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À présent, je suis rentrée dans la norme, et j’ai peur ! – Madame Lamy/2 (Roman théâtral n. 15)

16 jeudi Nov 2017

Posted by biscarrosse2012 in mon travail d'écrivain

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Roman théâtral

À présent, je suis rentrée dans la norme, et j’ai peur !

— Vous voudriez savoir, dis-je haletant d’inquiétude, depuis combien de temps j’ai pris l’habitude de l’appeler Madame Lamy, ma Française à moi, n’est-ce pas ?

— Je ne sais pas si je veux le savoir. Car ce serait assez tordu d’imaginer qu’une personne sincère et honnête se donne un nom de pure invention pour qu’une créature innocente ne sache ni ne répète à personne son vrai nom ! Bien sûr, Rose était un peu imprévisible, ravie parfois par des pensées que je n’arrivais pas à saisir… Cependant, même si je ne sais pas tout d’elle, je ne la crois pas désinvolte au point de s’inspirer au nom de famille de mon enseignante de Naples !
— Pourquoi pas ? répliquai-je, décidée à ne plus tergiverser. Elle était sûre que vous ne rencontreriez jamais la créature innocente que j’étais, car nous faisions partie de deux mondes bien séparés sinon étanches. Mon babbo travaillait à la Mairie tandis que vous étiez à la Région ; il était un fonctionnaire administratif, vous étiez un architecte, enfin il était Bolonais depuis sept générations tandis que vous étiez un Napolitain immigré !
— Vous m’inquiétez, Anna ! Depuis combien de temps connaissez-vous Madame Lamy ?

— Je ne sais pas, c’est un long film à épisodes, dont les premiers échappent à la prise de ma mémoire enfantine. D’ailleurs, au commencement, c’était elle qui s’intéressait à moi sans que j’en sache rien. Un jour, quand j’étais déjà sur les quatorze ou quinze ans, elle me parla d’une espèce de fulguration qu’elle avait eue en me voyant, toute petite, en train d’éventer un drapeau rouge de ma taille d’en haut des épaules de mon babbo. Nous étions à piazza Maggiore, le jour mémorable où les Italiens votèrent NO à l’abrogation de la loi sur le divorce. Une victoire importante pour tous dans une société harcelée par l’hypocrisie de l’Église catholique. Depuis, je ne sais pas si par hasard ou suivant d’autres pistes, Madame Lamy se trouvait souvent à croiser la route du babbo quand il était avec moi…
— Est-ce que son motif primordial c’était, au contraire, l’envie de rencontrer Nevio Buonvino ? supposa Michele, sans cacher son inquiétude.
— Toujours est-il que mon babbo m’emmenait souvent et volontiers aux rassemblements de la gauche. Un autre jour… j’avais six ans, j’étais bien petite, mais je m’en rappelle très bien… c’était le dimanche qui suivait la découverte, à Rome, du cadavre d’Aldo Moro. On était bien sûr à Piazza Maggiore, à midi. L’on voyait ici et là des groupes de gens qui discutaient. Mon babbo me déposa sur les marches du parvis de San Petronio, me priant de l’attendre juste une minute. Ce fut alors — on était en mai 1978 — que cette femme ayant l’océan dans les yeux se rapprocha de moi et commença à me parler. Elle savait mon nom, mais ne me dit pas le sien… Ce fut effectivement à la rentrée scolaire de l’automne 1980, l’année de la bombe à la gare, que les rencontres avec cette femme mystérieuse se sont intensifiées… et ce fut alors, oui, probablement après votre rendez-vous avec Rose au bar Viola… ce fut alors qu’elle me glissa dans l’oreille son nom de famille : Lamy !
Maintenant, je ne suis pas capable de fixer dans une seule instantanée, l’expression que fit Michele en entendant mes mots. J’aurais besoin pour cela d’un psychanalyste rusé, qui m’aide à rendre les émotions terribles et contradictoires que j’ai vues passer sur son visage et ses mains gesticulantes. Je sais seulement que parmi la multitude de sentiments qu’on pouvait lire dans son regard égaré et fuyant je découvrais pour la première fois le sentiment de la jalousie :

— Je ne sais pas si nous avons eu affaire à la même personne, dit Michele, essayant de se dominer. Mais si c’était ainsi, je serais content qu’elle nous eût traité tous les deux de la même façon, c’est-à-dire avec la même gentillesse ou antipathie… Ça, je ne le saurai jamais, et vous non plus… mais quand elle transférait son attention de l’un à l’autre, ses attitudes auront été sans doute différentes pour ce qui concerne son monde exclusif et privé ! Je suis sûr qu’elle vous a invité chez elle, par exemple !
— Oui, plusieurs fois… Elle habitait via delle Moline, pas loin du théâtre Comunale !
— Je connais ces endroits-là comme ma poche, c’est tout près de mon bureau via Alessandrini ! J’aurai donc croisé Madame Lamy de centaines de fois, sans le savoir… tandis qu’il ne m’est jamais arrivé d’y rencontrer par hasard Rose ! Si Madame Lamy habitait pas loin de chez vous, Rose aimait bien que je la raccompagne rue Nosadella, du côté opposé de la ville, jusqu’à la porte cochère de son immeuble, où immanquablement elle rentrait !
— Pendant combien d’années vous avez accompagné Rose devant cette porte cochère ? demandai-je.

— Jusqu’au jour où ma sœur m’a téléphoné en me disant que notre mère était malade. C’était en octobre 1988… juste dix ans après nous être connus, Rose et moi !
— Ce fut presque à cette même époque que mon rapport évolua avec Madame Lamy, se transformant en véritable amitié, dis-je, étonnée par la énième coïncidence. Là, j’avais 17 ans, c’était en mai 1989… (1)
— Je ne sais pas si nous devons continuer, s’exclama Michele, affichant un regard épuisé. Ce serait un jeu dangereux pour tous les deux ! D’ailleurs, je n’ai aucun reproche à faire à la femme que j’ai connue pendant ces temps. Et je veux respecter son secret… si elle en a un !
— Oui, d’accord, laissons tomber ! dis-je, soulagée. Je regrette trop « ma » Française et c’est sans doute plus facile, pour moi aussi, de vivre mon manque en solitaire. D’ailleurs, dans nos histoires il y a beaucoup de choses qui ne s’encastrent pas l’une dans l’autre. Vous ne m’avez jamais parlé de ses dessins, par exemple…
— Je ne me souviens que de savons et de vaporisateurs parfumés, dit-il.
— D’habitude sage et sans trop d’éclats, Madame Lamy se laissait parfois emporter par une espèce de folie. Par exemple au Cantinone de la rue du Pratello, à la fin du repas, elle sortait de son sac une plume quelconque et dessinait librement sur la nappe de papier. Souvent, par un sourire embarrassé, elle donnait son œuvre à la serveuse ou alors enroulait le papier pour l’amener chez elle…
— J’imagine que vous n’avez jamais profité de cadeaux pareils !
— Sauf un jour… sortant du Cantinone, un dessin est tombé dans la rue et moi je l’ai emprunté au vol et vite glissé dans ma blouse sans qu’elle s’en aperçoive. Ensuite, à force de le cacher pour que personne ne le trouve, j’ai perdu le dessin, ce que je regrette beaucoup !
— De quel type de dessins s’agissait-il ?

— Je dirais des galaxies, ou alors des utérus féminins hébergeant une créature qui attend de venir au monde. C’était une vision cosmique… apaisée, tranquille, qu’elle semblait écrire plutôt que dessiner, comme s’il y avait quelqu’un quelque part qui lui dictait au fur et à mesure chaque détail. Plus tard, quelque temps avant la disparition de mon babbo… Ah oui, c’était juste au lendemain de la tragédie des tours jumelles…
— Le 11 septembre 2001, c’est-à-dire le jour où la vie de tout le monde a changé radicalement, hélas ! Pour moi, personnellement, cette date marque le commencement d’une séquelle d’évènements traumatiques !

— Pour ma famille aussi ! répondais-je. Ce fut ce jour même que mon babbo eut sa première attaque… Quand je la rencontrai, Madame Lamy me dit gravement que son inspiration était en train de s’affaiblir, voire de disparaître. Je lui demandai de m’en expliquer la raison : « j’ai 29 ans désormais, lui avais-je dit, je ne suis plus une môme ! » Très réticente, elle se borna à me souffler à l’oreille une phrase que je n’oublierai jamais : « j’ai été très malade et je risquais mourir… Pendant un temps dont je ne connais pas la durée, j’ai vu des choses extraordinaires que sans aucun effort je transférais dans mes dessins. Jusqu’à hier, cela ne me procurait aucune angoisse. À présent, peut-être à la suite de ce qui est arrivé à New York, je suis rentrée dans la norme… et j’ai peur ! » (2)

Giovanni Merloni

(1) J’ai déjà raconté ma première escapade avec Madame Lamy à la Malacappa n’est-ce pas ?

(2) La violence inouïe de l’attaque terroriste du 11 septembre 2001 à New York avait donc fait deux autres victimes chez nous : la personne douce et généreuse de Nevio Buonvino et les rêves célestes de Madame Lamy, ô combien indispensables pour elle !

On ne peut pas aimer un peuple ou une personne sans en comprendre l’esprit ! – Madame Lamy/1 (Roman théâtral n. 14)

14 mardi Nov 2017

Posted by biscarrosse2012 in mon travail d'écrivain

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Roman théâtral

On ne peut pas aimer un peuple ou une personne sans en comprendre l’esprit !

Oui, décidément, ces quatre jours vécus en état de suspension physique et mentale entre France et Italie — par la faute d’élections qui devaient sanctionner négativement la dérive d’erreurs en chaîne que le peuple italien n’avait su reconnaître à temps — ce furent aussi les quatre jours qui devaient révolutionner ma vie et la vie de Michele aussi.
Donc, si notre appartement panoramique était devenu bruyant comme une gare et fourmillant comme une ruche, nos deux têtes ainsi que nos âmes se voyaient continûment dépassées par les événements, les souvenirs, les révélations douloureuses ou scandaleuses…
La journée de jeudi n’en finissait jamais. Vers 18 heures, je m’étais convaincue que désormais l’Italie ne se détacherait plus de notre parquet ni de deux cheminées de nos chambres à coucher. Au centre de la pièce commune, comme une fontaine douée de statues et d’obélisques, le sujet des élections imminentes faisait déclencher, dans la fougue de nos élans, les souvenirs des voyages en train que chacun de nous avait endurés pour se rendre en Italie sous l’impulsion de la nécessité ou de la nostalgie… Mais c’était surtout au sujet de nous-mêmes que nous avions envie de nous disputer.
— Moi, par exemple, disais-je, pendant les dernières cinq années qui se sont écoulées, j’ai fait la navette au moins quinze fois avec l’Italie, dont la plupart entre Paris et Bologne. Mais je me suis rendue aussi à Milan, Turin et Gènes, sans compter ces trois jours à Cesenatico !

— Où est-ce que vous dormiez, lors de tes séjours à Bologne ?
— Chez Patrizia, au dernier étage d’un vieil immeuble de la rue Sant’Isaia, pas loin des anciens remparts.

— Et ta mère démissionnaire, excusez-moi le mot… est-ce que vous la voyiez ?

— Chaque fois, dès que je descendais à la gare, je téléphonais à Mariangela et l’on se donnait rendez-vous pour le lendemain matin. On prenait le petit déjeuner ensemble, et c’était tout. Mais cela se passait bien, parce qu’on était loin de la maison de la rue Broccaindosso, si ruisselante de souvenirs. Et puis, petit à petit, j’ai compris que Mariangela ressentait énormément de mon manque. Finalement, si elle avait voulu couper avec moi, c’était pour se punir et peut-être pour me laisser libre de vivre ma vie. Sinon, qui sait ? Est-ce que Mariangela et mon « babbo » avaient le choix quand ils se sont trouvé sur les bras un enfant à nourrir ?
— Vous n’avez pas de rancune envers elle ?

— Puisqu’elle ne viendra jamais me chercher à Paris, je vais essayer d’être magnanime ! Et, de temps en temps, je lui envoie des attestations d’existence en vie !
— Mariangela connaît déjà votre nouvelle adresse parisienne ?
— Oui, bien sûr. Le jour même du déménagement, ici-bas, chez Mona Lisait j’ai acheté une carte postale avec la Tour Eiffel que je lui ai envoyée avec mes nouvelles coordonnées, en lui disant aussi que je partage le loyer avec vous !

— D’accord, Anna, elle ne viendra pas. Mais, si elle donne votre adresse à quelqu’un d’autre ?

— Vous ne la connaissez pas ! Il s’agit d’une femme très méfiante et possessive : elle se ferait tuer plutôt que parler de moi à qui que ce soit !

— Il me semble pourtant qu’avec ce comportement elle ne fera qu’augmenter le vide autour de vous !

— Patience ! On ne peut pas remettre debout un pantin qui n’a plus de squelette ! Toujours est-il qu’elles me font du bien les rencontres avec Mariangela au bar Viola…

— Le bar Viola, rue Sant’Isaia ? s’exclama Michele rougissant comme un pavot.
— Vous le connaissez ? Quand je suis à Bologne, j’y passe devant tous les jours !
— C’est là que je me rendais avec Rose le plus souvent !

— Je vous vois bien, assis dans un coin, un calice de rouge dans la main et les yeux prêts à glisser sur un toboggan invisible, avant de plonger dans ses yeux à elle ! Mais je ne parviens pas à donner une forme à la femme assise devant vous. J’imagine, bien sûr, qu’elle essaie de se dérober à votre regard qu’on ne pourrait plus explicite… Mais, franchement, n’est-ce pas incroyable qu’on se trouve ici, à évoquer les sandwichs et l’ambiance exquise du bar Viola ? Plus petit que le café de l’Industrie de la rue Sedaine, mais avec le même esprit de transgression… n’est-il pas un lieu idéal pour les couples d’amoureux ? Cela me pousse d’emblée à imaginer que la femme à la fois embarrassée et conquise que vous avez devant c’est Madame Lamy ! (1)
— Je comprends ce que vous dites, mais je dois m’y refuser, protesta Michele. En fait, je ne réussis même pas à concevoir qu’une femme solaire comme Rose puisse avoir une double personnalité… Cependant, je dois l’admettre, chaque fois que vous prononcez le nom Lamy, c’est automatique pour moi de revenir au jour lointain où je racontais à Rose combien mon enseignante de Français à Naples avait été importante pour moi. Ce jour-là, nous étions confortablement assis au bar Viola, et je me réjouissais de l’entendre parler si bien notre langue, sans aucun accent ni inflexion…
— Au contraire, la dame qui aimait beaucoup flâner dans les allées de la Montagnola (2) avait cette typique façon de rouler l’r dont les Italiens se moquent tout en étant fascinés !
— C’est à cause de son talent linguistique que Rose s’était installée à Bologne, reprit Michele. Encore jeune représentante de cosmétiques et parfums, L’Oréal lui avait proposé de brûler les étapes de sa carrière en travaillant à l’étranger. Quand elle avait proposé l’Italie, son chef, à mon avis fou d’elle et frustré de son refus, l’avait envoyée à Bologne pour ne pas la voir bouger devant lui… Le boulot de Rose consistait en d’infinis aller-retour entre Bologne et d’autres villes de la région, telles Modena, Parme et Ferrare. Heureusement, Rose avait une collègue disposant d’une voiture adaptée à leurs nécessités. Graziella l’avait tout de suite accueillie rue Nosadella, dans son petit appartement au dernier étage où je n’ai jamais eu le droit de monter…
— Je voudrais vous proposer un jeu, lui dis-je, soulevant le bras comme une écolière. Fermez les yeux et songez à l’actrice française qui pourrait ressembler à Rose comme vous la voyiez du temps du bar Viola !
— Jeanne Moreau ! répondit-il sans hésitations.
— Quant à elle, Madame Lamy ressemblait à Romy Schneider… Dommage que chacune de deux actrices, tout en demeurant sauvage et sincère, serait capable de mener une double vie !

— Vous m’aviez raconté, dit-il, que votre espèce de vice-mère ou sœur aînée travaillait chez une maison d’édition, n’est-ce pas ?
— Oui, répondis-je, elle traduisait en français des textes scientifiques et philosophiques italiens pour plusieurs personnes à qui elle téléphonait depuis les bars… Sinon, elle affichait l’air de quelqu’un qui n’a pas besoin de travailler…

Un bruit sourd venant de l’escalier nous rappela l’existence d’un voisin qui boitait, d’une voisine âgée qui peinait à monter au cinquième étage et d’un chien pathétique que ses propriétaires, avant de sortir, emprisonnaient dans un cagibi sans fenêtre.
— Voilà qu’il pleure et se désespère comme un chien humain ! observai-je.
— Je dirais plutôt un humain chien qui aurait besoin du psychanalyste ! répliqua Michele, regardant sa montre.
— Quelle heure est-il ? demandai-je.
— 20 heures. Si on était à Naples, ce serait encore tôt pour dîner. À Bologne et Paris, les gens s’assiéraient et mangeraient, dit-il.
— Ce soir, puisque personne ne nous invite, nous risquons de nous asseoir devant une table vide, dis-je.
— Nous sommes déjà assis ! dit-il. Sur notre table, il y a pourtant beaucoup d’encombrements visibles et invisibles qu’il faut ranger quelque part… Donc je laisse à vous la décision : soit l’on arrête avec nos fouilles rétrospectives et l’on va voir à la cuisine ce que nous pouvons glisser impunément dans notre estomac, soit l’on poursuit… en ce cas, je vous invite à la pizzeria sur le boulevard !
— Je mangerai plus tard, merci ! dis-je en souriant. J’ai mon risotto aux cèpes de Picard qui m’attend… Et maintenant, je vous donne la parole, mon camarade ! ajoutai-je d’un air solennel. Je vous rappelle que vous devez encore expliquer à cette… assemblée d’une seule personne le rôle primordial de votre   enseignante de français !
Sans attendre, Michele se leva du fauteuil et se mit à tourner en rond, comme un cheval de manège :
— La première fois que nous nous rendions au bar Viola, Rose et moi, ce fut en septembre 1980, dit-il, à la rentrée des vacances que chacun de nous avait passées avec sa mère respective (moi à Naples ; Rose à Paris), avec le sentiment de culpabilité pour n’avoir pas participé au deuil de la ville de Bologne lors du massacre du 2 août à la Stazione Centrale. Nous étions tous les deux bouleversés et profondément indignés pour l’attaque à tout ce que nous avions appris à aimer. Ce fut alors que Rose déclara : « il n’y a que deux villes où j’ai ressenti une pareille énergie et frénésie de vivre : Bologne et Paris ! » Elle se rappelait par cœur cette poésie de Prévert qui, voilà la coïncidence, était la même qui m’accompagnait toujours, telle une initiation discrète à l’authentique esprit de la France :

Deux et deux quatre

Quatre et quatre huit

Huit et huit font seize…
Répétez, dit le maître…

Inévitablement, continua Michele, cette poésie fit déclencher mes souvenirs d’école avec l’image nette et lumineuse de ma professeure aux cheveux blancs, la petite femme gentille qui m’avait appris à aimer et comprendre la France… Oui, Hortense Lamy avait raison, on ne peut pas aimer un peuple ou une personne sans en comprendre l’esprit !
J’aurais voulu l’arrêter. Car je voyais voltiger sur ma tête une reine de la nuit à la gueule effrayante. Je ne pouvais pas savoir a priori si elle aurait été méchante ou bienfaisante. Et pourtant elle se rapprochait tel un aigle qui aurait pu me ravir au sommet d’une montagne ou alors une chauve-souris débonnaire, prête à me caresser avec ses ailes dégueulasses…

Giovanni Merloni

(1) Je me rends compte, avec le recul et la sagesse (facile) de la distance, que je risquais m’effondrer avec mon vis-à-vis dans un puits sans fond d’émotions contradictoires en insistant avec ces fouilles trop efficaces, qui matérialisaient si dangereusement une table et deux chaises de bar auxquelles nous nous trouvions assis, hélas, Michele et moi !

(2) la Montagnola…

Faites gaffe, en français on dirait « seconde » s’il n’y avait pas une troisième douleur ! – Anna, la réfugiée/4 (Roman théâtral n. 13)

12 dimanche Nov 2017

Posted by biscarrosse2012 in mon travail d'écrivain

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Roman théâtral

Faites gaffe, en français on dirait « seconde » s’il n’y avait pas une troisième douleur !

— D’emblée, lui dis-je sans aucune retenue, je me suis trouvée sans père ni mère, tout en demeurant vivement attachée, sinon soudée, à ces deux êtres étranges que j’avais crus mes parents. Certes, il y avait ce cadeau, qui amoindrissait mes sentiments d’inutilité… Si Nevio Buonvino était parvenu à ce geste héroïque, cela voulait dire peut-être que mon futur était très important pour lui ! D’ailleurs en faisant quelque chose qui lui aurait fait plaisir je me sentirais utile à moi-même et à d’autres aussi… Toujours est-il qu’au lendemain de l’assolo impitoyable de Mariangela, en voyant coupées mes racines, je suis entrée sans transition dans le plus effrayant des cauchemars…
— Ne suffisait-il pas la disparition d’un mari et d’un père ? Pour quelle raison votre belle-mère a-t-elle voulu vous donner, sans attendre, une seconde douleur ?
— Non, faites gaffe, en français on dirait « seconde » s’il n’y avait pas une troisième douleur, mon ami ! lui dis-je sans trop réfléchir. Vous permettez que je vous appelle ami ?
— Bien sûr que nous sommes amis ! dit-il en me souriant. Puis, en affichant un air de contrition, comme si c’était lui le coupable et donc le responsable de ma détresse, il ajouta : — je me demande ce qu’il peut arriver encore, après cela !
J’étais sur le point d’exploser quand je m’aperçus que Michele, malgré ses airs de Saint-Christophe, fixait mes genoux nus, fort illuminés dans la faible lumière de l’ampoule qui faisait fonction de lustre. Cela ne dura qu’un instant et, tout de suite après, pour me distraire, mon colocataire lança son hypothèse :
— Vous êtes allée à l’Osteria des poètes, n’est-ce pas ?
— Oui, comment le savez-vous ?
— C’est un endroit qui serait très convoité par les clochards et les bobos de Paris, dit-il. Je m’y rendais souvent en bande avec mes camarades du bureau.
— Ce fut là, au lendemain de mon trente-et-unième anniversaire, que la troisième tuile me tomba dessus…
Michele s’approcha de moi. J’en eus un frisson me traversant de la tête aux pieds. Heureusement, il restait debout, immobile…

— Tout arriva avec une vitesse affreuse, m’exclamai-je, reprenant mon récit. Comme je vous avais dit, le soir avant de coucher, Mariangela, devenant tout d’un coup ma belle-mère, avait cédé à son élan de sincérité et par conséquent j’avais passé une nuit insomniaque. Le lendemain, au petit matin, je me rendis tout seule à la Malacappa…
— Vous avez demandé un passage à quelqu’un ?

— Non, j’ai pris le bus… Les gens du restaurant étaient en train de ranger la terrasse où quelqu’un venait de prendre le petit déjeuner. Quand le patron sortit pour jeter un seau d’eau sur l’asphalte, il s’aperçut immédiatement que je ne tenais pas debout. « Vous cherchez la Française, n’est-ce pas ? dit-il. Récemment, elle nous a envoyé un billet de salut depuis Arles ayant sur l’en-tête l’enseigne d’une maison d’édition. Elle nous a demandé de lui garder son plat de tagliatelle pour septembre ! » « C’est loin, septembre ! » dis-je, risquant de tomber à terre. Heureusement, Romano était bien costaud : il m’attrapa au vol, puis, malgré l’heure acerbe, il insista pour que j’avale des « crescentine » avec un peu de vin. Plus tard, il me raccompagna en voiture jusqu’à la Porte San Vitale.

— Là, vous étiez à deux pas de chez vous, mais vous n’aviez pas envie de rentrer, évidemment…

— Oui, exactement ! Telle une somnambule, je me suis promenée sous les arcades ayant la chance de ne rencontrer personne… Ensuite, à la hauteur du marché de piazza Aldrovandi, j’ai embouché à droite via Petroni, cette rue aux arcades plus sombres où je me sentais une voleuse… puis, traversée la place du théâtre Comunale, j’ai emprunté via Zamboni…

— Pour vous rendre enfin à l’église de San Martino, là derrière, où vous aviez été baptisée… J’aurais fait le même ! Quand on t’enlève la terre d’au-dessous de tes pieds et que tu marches sur un terrain vague sans plus de repères, la première chose à faire c’est de te rendre là où quelqu’un avait constaté ta naissance et lui demander une certification !
— Vous avez une belle imagination, merci ! Oui, je me suis sauvée dans la paroisse de San Martino, via Oberdan. Mais les choses ne se passèrent pas comme ça ! En dépit de mes convictions en fait de religion — comme je vous avais dit hier, je ne suis même pas capable de faire le signe de la croix… — j’y suis allée chercher un prêtre ! On m’avait parlé bien de don Silvano, un type assez jeune mais très compréhensif. Je lui confiai par le menu toutes mes disgrâces, obtenant immédiatement sa bénédiction empressée. Ensuite, tous les soirs, vers sept heures, je l’entendais poliment dire la messe, puis je le suivais dans la sacristie, où l’on parlait de tout, même du parti communiste qui n’existait plus, désormais, ayant fait hara-kiri le jour où des hommes de génie avaient décidé de lui ôter tout à fait le nom. Sans trop de tournures, don Silvano m’avoua qu’il était communiste et qu’il avait toujours essayé de refouler dans les tréfonds de son être son esprit subversif. Moi, je ne donnais pas trop d’importance à ses aveux, ni à certaines exaltations mystiques qu’il voulait partager avec moi… Bref, un soir, il me proposa de continuer notre colloque à l’Osteria des poètes. Il me donna rendez-vous sous les arcades via Oberdan, juste en face de l’église. Quand il sortit, ce n’était pas la même personne avec qui j’avais si librement ouvert mes pensées et mon âme. Il était en civil, avec un jean abîmé et un pull orange. Je remarquai qu’en cette nouvelle mise Silvano était bien laid, surtout en raison de l’étrange décalage entre sa grosse tête et ses épaules tombantes. Ainsi dénudé de ses prérogatives, il gardait en tout cas son assurance et son allure d’homme d’église et cela m’inquiéta davantage. Quand nous arrivâmes à l’Osteria, une musique envoûtante hantait les lieux…

« I’ te vurria vasà » (1)


Puis… je vous laisse libre de penser ce que vous voulez, Michele ! En vérité, rien de très grave ou, comme on dit, d’irréparable ne s’est passé entre cet individu et moi. Toujours est-il qu’après cette embuscade j’ai demandé à mon amie Patrizia de m’héberger pour ne pas rentrer chez Mariangela, ma mère ratée. Les jours suivants, je me suis lancée dans un tourbillon forcené ayant pour but de m’en sortir au plus tôt possible. Heureusement, j’eus l’autorisation à continuer mon doctorat à Paris ! Les circonstances adverses m’avaient poussée à présenter mon CV et ma demande d’inscription un jour avant l’échéance !


Dans notre petit appartement, même si la porte d’entrée n’était pas fermée à clé, la reconstruction de cette affreuse rencontre aurait pu provoquer une catastrophe, même si je n’avais rien dit de ce qui s’était ensuivi, qui demeure figé dans ma poitrine sans que j’ose m’en chercher une explication quelconque. Au contraire, la réaction physique et verbale de Michele me combla de joie :
— Vous êtes une femme exceptionnelle, Anna, murmura-t-il, s’accompagnant par des gestes drôles, certes involontaires, qu’il héritait sans doute de grands masques napolitains, notamment Pulcinella. Tout en essayant de me remettre psychologiquement debout, il aurait voulu qu’on tourne la page, je crois, qu’on passe déjà au soleil de l’avenir, tandis que moi j’étais obsédée par mon enfer perdu, que je voyais encore comme un paradis :
— Vous comprenez ? repris-je. Le vide actuel ne peut pas me soulager jusqu’au bout. Il reste toujours un entrebâillement, une fente douloureuse, sinon un gouffre. Et je ne suis plus sûre de moi. J’ai peur de commettre des fautes graves !
Paradoxalement, cette dernière confidence eut l’effet de briser la glace sans conséquences entre Michele et moi, laissant couler de l’eau fraîche sur ses emportements ! Je le vis tout d’un coup se retirer dans un coin de notre pièce commune où l’attendait une chaise. Sagement, il marquait ainsi son consentement à la distance incommensurable qui nous séparait ! La distance que mon récit inachevé avait creusée, sans pourtant briser le sentiment de partage qui s’installait de toute évidence entre nous. Si Michèle se dérobait dorénavant à toute hypothèse de séduction, moi je voyais en lui un frère aîné dont la dangerosité éventuelle se dérobait à toute hypocrisie. Tout au contraire de don Silvano — un voyou délinquant en dépit de ses professions de foi —, Michele, tout en se rangeant parmi les sujets les moins recommandables au monde, possédait-il une sacrée clé pour fermer les portes sombres du désir brut et ouvrir en revanche les fenêtres lumineuses de la fidélité la plus respectueuse :
— Comment ferez-vous à payer le loyer de rue de la Lune, murmura Michele en souriant, si l’argent que Nevio Buonvino t’a légué va bientôt finir, selon mes calculs ?
— J’ai été très économe, les dernières années. Je dois remercier la France pour m’y avoir éduquée. Je peux résister ancore une année, le temps d’accomplir mon travail universitaire avec la soutenance… Après, pas de souci ! J’ai déjà plusieurs contacts avec des maisons d’éditions spécialisées qui auront sans doute besoin de moi !
— Cependant, vous avez commis peut-être une faute à venir habiter ici, me dit-il entrouvrant la porte-fenêtre pour attirer un courant de crépuscule dans la pièce. Car ici on vous gâchera la tranquillité avec des superstitions tordues… Néanmoins, vous pouvez être bien sûre que rien ne vous sera arraché et que l’on respectera tout à fait votre esprit fraternel, libre et républicain !

Giovanni Merloni

(1) Ici la traduction du texte napolitain, ayant beaucoup d’expressions très proches de la langue française, demeure incertaine. Je ne sais donc pas si l’on doit croire à l’italien qui dirait timidement « je voudrais t’embrasser » (éventuellement sur la bouche), ou alors au français, qui dirait plus explicitement : « je voudrais te baiser »…

« Je ne cherche pas de cadeaux, je ne voulais qu’une caresse ! » – Anna, la réfugiée/3 (Roman théâtral n. 12)

09 jeudi Nov 2017

Posted by biscarrosse2012 in mon travail d'écrivain

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Roman théâtral

« Je ne cherche pas de cadeaux, je ne voulais qu’une caresse ! »

— Il est vrai, commenta Michele. Cela arrive à moi aussi de m’accrocher aux souvenirs comme s’il s’agissait d’îles entourées par le brouillard… et là, ce n’est pas le brouillard volatil de Paris, mais le brouillard épais de Bologne !

— Exactement, et vous le constaterez ! Le jour de mon trentième anniversaire, je demandai à mon amie Patrizia de m’accompagner hors de Bologne, dans l’endroit où jadis m’emmenait Madame Lamy. Au départ, j’avais cru facile de revenir impunément sur le lieu du délit, mais, quand je fus là, il suffit d’une étincelle pour que je devienne incapable de tenir le secret que j’avais jusque-là si strictement verrouillé.
— C’était Madame Lamy qui vous avait demandé de garder le secret ?
— Attendez ! lui dis-je d’un ton péremptoire. Elle était très sensible aux anniversaires. Quand j’accomplis mes 17 ans, elle me fit une véritable surprise, venant jusqu’à la sortie de mon lycée en voiture.

— En voiture ? réagit Michele, interloqué. Si elle conduit, votre Madame Lamy ne peut pas être ma Rose, ça c’est sûr !
— Elle était tellement intrépide au volant ! Cela me faisait peur, puisque je savais combien elle était maladroite et inapte en tout ce qui est manuel… Tandis qu’elle dessinait fort bien des visages sombres sur les nappes en papier des cafés ! Ce qu’elle fit dans le restaurant de la Malacappa ce premier jour !

— Tout le monde me parlait de la Malacappa, dit Michele d’un air rêveur, tandis que je n’ai jamais vu Rose dessiner…

— Tant mieux ! lui dis-je, agacée. Gardez pour vous votre Rose et dites-moi si cela vous intéresse ou pas ce que je suis en train de vous raconter !
— Bien sûr que cela m’intéresse ! J’en suis ému même, continuez, donc !

— Pendant treize ans, repris-je doucement, chaque 21 mai, immanquablement, Madame Lamy et moi avons avalé les mêmes tagliatelles au ragoût, le même poulet rôti garni de pommes de terres brûlées, le même Sangiovese. Il s’agissait bien sûr d’un endroit magique — un édifice en guise de ferme qu’on découvrait à la dernière minute en enjambant les digues le long des rives du Reno (1) —, où je me laissais conduire toujours avec le même sentiment de bien-être et de confiance presque illimitée. Pourtant, malgré notre incroyable entente réciproque, mes rentrées à Bologne depuis la Malacappa étaient toujours imprégnées de mélancolie et de chagrin indistinct, car la Française à moi avait une telle rigidité au sujet de sa vie privée, que parfois, par réaction, je me refermais dans un mutisme résigné.

— Vous êtes donc revenue sur ce lieu qu’avant vous ne partagiez qu’avec Madame Lamy… et l’émotion est vite montée à la gorge…
— Et Patrizia a eu du mal à me consoler me voyant fondre en larmes… Vous savez déjà tout de moi, Michele !

— Continuez, je vous en prie !

— Ce fut à ce moment-là que le patron du restaurant s’approcha de ma table : « ne vous inquiétez pas, dit-il, la blonde étrangère est une habituée ici. Elle ne parle pas beaucoup, mais nous tient au courant de ses déplacements. C’est sa façon de nous montrer son affection… Donc, je crois avoir bien compris qu’elle a dû partir en France pour un travail… je ne sais pas lequel, mais ça ne doit pas être trop rapide. Elle nous a dit qu’elle reviendra. »

— C’est un drôle de personnage, ce patron du restaurant ! s’exclama Michele.

— Oui, cette incursion du propriétaire fut pour moi le meilleur cadeau pour mes 30 ans… Mais la vie devait continuer et mon père me manquait. Je pouvais bien sûr partager mon deuil avec ses anciens camarades, que je rencontrais à coup sûr au bar Mocambo en bas de la Marie. Mais avec eux, une fois dépassée l’émotion initiale, c’était vite devenu un rituel sans entrain. Jusqu’au jour où l’un d’entre eux profita de mes attitudes désemparées pour me faire des compliments déplacés sinon vulgaires et je dus ficher le camp. Il ne me restait que ma thèse et Mariangela, la seule personne à part moi qui regrettait sincèrement ce pauvre homme ordinaire au prénom d’intempérie (2). Mais ça ne marchait pas avec elle !

— Je vois arriver le moment critique, hélas ! murmura Michele, me serrant le bras.
— Un an depuis, quand j’accomplis mes 31 ans, repris-je en détachant gentiment son bras, je n’avais plus aucune envie de me rendre au restaurant. Ce jour-là, tout au contraire de son ancienne habitude, Mariangela oublia de me souhaiter un bon anniversaire ! J’en fus contrariée, bien sûr, vexée même, mais je ne pensai pas qu’il y eût de la méchanceté en cela. Le soir, j’étais bien triste. J’aurais voulu jeter par la fenêtre tous mes dossiers et partir en scooter pour ce « easy rider » que je n’avais jamais eu le courage d’oser. Me présentant au pas de la porte de la chambre inanimée de mes parents, je susurrai : « Tu ne m’as pas dit bon anniversaire, Mariangela. Merci ! Demain, je partirai et tu ne me verras plus ! » « Tu pars ? répondit-elle. C’est une très bonne idée… Car je n’attendais que ça pour te parler… Maintenant que tu ressens le désir irrésistible de te façonner une nouvelle vie à toi… Ce que je te dirai t’aidera sans doute à réaliser tes projets ! Maintenant… avec le cadeau que Nevio a voulu qu’on te livre un an après sa mort… je crois avoir le droit de te dire la vérité ! » Il s’ensuivit une pause, dans laquelle j’essayai de reculer en disant « je ne cherche pas de cadeaux, je ne voulais qu’une caresse ! » Mais elle saisit mes mains et continua : « Tu sais qu’à la période de ta naissance je travaillais comme infirmière au Sant’Orsola et que j’aidais les sages femmes à faire accoucher les jeunes mères… peu de temps après, je suis passé dans le service administratif où je n’avais à faire qu’avec des paperasses… Mais alors… j’étais mariée avec Nevio depuis quelques mois et je venais d’avoir la nouvelle plus douloureuse qui peut arriver à une femme amoureuse : je ne pouvais pas accoucher, j’étais de façon irrémédiable stérile ! Voilà. Un jour — que je n’oublierai jamais pour le bien qui m’a enlevé et pour le mal qu’il m’a apporté —, une jeune femme est arrivée boitant aux urgences. Il s’agissait d’une très jolie femme, à peu près de mon âge, avec qui j’ai eu juste le temps d’échanger quelques mots d’encouragement… Quand tu naissais et que je te prenais dans mes bras, elle eut juste le temps de dire qu’elle ne savait pas qui était ton père… »
« Elle est morte en accouchant de moi, n’est-ce pas ? » hurlai-je. En voyant son visage tremblant et ses mains tombant comme des élastiques sur les côtés… je crus m’évanouir. Mais ma torture n’était pas finie : « Nevio et moi t’avons accueillie parce que la pauvre femme nous avait touchés… Ce fut Nevio même qui courut tout de suite au guichet pour déclarer que c’était lui ton père… et moi j’acceptai de devenir ta mère pour lui faire plaisir ! Ce que je ne me pardonnerai jamais, parce que le fait de se savoir stérile ce n’est rien face au choix débile de vivre dans le mensonge. Je te voyais fragile, jolie, affectionnée et m’attachais à toi. En même temps, je ne supportais pas que Nevio t’aimât… Et maintenant, voilà que cet homme bon, avant de mourir, a voulu te protéger de moi… Puisqu’il savait que ta bourse à l’université ne serait pas éternelle, il a ouvert un compte bancaire à ton nom y versant une somme suffisante pour au moins cinq ans, chargeant la banque de t’envoyer tous les mois ce qu’il a appelé ton salaire… Oui, il était très orgueilleux de toi… Oui, il savait que sa mort serait très proche ! » Après cette phrase, Mariangela tomba dans un état confusionnel m’obligeant à la rassurer et lui préparer une tisane.
Plus tard, dans ma chambre, je fus asphyxiée par mes sentiments contradictoires. Tout en remerciant pour sa générosité inattendue mon père moral, qui n’avait pourtant pas eu le courage de me dire la vérité… j’aurais voulu étrangler la femme qu’il avait supportée pendant les années longues ou courtes où j’étais devenue une petite femme. Effondrée sous la couverture, je me dis que Nevio Buonvino avait été un père parfait, pour moi ! Cet homme sinon très ordinaire, qui s’enflammait quand il me parlait du charisme sans rhétorique de Berlinguer ou de la grande journée de la rencontre Marchais-Berlinguer sur la piazza Maggiore, ou alors de l’immense Fête de l’Unità de 1974 où un million de personnes se rassemblèrent… Cet homme gentil et taciturne qui m’emmenait aux fêtes qu’on organisait partout dans les communes autour de Bologne, où je voyais les gens s’amuser très simplement en dansant le « liscio » ou en chantant en chœur… « Et maintenant, dois-je croire à cette femme folle ? me disais-je. Son mari serait-il un menteur ? Un faux père qui avait voulu enfin se nettoyer la conscience en me confiant la totalité de ses épargnes ? Cette hypothèse est tellement absurde que je suis forcée à y croire. Cependant, je ne peux plus lâcher prise. Je dois absolument garder ma cohérence à moi, en mettant de côté toute hypothèse de reconnaissance… Désormais, mon identité ne fera qu’un avec mes idéaux. Grâce à son soutien, à la fois moral et financier, je continuerai, coûte que coûte, ma lutte contre l’effacement des choses positives auxquelles des générations entières ont consacré leurs vies ! »

Giovanni Merloni

(1) Le fleuve de Bologne.

(2) Le prénom Nevio est sans doute inspiré à la « neve », c’est-à-dire à la neige, phénomène atmosphérique qu’on peut bien considérer comme une intempérie.

 

Je ne crois pas que votre génération soit meilleure que la mienne ! – Anna, la réfugiée/2 (Roman théâtral n. 11)

07 mardi Nov 2017

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Roman théâtral

Je ne crois pas que votre génération soit meilleure que la mienne !

Il faut pourtant se rappeler que la salle de l’appartement clair et calme avec balcon rue de la Lune ce n’était pas autant vaste que la nef principale d’une église. Néanmoins, cela me fit penser à Notre Dame de la Bonne Nouvelle, juste à côté, dont j’admirais les colonnes néoclassiques et l’air discret… ensuite, fatalement, me vint à l’esprit San Martino, à Bologne, dont j’avais assimilé surtout l’air sombre et les pas furtifs malgré la splendeur de ses structures en pierre et briques…
— Savez-vous, Michele, qu’un beau jour j’ai été baptisée dans l’église de San Martino, pas loin de l’Urbanisme, via Alessandrini, où se trouvait votre bureau, si j’ai bien compris ? Je ne me rappelle plus si les Bolonais fidèles y profitent de chaises de paille, comme à Saint-Eustache… Toujours est-il qu’au baptême, en plus que mes parents adoptifs, il y avait Anna Comandini, une cousine à eux qui venait de Romagne…
Tandis que le récit de ma vie jaillissait tout seul, essayant de se frayer un chemin au milieu de pensées furieuses et indisciplinées, Michele déposait la valise dans sa chambre avant de transporter le pain et le yaourt dans notre microscopique cuisine sans congélateur. Est-ce qu’il m’avait entendu ?
— Il faut s’adapter à l’idée que nous sommes à Paris, maintenant ! dit-il en revenant de sa besogne. Nous ne pouvons pas vivre tiraillés par deux trains en course ni voyager en même temps dans deux directions opposées…
— Je sais bien que nous sommes à Paris ! répondis-je, vivement agacée. (1) Deux Italiens qui transportent l’Italie, d’une façon tout à fait illusoire et illusionniste, dans un appartement typiquement parisien ! D’ailleurs, il ne faut pas oublier qu’il n’y a pas qu’une Italie ! Il suffit de songer à Naples et Bologne — les deux seuls coins d’Italie qui nous appartiennent vraiment —, pour y découvrir deux mentalités tout à fait différentes, qui se traduisent en des comportements opposés ! Chez nous, par exemple, on n’a pas l’habitude de couper la parole à notre interlocuteur, comme vous le faites habituellement ! C’est pour cela que vous avez raté votre rendez-vous avec des élections normales ! ajoutai-je, emportée par la colère. Avec moi aussi, il y a deux minutes, vous avez raté des choses ! Est-ce que vous avez compris ou vaguement imaginé que c’était la première fois de ma vie que j’osais parler de moi à quelqu’un ?
— Ah, oui, excusez-moi, Anna ! Vous étiez en train de parler de votre baptême et, si j’ai bien entendu, de vos parents adoptifs… cela m’intéresse et d’une certaine façon me regarde !
En signe de paix, il s’approcha de moi et me serra la main, tandis que je me forçais à assumer une expression magnanime.

— Ah je suis content que vous ayez compris ! reprit-il, soulagé. En fait, depuis que je vous ai rencontrée je me demande pourquoi vous avez quitté Bologne… Y a-t-il une raison majeure qui vous a poussée à partir ? 

— Ma décision arriva il y a presque cinq ans, quand j’avais déjà terminé mes études universitaires à Bologne avec le Master d’Histoire et que j’avais entamé ma thèse doctorale concernant l’antifascisme en Europe, notamment dans la période cruciale de la guerre civile espagnole de 1936…

— Vous êtes quand même en train de fouiller dans une époque assez révolue !
— Je dois mon intérêt vif et intransigeant à la famille où j’ai grandi, répondis-je énergiquement, notamment à Nevio Buonvino que, selon l’usage, j’appelle encore babbo tout en sachant qu’il était mon père adoptif. Il était inscrit au Parti communiste et son enthousiasme désintéressé était contagieux. Grâce à lui j’ai respiré à pleins poumons une vision constructive et ouverte de la société où l’engagement idéal n’a jamais été sombre ni tortueux. Voilà pourquoi, dès le début de mes études universitaires, je me suis consacrée à l’histoire du mouvement ouvrier et au thème de l’antifascisme.

— Toujours est-il que des mots tels antifascisme, mouvement ouvrier ou classe ouvrière plongent, il me semble, dans l’oubli ! observa Michele en s’accompagnant par des gestes typiquement napolitains.
— Je ne crois pas, répondis-je calmement. Il suffit d’un seul nom : Antonio Gramsci, qui mourut en 1937, quelques mois après les événements que j’examine de près… On parle encore de lui, parce qu’on reconnaît que son analyse et ses propositions clairvoyantes sont encore valides aujourd’hui !

— J’admire vraiment votre engagement. Je trouve que c’est rare chez une jeune femme de votre âge !

— Ce n’est pas de ma faute si je fais partie d’une génération condamnée pour ainsi dire à l’insouciance dans un monde qui aurait besoin, au contraire, de gens responsables et rigoureux… Mais je ne crois pas que votre génération soit meilleure que la mienne, même si vous avez été gâtés par de meilleures opportunités de travail et par un climat politique plus optimiste…
— Je voudrais vous embrasser, me dit de but en blanc Michele, en me coupant la parole. Platoniquement, bien sûr ! ajouta-t-il avec un sourire. Puis, suivant une longue péripétie de mots, il voulut savoir ce qui s’était passé au juste, dans ma maison.

— C’est bien là la réponse à votre question primordiale : j’ai dû assister à la désintégration de ma famille et de moi-même, jusqu’à devenir étrangère à tout ce que j’avais aimé jusque-là, étrangère à ma ville chérie aussi… Certes, il y a des documents et des analyses qu’on ne trouve qu’ici à Paris et à Londres ! Mais ce n’était pas indispensable d’abandonner Bologne, la plus belle ville du monde, pour accomplir ma thèse…
Avant d’entrer dans le vif de mes dernières années de cauchemar à Bologne, j’expliquai à ce Napolitain au regard rêveur combien j’étais redevable à mon babbo… C’était lui qui m’avait inculqué l’amour pour la justice et la cohérence ! En même temps, il m’avait tout caché !
— Au petit matin du jour de l’an 2002, cet homme gentil et affectueux, élégant et plein d’humour, mourut d’un AVC cérébral impromptu, dis-je doucement, essayant de rester le plus possible en dehors de ce que j’allais relater. Mon babbo (2) avait accompli soixante-trois ans cinq jours avant, tandis que moi j’en avais 29 et venais juste d’entamer ma première année de doctorat auprès de l’Université de Bologne. De façon progressive, je plongeai dans un chagrin de plus en plus insupportable ne faisant qu’un avec l’état de détresse que me transmettait Mariangela, cet être une fois énergique et carrée que je tenais pour mère…
Michele suivait les articulations inquiètes de ma bouche avec une appréhension de plus en plus évidente qui passait des yeux aux mains, des mains aux jambes sans qu’il fût en mesure de maîtriser quoi que ce soit.
— Je ne savais rien de mes véritables origines, qui demeurent obscures, hélas ! ajoutai-je d’un ton altéré. Avec cette disparition, mon insouciance a été brusquement remplacée par un engagement dans les études plus fort, mais de plus en plus solitaire… Mariangela, de son côté, n’avait plus la tête et parlait à tort et à travers, s’aventurant en des soliloques incompréhensibles. En revanche, je n’avais plus de nouvelles de Madame Lamy, disparue qui sait où avec le Nouvel An.
— C’est l’année qui suit l’attentat des tours jumelles à New York ! observa Michele. C’est à cette époque que j’entamais à contrecœur ma relation avec Vera, tandis que je pensais encore à Rose… Dès lors, l’avez-vous revue, votre Madame Lamy ?
— Non, je ne l’ai plus rencontrée… Et elle me manque beaucoup ! Pendant mes derniers temps de Bologne, si critiques, je ne m’aperçus pas tout de suite de son absence…

— Parce que vous n’aviez jamais eu besoin de la chercher, n’est-ce pas ?
— « Où sera-t-elle ? me demandais-je. Comment faire avec mon français qui va devenir indispensable pour ma thèse internationale ? »
— Vous aviez déjà décidé de partir à Paris ?

— Non, pas du tout, répondis-je. Mais je trouvais aux archives une marée de documents en langue française, textes philosophiques, articles de journaux, feuilles clandestines, lettres… D’ailleurs, je n’avais pas accompli ma recherche de base pour établir le corpus de ma recherche ! Mais… laissez-moi suivre mes pénibles souvenirs sans perdre le fil ! Car en fait il me semble que j’ai tout effacé de ma mémoire… à part deux dates… l’une agréable et tout compte fait positive, l’autre affreuse et dramatique…

Giovanni Merloni

(1) Ensuite, me souvenant de son intervention, si j’ose dire, brutale, je me suis plusieurs fois demandé jusqu’à quel niveau il obéissait à la règle universelle de l’incommunicabilité entre humains, dont le génie de Michelangelo Antonioni nous avait fourni des preuves irréfutables…

Pouvait-il vraiment y avoir des choses plus importantes que les élections ? – Anna, la réfugiée/1 (Roman théâtral n. 10)

05 dimanche Nov 2017

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Roman théâtral

Pouvait-il vraiment y avoir des choses plus importantes que les élections ?

« Je n’habite pas dans un normal trois-pièces, mais dans un radeau à la dérive… J’espère seulement que je ne suis pas tombée de Charybde en Scylla ! Pendant la nuit, je dois faire face aux multiples cauchemars de l’Italie abandonnée, que j’affronte avec des sentiments partagés de remords et de regret. Pendant les heures de soleil, pour que d’autres cauchemars ne se déclenchent pas, je me suis efforcée, jusqu’ici, de pactiser avec le train de vie qu’imposait Paris… Maintenant, une vipère m’a piqué au pied, me ramenant brusquement le souvenir de l’ex gardienne de la rue Sampaix, dont j’ai perdu les traces le jour même où une étrange porte s’ouvrait… Martine… Madame Lamy : est-ce qu’il y a un lien entre ces deux êtres à présent introuvables ? Est-ce que je suis par moitié française, voire parisienne ? Je ne trouverai pas la réponse chez mes compagnons de l’associations, si nostalgiques et rêveurs. C’est Paris même qui m’adressera la parole, un jour… »
Je demeurais incrustée dans le balcon et me plaignais intérieurement pour l’absurde matinée que je venais d’endurer, quand le tocsin de Notre Dame de la Bonne Nouvelle me fit sursauter (1). Tout de suite après, j’entendis distinctement le claquement de la porte d’entrée. Il s’ensuivit un chuchotement connu, qui me ramena brusquement à la réalité. Essoufflé, chancelant, avec une baguette tradition à la main, Michele s’approchait de la porte-fenêtre :
— Où êtes-vous, maintenant ? En Italie ou en France ? me dit-il avec une révérence embarrassée.

— Lorsqu’on est tous les deux à l’abri nous sommes en Italie, répondis-je d’un air coupable, tout en restant sur le pas de la porte-fenêtre. Quant à la France, elle est au-delà du balcon !
— Entrez donc ! Combien de temps encore voulez-vous demeurer à l’étranger ? me dit-il me serrant les poignets.
Rentrant, j’avais le sentiment de sortir d’un autre monde et me sentais scrutée un peu trop intimement. Est-ce qu’il voulait savoir si j’avais passé tout le temps de son absence à guetter des ombres dans le vide ? Quant à moi, je me posais une question encore plus perçante : « s’il ne revenait pas, s’il partait en Italie pour de bon, combien de temps aurais-je encore résisté dans cette incommodité ridicule ? »
— Maintenant, ça va, je vous reconnais ! s’exclama-t-il en me voyant traîner au beau milieu de la salle commune.

— Il y a une heure, dis-je, d’un ton hésitant, cet appartement me faisait peur, avec tous ces cadavres cachés dans le placard…
— Maintenant que vous êtes là, Anna, je me sens chez moi, dit-il d’un ton assuré… pour me rassurer. Nous sommes quelque part en Italie. Cependant, quand je reste seul, c’est tout à fait le contraire. Assis dans mon fauteuil, je fais le constat de tout ce qui m’entoure : le parquet, la cheminée, le lustre, les moulures du plafond, les bruits de la rue… tout ça, c’est la preuve que je suis à Paris, tandis que l’Italie voltige là où la rue de la Lune aboutit dans le boulevard. D’ailleurs, cette rue en pente légère, avec ses réverbères empruntés à une carte postale figée dans le temps…
— Elle ressemble énormément, comme vous dites, au vicolo della Neve, à Naples, où vous aviez votre atelier, n’est-ce pas ? Un sujet tabou, apparemment !

— Oui, c’est dangereux, laissons tomber… acquiesça Michele.
— À force de regretter certains endroits de notre première vie, m’exclamai-je, nous allons nous convaincre que ces deux fauteuils sont à Bologne, par exemple, tandis que le magnolia est à Naples…

Ce fut à ce passage que je m’aperçus que Michele n’aurait pas dû être là…
— Mais vous, m’écriai-je, ne deviez-vous pas partir ? Quand vous êtes rentré, je n’avais même pas remarqué votre valise…

Affichant un air coupable, il m’expliqua que toutes ses tentatives de partir en Italie avaient échoué. Dans le train, il n’y avait pas de place. L’avion, à la dernière minute, c’était trop cher.
— Entre le dire et le faire, il y a toujours une mer d’empêchements, lui dis-je. Malheureusement, je ne peux pas voter pour vous ! (2) De but en blanc, j’étais devenue antipathique, avec la pédanterie typiquement française que j’avais apprise dans mes longues fréquentations des bibliothèques universitaires. (3) 
Pour me faire pardonner, j’avais alors essayé de le rassurer :
— Ne vous en faites pas ! Un vote en plus ou en moins ne changera rien. D’ailleurs, on n’est pas encore à l’heure h, là-bas !

— Je vais quand même essayer une autre solution ! s’exclama-t-il en me coupant la parole. J’irai jusqu’à Porte d’Italie avec le métro, ensuite je ferai l’autostop !
— Partez, restez, faites ce que vous voulez ! répondis-je en me forçant à lui sourire. Mais gardez votre souffle et votre bonne humeur s’il vous plaît !
Mes derniers mots tombèrent dans un vide auquel je ne m’attendais pas. Me voyant prête à m’éclipser, Michele insista à son tour, avec une pédanterie typiquement italienne (3) qu’il préférait faire un marathon non-stop Paris-Naples-Paris en partant d’ici samedi matin :
— Ce n’est pas la fin du monde ! En Italie, en plus du dimanche, on peut voter encore le lundi matin. Je dormirai chez ma sœur, Enzina, et c’est tout.
Il ne se borna pas à examiner les seuls aspects du voyage, tels l’autostop, Naples, le canapé dans la salle à manger, la possibilité d’attraper le train au retour, du moins jusqu’à Milan ou Turin… Dans son avalanche de mots, je retrouvais la même peur superstitieuse qui avait explosé dans le métro, d’où s’étaient déclenchés ses souvenirs pleins de réticences ainsi que ses confessions exagérées…
Il me semblait flotter dans une immense salle pleine de chaises vides tandis que les élections italiennes allaient se dérouler en des lieux mystérieux, venant à notre rencontre ou alors échappant à la prise… donc, par le même esprit de ceux qui attendent Godot sur un plateau de théâtre, nous aurions pu choisir tel ou tel endroit de la salle où nous asseoir pour affronter, au gré de nos déplacements, un sujet différent. Cependant, nos conversations risquaient de ne pas être légères du tout : je voyais jaillir déjà des questions pénibles, pour Michele et moi-même, plus graves même que la plus grave des élections. Était-ce possible ? Pouvait-il vraiment y avoir des choses plus importantes que les élections à plus que mille cinq cents kilomètres d’ici ?

Giovanni Merloni

(1) Ce jeudi 10 avril 2008
(2) « Certes, je pouvais me réjouir de ma position de supériorité, ayant la chance de voter à Paris sans l’obligation de me déplacer, mais je m’étais rendue à notre consulat bien en avance… ce que Michele aurait pu faire lui aussi : il avait eu tout le temps ! »

(3) Autour de deux différentes formes de pédanterie — la française et l’italienne —, on pourrait faire de nombreux exemples qui exigeraient pourtant d’un espace adéquat, que je ne peux pas pour l’instant leur consacrer ici.

Une rue Sampaix — Le balcon du Bon Vin/3 (Roman théâtral n 9)

02 jeudi Nov 2017

Posted by biscarrosse2012 in mon travail d'écrivain

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Roman théâtral

Une rue Sampaix 

Ce fut à ce passage scabreux de « la verge d’Adam » que le balcon se mit à trembler. D’abord, je pensais au métro courant sous mes pieds. Mais bientôt, je m’aperçus que c’était moi qui dansais péniblement dans le vide. Je me laissai glisser sur l’ardoise de façon que personne d’en bas ne puisse me voir. La tête dans les mains, j’essayai de me calmer, ou plutôt de découvrir la raison de cette exaltation soudaine.
Et voilà la réponse. Mon obsessionnelle traversée mentale de Paris avait servi à me déplacer sans incident jusqu’à mon association, me rappelant avec vigueur que moi aussi j’avais un arbre généalogique dans la tête. Certes, la rue des Vinaigriers, avec ses garibaldiens mouillés de mauvais vin (1) était ma nouvelle patrie, car en elle se reproduisait, tel le Phénix, la patrie de mes ancêtres… Cependant, il y avait une autre patrie, aussi importante que celle des « Garibaldiens », qui s’était révélée dans le noir éblouissant de mon cerveau survolté.
En fait, ce qui m’avait fait trembler, ce fut une voix féminine chuchotant une charmante rengaine dans mon oreille rêveuse :

N’ayez pas peur, Anna chérie
des tourbillons lourds de votre vie
vous amenant d’une Bonne Nouvelle
à une nouvelle patrie.

Du Désir n’ayez pas d’impatience,
évitez les excès de la Fidélité,
car depuis votre naissance
votre vie a toujours été
Sampaix !

J’avais oublié de mentionner la rue (Lucien) Sampaix dans ma ritournelle propitiatoire ! J’avais même négligé de soulever la tête, ces derniers temps, quand je passais devant la boulangerie au coin de la rue des Vinaigriers. Et pourtant c’est à cause de la rue Sampaix que je suis revenue dans ce quartier qui n’était pas le mien, ayant finalement, un jour, l’opportunité de trouver ouverte la porte de ma future association !
Assise sur le fond du balcon, je me disais donc qu’il n’y avait pas eu de paix, dans ma vie parisienne, depuis que j’avais eu la hardiesse de m’arrêter un moment contre une vitrine de la rue Sampaix !

…C’était en octobre 2003, j’avais accompli mes 31 ans depuis quelques mois et venais de m’installer tant bien que mal à Paris. Je n’avais plus de nouvelles de Madame Lamy. Elle s’était volatilisée au lendemain de la disparition à Bologne de mon père adoptif… J’avais bien ressenti ce double manque, d’autant plus que la compagnie de cette dame si pleine de ressources m’aurait sans doute encouragée à me concentrer sur moi-même… En ce temps-là, je ne pensais qu’à elle, sans pourtant en être consciente. Le matin du 16 octobre, cela je ne peux pas l’oublier parce que c’était son anniversaire, Irina (2) avait insisté, en me voyant « si jolie ce matin », pour que j’endosse une perruque blonde avec le chignon qu’elle s’était achetée le jour avant. J’avais beaucoup ri en me regardant dans la glace accrochée au placard, en jugeant un peu absurde une chose comme ça : « Je ne me suis jamais déguisée en mademoiselle ni en garçon, et je n’aime pas le Carnaval ! » avais-je hurlé. Mais c’était sa fête et elle insistait avec une telle assurance qu’au bout d’un moment je me dis qu’à Paris on peut faire ce qu’on veut, sans compter qu’on pourrait bien lui reconnaitre le titre et le rôle de capitale mondiale des perruques…
Cependant, un instant avant de sortir, j’avais eu un sursaut d’angoisse en constatant, dans la même glace sombre, qu’avec la complicité de cette perruque ma figure ressemblait de façon impressionnante à celle de Madame Lamy !

Maintenant, esseulée sur le balcon de la rue de la Lune, la déferlante de tous ces souvenirs en bande me semblait irréelle, anachronique et fausse.
Cela me contrariait beaucoup ce déclenchement de souvenirs et d’hypothèses qui ne venaient pas de moi et de ma vie sans paix, mais des troubles amoureux et généalogiques d’un monsieur que je ne connaissais que depuis quatre ou cinq jours. Pourtant, je devais me rendre à l’évidence : cette Rose Bertrand, dont Michele glorifiait les qualités physiques et morales, amenait de plus en plus sur ma route la pauvre Madame Lamy !

Je fermai les yeux. Presque cinq années s’étaient écoulées depuis que je vivais à Paris. J’étais à ma deuxième installation — cette fois-ci dans le centre ville — ayant encore l’impression d’être au commencement, de ne rien savoir de Paris, rien de vraiment important pour moi. Était-ce à cause de l’amour que je n’avais pas encore rencontré ? Ou alors de ce passé tragique et confus dont on s’attendait une explication ? Je ne savais pas. Toujours est-il qu’il y a cinq ans, un 16 octobre, personne n’avait saisi mon déguisement et j’avais reçu au contraire des signaux d’admiration et d’enthousiasme qui m’avaient fait peur. Quand je sortis du métro à République, je suivis la foule fourmillante du boulevard Magenta, achetai une copie de Pariscope dans le kiosque près du métro Bonsergent et m’acheminai ensuite sur la rue Sampaix dans le but, par là, de rattraper l’association des Garibaldiens et sa porte probablement fermée. Il s’agissait de l’une de nombreuses rues qui amènent au canal Saint-Martin. On m’avait parlé du bistrot de l’Atmosphère, en haut, et j’étais en train de m’y rendre quand un cri aigu venant du deuxième étage de l’immeuble à côté de la Pharmacie brisa l’air frais faisant trembler ma perruque : « Cosette ! Cosette ! » hurlait une femme en peignoir qui devait avoir dépassé le soixante ans. « Je ne m’appelle pas Cosette… », répondis-je timidement. Je ne pouvais pas m’éclipser, parce que la femme me priait très gentiment d’attendre qu’elle descendît tandis qu’une petite foule de curieux s’était formée autour de moi. Quand la femme descendit, sans attendre elle me serra dans ses bras, avant de pleurer en disant : « ce n’est pas possible, ce n’est pas possible ! »
J’essayai d’expliquer aux voisins impertinents qu’elle ne pouvait pas me connaître parce que je ne la connaissais pas, moi ! D’ailleurs, c’était la première fois de ma vie que je posais mon pied dans ce village. « Nous t’appelions tous Cosette, ne te souviens-tu pas ? » insista la femme aux cheveux en bataille. J’eus une fulguration et j’étais prête à scander l’une de ces phrases qu’on entend dans les films américains… quand une infirmière toute blanche et terriblement sérieuse saisit la femme par le bras. Quand l’infirmière et sa victime disparurent dans le hall sombre du 38 de la rue Sampaix, j’eus d’emblée le sentiment d’assister à l’enterrement d’une personne très proche… Je filai vers le métro, tout en fourrant à la hâte la perruque d’Irina dans mon sac…

Maintenant, je pouvais ramener jusqu’à mon balcon suspendu cette phrase tranchante et solennelle que je n’avais pas eu le courage de proférer : « Cosette, était-ce un sobriquet qu’on avait collé à une femme que vous connaissiez à l’époque où vous aviez, toutes les deux, mon même âge ? »

Trois jours depuis cette embarrassante rencontre, je me rendis à nouveau à rue Sampaix. Je n’y rencontrai pas cette femme ni l’infirmière ou les mêmes passants empressés. Dans la pharmacie à côté, un monsieur très distingué me confirma sans hésitations que la femme du deuxième étage était bien réelle : « elle s’appelle Martine. Pendant longtemps elle a été la gardienne de cet immeuble à droite. Les derniers temps, elle vivait avec une dame très âgée restée seule au monde. Célibataire acharnée, Martine connaissait tout le monde, ici. À présent, puisqu’elle est très malade et sans moyens, on l’a renvoyée dans une maison de retraite de la banlieue… »

Voilà un souvenir aigre-doux que j’avais refoulé, un autre caillou qui s’alignait sur mon chemin à rebours, toujours en quête de ma bonne ou mauvaise vérité. C’est encore trop tôt pour que je m’accorde un peu de liberté, que je savoure l’insouciance des chansons… et le tourbillon de la vie quoi !

Giovanni Merloni

(1) Quand le vin « tourne au vinaigre », comme il arriva le jour des « Noces de Canaan » selon Dario Fo, la vie d’une collectivité peut tourner en tragédie. Voilà pourquoi je me permets d’affirmer que le vinaigre, si on devait le boire à litres, ce serait du mauvais vin.

« In questo popoloso deserto che appellano Parigi » – Le balcon du Bon Vin/2 (Roman théâtral n. 8)

31 mardi Oct 2017

Posted by biscarrosse2012 in mon travail d'écrivain

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Roman théâtral

« In questo popoloso deserto che appellano Parigi »

Ce matin-là, je demeurais dans une sorte d’exaltation inversement proportionnelle à ma contrainte de prisonnière volontaire. Je ne pouvais pas bouger ni songer abstraitement à ma vie future, par exemple à ma thèse doctorale sur les conspirateurs antifascistes à l’époque de la guerre d’Espagne… Pourtant je songeais aux occasions ratées de connaître plus à fond la ville où j’habitais…

In questo popoloso deserto che appellano Parigi... (1)


Je devais rattraper le temps perdu ! Je savais bien que je n’étais pas condamnée à mort, que j’aurais eu donc assez de temps pour me promener en long et en large dans cette immense multitude de villages avant d’en connaître quelques-uns. Cependant, j’avais besoin de récapituler ce que j’avais frôlé de mes pieds et vu de mes yeux jusque-là, car il m’était indispensable d’établir un rapport qui ne fût pas superficiel ou touristique avec cette ville qui allait devenir mon alter ego. Cela pouvait me servir aussi pour ma thèse, puisque Paris, dans les quartiers de mon installation, n’avait pas beaucoup changé en soixante-douze ans… D’ailleurs, j’ai le sentiment précis que les antifascistes de différents pays d’Europe (2) se donnaient rendez-vous dans un endroit très proche de mon balcon, dans un des cafés où je m’accorde parfois des tasses de chocolat chaud.
Certes, de mon balcon je ne pouvais pas reconstruire, par la seule observation, tout ce que cachaient les maisons disparates tout autour de moi. Mais le défi anachronique de me remémorer de mes promenades, solitaires ou en bande, ce n’était rien par rapport à celui de rester debout aux bords d’un abîme de quatre étages… « Tiens ! Je ne suis pas encore descendue dans la rue avec Michele », me dis-je abruptement, avant de constater qu’à peine quatre ou cinq jours s’étaient écoulés et que je n’avais pas encore eu le temps de prendre le bon rythme en montant ou en descendant au long de cette rue atypique…
« Je suis tombé amoureux de la rue de la Lune — m’avait dit mon hôte le jour même où je décidais de m’installer dans la chambre de gauche — parce qu’elle ressemble à une rue de Naples, où je me vois rouler comme une boule humaine en guise d’avalanche. Il ne s’agit pas d’une véritable rue, tellement elle est étroite et modeste. Elle a pourtant un nom anachronique pour une ville comme Naples : vicolo della Neve ! » (3)

Déjà le premier jour de notre cohabitation, cette image de l’avalanche m’avait instillé des sentiments de contrariété. J’avais alors refusé sa proposition de m’accompagner jusqu’à mon association. Cependant, ma première fuite de rue de la Lune ce fut l’occasion pour un agréable échange entre nous, se terminant avec un itinéraire tracé sur un plan de Paris, que Michele me conseillait vivement pour contourner, sans que j’en sois trop endommagée, les « trois axes redoutables » qui marquaient l’histoire de la rive droite…
Et bien hier, rien que quatre ou cinq jours après mon installation à rue de la Lune, j’avais déjà cru voir le métro déraillant à même notre salle commune… et j’avais entendu de la voix crispée de Michele — qui n’avait pas pris de précautions en vérité — des nouvelles que je me forçais de juger bonnes, dont j’avais été pourtant bel et bien bouleversée…
Pourquoi, au lieu de me punir, en me transformant en gabier d’un bateau à la dérive, n’ai-je pas couru tout de suite à mon association ? Là, j’aurais pu raconter tous mes soucis, en parler avec Marc, Sylvain, Catherine… Ou alors, j’y aurais espéré l’apparition d’Olivier, attendu d’habitude pour le début d’après-midi… Il m’aurait sans doute ravi pour une promenade au long du canal Saint-Martin qui se terminerait au bistrot de l’Atmosphère…
Maintenant, le balcon était le mal mineur ! Et c’était bien qu’il me contraignît à ne pas bouger du tout ! Je revins alors au souvenir du premier jour avec Michèle où, tout en gardant son enthousiasme pour son long et abstrus itinéraire, celui-ci s’était sans doute aperçu de mon penchant pour quelque chose ou quelqu’un qui m’attirait dans les murs éloignés de cette association dont je ne manquerai pas de vous parler plus avant.
Maintenant, debout sur le balcon — pour ne pas rentrer dans cet appartement dévasté… ou alors pour ne pas me jeter de ce balcon minuscule et en fin de compte triste —, j’essayais de reconstruire ces mêmes itinéraires en faisant trésor de ce que ce diable d’archange Michele m’avait appris ce jour lointain…
Cela m’ennuyait un peu de comprendre par le menu l’importance pour la ville de Paris des trois axes parallèles de Sud à Nord constitués de deux routes ayant toujours existé (la rue Saint-Denis qui devenait après la Porte triomphale rue du faubourg Saint-Denis ; la rue Saint-Martin qui devenait pareillement rue du faubourg Saint-Martin) et du boulevard Sébastopol-Strasbourg (qu’on avait creusé à la fin du XIXe siècle pour faire lien entre la place du Châtelet et la Gare de l’Est), situé au beau milieu d’un enchevêtrement de rues et passages ayant donné lieu dans le temps à une véritable ville — ou casbah — linéaire. Avec bienveillante indifférence, je laissai glisser doucement tout cela de mes mains tremblantes comme s’il s’agissait d’un avion en papier qui devait tôt ou tard atteindre la rambarde noire et le sol d’en bas, juste en face de la porte Saint-Denis…
D’ailleurs, je connaissais déjà un peu cet échiquier de rues, de passages et d’impasses (4) qui me sépare du canal et de son calme incontournable. Pour me transporter virtuellement là-bas, j’inventai alors une ritournelle qui répétait au mot près ce que Michele m’avait inculqué :

Ne voyez-vous pas, Anna chérie
combien Rue de la Lune

vous à porté une fortune

bénie ?

En fait, auprès d’elle
vous avez appris une Bonne Nouvelle
que dorénavant vous devez transmettre
au pied de la lettre
de ville en ville.


Montez donc par la rue tranquille
d’Hauteville…

elle vous amènera à la rue de Paradis…
avant d’atteindre l’enfer lourd

du faubourg
Saint-Denis…


Vous êtes sans doute étonnée

pour ces noms adaptés

à des évangélistes

mieux qu’à une jeune communiste
comme vous !

Mais vous n’avez pas fini
de transmettre
au pied de la lettre
amenant votre confiante chandelle

la Bonne Nouvelle !

Si vous fermez les yeux,

si vous ne vous laissez 
pas tenter
par les vices du marché
et de la foule d’exilés
qui traînent, jeunes ou vieux,
en petits groupes désœuvrés ;

si ensuite vous pointez
votre nez

vers l’église Saint-Laurent

je n’y vois pas de contresens :
vos semelles frôleront
tranquilles
telles des quilles

la désolation agitée
de rue de la Fidélité…

« Au bout de ce parcours irréprochable, vous toucherez forcément la pointe tentatrice du boulevard de Strasbourg, m’avait dit Michele, d’un air complice. Là, vous allez sans doute perdre l’équilibre et l’orientation. L’église, à première vue imposante, inéluctable, se noie naïvement dans l’espace dilaté de deux boulevards de Strasbourg et Magenta, se résignant à la violence que le quartier a subie au moment de sa naissance. Une violence qui s’éternise sous vos yeux par une interminable vitrine de cas de détresse, de désespoir, de faim et de misère… Il n’y a pas de trottoir ou de banc public où l’on ne découvre pas des gens qui traînent dans une incertitude mortelle… Vous avez peur. La nostalgie de la religion, d’une religion quelconque, ne vous soutient plus. Le pouvoir de ces noms — Bonne Nouvelle, Paradis, Fidélité, Saint-Laurent… — se désintègre tout seul. Maintenant, vous avez absolument besoin d’un peu de calme ! Dès que vous aurez traversé le boulevard de Strasbourg, vous tournerez juste un peu sur la droite et… voilà ! Le passage du Désir vous accueillera, bien sûr si vous trouverez la grille ouverte. C’est un tournant décisif de votre vie, où vous comprendrez l’essence primordiale de cette ville unique, Paris ! D’un côté à l’autre de cette déchirure très bénéfique opérée pour ouvrir le boulevard de Strasbourg, cette démolition dont on ne remerciera jamais assez le baron Haussmann, deux ruelles lointaines se disent adieu, sans aucun espoir de se comprendre un jour : la rue de la Fidélité et le passage du Désir ! Mais ce n’est qu’un instant, rien qu’un frisson de plaisir ou de terreur. Le calme du passage, en contraste évident avec son nom tumultueux, vous dérobe, par son architecture hautaine et silencieuse, au fleuve des multitudes agitées en vous emmenant au-delà de leur brouhaha sans que vous ayez le temps de vous en apercevoir. Après le Désir, fermez un instant les yeux pour ne pas voir le faubourg Saint-Martin et ne pas vous charger d’ultérieures émotions… Je vous concède juste de regarder, à votre droite, ce château foisonnant de pinacles où trônent la Mairie du Xe et, au fond, la glorieuse Porte Saint-Martin. Mais après, empruntez vite la rue que vous voyez en face, traversez vite le tristounet boulevard Magenta et sauvez-vous finalement dans la rue des Vinaigriers, où vous plongerez dans le bien-être d’étranges vapeurs alcooliques et d’une confortable pause de réflexion… »

Oui, la rue des Vinaigriers ! Là-bas, juste au coin du quai de Valmy, je me rendais depuis longtemps, tous les mercredis et les samedis après-midi faire mes recherches et voir mes amis de l’association des Garibaldiens dont je suis membre. Là-dedans, dès le début de mon aventure parisienne, j’avais rencontré des gens qui savaient tout sur les ancêtres italiens et, imaginant que très rarement j’aurais revu Bologne, je n’avais pas pu me passer de cet attirail douceâtre, de cet épouvantail nostalgique. Paris est plein d’Italiens immigrés, qui ne connaissent que quelques mots de la langue de leurs arrière-grands-pères. Cependant — comme les saumons et les anguilles —, ils veulent, coûte que coûte, remonter vers ces sources bénites, qu’ils voient toujours limpides et généreuses… Chacun de nous voudrait rentrer dans le ventre qui l’a vomi, se pelotonner dans le corps de son Ève personnelle, s’attacher à la verge de cet Adam qui a participé sans trop de soucis à sa conception !

Giovanni Merloni

(1) « En ce désert plein de monde qu’on appelle Paris » Giuseppe Verdi, La Traviata.

(2) dont Gaetano Calenda, figure charismatique du socialisme réformiste aux années 1910 et 1920.

(3) rue (ou impasse) de la Neige.

(4) dont une s’appelle justement rue de l’Échiquier.

Mon « sit-in » de protestation était tout à fait justifié et compréhensible – Le balcon du Bon Vin/1 (Roman théâtral n. 7)

29 dimanche Oct 2017

Posted by biscarrosse2012 in mon travail d'écrivain

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Roman théâtral

Mon « sit-in » de protestation était tout à fait justifié et compréhensible

Au petit matin de jeudi 10 avril — juste à l’heure où Paris s’éveille (1) — je m’étais exilée sur le balcon. Debout (ou de temps à autre assise sur la petite chaise pliable qui était là), j’étais revêtue tant bien que mal de mon jean usé et de mon chandail informe. Ainsi emmitouflée, grâce à l’écharpe rouge et au béret de laine, je me dérobais bien sûr aux gênes du froid, toutefois je tremblais d’effroi.
De quoi avais-je peur ? Je ne le savais pas exactement. Je ne songeais pas à d’autres incursions des wagons brinquebalants du métro dans le calme apparent de notre salle commune. Et j’aurais salué, avec enthousiasme même, une nouvelle apparition d’un tel monstre. Je ressentais néanmoins au fond de mon esprit un écho, une voix qui revenait de loin, pour me dire…
Je m’étais collée au balcon dans un état de vertige. D’abord, j’y avais cherché une illusion d’insouciance, comme on en trouve parfois dans les terrasses des bistrots aux jours de soleil. Ensuite, me découvrant serrée entre la porte-fenêtre et le parapet de ciment, j’avais eu la sensation opposée : tout le monde pouvait s’apercevoir de mes cheveux châtains en désordre, ou alors s’évertuer à imaginer mes formes cachées au-dessous de l’épaisse laine irlandaise…
« Que fait-elle, l’Italienne ? Est-ce qu’elle attend quelqu’un ? Un inconnu, qui rentrerait par la fenêtre s’accrochant à sa tresse ? Un type qu’on aurait chassé par la porte ? Et cet homme qui partage son toit tout en cachant derrière son air bien de pénibles secrets… est-ce qu’il dort à l’intérieur comme si de rien n’était ? »
Tous les passants ne pouvaient pas savoir que Michele — oubliant combien il avait pu bouleverser, par ses mots imprudents, mon équilibre fragile —, était sorti faisant bien attention à ne pas faire du bruit avec la porte. Si l’un des concitoyens d’en bas m’avait demandé : « où est-il le Napolitain ? »… j’aurais répondu, d’un air assuré : « il est parti en Italie pour accomplir son devoir de patriote ! » Est-ce qu’ils m’auraient cru ?
Pourtant, je ne savais pas grand-chose et son absence m’inquiétait. Pour me distraire, j’avais suivi le va-et-vient d’un pigeon se promenant sur le bord du parapet avant de s’arrêter pour m’inviter à observer les différents panoramas. À droite, je pouvais rouler mes yeux tout au long de la descente de la rue jusqu’à la porte Saint-Denis, où je découvrais la Lune encore perceptible, en filigrane, contre le ciel gris. À gauche, la présence m’était chère de Notre Dame de la Bonne Nouvelle… en raison surtout du nom joyeux que l’église avait donné au village où je venais de m’installer.
Ce jeudi matin, ce nom Bonne Nouvelle — que je répétais à manivelle au beau milieu d’une ritournelle remplie d’hirondelles anxieuses d’atteindre la Grange aux belles — affichait une gueule inattendue, assumant pour moi un rôle symbolique et prémonitoire… D’un coup, accoudée sur le parapet, les cheveux écroulés devant les yeux, je me souvins de mon nom de famille : Buonvino. Un drôle de nom sans doute, qu’en Français sonnerait « Bonvin ». Je me demandai immédiatement s’il y avait ou pas une parenté possible entre Bonne Nouvelle et Bon Vin…
Sans doute, aux jours de fête (et pas que…) en France comme en Italie l’arrivée d’une bouteille de bon vin est unanimement accueillie comme une bonne nouvelle. Pour ainsi dire, le bon vin brise les frontières, surtout dans les pays baignant dans la Méditerranée. Donc, même s’il ne m’appartenait pas — venant de mes parents, Nevio et Mariangela, que j’avais crus naturels et s’étaient révélés, au contraire, adoptifs —, ce nom Buonvino faisait désormais partie de moi-même, m’aidant à apporter dans mon installation à rue de la Lune une touche de brio…
Certes, l’hypothèse d’une bonne-nouvelle-ivre contrastait avec ce quartier sinistre et abandonné d’en bas ainsi qu’avec ce balcon à l’air suicidaire. Cependant, quand j’étais montée pour la première fois à ce quatrième étage clair et calme, j’y avais immédiatement reconnu la manifestation spontanée d’un nouveau destin…
Maintenant, m’amusant à inverser ces deux noms — bonne et nouvelle — j’échouais sur une nouvelle bonne tout à fait inattendue. Par un hasard vraiment incroyable, je rencontrais sur mon chemin les traces évidentes du passage d’une « dame élégante » qui me tenait à coeur… celle qui s’était longuement occupée de moi avec l’empressement d’une femme de ménage affectionnée. Serait-elle ma véritable mère, cette bonne sans tablier qui m’aimait avec une intensité jamais rencontrée chez Mariangela Buonvino ?

Serait-elle une mère pour Michele ? Une mère pour moi ? Ou bien pour tous les deux ? La question était affreuse et inextricable. Je décidai d’attendre qu’un tel écheveau fût dénoué, plus tard, avec tout le temps nécessaire, à l’intérieur de notre tribunal clair et calme. Il valait mieux se plonger en des casse-têtes insensés !
À présent, si je repense  à ce matin absurde, je me dis que jamais je ne répéterais une expérience pareille. Qu’est-ce qui m’empêchait de rentrer, arracher au vol mon sac et mes clés et sortir à la hâte me jetant la tête première dans l’escalier ? La peur de rencontrer Michele ? La crainte de savoir quelque chose de définitif au sujet de ce personnage flou dans ma mémoire qui prenait corps et vie dans les mots enthousiastes de mon compatriote ? Je savais bien que Michele était sorti, parce qu’en fait je l’avais vu descendre vers la porte Saint-Denis. Mais il n’avait qu’une très petite valise… J’avais peur qu’il rentre, j’étais même sûre qu’il rentrerait bientôt… et je voulais absolument qu’en rentrant il sache que je m’étais délibérément installée sur le balcon… en signe de protestation, pour souligner mon indisponibilité à tout mêler. Dorénavant, chacun de nous devait garder sa propre Italie pour soi, sans plus dépasser certaines limites…
Dans cet état d’âme et d’esprit, mon « sit-in » de protestation envers mon colocataire-patron était tout à fait justifié et compréhensible, d’autant plus que notre salle commune était encore hantée par ses cauchemars publics et privés, tandis que depuis mon palier aérien je pouvais essayer de rattraper mon rapport avec le monde tout à fait réel de Paris. C’était la première fois que je m’accoudais à la rambarde sans avoir le réflexe de m’acheminer, telle une ombre, sous les arcades de Bologne. J’étais à Paris, où personne ne m’obligeait à quoi que ce soit.
Affranchie de mes sentiments de culpabilité envers tous ceux et celles que j’avais abandonnés dans ma première vie, je pouvais dorénavant, comme une souris dans le fromage, me créer de nouveaux labyrinthes !

Giovanni Merloni


(1) Paris s’éveille...

Une dame élégante, que j’imaginais assise sur une chaise de fortune – Une femme-écran/3 (Roman théâtral n. 6)

26 jeudi Oct 2017

Posted by biscarrosse2012 in mon travail d'écrivain

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Roman théâtral

Une dame élégante, que j’imaginais assise sur une chaise de fortune

— Vous avez eu besoin de vous exiler à Paris, pour comprendre que Vera n’était pas la femme de votre vie… Ou alors, vous avez tout quitté avec le seul but de vous séparer d’elle ! Si vous me permettez de le dire, cela demande de la force et du courage, mais relève aussi d’une certaine faiblesse…
— Oui, je ne suis jamais capable de couper net ! Si je quittais Vera sans abandonner Naples, il n’y aurait pas eu de rue ni de vitrine ou de voix dans la rue qui ne me la rappelait pas, qui ne me renvoyait pas nos conversations à la fois acharnées et délicates… Pourtant, elle n’était qu’une compagne de route, une réplique, comme je lui ai dit… par la voie télépathique !
— Et l’original ?
Dès que je prononçai ce mot — « original » —, j’eus un violent frisson. Sans doute, la température dans notre salle commune avait baissé, comme il arrive souvent dans cette ville où même le climat a des allures abruptes et frénétiques. Je courus fermer la porte-fenêtre, me demandant au passage pourquoi j’avais autorisé Michele Calenda, mon colocataire, jusque-là très respectueux, à s’aventurer dans un sujet si pénible pour moi. Avec cet homme qui pouvait être mon père, que pouvais-je connaître des femmes de sa génération dont je n’avais rencontré que des exemplaires figés et distants ? Que pouvais-je m’attendre, moi, du récit des circonstances où son bonheur avait été interrompu ? N’avais-je pas souffert assez, moi-même, pour un état de grâce qui s’était brisé à jamais ?
— Elle était une femme qu’on ne rencontre pas tous les jours ! continua-t-il, s’accompagnant par des gestes vagues. On s’est perdu de vue, et je ne sais pas où elle est… Pourtant il n’y a que deux endroits où elle pourrait décider de s’installer : Bologne ou Paris, Paris ou Bologne !
— A-t-elle un prénom ?
— Oui, elle s’appelle Rose. Chaque fois que je prononce ce mot velouté, elle s’épanouit immédiatement dans mon cœur et serpente dans mes veines jusqu’à devenir tout mon sang, tout mon esprit, tous mes rêves… Mais il arrive aussi qu’un souvenir affreux s’affiche à l’horizon, chaque fois qu’elle me vient à l’esprit. Une espèce de bourrasque, ayant la fonction de tout interrompre, tel le robinet de l’Écluse Saint-Martin. Vous connaissez le canal, n’est-ce pas ? J’y vais souvent et je me réjouis avec une petite multitude de camarades retraités quand je vois le formidable mécanisme à l’œuvre. La péniche amenant quelques touristes du bassin de la Villette à l’Arsenal attend patiemment que le niveau de l’eau en aval soit le même qu’en amont… et finalement les deux battants de l’écluse s’ouvrent en octroyant la liberté intrigante d’un autre segment de canal à parcourir. Ensuite, on attendra qu’à la prochaine écluse s’applique à nouveau le principe des vases communicants ! Il s’agit bien sûr d’une drôle de liberté, assaisonnée de vertu et de respect des règles d’un progrès à mesure d’homme et de péniche… mais on était bien loin de ça, lors de mon histoire bolonaise. Là, il n’y avait pas de robinets libératoires ! Tout au contraire, hélas, mon souvenir des circonstances de notre dernière rencontre n’a même pas le temps de démarrer ni de s’acheminer… puisqu’il cogne soudainement contre un mur de brouillard. Un sortilège s’est installé là-dessus, m’empêchant chaque fois de reconstruire ce qui s’est vraiment passé entre Rose et moi au moment de notre séparation… Ou alors, j’ai affaire à un odieux trou de mémoire !
Michele s’était arrêté, comme le ferait une mule au bord d’un gouffre. Je ne savais pas quoi dire. Pourtant, cette femme insaisissable m’intéressait. Je ressentais sa présence comme une ombre s’agitant au-delà de la vitre, sur le balcon. Une dame élégante, que j’imaginais assise sur une chaise de fortune… Elle aurait pu profiter de la nuit pour frapper de l’extérieur contre la porte-fenêtre, susurrant avec énergie : « ouvrez ! Ouvrez ! »
— Où l’aviez-vous connue ?
— À Bologne. J’y habitais depuis six années, dans une espèce de camaraderie masculine où l’amour était banni… Le jour même où j’eus enfin un petit appartement pour moi seul, je rencontrai Rose Bertrand ! Ce fut en octobre 1978… dans le hall du cinéma Roma, via Fondazza ! À l’affiche, il y avait « Il vizietto » avec Ugo Tognazzi et Michel Serrault…
— C’est « La cage aux folles », pour les Français ! murmurai-je, en me souvenant de mon ami Olivier et de ses expressions enthousiastes au sujet de cette œuvre extraordinaire, si bien transportée du théâtre au cinéma…
— Elle m’avait toujours caché quelque chose, une seule chose peut-être, reprit Michele, haletant. Le jour de notre adieu… on voyait bien qu’elle avait envie de vider le sac. Pauvre Rose ! Elle était tellement bouleversée à cause de mon départ soudain ! Maintenant, je me souviens qu’elle avait les larmes aux yeux et qu’elle débitait son récit très lentement, tandis que le train courait déjà… J’aurai dû reporter d’une heure ou deux mon déplacement au chevet de ma mère… Patience si j’allais voyager debout ! Mais je crois qu’il arriva quelques accidents entre nous. Elle avait peut-être dit quelque chose qui m’avait contrarié… et je ne lui donnai pas le temps de tout avouer. Le train partait déjà et le bruit des roues sur les rails m’empêchait d’entendre sa voix !
— Par contre, vous vous souvenez très bien de cet adieu ! Ce fut bien dramatique !
— Oui, peut-être les choses se sont-elles passées comme ça… Mais il est bien possible que je me trompe… parce que c’est à vous que je raconte tout cela… et que vous n’êtes pas indifférente à ce que je suis en train de dire, peut-être… D’ailleurs, vous ressemblez tellement à Rose Bertrand, du moins au point de vue physique… car elle était exagérément timide, parfois mystérieuse, tandis que vous êtes un livre ouvert, du moins pour moi !
— Ne me mêlez pas à vos souvenirs ! protestai-je.
— Non, non, ne vous inquiétez pas ! Il arrive seulement, en discutant avec vous, que mes souvenirs se transforment un peu, car je m’autorise à y ajouter de petites circonstances tout à fait inventées… Au contraire, tout ce qui concerne Rose est désormais emprisonné sous une couche épaisse de glace, telle une Blanche Neige de Disney dans le cercueil vitré !
— Vous vous êtes passé du baiser qui l’aurait ressuscitée ! D’ailleurs, je ne vous vois pas bien dans les draps du Prince charmant !
— Oui, je me suis dérobé au geste que peut-être elle attendait ! Mais après, si vous saviez combien j’ai regretté tout cela ! Cet adieu à tout coupé entre nous. Dès que je suis descendu à Naples, j’ai essayé de la rejoindre, par la poste, par téléphone. Rien. Elle avait disparu sans même me donner le temps de saluer ma mère souffrante et de redescendre dans la rue pour chercher une cabine…
— Pour vous, ça marche beaucoup mieux avec les conversations télépathiques, n’est-ce pas ?
Indifférent à ma provocation, il avait besoin, apparemment, de se rassurer par d’autres sortilèges :
— Bien que baptisé, je ne suis pas croyant. Mais, puisque j’habitais à  nouveau à Naples, je me disais, surtout dans les mauvaises impasses, que rien ne m’interdisait de m’adresser à San Gennaro pour Rose ! J’étais devenu un habitué de cette église avec mes petits dons et agenouillements auprès de l’autel du saint patron. Donc, j’étais convaincu que Rose, toujours protégée par ma bienveillante cloche de verre, ne courrait aucun danger !
— Vous l’aimiez sincèrement, jusqu’au bout ?
— Oui, je l’adorais même avec son indomptable esprit de contradiction, même si elle se dérobait à mes propositions de tout fusionner, de tout mêler…
— Rose Bertrand était-elle vraiment française ?
— Oui, une Française originaire de Besançon.
— Est-ce qu’elle était engagée avec quelqu’un d’autre ?
— Non, il n’y avait aucun en-dehors de moi, ça c’est sûr !
— Avait-elle alors une raison plus forte que l’existence d’un mari… pour ne pas courir vers vous ?
— Maintenant, c’est vous qui vous adonnez à la télépathie pour découvrir des choses que je ne sais pas.
— Vous n’avez rien imaginé ni su, pendant tout ce temps qui s’est déroulé ?
— Surtout, je n’ai rien remarqué quand j’étais auprès d’elle… J’étais assez naïf, à cette époque-là ! J’étais toujours transporté envers cette femme et concentré dans la recherche d’escamotages et stratagèmes pour rester seul avec elle. Pour moi, il n’y avait que l’attente de cet instant libératoire où la joie subite efface tout… cet instant où la fougue de l’étreinte s’échoue dans le petit délire d’une conversation dépossédée, où les mots voltigent partout et nulle part, sans besoin de syntaxe…
« Mon Dieu, j’ai besoin que vous existiez ! Soyez magnanime, accueillez pour une fois la prière maladroite d’une athée convaincue ! Faites de façon que Rose Bertrand ne soit pas Madame Lamy, la Française en deuil perpétuel soi-disant originaire de Saint-Malo qui m’attendait à la sortie de l’école ! Je vous en prie, laissez-moi croire qu’à Bologne il y a eu en même temps deux Françaises blondes aux yeux bleus ! »
J’étais en train de sortir de mon vœu quand Michele, visiblement épuisé, coupa court son récit :
— Du jour au lendemain, je quittai Bologne et mon espoir de voir enfin l’amour triompher.
— Vous rougissez, maintenant, comme si elle était encore là… !
— Oui, elle est là, au-delà du magnolia ! dit-il sortant dans le balcon. Là… Là, ajouta-t-il, pointant le doigt en plusieurs directions. D’ailleurs, avant de partir, j’avais fait une longue visite à San Gennaro, qui m’avait rassuré : « Elle est bien vivante ! avait-il murmuré. Un beau jour vous vous rencontrerez comme ça, par hasard ! »
— Au marché du dimanche près du boulevard Richard Lenoir, par exemple ! m’exclamai-je. Je me la figure splendide, habillée en noir… Sinon, vous ne m’avez rien dit de ses cheveux !
— Elle avait alors des cheveux châtains très longs dans le cou, fins et légers !
Heureusement, je me souvenais que Mme Lamy, dont je n’avais jamais su le prénom, était blonde avec les cheveux noués en chignon et portait les lunettes solaires Ray Ban…
— Vous l’aimez encore ? lui demanda-je, intimement rassurée.

— Je ne sais pas. Sans doute, pendant ces vingt années qui se sont écoulées, mon corps vivait à Naples tandis que mon esprit vivait à Bologne ! Certes, un mécanisme d’autodéfense s’est déclenché en moi, m’amenant à me convaincre que mes regrets se bornaient à la ville de Bologne, à ses beautés uniques, à sa culture solidaire. Oui, on peut bien aimer une ville sans qu’il y ait forcément une liaison d’amour ou de passion éphémère qui fait tout déclencher… Mais ce ne fut pas le cas de Bologne, pour moi ! Et je vous mentirais si je disais que j’aime Bologne en dehors de ce que j’y ai découvert et aimé avec Rose, de ce que j’y ai pu voir avec ses yeux… des yeux bleus où se niche l’océan, comme les vôtres, Anna !

Giovanni Merloni

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