami réalisateur à l’appareil, je voyais mûrir dans le regard de mon ami colocataire ce changement imperceptible de non à oui tout à fait ressemblant à l’admission d’une défaite.

— À propos, j’ai dit à Olivier Jardin que vous êtes mon oncle ! dis-je plus tard, à la hâte, tandis que j’essayais de ranger la salle.
— Si je suis votre oncle, nous devons nous tutoyer, devant les gens qui viennent…
— Oui, bien sûr ! répondis-je. Je n’attendais qu’un prétexte pour ça !

Michele avait déjà commencé à s’exercer dans cette nouveauté, en me disant « tu… tu… tu… » au même rythme de son train intérieur, quand on frappa à la porte en bas. J’appuyai sur l’interrupteur de l’interphone en restant immobile, frappée par une soudaine incertitude. Puis, la sonnette retentit bruyamment et j’ouvris la porte, introduisant d’un petit geste les cinq ou six personnes en visite.
— Entrez, dit Michele, d’un ton cordial, ici, c’est très petit ! D’ailleurs, on est à Paris !
— On est venus pour l’entrevue impossible de Gaetano Calenda, déclara le jeune réalisateur télévisé, scandant respectueusement le prénom et le nom du Napolitain illustre. Nous sommes partants aussi pour l’éventuel tournage de quelques scènes de la vie de votre ancêtre socialiste ainsi que de son enterrement clandestin, dont votre nièce nous a montré une poignante photo !
En file indienne, ayant chacun une valise à la main, une petite troupe s’était entre-temps introduite dans le salon qu’en quelques secondes fut bien rempli de câbles électriques. Confondus au milieu des autres comme deux ombres chinoises, il y avait les deux Napolitains que j’avais notés le matin dans mon association. Quelque temps après, ayant su leurs précises identités, je me demandai pourquoi ils avaient tout fait pour ne pas croiser le regard de Michele. D’ailleurs, je ne pouvais pas m’expliquer comment il avait été possible que Michele ne se fût pas aperçu de leur présence…

— Si vous êtes d’accord, on peut commencer tout de suite, proposa Olivier.

— Désolé, mais il faut reporter tout cela ! réagit Michele d’une voix nette.

— Nos techniciens seront disponibles samedi et dimanche, après c’est fini… répliqua Olivier.

— Samedi, c’est demain ! observai-je.
— Demain matin, je pars très tôt pour l’Italie. Je dois voter, déclara Michele s’essuyant le front.

— D’accord, dis-je. Ce sera moi qui accueillerai la troupe !
— Tu feras ça pour ton oncle ? s’exclama Michele en riant. Il n’avait pas résisté à l’envie de me tutoyer en public.
— Tu es très gentille… dit Olivier, écarquillant ses yeux bruns. Maintenant, je te tutoie moi aussi !
— En partant en Italie, je loupe l’entrevue, n’est-ce pas ? observa Michele, s’adressant au réalisateur.
— Oui ! Et c’est dommage ! Mais, la scène de l’enterrement, on peut la tourner à votre retour…
— Quel imbroglio ! s’écria Michele, contrarié. Je suis obligé de partir tout en sachant que mon vote ne suffira pas… Je vais faire mon devoir sans emportement, voilà ! Les bras me tombent si je pense à ce que ce monde va devenir… avec ma complicité !

Giovanni Merloni

« Celui qui ne sait pas d’où il vient ne peut pas savoir où il va » (Roman théâtral n. 17)

21 mardi Nov 2017

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Roman théâtral

« Celui qui ne sait pas d’où il vient ne peut pas savoir où il va » (1)

— Il est onze heures du soir, dis-je, m’approchant de la fenêtre. Demain, je voudrais essayer de reprendre le fil de mes engagements, sinon je ne mange plus et je glisse dans la rue… J’ouvris et refermai les deux battants avant de me tourner vers mon compatriote :
— Mais il y a encore une chose… une idée optimiste que votre vision pessimiste m’a inspirée… Paris, telle une Babel horizontale aux possibilités infinies représente sans doute une excellente alternative à la Babel à l’envers de Naples. C’est une grande opportunité qui se déclenche à partir de là… pour toi d’abord, mais cela peut se révéler intéressant pour moi aussi…
J’en remercie tous les cauchemars dont la ligne 9 du métro nous a fait cadeau ainsi que ce joli prénom, Zazie, que vous m’aviez confié le premier jour, vous en souvenez-vous ? Comme s’il s’agissait d’une personne de famille ! Combien de temps j’ai perdu à chercher ce que vous vouliez dire ! Et finalement, j’ai compris qu’il n’y avait aucun mystère dans ce mot. Zazie n’est qu’une clé, ou alors une Grande Petite Femme, Française et Peau-Rouge (2) à la fois, qui connaît tellement bien le mal de la bête parisienne qu’elle se chargera volontiers de nous faire de guide, d’interprète et, en l’occurrence, d’avocate.

— Quand je me rendais â San Gennaro, m’interrompit Michele, j’entendais les fidèles s’adresser souvent à la Madone en l’appelant « Avocata nostra » !. Ma grand-mère aussi avait un talent d’avocat. Il suffit de prendre au hasard une de ses lettres d’amour à Gaetano, pour toucher de près son savoir-faire…
— Nous sommes à Paris, hein ? m’écriai-je. S’il vous plaît, ne me coupez pas la parole, sinon je perds le fil ! Car les éléments en jeu sont clairs dans ma tête, mais il ne faut pas que j’en néglige quelqu’un… et bien sûr, le système que je vais vous illustrer ne sera bon que pour nous deux, parce qu’il va répondre justement aux exigences d’un naufragé et d’une réfugiée partis spontanément de leur pays natal…
Je m’explique. Paris est démesuré et insaisissable, une ville constituée d’une myriade de villages où l’on parle toutes les langues du monde. En même temps, il n’y a pas qu’une Babel horizontale, il y en a deux : le Paris en plein air et le Paris souterrain. Tout cela paraît banal, si seulement on pense à combien de villes au monde disposent d’un réseau de transport souterrain, plus ou moins efficace, mais je suis sûre et certaine qu’aucune ville au monde n’est gaie et pétillante comme Paris !

— Oui, tout à fait ! Où que l’on sort du métro, à PLAISANCE, PLACE DE CLICHY, PÈRE-LACHAISE ou PASSY, observa Michele, Paris fourmille de vie et d’énergie, c’est impressionnant !
— Et je pourrais ajouter CENSIER-DAUBENTON, CHARONNE, JAURÈS ou SÈVRES-BABYLONE… C’est exactement ça que je veux dire. Et Zazie, le merveilleux personnage de Queneau, le savait en avance, avant de partir : elle était venue à Paris justement pour voir le métro, car elle avait bien compris qu’à travers le métro on assimile au fur et à mesure la complexité de cette Babel… humaine… voilà le deuxième mot : Paris est une ville humaine !
Même dans les quartiers les plus touchés par la détresse des migrants et des citoyens sans abri, on ressent dans l’air un sentiment de solidarité ne faisant qu’un avec le besoin irrépressible de liberté. Je n’exagère pas. Songeant à cet esprit de liberté typiquement parisien j’arrive à dire que le Paris souterrain n’est que le revers de la médaille représentée par le Paris exposé aux intempéries. Là aussi tout le monde bouge, non seulement les voitures de la police ou les voitures bleues des ministres. D’ailleurs, ce mouvement perpétuel à plusieurs vitesses ne s’inscrit pas dans le vide de l’indifférence, comme à Rome, par exemple. Ici, la chance offerte à tout le monde de se déplacer n’importe où ne se traduit pas dans l’attitude coquine d’une société qui se sent privilégiée et séparée du bien dont elle profite. Personne ne peut demeurer indifférent à l’effort de faire aller la machine sans arrêt, gentiment, confortablement. Donc la quantité presque innombrable de gens qui profitent de cette liberté de mouvement participe elle-même au maintien et à la continuité sereine de cette tâche immense.

— Je partage tout à fait ce que vous dites, s’écria Michele. Mais où est le système qui pourrait nous servir ?
— J’ai parlé jusqu’ici du temps de vie qu’on gagne ou gaspille dans cet immense caravansérail métropolitain… un temps favorable aux justes, aux travailleurs, mais aussi aux conspirateurs…
— Depuis toujours, Paris protège volontiers les conspirateurs ! s’exclama-t-il.

— Nous ne le sommes pas, ça, c’est sûr. Au contraire, nous faisons partie du peuple travailleur qui se contente de danser le dimanche en face de l’église de Saint-Médard… Et pourtant, il y a des conspirateurs qui risquent leur vie pour le bien de leur pays, comme les frères Rosselli qui s’exilèrent à Paris pour se soustraire, inutilement, hélas ! à la pieuvre assassine. Et il y a la conspiration aussi pour sauver la vérité historique !
— Je commence à comprendre… répondit Michele, nous avons au fond de nous le même but, celui de réhabiliter l’histoire glorieuse de notre pays, qu’un atroce analphabétisme de retour est en train d’écraser.
— À commencer, dis-je, par la mise en valeur de l’antifascisme (3) comme choix politique primordial et indispensable !
— Ton but, qui est aussi le mien, reprit Michele, a d’ailleurs son revers de la médaille dans la quête de notre identité. Nous ne pouvons plus nous borner à pactiser avec nos racines, nous devons à la fois les assumer et nous en affranchir !

— Très bien, ajoutai-je, vous me faites souvenir d’une des phrases les plus célèbres d’Antonio Gramsci : « Celui qui ne sait pas d’où il vient ne peut pas savoir où il va ! ». Cela photographie bien mon état d’esprit ainsi que mes peines depuis toujours. Mais je crois que quelque chose est en train de bouger, grâce à vous, à vos cauchemars et tout ce que nous nous transmettons réciproquement…

— Il faut s’occuper du passé alors ?

— On revit le passé dans le présent pour songer au futur, pas pour nous faire esclaves de la nostalgie ! Au contraire, il faut agir, chacun selon ses possibilités. À ce sujet, j’ai une proposition à vous faire…
Sans attendre sa réaction, je décrochai du mur le portrait de Gaetano Calenda, son fameux grand-père. Je fis deux tours de la pièce avec cette icône sur ma poitrine, imaginant d’avancer au milieu d’un cortège de manifestants.


— L’Histoire donne toujours des réponses intéressantes, dis-je tout calmement. Elle peut nous aider à comprendre ce qu’il nous arrive aujourd’hui !
Déjà quelques jours avant ce précipice de confessions croisées, j’avais eu envie de m’occuper de ce personnage cette figure noble que les années sombres du fascisme et la Seconde Guerre avaient presque totalement offusquée. Maintenant, je voulais savoir jusqu’à quel niveau les inquiétudes électorales de Michele se croisaient avec lui.
— Il me semble un chef de file, ajoutai-je, en assumant un ton expérimenté. Sur cela, et sur cette année 1936, cruciale pour l’Europe… il faudrait absolument fouiller davantage… Il mourut en 1936, n’est-ce pas ?


— Oui, il mourut cette année-là. Mais, je vous en prie, laissez tomber ! protesta Michele. Ce n’est pas le bon moment pour réveiller le chat qui dort… Si nous sortons Gaetano de son sommeil, une mèche explosive va s’allumer !
— Est-ce que vous savez déjà tout de lui ? insistai-je. N’êtes pas curieux, au contraire, d’en connaître plus ?

— Écoutez, Anna ! Vous aviez choisi l’année 36 du siècle dernier pour vos études de conspirateurs politiques bien avant de me rencontrer et de savoir quoi que ce soit sur mes ancêtres… et hop, mon grand-père vous meurt sur un plat d’argent justement en cette 36e année ! Donc, il est évident pour moi que ce numéro 36 est très, très dangereux… Sans compter que le revers de 36, le 63, correspond impitoyablement à l’âge qu’avait Gaetano à sa mort, c’est-à-dire le même âge que j’ai maintenant… Non, non, ces nombres parlent clair. Ils disent que si je touche à ce sujet, mon heure est sonnée !
Devait-il justement m’arriver de cohabiter avec le plus superstitieux des Napolitains ? Sa réponse m’avait agacé, mais je fis semblant de m’amuser à son jeu. D’ailleurs, il n’avait pas fini de m’étonner :
— J’ai aussi un autre souci, dit-il, je ne veux pas vous entraîner dans une chaîne dangereuse ! Car 36… c’est votre âge aussi ! Puisque vous me l’avez dit, je sais qu’au mois de mai vous fêterez votre anniversaire !

— Donc, selon votre pensée, il suffit d’un carambolage pour que le 36 cogne contre le 63 avec des conséquences inimaginables ! Il vous manque pourtant d’autres numéros pour parier au loto !

— Il y a le 72…
— Ne plaisantez pas, protestai-je, vous savez déjà que je suis née en 1972 ! Et je sais bien que la parabole du communisme en Europe n’a duré que 72 ans : du 1917 au 1989 !
— Et moi, alors ? insista Michele. Je suis né 72 ans pile après la naissance de mon grand-père, tandis qu’exactement 72 ans viennent de passer depuis sa mort… Après, il y a le 9 !
— Le 9 ? Vous me faites peur !
— Prenez le 63, le 36 et le 72… Après, réduisez-les chacun à un seul numéro : 6 et 3 font 9 ; 3 et 6 font 9 ; 7 et 2 font 9, encore ! Sans compter que nous habitons au numéro 9 de la rue de la Lune, à 9 pas de la ligne 9 du métro !

— Laissez tranquille la ligne 9, tenez-la en dehors de toutes ces folies ! dis-je, en touchant mon ventre comme l’aurait fait une femme enceinte. Je crois que vous vous trompez. 9 c’est le numéro des cycles qui s’achèvent, mais aussi celui des vies qui commencent !

— Que voulez-vous dire ? dit-il, intéressé, avant de rôder dans la pièce comme un gorille en cage qui s’amuse à compter avec ses doigts poilus.

— Si le 9 est un numéro symbolique, répondais-je avec chaleur, je préfère penser que c’est pour le bien et non pour le mal… Car ce n’est pas dit que nous devons forcément rompre avec le passé, dis-je, en changeant de ton… Au contraire, nous devons avancer sans nous retourner en arrière ! Ensuite, voyant l’appréhension s’emparer de mon interlocuteur, je redevins calme :

— Asseyez-vous un instant ! Vous risquez de devenir un manège humain !

Tandis qu’il demeurait perplexe sur sa chaise près de la fenêtre en contrelune, je me rendis dans ma chambre pour y récupérer une cigarette. Cela faisait partie de notre entente, une cigarette dans la salle commune pour bien conclure la soirée… Une fois exploité le rite de l’allumage et de la première bouffée, je lui fis ma proposition concrète :
— J’ai un ami qui travaille à la télévision… un réalisateur. Je l’ai rencontré hier chez les « Garibaldiens », rue Vinaigriers, où je cherchais des traces du passage de votre grand-père Gaetano.
— Comment s’appelle ce monsieur ?

— Olivier Jardin. Et le titre de son programme est… « L’entrevue impossible ». Dès qu’il a vu que je m’intéressais à cette figure mineure de la Résistance, il ne lâche pas prise. Il m’a téléphoné dix fois déjà. Après une fausse Rosa Luxembourg et le pantin de Filippo Turati, il aimerait justement interviewer votre ancêtre.
— Je ne peux pas apporter grand-chose à cette enquête. Je n’ai qu’une lettre de Turati à Gaetano, quelque part. C’est d’ailleurs la seule trace de leur correspondance survécue à l’incendie.
— Quel incendie ?
— Le Fahrenheit 451 de ma famille dit-il d’un air affligé.

— C’est vraiment dommage ! Il était journaliste foisonnant, donc il écrivait continûment, j’imagine : des lettres, des messages, des poésies peut-être… Mais vous pouvez remplir ce vide… en transmettant quelque chose qui va avoir une valeur énorme, que vous avez sans doute retenue de la tradition orale de la famille !

— Je n’ai pu garder que ce vieux tract, une pièce rare, introuvable…

— Alors, vous n’avez pas compris en quoi consiste mon idée géniale ! Ne voyez-vous pas que vous êtes son portrait, en chair et os ? Regardez-vous dans la glace ! Comme ça. Oui, un peu plus proche de la photo. Vous voyez ? Vous vous ressemblez comme deux gouttes d’eau : même nez, même air distrait, même bosse, même esprit d’observation dans les yeux, même bouche charnue ! Et les poches… Ne voyez-vous pas que les poches de Gaetano sont pleines de clés, de cartes et de mouchoirs… comme les vôtres ?

Giovanni Merloni

(1) Antonio Gramsci (1891-1937)

(2) Dustin Hoffmann Grand Petit Homme (Little Big Man)

(3) « Le fascisme est partout » la révolution moléculaire (Félix Guattari)

Maintenant, vous êtes à Paris, une Babel horizontale ! (Roman théâtral n. 16)

19 dimanche Nov 2017

Posted by biscarrosse2012 in mon travail d'écrivain

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Roman théâtral

Maintenant, vous êtes à Paris, une Babel horizontale !



Dans notre « trois pièces », il y avait une petite cuisine, assez spartiate, dépourvue de congélateur et d’une table digne de ce mot. Chacun de nous avait pris l’habitude d’y faire de rapides incursions pour accéder au micro-ondes, quitte à se retirer après, derrière une porte fermée, pour avaler en parfaite solitude son risotto aux cèpes de Picard ou la purée d’artichauts de Monoprix. Mais, depuis le dialogue rapproché de cet interminable après-midi, cela ne pouvait pas continuer ainsi. Ce fut Michele qui lança le signal de fumée en premier, omettant de façon délibérée de refermer sa porte. J’entendis au-delà de la mienne une chanson napolitaine connue voltiger dans la salle commune vide :


« Scalinatella »

À mon tour — juste au moment où la dernière note de celle-ci disparaissait dans la brume parisienne —, j’interrompis mon repas pour ouvrir ma porte, tout en lançant une chanson populaire de la vallée du Pô :


« Oh quant’è bella l’uva fogarina »

L’assiette de mesclun, de tomates et de moules marinées sur la main, affichant un sourire complice, Michele gagna alors le centre de la salle, jetant un œil dans mon univers nordique… là où les livres et les cahiers prenaient le dessus sur les autres décors. Une absence d’ordre que je défendais pourtant comme une lionne :

— Gare à vous ! Vous voyez bien qu’au pas de la porte il y a des barbelés invisibles…

— D’accord, chez vous on est à Bologne, chez moi on est à Naples…

Avec cette suggestion, après avoir aimablement discuté, chacun devant sa porte, chacun avec son dîner bien frugal sur la main, notre salle commune était devenue, sans nous demander la permission, un wagon ferroviaire ou alors le hall d’une gare italienne. TURIN, MILAN, BOLOGNE, FLORENCE, ROME, NAPLES ! En dehors de la porte-fenêtre, le ciel voltigeant sur Paris paraissait une chape imaginaire au-dessus des différents paysages évoqués par nos dangereux colloques.
Ou alors, regardant fixement dans le ciel obscurci surplombant sur les toits, quelqu’un de nous se laissait emporter par l’inspiration lunaire. Sans déranger le pauvre Leopardi et sa lune silencieuse, c’était plus facile pour des êtres simples comme nous de fredonner gaiement « la valse brune » et « les chevaliers de la lune »…

— À Bologne les almanachs sont appelés « lunari », dis-je avec une pointe d’orgueil.
— Tandis qu’à Naples, c’est la « lune rousse » (« luna rossa ») appuyée sur l’horizon de la mer qu’on évoque, répliqua Michele. Dans cette chanson désespérée et nostalgique l’âme napolitaine se révèle avec son typique penchant pour le chantage amoureux : puisque je t’aime et que j’en souffre à mourir, tu ne peux pas demeurer indifférente ! Voilà d’où vient la folle certitude que l’amour tôt ou tard triompherait sur les adversités les plus insupportables…
Je commençais déjà à le connaître. Il n’allait jamais au cœur du problème, préférant parcourir les itinéraires de sa mémoire défaillante et fantaisiste, en quête de repères auxquels s’accrocher, comme s’il ne se souvenait de rien. Parfois, je devinais en avance ce qu’il allait dire dans dix ou quinze minutes, mais je le laissais parler… je ne sais même pas pourquoi. Jamais je n’avais eu une telle attitude à l’écoute ni une telle patience.
— Dans ma vie, les changements radicaux ne sont jamais liés à mes idées politiques ni au travail ! Le jour où je quittai Bologne pour rentrer à Naples, la queue entre ses jambes, par exemple ! avait-il repris, introduisant brusquement son thème le plus urgent.
— Nous partageons peut-être la même façon de ressentir, voire de réagir au monde qui nous entoure, dis-je rapidement. Vous avez vu que moi aussi je n’ai pas quitté Bologne pour l’ambition de ma thèse internationale, mais pour des raisons honteuses, qui ne cessent de corroder mon esprit ! Tout comme moi, vous avez abandonné Bologne, et Naples aussi, en conséquence d’une rupture profonde, insupportable qui s’était produite en vous-même…
— Mes raisons sont honteuses aussi ! s’exclama-t-il. Je vous ai beaucoup parlé de Rose, et même trop, faisant jaillir peut-être l’atmosphère tendue de nos rencontres pour la plupart inconfortables… Ces tête-à-tête qui avaient pour étape obligée une halte sandwich au bar Viola et pour conclusion l’adieu résigné devant la porte cochère de l’immeuble à côté du cinéma Nosadella… Ce qui ne sort pas de mon être récalcitrant c’est le drame intime que j’endure depuis ma naissance, qui m’amène à conduire une existence en fin de compte solitaire…
— Je crois avoir entendu que votre mère avait un penchant particulier pour vous… mais je sais très peu de votre père !

— Mon père était un homme extraordinaire, qui m’a transmis ses valeurs et ses énergies morales de façon presque imperceptible, se prodiguant pour la famille sans jamais exhiber sa générosité. Il était un véritable camarade et en même temps un hidalgo, prêt à s’effacer et à sortir de l’écran pour garder ses quelques rares libertés et vivre dans une île inaccessible son rapport avec maman. Avec elle, j’avais une telle complicité que je partageais ses joies et ses chagrins jusqu’aux nuances les plus subtiles. Voilà que j’ai bien tardé à m’affranchir de l’étreinte sublime et mortelle me liant à elle. Quand je suis sorti du cinéma Roma avec Rose, en octobre 1978, à Bologne, c’était la première fois que je sortais avec une femme qui n’était pas ma mère. Et là, j’avais déjà accompli mes 33 ans !
— Zut ! L’âge de Christ ! Mais, ce ne fut pas une crucifixion cette rencontre, pour vous ! dis-je, comme si de rien n’était. J’étais pourtant assez troublée par cette confidence à la portée inattendue.
— Je réalise à l’instant que peut-être je n’aurais pas osé entamer une histoire pour ainsi dire normale s’il n’y avait pas les Apennins et six-cents kilomètres entre ma mère et moi…

— Il faut compter aussi que Rose était une étrangère, une parfaite inconnue ! Cela aussi aide beaucoup… heureusement ! observai-je.
— Involontairement, ma mère assumait des attitudes de femme fatale, tandis que mon père était peut-être jaloux de moi, son fils dévoué… Mais c’est tout enseveli, cela, car il est mort très tôt, quand je n’avais que dix-sept ans ! Certes, je ne me suis jamais marié… avec l’esprit de tenir compagnie à ma mère, restée seule…
— N’ayez pas peur de ce mal que vous avez finalement le courage de regarder dans la gueule. Et de ça, il faudra remercier Madame Lamy ! Car l’hypothèse bien possible d’une Rose à la double personnalité a fait déclencher en vous le besoin de creuser dans le passé et de vous interroger sur vous-même. Or, selon ce que vous pensez, Rose pouvait bien avoir été liée, du moins sentimentalement, avec un autre homme, vivant ou disparu… Mais, pour la justifier, vous arrivez à vous culpabiliser, en accusant vous-même. Dans mon expérience très limitée, j’en ai rencontré plusieurs qui consacraient leur existence à la figure de leur mère, s’empêchant de se marier… Quelques-uns parmi eux ne s’accordaient des passions qu’avec des femmes mariées… Il s’agit d’un compromis assez fréquent chez les hommes qui ont eu une mère poule charmante aussi !
— Oui, je me suis bien culpabilisé… Mais je ne me cache pas non plus qu’il y eut une violente déchirure entre Rose et moi à l’origine de ma décision de quitter Bologne. En fait, la maladie soudaine de ma mère n’a été qu’une étincelle qui s’est chargée d’allumer la mèche d’une déflagration mortelle prête à exploser… Je savais bien que rentrer à Naples ce serait régressif, mais je m’efforçais d’y voir une nécessité, la volonté d’un Dieu bienveillant. D’ailleurs, les sirènes de mon enfance napolitaine faisaient valoir leurs droits sur ma personne, et je ne savais pas comment me rebeller à l’appel de la forêt… Toujours est-il que je ne supportais plus le compromis dont vous parliez. Je voulais sortir de mon enfermement, assumer jusqu’au bout la responsabilité de cet amour !
— Votre conviction est arrivée trop tard, peut-être, et Rose n’a pas eu le temps de s’y accoutumer… ou alors, cette mère réincarnée que vous aviez rencontrée à six cents kilomètres de votre mère réelle n’avait pas perdu la tête, comme on dit !

— « Mère réincarnée » ! Vous dites bien, c’est exactement ce que je pensais pendant les derniers jours de Bologne. Je la voyais de plus en plus mélancolique, comme si elle avait la responsabilité viscérale de quelqu’un d’autre. Certes, de ces temps-là, il n’y avait pas de téléphone portable, mais je suis sûr et certain que si je l’avais cherchée lors de ses fréquentes disparitions avec l’un de ces trucs, j’aurais eu toujours la même réponse : « l’abonné que vous cherchez n’est pas joignable pour l’instant… »
— Vous ne pouviez pas tous savoir. Toutes les femmes mélancoliques ne sont pas forcément des mères anxieuses aussi… dis-je sans réfléchir. Vous deviez attendre qu’un nœud intérieur se défît en elle, tandis que vous lui enleviez le souffle, n’est-ce pas ?
— Je l’aimais trop, sans doute… Et surtout, ne savais pas attendre…
— De la peur de vous faire souffrir avec ses hésitations, elle vous a laissé partir à Naples pour vous mettre à l’épreuve ! Elle ne croyait pas que vous auriez résisté sans elle !

— Oui, c’est vrai. Je n’ai pas résisté sans elle ! Je lui suis resté fidèle pendant un temps qui me sembla éternel… d’abord les sept années de dévouement absolu au chevet de ma mère, frappée par le Parkinson, une maladie vraiment implacable. Certes, il y avait ma sœur Enzina qui s’en occupait aussi, avec son mari, mais c’était moi qui vivais sous le même toit avec cet être condamné, de plus en plus handicapé. Quand ma mère est décédée, en novembre 1995, je venais d’accomplir cinquante ans. J’étais encore dans le plein de ma vigueur, mais ce numéro 50, si rond et apparemment innocent, m’impressionnait tellement que je me voyais déjà proche de la fin. En plus, je ne pouvais plus me voir dans le clair-obscur de notre appartement de famille, si plein de souvenirs et d’objets inquiétants… (1) Voilà pourquoi, d’accord avec ma sœur Enzina, nous louâmes l’appartement des parents et j’emménageai chez elle…
— Vous aviez toujours votre travail, n’est-ce pas ?

— Oui, mais par rapport au travail que je faisais à Bologne, c’était beaucoup moins engageant. J’aimais bien mes élèves, surtout les filles… tout en demeurant impeccable, bien sûr…
— S’il n’y avait pas eu le décalage de l’âge, vous auriez entamé volontiers des histoires avec l’une d’elles, n’est-ce pas ?

— Il y avait toujours un interrupteur qui m’empêchait d’y songer dessus : je refoulais toutes mes pulsions dans des dessins assez scandaleux que je cachais sous mon lit. Je ne m’étais pas aperçu de cette collègue de sciences… qui voulait coûte que coûte me reconduire dans la normalité….
— Tu parles de Vera, hein ?
— Oui. Elle a fait le possible pour extirper la Rose qui s’était incrustée dans ma roseraie. J’ai résisté sans effort pendant les six années où je vivais avec Enzina et sa famille. Des années très fertiles pour ce qui concerne la peinture ou pour mieux dire le dessin…
— Si je me souviens bien… c’est au tournant de l’attentat de New York que votre vie a brusquement changé. Faute de la peinture à l’huile et des embuscades de Vera, n’est-ce pas ?

— Oui, c’est ce que j’avais dit, de façon un peu simpliste, en vérité. J’avais en fait besoin d’une table, d’un chevalet et d’un espace adapté à la peinture, sans trop de contraintes familiales et logistiques. Un collègue venait de quitter son pied-à-terre à vicolo della Neve. Je le remplaçai volontiers pour y installer mon atelier, le premier de ma vie. Toujours est-il que le studio de trente mètres carrés dans le quartier Sanità m’octroya une joie brève et contradictoire… Bientôt, ce collègue donna mon adresse à Vera, qui trouva la manière de s’introduire dans cette pièce unique au goût de térébenthine sans que je fasse de résistance. Dès son arrivée, j’ai de but en blanc commencé à aimer Naples, cette ville avec laquelle je n’avais pas voulu renouer pendant treize ans…. En revanche, j’ai commencé à glisser, à m’effondrer dans une espèce de tour de Babel à l’envers…
— Maintenant, vous êtes à Paris, une Babel horizontale ! Vous verrez que ce n’est pas l’enfer du tout. D’ailleurs, tout cela, vous l’avez déjà passé !

Giovanni Merloni

(1) Je survole ici sur la description des objets plus ou moins absurdes que la mère de Michele avait disséminés partout, dont un ancien enfant Jésus de bois peint qu’en famille on appelait « le petit mort » (« il morticino »).

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