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À présent, je suis rentrée dans la norme, et j’ai peur !

— Vous voudriez savoir, dis-je haletant d’inquiétude, depuis combien de temps j’ai pris l’habitude de l’appeler Madame Lamy, ma Française à moi, n’est-ce pas ?

— Je ne sais pas si je veux le savoir. Car ce serait assez tordu d’imaginer qu’une personne sincère et honnête se donne un nom de pure invention pour qu’une créature innocente ne sache ni ne répète à personne son vrai nom ! Bien sûr, Rose était un peu imprévisible, ravie parfois par des pensées que je n’arrivais pas à saisir… Cependant, même si je ne sais pas tout d’elle, je ne la crois pas désinvolte au point de s’inspirer au nom de famille de mon enseignante de Naples !
— Pourquoi pas ? répliquai-je, décidée à ne plus tergiverser. Elle était sûre que vous ne rencontreriez jamais la créature innocente que j’étais, car nous faisions partie de deux mondes bien séparés sinon étanches. Mon babbo travaillait à la Mairie tandis que vous étiez à la Région ; il était un fonctionnaire administratif, vous étiez un architecte, enfin il était Bolonais depuis sept générations tandis que vous étiez un Napolitain immigré !
— Vous m’inquiétez, Anna ! Depuis combien de temps connaissez-vous Madame Lamy ?

— Je ne sais pas, c’est un long film à épisodes, dont les premiers échappent à la prise de ma mémoire enfantine. D’ailleurs, au commencement, c’était elle qui s’intéressait à moi sans que j’en sache rien. Un jour, quand j’étais déjà sur les quatorze ou quinze ans, elle me parla d’une espèce de fulguration qu’elle avait eue en me voyant, toute petite, en train d’éventer un drapeau rouge de ma taille d’en haut des épaules de mon babbo. Nous étions à piazza Maggiore, le jour mémorable où les Italiens votèrent NO à l’abrogation de la loi sur le divorce. Une victoire importante pour tous dans une société harcelée par l’hypocrisie de l’Église catholique. Depuis, je ne sais pas si par hasard ou suivant d’autres pistes, Madame Lamy se trouvait souvent à croiser la route du babbo quand il était avec moi…
— Est-ce que son motif primordial c’était, au contraire, l’envie de rencontrer Nevio Buonvino ? supposa Michele, sans cacher son inquiétude.
— Toujours est-il que mon babbo m’emmenait souvent et volontiers aux rassemblements de la gauche. Un autre jour… j’avais six ans, j’étais bien petite, mais je m’en rappelle très bien… c’était le dimanche qui suivait la découverte, à Rome, du cadavre d’Aldo Moro. On était bien sûr à Piazza Maggiore, à midi. L’on voyait ici et là des groupes de gens qui discutaient. Mon babbo me déposa sur les marches du parvis de San Petronio, me priant de l’attendre juste une minute. Ce fut alors — on était en mai 1978 — que cette femme ayant l’océan dans les yeux se rapprocha de moi et commença à me parler. Elle savait mon nom, mais ne me dit pas le sien… Ce fut effectivement à la rentrée scolaire de l’automne 1980, l’année de la bombe à la gare, que les rencontres avec cette femme mystérieuse se sont intensifiées… et ce fut alors, oui, probablement après votre rendez-vous avec Rose au bar Viola… ce fut alors qu’elle me glissa dans l’oreille son nom de famille : Lamy !
Maintenant, je ne suis pas capable de fixer dans une seule instantanée, l’expression que fit Michele en entendant mes mots. J’aurais besoin pour cela d’un psychanalyste rusé, qui m’aide à rendre les émotions terribles et contradictoires que j’ai vues passer sur son visage et ses mains gesticulantes. Je sais seulement que parmi la multitude de sentiments qu’on pouvait lire dans son regard égaré et fuyant je découvrais pour la première fois le sentiment de la jalousie :

— Je ne sais pas si nous avons eu affaire à la même personne, dit Michele, essayant de se dominer. Mais si c’était ainsi, je serais content qu’elle nous eût traité tous les deux de la même façon, c’est-à-dire avec la même gentillesse ou antipathie… Ça, je ne le saurai jamais, et vous non plus… mais quand elle transférait son attention de l’un à l’autre, ses attitudes auront été sans doute différentes pour ce qui concerne son monde exclusif et privé ! Je suis sûr qu’elle vous a invité chez elle, par exemple !
— Oui, plusieurs fois… Elle habitait via delle Moline, pas loin du théâtre Comunale !
— Je connais ces endroits-là comme ma poche, c’est tout près de mon bureau via Alessandrini ! J’aurai donc croisé Madame Lamy de centaines de fois, sans le savoir… tandis qu’il ne m’est jamais arrivé d’y rencontrer par hasard Rose ! Si Madame Lamy habitait pas loin de chez vous, Rose aimait bien que je la raccompagne rue Nosadella, du côté opposé de la ville, jusqu’à la porte cochère de son immeuble, où immanquablement elle rentrait !
— Pendant combien d’années vous avez accompagné Rose devant cette porte cochère ? demandai-je.

— Jusqu’au jour où ma sœur m’a téléphoné en me disant que notre mère était malade. C’était en octobre 1988… juste dix ans après nous être connus, Rose et moi !
— Ce fut presque à cette même époque que mon rapport évolua avec Madame Lamy, se transformant en véritable amitié, dis-je, étonnée par la énième coïncidence. Là, j’avais 17 ans, c’était en mai 1989… (1)
— Je ne sais pas si nous devons continuer, s’exclama Michele, affichant un regard épuisé. Ce serait un jeu dangereux pour tous les deux ! D’ailleurs, je n’ai aucun reproche à faire à la femme que j’ai connue pendant ces temps. Et je veux respecter son secret… si elle en a un !
— Oui, d’accord, laissons tomber ! dis-je, soulagée. Je regrette trop « ma » Française et c’est sans doute plus facile, pour moi aussi, de vivre mon manque en solitaire. D’ailleurs, dans nos histoires il y a beaucoup de choses qui ne s’encastrent pas l’une dans l’autre. Vous ne m’avez jamais parlé de ses dessins, par exemple…
— Je ne me souviens que de savons et de vaporisateurs parfumés, dit-il.
— D’habitude sage et sans trop d’éclats, Madame Lamy se laissait parfois emporter par une espèce de folie. Par exemple au Cantinone de la rue du Pratello, à la fin du repas, elle sortait de son sac une plume quelconque et dessinait librement sur la nappe de papier. Souvent, par un sourire embarrassé, elle donnait son œuvre à la serveuse ou alors enroulait le papier pour l’amener chez elle…
— J’imagine que vous n’avez jamais profité de cadeaux pareils !
— Sauf un jour… sortant du Cantinone, un dessin est tombé dans la rue et moi je l’ai emprunté au vol et vite glissé dans ma blouse sans qu’elle s’en aperçoive. Ensuite, à force de le cacher pour que personne ne le trouve, j’ai perdu le dessin, ce que je regrette beaucoup !
— De quel type de dessins s’agissait-il ?

— Je dirais des galaxies, ou alors des utérus féminins hébergeant une créature qui attend de venir au monde. C’était une vision cosmique… apaisée, tranquille, qu’elle semblait écrire plutôt que dessiner, comme s’il y avait quelqu’un quelque part qui lui dictait au fur et à mesure chaque détail. Plus tard, quelque temps avant la disparition de mon babbo… Ah oui, c’était juste au lendemain de la tragédie des tours jumelles…
— Le 11 septembre 2001, c’est-à-dire le jour où la vie de tout le monde a changé radicalement, hélas ! Pour moi, personnellement, cette date marque le commencement d’une séquelle d’évènements traumatiques !

— Pour ma famille aussi ! répondais-je. Ce fut ce jour même que mon babbo eut sa première attaque… Quand je la rencontrai, Madame Lamy me dit gravement que son inspiration était en train de s’affaiblir, voire de disparaître. Je lui demandai de m’en expliquer la raison : « j’ai 29 ans désormais, lui avais-je dit, je ne suis plus une môme ! » Très réticente, elle se borna à me souffler à l’oreille une phrase que je n’oublierai jamais : « j’ai été très malade et je risquais mourir… Pendant un temps dont je ne connais pas la durée, j’ai vu des choses extraordinaires que sans aucun effort je transférais dans mes dessins. Jusqu’à hier, cela ne me procurait aucune angoisse. À présent, peut-être à la suite de ce qui est arrivé à New York, je suis rentrée dans la norme… et j’ai peur ! » (2)

Giovanni Merloni

(1) J’ai déjà raconté ma première escapade avec Madame Lamy à la Malacappa n’est-ce pas ?

(2) La violence inouïe de l’attaque terroriste du 11 septembre 2001 à New York avait donc fait deux autres victimes chez nous : la personne douce et généreuse de Nevio Buonvino et les rêves célestes de Madame Lamy, ô combien indispensables pour elle !