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VIII Les racines 1/3 (il quarto lato n. 19)

11 samedi Mai 2013

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il quarto lato

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VIII Les racines I/II (de « Il quarto lato », Éditions « Il Ponte Vecchio », Cesena, 1998, chapitre VIII, pages 83 et suivantes)

Durant ces jours-ci, Cesena était affligée par un climat doux, ennemi de toute réflexion approfondie, propice au sommeil, aux repas abondants et aux longues promenades le long des plages de Rimini ou de Cesenatico.

C’était donc la journée la moins adaptée pour se cloîtrer dans des locaux enfumés pour une commémoration.

A l’extérieur de la loggia de San Biagio, la foule de Cesena essayait de prendre son temps, se dérobant à l’appel de l’affiche qu’on avait accrochée partout.

Elvira Rossetti était partie en vacances. Au téléphone, elle avait voulu que Pio lui promette qu’il se laisserait distraire, au moins ce matin-là, par l’insouciance typique des rencontres solennelles.

Le séminaire allait commencer.

On était obligés, en entrant, de prendre le tract bleu ciel, de frôler le mur de pierre rose, de regarder un moment au-delà de la balustrade, vers les vitraux de la nef… de s’arrêter à savourer la propreté du sol en mosaïque, de respirer l’odeur fraiche de la cire et de l’encens, avant de lever la tête pour scruter en haut, les yeux fermés, cet éblouissant rayon irisé jusqu’à voir, au-delà de la rosace, le ciel traversé par les pigeons et les avions, ainsi que par les anges à la peau de soie, les madones à jeun voltigeant sur leurs pieds de bois, depuis longtemps négligées de baisers dévots.

La grande salle, où on avait rangé une centaine de chaises, était comble.

Derrière la chaire, cinq ou six experts de séminaires se regroupaient autour de personnages mineurs ou méconnus dont ils avaient fouillé sans aucun scrupule les mémoires parfois assez pauvres. Dans la salle, se mêlaient joyeusement des hommes politiques, des chercheurs, des professeurs et maîtres d’écoles (dont l’une s’imposait avec ses lunettes triangulaires et sa veste moulante. Il y avait aussi les gens concernés par l’organisation de l’évènement, les huissiers communaux et en plus du secrétaire du cercle socialiste et de Ragazzini, le candidat aux élections administratives du 15 et 16 juin, probablement élu maire de Cesena, dont on ne disait que du bien.

Parmi les présents, il y avait aussi une petite foule de parents de Libero : frères, demi-frères, tantes de sang ou par alliance, cousins, cousines, en plus de nombreux enfants des cousins de premier, deuxième et troisième degré.

Il y avait aussi Solidea, assise à côté des amis de Pio. Tout le monde s’immisçait dans les prouesses de Libero qu’on pouvait synthétiser, en quelques traits essentiels, comme le funambule de la dèche.

C’était pourtant une journée de trêve, où Otello aussi, détourné par les personnes qui accouraient, avait pour le moment installé Solidea sur un piédestal en marbre pourvu d’une plaque en bronze.

Observée avec bienveillance par le célèbre Battista, du haut de la grande affiche, accrochée à la voûte centrale, qui en révélait la noble beauté des traits et des yeux perçants et doux, la réunion se déroula dans une alternance de témoignages intéressants et de contributions passionnées.

On jeta un rayon de lumière sur chaque aspect de la personnalité de Battista, sur chaque période de son intense et, par moments, frénétique activité. À commencer par l’épisode de l’arrestation.

Vers la fin du siècle dernier, Battista fut condamné à quatre mois de prison pour incitation à la haine entre les classes. L’arrêt se déroula au cours d’un discours à Savignano sur le Rubicon, où les socialistes voulurent prendre leurs distances vis-à-vis des anarchistes. En raison de quelques bagarres physiques, on enchaîna les poignets du jeune agitateur en bas de sa tribune. Ensuite, il fut traîné, malgré ses prières, par les rues et la place principale, avant d’être obligé de s’asseoir pendant une heure, toujours enchaîné, à la terrasse du café central, de façon que son oncle Marsilio, qui habitait dans la maison d’en face puisse le voir.

Après cet arrêt, le jeune socialiste passa la frontière demeurant quelque temps à Neuchâtel, en Suisse. Puis il séjourna quelques mois à Paris avant de se rendre à Londres où il perfectionna ses connaissances de la langue anglaise.

Quelqu’un dit avec des accents un peu brusques que Battista avait adhéré à la franc-maçonnerie jusqu’à la veille des élections de 1913. D’autres examinèrent le dernier passage tragique de sa vie : la participation à la Résistance contre le fascisme. Il avait rencontré un groupe de dissidents près de Rimini, où on le captura  suite à la délation d’un réfugié politique. Il fut ensuite emprisonné à Regina Coeli à Rome avant d’être relégué dans un village perdu de la côte ionienne, en Calabre.

Là-bas, il mourut ou, pour mieux dire, commença à mourir.

— Tu comprends, Stelio ? dit Pio, en lui frappant le bras. Le grand-père de Libero a été victime d’un guet-apens !

Stelio indiqua l’affiche surplombant leurs têtes :

— À en juger par ce daguerréotype couleur sépia, décoloré et aux bordures blanches crantées sur les côtés, il s’agissait d’un homme réservé et doux !

— Avec cette barbe, ce chapeau et ces lunettes, et cette veste sans forme aux poches bourrées de feuillets et de mouchoirs, ajouta Pio, avant de rentrer dans son nuage de fumée. En fait, enfoncé dans un siège anonyme derrière une colonne, il se laissait bercer par les ressacs monotones de ces interventions interminables dont il profitait pour composer des vers. En cette période, va savoir pourquoi, il était obsédé par la contrainte d’une même rime. Il fallait trouver des mots qui pouvaient se marier avec engagement, ou génie…

Le premier orateur reconstruisit comme un rhabdomancien la Rome du début du XXe siècle. Le jeune journaliste de l’Avanti, Battista Alessandri, dès son arrivée de Cesena, avait contacté ceux qui se battaient pour sauver la ville et le peuple des grandes spéculations immobilières faisant partie d’un colossal imbroglio dont l’unité du pays et le déplacement de la capitale à Rome avaient été l’occasion.

Lunettes de presbyte et cheveux fixés par une bombe entière de laque, une femme robuste, sur les cinquante-cinq ans s’aventura énergiquement dans les discours parlementaires du Battista député. Elle avait l’air de parcourir sans  véritable émotion les couloirs sans issue des anciens ministères royaux, entrant et sortant de passages bien connus, sans oublier de prodiguer un sourire à chaque porte et sans rater toutes les  transactions administrative, politique ou institutionnelle possibles. Derrière son allure inexorable d’experte de survie, on pouvait entrevoir les malchanceux qui, par milliers, dans ces mêmes couloirs, se débattaient en long et en large, incertains de savoir s’ils devaient chercher l’entrée ou la sortie, s’ils voulaient vraiment une réponse précise ou, au contraire, désiraient être rejetés par des arguments aussi vagues que réticents.

Pio était sens dessus dessous. Une épaisse couche de poussière s’était collée à ce visage et à ce corps qu’on avait exhumé sans lui en demander la permission. La poussière s’était solidifiée en se transformant en boue et moisissure et maintenant des mains expertes, professionnelles et violentes à la fois, essayaient de la détacher de nouveau du visage encore vivant, comme un calque d’argile. Mais, l’apparence violacée qui remontait sans conviction à la surface n’était pas celle de Battista. On aurait dit un masque bavard à la voix empruntée.

Pris d’une sombre nausée, Pio imagina un guichet pour les souscriptions, monté juste à la sortie du Ministère ou de la Chambre des Députés ou alors du cabinet privé de quelques-uns des grands élus d’Italie. Derrière ce guichet la même dame exaltée de cinquante-cinq ans aurait exigé un petit don.

Une fête très réussie
pour l’homme de génie
au visage pâli
au chapeau jauni.

Sur ce croquis
on dirait qu’il sourit
pour nous donner l’envie
de laisser sans souci
des arrhes jolies
qui sauvent son pari.

On parle tous polis
de l’engagement maudit,
de cette horlogerie
qui a tué ce naïf
de cet enthousiaste inouï
qui consumait sa vie.

Quand tout sera fini,
on passera meurtris
devant le cagibi
où l’on demande, ah oui !
de prêter sans un cri
un soutien infini.

En échange, c’est écrit
on va te donner l’avis
que tu es un vrai ami !

002_titiro x racines 1 740Libero demanda la parole.

Une attente embarrassée l’entourait. Tout le monde ne l’avait pas reconnu, dans sa modeste grisaille.

Libero sourit de façon discrète. Puis il se passa une main sur le visage, qui d’un coup se changea de serein en triste, très triste. Il appuya la main gauche sur le pupitre avant de se servir de la droite pour esquisser dans l’air une grande bouche fermée. Ensuite, en profitant de cette lueur bleue qui lui illuminait le menton et le nez, il abandonna petit à petit le chagrin dû au vide augmenté par la mort répétée du grand-père célèbre, pour assumer bientôt une certaine fierté de fils ou, pour mieux dire, de petit fils.

De son avant-bras il fit glisser vers la lumière céleste un manuscrit. Puis, avec un geste de statue égyptienne, il fit rouler l’autre bras pour lancer un fil invisible en direction du public. L’autre bout du fil tomba dans le rang le plus indiscipliné où, au milieu de cousins et amis tout à fait irrespectueux, était assis Nevio, son enfant de neuf ans.

Libero commença à tirer vers lui le fil imaginaire.

Nevio fut contraint de bondir de sa place et, comme un coupable, se traîna par sauts, essayant quand même quelques timides résistances. Lorsqu’il fut en face de son père, il se hâta de dégurgiter ce qu’il avait péniblement appris par cœur :

— Je prends la parole au nom de tous les descendants de Battista Alessandri, pour saluer avec gratitude cette initiative qui nous rend orgueilleux.

Tout de suite après l’enfant s’échappa en courant, avant de reprendre comme si rien n’était arrivé, son bavardage ininterrompu avec ses cousins.

Insatisfait, Pio frémissait dans son coin, comme si le légendaire et immatériel Battista lui appartenait aussi.

« Toute famille est un archipel », songea-t-il, effondré dans le fauteuil de bois. D’un coup, il ne sut pas retenir un geste de rage à l’adresse de Libero, comme s’il voulait arrêter son élan commémoratif inattendu.

En pliant bras et jambes en forme de « z », Libero demanda alors un entre-acte. Il se jeta à terre, fouilla sous l’étoffe rouge enveloppant la table des orateurs et peu de temps après il réapparut dans le cône de lumière, totalement transformé.

Les personnes présentes eurent un sursaut quand elles virent, debout devant elles, le défunt Battista Alessandri, avec son chapeau qui lui était unique, ses lunettes à pince-nez, sa barbe rouge et blanche. Sans compter son costume gris et sa chemise chiffonnée.

— Puisque vous m’avez fait revenir à la vie, dit Battista d’une voix très basse et évidemment contrefaite, je veux vous révéler le secret que j’ai emporté avec moi dans la tombe : j’ai eu une liaison, durant beaucoup d’années. De cette rencontre… Libero fit un geste large, de cette union un enfant a vu le jour. Cet enfant se maria assez tôt avec une chanteuse, Elda.

Au fond de la salle, tout le monde, en se retournant à l’unisson, crut remarquer une femme âgée avec un habit noir à pois blancs, un simple collier de perles de culture et une fleur rouge en tissu cousue sur le décolleté. Elle devait avoir eu soixante-dix ans à peu près, avec ses cheveux blancs, son double menton et ses quelques kilos de trop. Une dame assez distinguée, aux yeux sombres et mélancoliques, en plus d’un nez régulier légèrement poudré et d’un sourire ineffaçable. C’était Elda, la mère disparue de Pio.

Tout en sueur, frappé par un soudain tremblement des lèvres, Pio avait rougi. D’ailleurs, sa mère ne pouvait pas lui manquer. Il sentit une étreinte avec un douloureux sentiment de vide, qu’il se hâta de remplacer par un autre vide : « Elvira m’a retrouvé et maintenant elle ne sait pas comment s’en sortir. C’est à cause de cela qu’elle est partie ».

Tous les regards suivaient Libero et ses émotions contrariées. On entendit le coup sec d’une chaise s’écroulant par terre. L’ancêtre disparut et réapparut le Libero de tous les jours, souriant et moqueur.

Il se passa de nouveau la main sur le visage, qui se figea dans une attitude d’inconsolable tristesse. Il demeura quelques instants immobile, avant de faire un bond jusqu’aux premiers rangs. Puis, en dessinant des mains et des pieds une roue parfaite, il se glissa tel un hula- hoop vers la sortie.

Giovanni Merloni

écrit ou proposé par : Giovanni Merloni. Première publication et Dernière modification 11  mai 2013

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VII Armando et Solidea 2/2 (il quarto lato n. 18)

10 vendredi Mai 2013

Posted by biscarrosse2012 in mon travail d'écrivain

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il quarto lato

001_seduzione x solidea 740 revenir à la liste des publications Armando et Solidea II/II (de « Il quarto lato », Éditions « Il Ponte Vecchio », Cesena, 1998, chapitre VII, pages 78 et suivantes)

Ils se retrouvèrent à faire l’amour avec un emportement surprenant et inédit. Les deux matelas, qui n’étaient pas connexes entre eux, se séparaient continûment, en menaçant l’équilibre et même la possibilité, pour les deux corps, de rester unis. Solidea s’était transformée en pont entre les deux lits sur roues, tandis qu’Armando, tout en poursuivant le plaisir de Solidea et le sien, devait s’efforcer de rapprocher les deux sommiers, s’agrippant aux deux dossiers avec les mains et les pieds.

La fenêtre était restée ouverte. Une rafale d’air plus froid apporta sur les deux corps mouillés le parfum de la mer.

Solidea appartenait à Armando. Armando appartenait à ce rivage d’arbres et de maisonnettes blanches s’affaissant vers l’Adriatique.

Cesenatico retentissait de petites rumeurs. Dans le ciel traversé par des nuages noirs très rapides une demi-lune souriait.

D’un coup, Armando songea à Solidea comme à une vedette de théâtre qui aurait pu « se moquer des hommes, en les transformant de ses mains en coqs, juste capables de tomber amoureux, de devenir jaloux et de se battre à mort ; une femme ayant le cerveau à la place du cœur », une femme prête à se prendre beaucoup d’amants quitte à les trahir tous, en plus de son mari.

Quant à Solidea, même dans sa langueur, elle pensa que le moment était arrivé pour avertir Armando.

Elle voulait lui parler de cette sonnette d’alarme qui s’était transformée en gong assourdissant dans l’écoulement assez rapide de journées inoubliables. Elle ne savait pas par où commencer. Car on pouvait tout lui reprocher sauf l’absence de sincérité. Donc elle préférait le silence aux mensonges et n’avait même pas su profiter de l’occasion des taches de rouge à lèvres.

Armando, dans ses draps de cabotin incorrigible, tout en proposant de prendre  l’air et de traîner leurs jambes vers une « boîte en vogue », se mit à déclamer la liste des quarante-neuf espèces de cocu prévues dans un classement qu’on n’avait jamais assez loué.

— Écoute bien, Solidea. Il y a d’abord le cocu en herbe, puis le cocu présumé, ensuite l’imaginaire, le cocu martial ou fanfaron, le cocu prudent, le cocu moqueur, le cocu pur et simple. Celui-ci ce pourrait être moi : « un respectable jaloux qui ignore ses disgrâces et ne prête pas le flanc à la plaisanterie avec des vantardises ou des propos maladroits contre son épouse et ses soupirants. Entre toutes les espèces, celle-ci est la plus louable ». Ensuite, il y a le cocu fataliste ou résigné, le cocu condamné ou désigné, le cocu irrépréhensible ou victime, le cocu de prescription, le cocu absorbé. Voyons un peu ce qu’ils disent de ce cocu absorbé : « quelqu’un que le tourbillon des affaires éloigne toujours de son épouse et qui ne peut donc lui consacrer aucun soin. Il est obligé de fermer un œil sur les attentions discrètes d’un habitué de la maison ».

Armando était juste en train d’illustrer le treizième cas de tromperie quand Solidea, par très peu de phrases que l’émotion rendait presque aphones, avoua son état.

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Armando n’était pas un homme courageux. S’il avait pu, il aurait évité coûte que coûte d’écouter de ses yeux ce qu’on pouvait lire sur la bouche muette de Solidea. Il aurait préféré feindre une scène tragique en riant ou alors une scène comique en pleurant.

Son rapport avec Solidea avait été toujours suspendu à un fil, pas vraiment à  cause de ses multiples escapades — ou  de ses rares et mystérieuses aventures à elle, pourtant élégantes —, mais au contraire à cause de certaines incompréhensions qui s’étaient désormais installées aux étages inférieurs et dans les caves de leurs âmes agitées.

Le ton de Solidea, cette fois-ci, était péremptoire. Ses mots creusaient un sillon dans la poitrine d’Armando en révélant sans pitié son contenu de confusion, de lâcheté et d’égoïsme tout à fait masculin.

— Tu ne feras jamais rien pour changer notre vie ! Tu seras toujours prisonnier de tes rêves, de tes utopies qui ne t’enrichissent pas, de ta pseudo-générosité qui te rend esclave des autres. Tu devrais renoncer, un jour, à voguer, entre deux pôles impossibles à rejoindre sans jamais rencontrer la paix. Je crois que tu ne le feras jamais… Fais comme tu veux, mais essaies de faire de façon qu’il y ait un espace pour nous, sinon…

Armando essaya de se figurer les deux pôles que, dans sa métaphore fumeuse, Solidea lui avait esquissés.

D’ailleurs, Solidea s’était aperçue que la rencontre avec Libero avait remplacé dès le premier instant un temps interminable, vide et désolé. Tandis que l’amour, en se propageant, aurait pu attaquer, comme un acide puissant, même le plein — quelque fois galbé et brillant, d’autres fois lézardé et boiteux —, de la forteresse bien pourvue d’Armando.

Quelque chose de grave était arrivée. Une nouvelle incompréhension gisait inguérissable, comme une poupée agonisante et dégoûtante, entre Armando et Solidea en les séparant. Mais leur penchant pour la comédie survivait.

— La comédie rend la vie légère ! dit Armando  feignant le calme, tout en agitant un grand Borsalino acheté à la chapellerie Pavirani.

— Viens avec moi, Solidea, je t’emmène faire un tour en voiture sur la colline, à Bertinoro.

Solidea se revit petite, assise à côté de son père dans une grande Fiat 1400. Un homme d’un autre temps, voué au travail et à la famille, mesuré dans les mots comme dans les gestes, auquel sa fille reprocha toujours, sans jamais ne le dire à personne, de lui avoir donné très peu de douceur.

Le père, cette fois-là, lui avait dit seulement qu’on ne doit pas dire de mensonges et que tout engagement doit être respecté :

— Je t’ai fait confiance ! Je t’ai fait confiance ! Je t’ai fait confiance !

Giovanni Merloni

écrit ou proposé par : Giovanni Merloni. Première publication et Dernière modification 10  mai 2013 CE BLOG EST SOUS LICENCE CREATIVE COMMONS Licence Creative Commons Ce(tte) œuvre est mise à disposition selon les termes de la Licence Creative Commons Attribution – Pas d’Utilisation Commerciale – Pas de Modification 3.0 non transposé.

VII Armando et Solidea 1/2 (il quarto lato n. 17)

09 jeudi Mai 2013

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il quarto lato

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Giovanni Merloni – Coniugi rosa, aquarelle sur papier 70 x 50 cm, 1970

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Armando et Solidea I/II (de « Il quarto lato », Éditions « Il Ponte Vecchio », Cesena, 1998, chapitre VII, pages 75 et suivantes)

Après les derniers évènements, la vie de Solidea avait changé. Au placide ennui, caractérisant le temps infini où elle avait été contrainte à exorciser et sublimer les absences d’Armando, s’était suivi un état de paralysante anxiété.

Elle restait avec Libero de l’aube au couchant, essayant de s’accrocher à la réalité ou alors à son apparence. Elle rappelait à son amant et à elle-même que le truc qui les unissait, qu’elle ne voulait pas appeler histoire, tôt ou tard aurait touché son terminus.

Ne pouvant jamais se réjouir de la faveur des ténèbres, ils étaient devenus les amants des heures de soleil où les débordements des autres semblaient conspirer avec leur propre rigidité jusqu’à les amener à étouffer toute envie de rester seuls et d’échanger librement leurs haleines réciproques.

Nés pour se taire, s’autorisant juste des gestes élégants et mesurés, ils profitaient des rares espaces de solitude à deux pour s’adonner à d’interminables conversations.

Lorsqu’elle était avec Armando, Solidea était annihilée par la pensée que son compagnon devinât quelque chose ou qu’il entamât un de ses sièges hérissés d’irrésistibles questions.

Si Armando demeurait tranquille, de son côté, concentré à lire ou à trafiquer ses mises en scène, Solidea ressentait au centre de sa poitrine le poids de l’éloignement et de l’absurdité.

Cet employé et saltimbanque ineffable, ses mains magiques, son sourire, tout cela pénétrait dans la chambre sans charme de l’hôtel près de l’allée verte de la rue des Mille à Cesenatico, où le couple résidait depuis deux mois désormais. Ces mains ou ces yeux frôlaient la cheminée, les mauvaises reproductions de Modigliani, la commode et sa glace. Cette bouche souriante se faufilait sous l’oreiller, au risque d’effleurer, avec la mélancolique Solidea, le corps d’Armando aussi, abandonné à son haletant demi-sommeil et, en même temps, éveillé dans une attitude fataliste qui n’excluait pas l’inattendu.

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Solidea se perdait dans deux pensées opposées.

La première pensée, sous l’impulsion de l’éloignement forcé, c’était de courir chez Libero dès que possible, de chercher à exploiter au mieux les heures, les demies heures et les minutes qu’on leur offrirait. Dans cette pensée ondoyante, les fantaisies amoureuses s’enchevêtraient avec les souvenirs intenses dans un magma un peu chaotique : elle voyait certaines parties du corps de Libero fusionner avec les siennes dans des étreintes orageuses, puis langoureuses, avant de se perdre à l’improviste dans une fixité granuleuse. Elle revoyait les lieux dont elle n’avait, jusque-là, jamais soupçonné l’existence ou qu’elle avait regardés sans les voir, au cours de ses infinis trajets sans histoire. Elle écoutait les gestes de Libero sur le plateau, elle suivait, le regard fixé dans la pénombre de la chambre d’hôtel, la bouche de cet être aimé s’adonner à de répétitives déclarations d’amour absolu. « Ma joie », murmurait Solidea, imaginant que ce mot, ne faisant qu’un avec la langue frétillante de Libero, lui remplît le palais.

La seconde pensée jaillissait de la conscience de cette absurdité, qu’elle devait absolument… Elle ne pouvait se passer de considérer comme irréel ce souci des heures de soleil. Elle le voyait bien, du haut de sa tourelle nocturne, tout cela n’était pas seulement dangereux. Cela n’avait aucun sens. Solidea ne voulait pas souffrir.

Elle s’adressait donc, tôt ou tard, à Armando. Pendant autant d’années, même en traversant des hauts et des bas, cet homme avait été son confident, son ami, son miroir, son deuxième corps et aussi son âme sœur. Elle le scrutait par des regards en biais, s’apercevant très bien de sa défense se transformant en une mauvaise humeur tranquille dont on ne pouvait prévoir les conséquences. À présent, il ne paraissait pas menaçant, mais de ce calme il aurait pu éclater d’un moment à l’autre des évènements terribles, des déchirures dramatiques, très difficiles à cicatriser peut-être.

Armando s’était adapté à Solidea. Il avait désormais l’habitude de la courtiser dans les moments où elle le désirait. Il entamait le discours amoureux sous plusieurs angles, en utilisant, selon sa nature généreuse, un très vaste répertoire de regards, de gestes théâtraux, de phrases aussi emblématiques que spectaculaires. En plus, il faut le rappeler, il avait une aptitude non commune à la persuasion ne faisant qu’un avec son ascendant physique qu’il exerçait discrètement sur son épouse atypique. Il avait d’ailleurs le talent d’éviter toujours d’en parler de façon explicite.

Ils étaient en fin de compte un couple homogène. Ils savaient bien sûr comment s’y prendre et comment rejoindre, presque toujours, un plaisir réciproque acceptable. Ils savaient d’ailleurs se réfugier, chacun de leur côté, discrètement et sans rancune, dans des pratiques alternatives quand, pour ainsi dire, ce n’était pas le cas.

En ces jours, Solidea était assez confuse. Elle ne se sentait pas obligée, sur le plan rationnel, à une fidélité à Libero qui serait anachronique. Pourtant, cet amour nouveau avait déclenché des mécanismes oubliés se traduisant dans des modalités de rencontre tout à fait spéciales, en de nouvelles façons de s’embrasser, de se toucher, se caresser en cherchant le bonheur dans des étreintes où l’embarras avait été bien tôt remplacé par une réciproque disponibilité à se chercher et, surtout, à se trouver.

Quand Solidea s’approchait d’Armando, elle se surprenait à s’exprimer avec lui par les mêmes gestes nouveaux qu’elle avait inventés dans son nouvel amour.

Par moments, elle était saisie par la peur de ne pas réussir à se caler dans l’escarmouche amoureuse proposée par Armando avec le naturel habituel. Elle se sentait anguleuse, coupable et distante.

Mais, Armando demeurait encore amoureux de Solidea. Depuis quelque temps, il était même affligé par un véritable retour de flamme.

Sur cet emportement renouvelé agissaient d’ailleurs le besoin d’affection, l’incertitude des derniers temps, liés aux difficultés rencontrées dans son travail théâtral, la peur de vieillir, et enfin la fatigue due à une histoire sans issue qui traînait. Il songeait à l’aide clairvoyante de Solidea pour y mettre fin.

— Armando, tu as deux taches de rouge à lèvres sur ta chemise ! constata Solidea, oubliant du coup avoir à son tour laissé plusieurs fois des traces similaires sur les revers gris et sur les cols blancs de Libero.

Armando ne savait pas quoi répondre, mais, en homme du monde qu’il était, il fit un geste large. De cette étincelle se déclencha une longue discussion.

Solidea admit sa jalousie : elle ne supportait plus les escapades d’Armando… Celui-ci détourna vite le discours sur le sujet de la comédie qu’on allait jouer, sur l’excès des parties féminines, sur la bonté des textes de Da Ponte, sur le public de Cesena, sur les palais et les églises de Cesena, sur les promenades paresseuses au long du port-canal de Cesenatico, sur le bateau qui se garait au large, devant l’embarcadère de L’Écrevisse rouge, sur leurs prochains voyages en Italie et en Europe.

Giovanni Merloni

écrit ou proposé par : Giovanni Merloni. Première publication et Dernière modification 9  mai 2013

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VI Le pré 3/3 (il quarto lato n. 16)

08 mercredi Mai 2013

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il quarto lato

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Le pré III/III (de « Il quarto lato », Éditions « Il Ponte Vecchio », Cesena, 1998, chapitre VI, pages 70 et suivantes) De façon exceptionnelle, juste pour garantir la continuité de la lecture du « Quatrième côté » («Il quarto lato») je publie aujourd’hui la troisième partie du sixième chapitre que j’avais déjà inscrite dans le billet du 26 mars dernier, publié sous le titre Le progrès ou le soleil de l’avenir II (pit_n.27)

— Mais, où se trouve le sens d’évoquer, aujourd’hui, encore ces mêmes choses ? demanda Libero. Désormais, toutes les villes sont comme ça. Et les morts sont morts, peut-être contents des défigurations commises ou subies. La mort est comme l’obscurité. La nuit, en vélo, j’aime suivre les poteaux et les enseignes lumineuses. Me perdre. Et ne pas voir les maisons, belles ou laides. Ainsi les émotions se raréfient, et les obligations aussi. Au cours de la nuit, la vue se rétrécit, en se concentrant sur les petites lueurs ondoyantes sur ces petits carrés de plastique rouge collés sur les bornes le long des routes de campagne, près des digues, et qui resurgissent au fur et à mesure que nos coups de pédale leur renvoient une lumière éphémère. Et alors, cet essoufflement mental, ça sert à quoi ?
— Certes, on ne se console pas en voyant que quelque chose tient encore debout, hurla Otello. Notre conscience est sauve lorsqu’un tableau nous arrive entier, et qu’on voit qu’une tour ne s’écroule pas et que les rues sont les mêmes qu’il y a cent ans.
— Nous ne pouvons pas faire de progrès si nous n’apprenons pas à dialoguer avec nos morts, essaya de dire Pio. Avec son stylo sans encre, il sculptait des sillons dans son cahier, jusqu’à y faire des trous.
— De quels morts parles-tu ? demanda Stelio. Ce Mengoni qui a dessiné la Galerie de Milan ? Ici à Cesena son projet n’était qu’un miroir aux alouettes, il avait pour  vocation de démontrer que la démolition était une bonne chose.
— À présent, il ne nous reste plus qu’à prendre acte des dégâts qui sont intervenus suite à ces défigurations, répondit Pio.
— D’ailleurs, que pouvons-nous faire ? rétorqua Stelio. Nos grands-pères ont tout démoli sous l’impulsion insensée d’ouvrir les villes au progrès. Nos pères ont construit sans façon ni respect, avec pour seul souci d’ériger des immeubles moches et d’informes banlieues. Notre génération est condamnée à l’impuissance, et s’en réjouit un peu.
— Il est difficile d’aller à contre–courant, dit Otello, s’accoudant au parapet.
— Pourtant, l’on aurait pu suivre  les courants, les rafales favorables, ajouta Stelio, en s’allongeant sur le dos, comme si le parapet était un dossier confortable.
— Mais, on n’a fait que ça ! dit Libero. Nous nous sommes tout de suite rendu compte des difficultés, quitte à essayer rester en équilibre parmi les vents propices ou contraires.
— Ce n’est pas toujours comme ça, dit Pio, se réveillant d’un long sommeil. La fortune arrive toujours, tôt ou tard. Mais, que faisons-nous pour profiter des occasions qu’on nous offre ? Voilà, par exemple : nous nous intéressons à une belle dame, et l’entourons de courtoisies  mais avec un petit manque d’intention, de véritable conviction. Elle résiste, nous pose un lapin, fuit le rendez-vous parce qu’elle est impliquée elle-même, mais perçoit quelque chose qui ne va pas. Nous insistons par parti pris, par habitude, d’ailleurs il nous arrive de la rencontrer souvent sous les arcades du Corso ou devant la Bibliothèque Malatestienne.
(Pio avait donc trouvé la façon de parler d’Elvira, de dire carrément sa confession hardie, en vitesse et souplesse, sur un parapet de ciment donnant sur un pré aux couleurs changeantes.)

1998 cesena 740

Samedi 30 mai 1998, Cesena, place du Popolo 19 h 30, après la présentation du roman « Il quarto lato » près de la Bibliothèque Malatestiana (Salle en bois) 

— Imaginez-vous qu’on ait juste affaire à la bibliothécaire, une femme assez mignonne, svelte, toujours bien mise. Elle habite toute seule dans un appartement restauré Corso Ubaldo Comandini, près des remparts. Elle a les yeux gris, les cheveux noirs un peu crépus qu’elle coiffe sur la nuque avec un chignon. Un de nous, toujours dans les nuages, égoïstement dans les nuages,  va tous les jours à la bibliothèque. Il a entamé une recherche sur le quatrième côté de la place du Popolo. Il a déjà trouvé des documents, les plans des immeubles démolis. Il y avait aussi une église. Ce pourrait être moi, ce chercheur distrait et opiniâtre. Tous les jours un mot. On commence par demander où il est le catalogue des textes, on se laisse aider, on plaisante, on parle un peu de ce qui arrive dehors, de la pluie et du soleil. Quelques jours après, on commence à avancer des compliments assez civils, adaptés au silence bibliothécaire. Ensuite, le travail devient plus intense, les journées s’allongent. On se passionne pour de bon, sans arrière-pensées, aux tomes sur la vieille Cesena, sur ces années cruciales entre le XIXe et le XXe. La bibliothécaire a désormais un nom, elle vient d’avouer à l’un de nous tous ses problèmes. Elle a un jeune enfant qu’elle doit toujours confier à sa mère, heureusement sa mère est encore jeune et se déplace sans problèmes en vélo ! Pourtant, il ne lui reste que peu de temps pour elle, la bibliothécaire pour se balader dans Cesena et s’arrêter devant les vitrines. D’autres jours s’écoulent. Pio, ou Stelio, ou Otello revient : le premier avec ses propres poésies ; le deuxième avec les poésies de Pio ; le troisième avec un magnétophone à cassettes et des écouteurs pour lui faire entendre, sans déranger la paix bibliothécaire, la capitulation de Dorabella et de Fiordiligi dans « Così fan tutte ». La jeune femme est désormais prise dans le filet. Elle ne réussit plus à concevoir un matin où ce dernier ne soit pas là. S’il est absent une première fois, elle peut même dire « Tant mieux », n’y accordant pas d’importance. Mais, après une nouvelle vague d’attentions et d’aveux réciproques, s’il part à nouveau pour disparaître, qui sait où… et qu’il pleut, la journée est plus longue, le silence plus lourd, les questions de l’omniprésent étudiant sont de plus en plus insupportables, alors la mignonne commence à ressentir ce manque comme vif et douloureux.
Pio prononça cette dernière phrase avec une intention spéciale. Il rougit. Puis, il reprit : — à chacun de nous, juste pour combattre l’ennui, il peut arriver d’investir du temps, des énergies et des parties essentielles de nous- mêmes pour attirer dans notre cercle vital une jeune bibliothécaire originaire de Bagnacavallo, séparée avec un enfant de sept ans. Mais, tôt ou tard, quelque chose se passe. Qu’est-ce qu’il faut pour sortir de la bibliothèque, traverser la place, atteindre le café en face du Dôme et, installés dans un recoin discret, consommer, avec une émotion insolite, un chocolat chaud ? Qu’est-ce qu’il faut pour se retrouver ensemble, bras dessus, bras dessous, dans les rues de Rimini ou de Ravenne, pour ne pas attirer les regards ? Qu’est-ce qu’il faut pour entrer un jour en cachette dans l’hôtel Plaza à Cesenatico, pour monter, la gorge serrée, cet escalier où même en hiver et au printemps sont restées , ineffaçables, les traces de sables laissées par les sandales des vacanciers ? Il peut arriver à l’un d’entre nous d’arriver à faire tomber amoureuse une belle bibliothécaire distinguée. Mais, après, il faudra en assumer la responsabilité, se charger de sa vie, non seulement de sa taille.
— C’est là l’enjeu, nous savons très bien critiquer, en faisant une liste pointilleuse des abus et des retards provoquant les désagréments et les méfaits connus dans notre ville. Pour exploiter ce rôle de bourdon ou de tique, on nous a laissé un espace privilégié, une niche tout à fait confortable d’où nous ne voudrions jamais sortir. Gare à qui voudrait nous l’enlever ! Par charité ! Le monde extérieur est méchant, corrompu, pollué à tous les niveaux. Pourtant, la bibliothécaire du Corso  Ubaldo Comandini n’est pas du tout polluée, elle, et est pure comme le lys.
Pio rougit encore. Stelio imagina qu’il pensait à Solidea. Otello de son côté songea à l’amour de Stelio pour une femme mariée de Bagnacavallo. Libero, au contraire…
— Notre ville, conclut Pio, est elle aussi pure, belle, avec le même besoin de soins. Malgré cela, comme autant de Célestins V, arrivés au seuil de l’autel où l’on va nous couronner, en nous submergeant d’or, de bijoux et de sceptres décisionnels, nous agissons ni plus ni moins comme si nous étions au bord d’un gouffre. Par lâcheté nous pratiquons le grand refus. Nous n’assumons pas nos responsabilités.

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Giovanni Merloni

écrit ou proposé par : Giovanni Merloni. Première publication et Dernière modification 8  mai 2013

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VI Le pré 2/3 (il quarto lato n. 15)

07 mardi Mai 2013

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il quarto lato

001_la loggia 1988 part 1

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Le pré II/III (de « Il quarto lato », Éditions « Il Ponte Vecchio », Cesena, 1998, chap. VI, pages 67 et suivantes)

Stelio avait du mal à voir devant lui tous ces décors de destructions et reconstructions qu’on agitait trop à la hâte, comme si c’étaient des cartes postales ou des images de collection.
D’ailleurs, la vérité de ce pré était très touchante, avec sa symphonie d’infinies nuances de jaune et de vert ne faisait qu’un avec cette lumière surprenante et les rectangles d’ombre projetés par des nuages étrangers qui faisaient de miroir aux fortunes incertaines du quatrième côté et de ses promoteurs.
Le pré, par son aveuglante tiédeur, donnait aussi de la confiance, du bien-être avec une disposition béate à la conversation oisive.
— J’ai ici une phrase prophétique de notre ancêtre commun, qu’il pourrait avoir adressée à nous tous, proposa Pio, en essayant d’entraîner l’homme égaré et, en même temps, de détourner son propre fantôme qui pourtant sautillait, furtif et souple, parmi les haies et les jeunes cyprès comme une chienne capricieuse.
— Voilà ce que disait Battista Alessandri, le socialiste illustre, il y a cent ans : « Sans aucune justification ou nécessité, juste en raison du temps que vous n’avez pas trouvé, le temps que vous auriez dû consacrer à une réflexion objective et sereine, vous décidez de démolir ou alors de bâtir des œuvres aussi grandioses qu’inutiles. Car en définitive, pour vous, c’est la même chose ».
— Même aujourd’hui, ajouta Pio, se frottant le nez en proie à un violent prurit, on regarde avec horreur tout ce qui jaillit du bon sens. Gare aux bonnes idées, gare au concret, à tout but qui soit utile et sain, pour l’amour de Dieu !

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Tous les quatre fixèrent un point sur le côté ouest du pré, d’où provenait une voiture. C’était peut-être un mirage sur quatre roues que le miroir du passé leur renvoyait.
— Vade retro, ange gardien, hurla Pio, avec emphase. Ô être désintéressé qui agit pour sauver la nature et les choses précieuses que nous ont laissées nos grands-pères, arrière-grands-pères et ainsi de suite en remontant dans les siècles… D’un coup, il se tut devant la scène vraiment inattendue. La voiture s’était arrêtée au centre du couloir jaune.
Ils virent quatre personnes sortir péniblement de cet habitacle assez étroit. C’étaient des gens aux costumes sombres comme leurs chapeaux affichant un air engourdi de la tête aux pieds. Rien de naturel ou de spontané, aucune insouciance libératoire. Cependant, à la plus grande joie de ses spectateurs, ils devinrent tout à coup, souples et adroits, à l’unisson avec des mouvements brusques et saccadés que leurs écharpes accompagnaient en voltigeant terriblement.
— Qu’est-ce qu’ils sont en train de fabriquer ? demanda Stelio.
— Ils ouvrent une table pliante ! suggéra Libero.
— Est-ce qu’ils jouent aux cartes ? se demandait Otello en ricanant.
Les quatre types pouvaient ressembler aux commensaux d’un pique-nique champêtre. L’un d’eux, plus âgé, avait des moustaches aplaties et une barbe de trois jours. Il approuvait d’un signe de tête débonnaire et fatigué.
— C’est Pascoli ! hurla Pio. Ou sinon c’est son père, le factotum de la Villa Torlonia.
Un jeune gesticulait avec fougue. Il cachait la chemise rouge des garibaldiens sous sa veste bleue. De son coin éloigné, il mimait les menottes aux poignets. Peut-être voulait-il signifier qu’il ne voulait pas répéter une mauvaise expérience, qu’il avait déjà connue.
— Cet autre est Raffaele Alessandri, éternel amoureux de Cleta, explosa Stelio, dans l’espoir que ce pré cauchemardesque redevienne ni plus ni moins ce qu’il était avant. Un pré baigné dans la lumière et le bruit de fond de la Nature.
Près du garibaldien Solidea, presque étendue sur la chaise antique de la « Photographie Primée Cesena », exhibait une jupe plissée et une chemise brodée, tandis qu’Elvira, rougie et ébouriffée, essayait de se dérober au portrait collectif.
Le troisième personnage avait l’air d’un noble, ou alors d’un seigneur assez raffiné. Il portait sur ses tempes dégarnies des lunettes rondes, assorties au nez pensif et aquilin.
— Le Comte Neri ! murmura Libero.

003_la loggia 1988 part 4

Le Comte Neri défaisait un interminable rouleau de papier et lisait avec la pédanterie d’un notaire.
À côté de lui, il y avait une sale gueule édentée. Il avait les mains sur la table, prêt à saisir un couteau ou un long fusil.
— Regarde celui-là, c’est Bufacchi ! observa Pio, assommé.
Bufacchi, de son temps, paraissait souvent dans les illustrations du « Dimanche du Courrier » comme personnage-clé de la Trafila.  Assassin et cambrioleur sans le moindre scrupule, on disait que Bufacchi avait tué Pio Battistini sous les arcades de la rue Zeffirino Re.
« Mais, cela s’était passé après la démolition du faubourg auparavant installé sur le quatrième côté de la place ! » considéra Stelio intérieurement.
Bufacchi se leva. Assez grand, il ne correspondait à aucun des types esquissés par Cavina dans la veillée de Carpineta. Il mit ses mains à la bouche et hurla :
— Si demain à l’aube je n’ai pas le papier, sur ce pré ne poussera plus de l’herbe !
— Quel papier ? demanda le Comte Neri d’un air hautain.
— Le décret de suspension de la démolition. Bufacchi n’avait eu qu’un instant d’incertitude.
— Doucement, doucement…, lui disait Pascoli, caressant le chien blanc et marron étendu à ses pieds. Il observait avec l’affection placide de grand-père ou de beau-père les deux femmes assises près de lui qui le caressaient en lui demandant un vers. Doucement, Bufacchi, tu veux pas t’opposer à l’Histoire ? Nous avons voulu la capitale à Rome, et maintenant on en paie le prix.
— Tais-toi, Bufacchi ! ajouta le Comte Neri. Je te donnerai une maison neuve. Viens avec moi.
D’un coup, les quatre quittèrent la petite table et s’acheminèrent à pied sur le sentier d’herbe divisant le pré en deux dans le sens de la longueur.
— Ce sera tout pour toi ! chantait le Comte Neri, avec des gestes exagérés illustrant à Bufacchi ce paradis terrestre.
— Arrêtons de regarder, sortons de ce cauchemar, protesta Otello.
— J’en suis sorti depuis un siècle, dit Stelio. Ne vois-tu pas que la voiture n’est pas là ? Mais, que faisait-il ici Raffaele, le garibaldien ? Il semblait être un poisson hors de l’eau.
— C’est ainsi qu’on a fait les démolitions, expliquait Pio. Dès qu’un Bufacchi quelconque menace, protestant qu’il ne peut pas se passer de la maison croulante dans le faubourg condamné à mort, on s’empresse de lui donner en échange un pré qui l’enchante, très adapté à une scandaleuse spéculation !
— Bien sûr, commenta Otello, soulevant son regard gris et marron au-dessus de ses lunettes. On ne sait pas ce qui se cache sous les gouffres… comme la démolition du Réduit. Maintenant, la place de la Liberté, n’est plus qu’une cour pour se garer. Et la ville, dévoyée, s’adonne à l’alcool :

Toujours libre, je dois
Folâtrer, de joie en joie…

004_la loggia 1988Giovanni Merloni : La loge, huile sur toile 80 x 120 cm, 1988

Giovanni Merloni

écrit ou proposé par : Giovanni Merloni. Première publication et Dernière modification 7  mai 2013

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VI Le pré 1/3 (il quarto lato n. 14)

06 lundi Mai 2013

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001_la donna del prato 740

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Le pré I/III (de « Il quarto lato », Éditions « Il Ponte Vecchio », Cesena, 1998, chap. VI, pages 63 et suivantes)

Quatre amis — qui sont aussi rivaux entre eux — sont accoudés au parapet en ciment en haut de la Rocca Malatestiana, à Cesena. Ils discutent passionnément, en se laissant distraire de temps en temps par la douce beauté d’un grand pré qui baigne dans le soleil. Libero, le premier qui prend la parole, est un étrange personnage, vivant de mille métiers dont celui d’huissier auprès de la Mairie et d’acrobate. Otello, le deuxième, est un peintre qui s’engage volontiers dans les batailles politiques et culturelles. Pio, le troisième, est un ingénieur-poète. A cela correspondent des contradictions et des pulsions formidables et redoutables même s’il ne s’agissait que d’une seule personne. Stelio, le quatrième, est l’unique véritable architecte dans un groupe qui ne s’occupe que de cela : l’architecture moderne avec pour défi une ancienne place Renaissance enlaidie par la destruction du quartier entier qui bouclait le quatrième côté de la place du Popolo.)

002_pineta antique 740

Au-delà du parapet en ciment, un grand pré montant. Au centre, une piste presque invisible où les chats et les faisans seulement avaient la licence de s’ébattre. À gauche, un petit bois de pins et cyprès. La lumière de l’après-midi inondait la pente en transformant le parapet en magnifique rivage. Au loin, sur le bord gris et blanc de l’horizon, à côté du Sanctuaire de la Madone du Mont, une file discrète de maisons rose et ivoire donnait la mesure de la distance séparant nos fainéants du profil reculé de la colline.
Stelio Camporesi était gai, mais pensif. Otello Comandini, comme d’habitude, aimait rigoler, mais il était traversé, lui aussi, par une subtile mélancolie qui ne trouvait pas d’explication. Quant à Pio Foschi, il s’adonnait par intermittence à son ancien tourbillon qui risquait de reprendre corps, prénom et nom. Mais, comment faire pour rencontrer encore Elvira, son idole aux cheveux châtains qui jadis l’écoutait de façon si dévouée, bouche bée, déclamer ses poésies incompréhensibles et abruptes sous les pins de Cervia?
Ils étaient tous d’accord en disant que Solidea ne lâcherait jamais Armando.
Otello profitait de l’absence de Libero pour en critiquer l’incorrigible tendance à se gâcher la vie avec les femmes :
— Il devrait feindre de tomber amoureux, mais il n’y arrive pas. Il s’y prend de façon excessive, jusqu’à tout remettre en cause. C’est là son point faible. Pourtant, ce serait tellement beau l’amour bourgeois, avec ses codes d’accès et ses rituels, en plus de ses tragédies ridicules et de ses comédies qui arrachent les cœurs !
— Avoue plutôt, Otello, que tu es envieux ! Tu voudrais bien être à sa place, dit Stelio.
— Libero est un type sérieux, au contraire, réagit Pio. Il fait une chose à la fois, et il la fait bien. Donc il est bien compréhensible qu’il s’attache à ce qu’il fait !
— Bien sûr, mais il s’attache tellement à sa créature qu’il se perd tout à fait ! dit Stelio, en lançant vers le pré un morceau de gravats gris. Cela lui rappela l’épisode récent, lors de sa provocation moqueuse, c’est-à-dire le lancement de son mouchoir à la tête de Libero. Par la suite, ce dernier avait fait mine de rien et Stelio ne s’était même pas excusé.
— Je ne crois pas correct qu’on dise qu’il tombe amoureux de toutes les femmes, protesta Pio. D’ailleurs Solidea n’est pas une femme commune.
Agacé, Otello haussa les épaules.
— Libero se bat comme un lion chaque fois qu’il doit affronter une nouvelle tempête, conclut Stelio d’un air grave. Cependant, c’est justement un lion désespéré, assez conscient pour s’attendre aux gifles que même le bonheur lui flanquera. Car ce sera le bonheur qui l’effondrera et l’amènera au naufrage en l’abandonnant sur une rive en compagnie d’autres abandonnés qui ne s’occuperont pas de lui.
Quand Libero arriva, pâle, chancelant, effondré dans de sombres pensées, les trois mousquetaires le regardèrent avec une expression partagée entre la pitié et la jalousie. Sur Otello, la sincérité de son attitude douloureuse agit plus en profondeur. Celui-ci perçut un changement soudain dans son agressivité jaillissante depuis l’estomac, qui devint un sentiment tout à fait débonnaire au moment de sortir par les yeux et la bouche.

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Ils entamèrent l’examen nécessaire d’une publication récente au sujet du quatrième côté. À la fin du siècle dernier, l’architecte Giuseppe Mengoni avait envisagé des petites halles, en plus d’une file de maisons, pour remplir le vide provoqué par les démolitions.
Otello saisit Pio par le bras. Ses yeux étaient devenus tout à coup doux et absorbés, les cheveux s’étaient aplatis : — il voulait y installer une procession de kiosques à journaux et  fleurs. Cela n’aurait rien changé à cette défiguration de la place du Popolo !
— Mais, quand même, Cesena se réjouirait maintenant d’une œuvre digne, dit Pio, imaginant se promener en face des étalages, le long du vaste trottoir de style parisien, bras dessus, bras dessous avec Elvira.
— Avec toutes ces maisonnettes à la même distance l’une de l’autre ? protesta Stelio. Pour l’amour de Dieu ! Avec cette éventration, ils ont dénaturé à jamais l’image de Cesena et de la Rocca. Désormais, la ville en bas ne vaut plus grand-chose, et, pour l’ancienne cité en haut, il n’y a plus grand-chose à faire !
Ils observèrent sur le livre la paroi continue qui démarrait avec le palais Albornoz, le mur qui se poursuivait avec la loggia vénitienne et la tour qui marquait encore un passage stratégique vers la place et se joignait enfin aux maisons du quatrième côté, crépies et enrichies de joyeuses fenêtres. Un mur hautain au timbre militaire, arrogant et inaccessible cachait jadis la vue du profil naturel de la colline derrière. Un endroit mystérieux et pourtant bien réel, toujours prêt à vomir les modestes ou riches voyageurs venant de Rome sur la place du marché hebdomadaire, lors des fêtes et leurs manèges.
— Ce ventre lisse et mou, où l’on arrivait en venant de plusieurs routes, toutes étroites ! observa Pio.  La place était le centre vital d’une petite ville qui ne faisait qu’un avec l’habit très serré de ses remparts. En un éclair, Pio avait vu disparaître et apparaître de nouveau Elvira, habillée en rouge, enveloppée par les anciens murs de briques en guise de châle.
— En fait, quand  l’Unité d’Italie s’est finalement réalisée, on a eu peur des gens de Romagne, commenta Stelio, tout en fixant le pré. Même aujourd’hui, on dit que nous sommes tous des anarchistes et des violents.
Pio trembla. Aurait-il été capable de recourir à la violence ? Serait-il arrivé à cela pour s’emparer d’Elvira ?
— Et le roi ? reprit Stelio. On avait prévu qu’il arrivât depuis la via Émilia, c’est-à-dire de Bologne et qu’il aurait ensuite traversé le pont sur le Savio. Effectivement, la rue entre la Porte… et la place du Popolo était très étroite, étranglée par deux files d’arcades. Mais, devait-il passer justement par-là? Ne pouvait-il pas descendre par la porte Montanara et arriver sur la place depuis la Rocca ?
Otello se réjouissait toujours de son rôle d’antitout : — tu t’étonnes qu’on ait tout détruit juste pour offrir un passage confortable et sécurisé au roi, tandis qu’à Bologne, à cette même période, c’était le peuple qui abattait les remparts sous le prétexte de rompre l’isolement !
— D’accord, mais ici c’était plus délicat, les remparts arrivant jusqu’au cœur de la ville, dit Pio.
— Les démolitions l’ont amputée et estropiée, ajouta Stelio, d’une voix ferme. Mais, Cesena, pour se donner une contenance, a accepté, avec enthousiasme même, de se laisser enlever les entrailles.
« Pas question d’entrailles ! » pensait Pio, « notre place est une personne vivante ayant perdu un bras au lieu de l’intestin. Une personne toujours en train d’agiter ce bras perdu dans l’air vide ». Il se sentait démoli.
Stelio plissa les yeux, pour cibler le monastère du Mont, là-haut, envahi de lueurs et de souvenirs lointains, tandis qu’Otello s’interrogeait quant à une œuvre cohérente avec le passé, mais aussi adaptée au présent de ce quatrième côté de la place, qu’on ne pourrait pas imaginer plus moche. Au terminus d’une série de suggestions aussi rocambolesques qu’irréalistes, il se réfugia dans son terrain expérimenté de l’opéra lyrique et décréta que l’œuvre la plus appropriée pour une Cesena séduite, abandonnée et condamnée à mourir de phtisie,  n’était pas la Bohème de Puccini, mais la Traviata de Verdi.

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Tandis que les amis s’éternisaient dans une discussion dont il ne voyait pas le but, Libero plongeait de nouveau dans sa maladie. S’agrippant au parapet de ciment, par un élan adéquat il se hissa sur les mains, réalisant son but à lui, c’est-à-dire une verticale parfaite, la tête en bas. Il demeura longuement immobile, ouvrant et refermant les jambes comme un compas. Le sang à la tête colorait sa figure de violet. Il ressemblait à une voile confiée au vent.
Le soleil était maintenant voilé de nuages rougeâtres.
Quand il retourna à la  station normale debout, Libero n’était pourtant pas moins partagé qu’avant. Les discours des amis, qui l’auraient séduit jusqu’à hier — en lui tenant compagnie, comme une ritournelle de fond instructive, dans le rythme répétitif des rendez-vous familiaux et de l’attente sereine du sommeil nocturne –, ces discours maintenant frappaient de façon hostile contre sa porte, en un son sourd et angoissant, bien sûr sans qu’il n’y en ait l’intention. Contre sa porte entrouverte d’où il avait glissé comme une souris pour aller à la rencontre de Solidea. Contre la porte de sa petite maison en désordre qui tendait tout vers lui, contre cet indéniable témoignage physique de ses passages, de ses ardeurs, de ses représentations, de ses silences magiques et éloquents.

Giovanni Merloni

écrit ou proposé par : Giovanni Merloni. Première publication et Dernière modification 6  mai 2013

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V Les amants 4/4 (il quarto lato n. 13)

30 mardi Avr 2013

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Les amants IV/IV (de « Il quarto lato », Éditions « Il Ponte Vecchio », Cesena, 1998, chap. V, pages 60-62)

Ils montèrent dans la vieille Skoda rouge de Libero, sortirent de la ville, longèrent un quartier populaire aux grands immeubles gris, tournèrent à gauche, s’acheminant vers la grande route en direction de la mer. À Cesenatico, la voiture se faufila dans une ruelle tout abîmée qui longeait de hauts murs couronnés de haies. D’un coup, elle se trouva dans un grand boulevard baigné de lumière. Plus avant, au-delà d’un bar-tabac, l’hôtel Plaza les attendait.

Libero se glissa en dehors de la voiture en laissant Solidea interloquée. Il chuchota avec un gardien africain. Laissa en gage son sac de prestidigitateur obtenant en échange une clé démesurée.

Une fois la porte fermée derrière eux, ils s’abandonnèrent sans attendre à un baiser intense et total. Solidea enleva la lourde couverture. Ils se déshabillèrent avec naïveté et résignation. La chambre ressemblait à une gloriette auquel des draps décolorés seraient accrochés. La semi-obscurité faisait lever le lit à une hauteur moyenne entre le plafond et le sol. L’odeur de tapis mouillé montait depuis la terre tandis que deux tableaux tout à fait inattendus d’un timide peintre du dimanche se noyaient dans les murs.

Libero dans sa fougue se réjouit de la rondeur de ces seins durs, de ces aisselles humides, de cette taille fine, de ce corps clair et menu et aussi de cette bouche qui tendait la langue au-dessus des dents en exhalant un son douloureux et enchanteur. Mais, il souffrit de son incapacité à transformer cet embarras en totale dévotion.

Solidea dans son abandon se réjouit de cet homme lisse et souple, capable d’autant de force et de gaieté, de cette bouche qui poursuivait chaque repli de son corps heureux et épuisé avec une insistance aussi sauvage que méticuleuse. Mais, elle souffrit de ce roulement incertain qui semblait amener le plan incliné de sa vie vers un gouffre où la douceur et le plaisir tantôt fusionnaient tantôt se séparaient brusquement.

La Skoda rouge parcourut à rebours la route pour revenir de l’hôtel au lieu de leur rendez-vous. Les deux amants étaient sereins et rassurés. L’action terrible et interdite s’était révélée en vérité assez simple, il n’y avait pas besoin d’adjectifs et de commentaires sur cela.

Maintenant, l’histoire pouvait continuer à l’infini, protégée par des divinités bienveillantes, c’est-à-dire des hôteliers complices ou des amis accueillants.

Ou alors elle pouvait assumer une allure tout à fait contraire.

Mais, il n’aurait pas pu se présenter le risque de monotonie et de  désolation dans la tour sans portes ni fenêtres et  clés où habitaient les rêves et les délires de Libero et Solidea !

Giovanni Merloni

écrit ou proposé par : Giovanni Merloni. Première publication et Dernière modification 30  avril 2013

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V Les amants 3/4 (il quarto lato n. 12)

29 lundi Avr 2013

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V. Les amants III/IV (de « Il quarto lato », Éditions « Il Ponte Vecchio », Cesena, 1998, chap. V, pages 56 et suivantes)

Raffaele Alessandri, l’arrière-grand-père de Libero, avait été emporté par une irrésistible passion pour Cleta, pour ses jupes et sous-jupes, pour les coffres où l’on donnait un premier coup mortel aux poulets, les mêmes coins sacrés où l’on gardait les draps et les couvertures et qu’on utilisait comme plans d’appui pour les pâtes à l’œuf. Ah, les pâtes, qu’on étendait bien humides sur des toiles de coton !
D’ailleurs, Raffaele avait aussi un penchant naturel pour le rouge — du sang, du vin, de la chemise de Garibaldi — et pour la révolte contre les patrons, qui ne se bornent pas à vivre sur ton dos, mais font leur possible pour t’humilier, te maintenir dans l’ignorance, en te violantant ainsi que les personnes et les choses que tu considères comme les plus chères.
Dans le petit appartement de Libero, dans la table de nuit à trois tiroirs qu’il avait héritée d’une tante de Bertinoro, il y avait un étui décoloré, en velours violet, où gisaient depuis toujours, usées et pleines de fautes, les premières lettres du garibaldien à son arrière-grand-mère Cleta.
— Chère, pour l’amour que je porte dans mon esprit envers vous, dès que je vous connus, je n’eus pas de paix…
Peut-être en assonance avec son état actuel, Libero imaginait une sérénade, une fenêtre avec une petite pergola enchevêtrée de lierre rouge et de vigne, un potager sombre, un poulailler silencieux, un chien attaché, qui n’a pas l’habitude d’aboyer.
Raffaele était d’abord timide, peut-être, à cause de l’obscurité de la nuit avec la peur de réveiller toute la famille. Mais, Cleta s’était montrée, en demeurant droite comme une statue dans l’encadrement de la fenêtre avec sa plus belle robe.
Raffaele avait fredonné l’air de Lindoro. Pourtant, Cleta avait gardé une attitude distante. Elle n’était pas convaincue de vouloir ressembler au personnage assez rusé de Rosina, qu’elle avait admiré au théâtre Bonci. Alors Raffaele chanta :
                    Adieu, ma belle adieu,
                    car l’armée s’en va
                    et si je ne partais moi aussi
                    ce serait une lâcheté !
En cette chanson juste un peu susurrée ou sifflée dont il ne se souvenait pas des paroles, se résumait l’esprit de l’ancêtre de Libero. Un homme que le physique gaillard amenait à désirer et vouloir tandis que son âme gracieuse flottait dans les idéaux que Garibaldi, son père d’adoption, y avait déversés.

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A la fin de la sérénade, Cleta, enveloppée dans son châle céleste, sourit. Dans le panier à couture, elle prit une paire de ciseaux et, s’inclinant sur le côté, coupa une mèche de ses longs cheveux d’ambre. Elle enroula ses cheveux autour d’une bague qu’elle avait achetée à une bohémienne le jour du marché, avant de faufiler ce gage d’amour dans un petit portefeuille d’étoffe. Elle jeta le ballot vers le jeune garibaldien avant de se retirer d’un bond, pensive, derrière les volets.
Ensuite, il y eut la présentation à la famille. Mais, ses parents n’étaient pas d’accord : ce n’était pas du tout un bon parti. Une tête brûlée.
Libero se passionna à la lecture. Il aurait voulu courir chez Armando, lui demander la main de Solidea.
— Chère Cleta mon aimée,
par la présente je veux t’informer que depuis le moment de notre séparation je n’ai jamais eu de paix ni jour ni nuit…
Après la rencontre désagréable avec sa famille à elle, Raffaele vagabondait jour et nuit dans Cesena, toujours accompagné par quelques amis idéalistes comme lui. Le soir, dans une modeste taverne près de la place du Popolo, les anarchistes et les garibaldiens se rassemblaient en taquinant la dame de pique et en parlant de Garibaldi. On attendait le héros d’un jour à l’autre.

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Raffaele se rendait dans le vaste local parce qu’il savait y trouver toujours le géomètre Ezio Cimatti et le peintre Alieto Ragazzini.
Avec eux il pouvait s’exprimer librement, car chacun suivait son discours, un rêve secret, n’écoutant que d’une seule oreille, se complaisant même dans ce mélange oblique et chaotique de fantômes privés:
— Quant à moi, je t’aimais et je t’aime encore et je t’aimerai jusqu’au tombeau.
— As-tu vu Cleta ? Lui demandait Alieto, le peintre en plein air qui se faisait amener à la campagne et travaillait volontiers au milieu du blé mûr, comme Van Gogh.
— Je l’enlèverais, s’emportait Raffaele.
— Mais qu’est-ce que tu veux enlever ? Freinait  Cimatti en lui serrant le poignet.
Cimatti élargissait sa bouche en soufflant entre ses dents son mythe d’une Romagne où le physique des champs se mêlait à celle des hommes, avec leurs humeurs, odeurs, besoins et rêves. La musicalité de son dire rendait quasi aériens les saccades de la fourche en bois en train d’assaisonner le foin avec le purin de de vache. Le corps de la terre, l’odeur aiguë du saindoux, le sang du porc à terre, les ruisselets de fumier jusque dans la loggia où l’on traînait le soir, au frais, parmi les chiens et les poules : tout cela ce n’était pour Cimatti que des ingrédients primordiaux pour une poésie farfelue, mais aussi pour se projeter lui-même dans une intense rencontre d’amour, sur des lits propres, dans des pièces glacées au bout de longs couloirs risquant de s’écrouler.
Ce fut Cimatti qui fit le guet cette nuit où Cleta s’échappa avec Raffaele. Tous ensemble, ils s’étaient rendus à la taverne où il avaient bu du vin rouge et mangé des cappelletti en bouillons. Puis Cleta, qui demeurait sérieuse jusqu’à la maussaderie, se laissa arracher un sourire. Elle abandonna sa petite main dans la main à la bague en fer. Ils montèrent à l’étage.
Cimatti et Ragazzini restèrent en bas, dans la lumière faible.
Tandis qu’il buvait le Sangiovese dans des verres petits et lisses, Ragazzini renouvela le souvenir de la tragédie de son frère, précipité depuis un pont de vingt mètres. La chute du carrosse, au ralenti, les instants avant l’écrasement, tout cela s’était gravé comme un coup de foudre dans son imagination égarée. Alieto était méthodique, même maniaque dans le choix des couleurs et dans la précision du dessin. Il avait un accord avec le patron de la taverne : il pouvait profiter quand il voulait d’une restauration complète. Le patron enregistrait tout. Chaque mois, Ragazzini apportait un ou deux tableaux. On faisait plusieurs fois l’addition, on discutait…

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Libero lut une lettre révélatrice des progrès désormais intervenus dans la conquête de la belle Cleta. Rentrée chez ses parents, la fiancée redoutait  la désinvolture peut-être excessive de Raffaele, son apparence d’homme peu fiable, exposé au charme d’autres jeunes femmes. Mais, l’amour de Raffaele était sincère et passionné :
— Quant à moi j’espère que le ciel nous destinera à vivre ensemble et qu’un jour nous serons tous les deux unis dans la paix et l’amour perpétuel. Ton amant,  Alessandri Raffaele.
Il s’écoula du temps, d’autres quantités d’eau coulèrent sous l’ancien pont à dos d’âne sur le Savio. Les deux anciens amoureux avaient eu, bien sûr, leur entrevue. Maintenant, ils étaient coincés dans leurs solitudes respectives. Raffaele voyageait de long en large en l’Italie à la suite du Général et de ses compagnons hardis. Les lettres étaient consignées par des intermédiaires de confiance, car Raffaele dans sa condition de soldat irrégulier pouvait compromettre la famille de Cleta.
La dernière lettre que Libero trouva parmi les papiers de famille,  fut celle écrite à Udine après l’échec de la bataille de Condino, en 1866. Raffaele a combattu, a été emprisonné, a supporté la réclusion grâce à la pensée de son adorée et très désirée aimée Cleta.
— Chère Cleta, dans la bataille que nous avons faite en Trentino, j’ai été fait prisonnier. Je suis resté un mois et huit jours dans ces mains perfides. Mais ça suffit. J’espère revenir bientôt à la maison et je te donnerai mon portrait à la garibaldienne.
Cent ans après, Libero ressentait un lourd poids sur la poitrine. Il revivait avec excitation et émotion la passion bondissante de ces papiers gris et de ces caractères irréguliers. Une passion tragique et pourtant heureuse, tandis que son histoire à lui n’avait même pas le droit d’espérer en un futur quelconque.
Il referma les lettres dans l’ancien étui de velours qu’il rangea dans la table de nuit à tiroirs qui fera partie un jour de la chambre à coucher de ses parents. Il s’imagina endosser une chemise rouge, épaula le fusil du « Passeur Courtois » (ou « Passator Cortese » ) et écrivit, d’une calligraphie ancienne et oblique :
— Chère Solidea mon aimée…

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Giovanni Merloni

écrit ou proposé par : Giovanni Merloni. Première publication et Dernière modification 29  avril 2013

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V Les amants 2/4 (il quarto lato n. 11)

28 dimanche Avr 2013

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V. Les amants II/IV (de « Il quarto lato », Éditions « Il Ponte Vecchio », Cesena, 1998, chap. V, pages 54 et suivantes)

Libero ressemblait à Raffaele, son arrière-grand-père, né juste cent ans avant lui dans une Romagne encore plus paysanne qu’aujourd’hui, anarchiste et rebelle, résignée aux chantages de bandes nocturnes munies de couteaux.
Entravé et distrait lui aussi par les pièges de l’amour, le garibaldien Raffaele Alessandri était grand, beau, costaud, muni d’une magnifique paire de moustaches noires à la François Joseph. Il mourut suicidaire, peut-être en raison des tensions suivant la brusque interruption de l’avancée victorieuse de Garibaldi pendant la troisième guerre d’indépendance, à cause donc de la débandade d’une vie sans reconnaissance, désormais dépourvue d’un véritable but. C’était d’ailleurs une époque de restauration et de répression antipopulaire.

— La faute est à la Trafila ! avait envisagé une fois Otello, au cours d’une tranquille soirée de conspiration pour le quatrième côté. C’était en février, ils étaient tous dans l’étable, à côté de sa maison de Carpineta, tout le monde assis autour d’une grande table de cuisine avec ses rallonges. On discutait à la chandelle, légèrement agacés par le crépitement des sabots d’un cheval noir, pourtant réchauffés par la masse frémissante d’une vache pie.
Une affirmation comme ça aurait fort choqué n’importe quel habitant de Romagne vivant au temps de Garibaldi et de ses gestes héroïques. En fait la Trafila (qu’on pourrait traduire en français « la Filière »), bien que composé de gens de toute sorte, y compris des bandits et des assassins, ce fut une organisation clandestine, s’inspirant à Giuseppe_Mazzini, qui se chargea d’accompagner et protéger et finalement sauver Garibaldi en fuite après la défaite de la République Romaine au cours de l’été 1849. Otello le savait bien. D’ailleurs, ce nom « filière » ne correspondait pas bien à cet engagement très risqué, sous la menace constante de l’inexorable police autrichienne. On aurait dû l’appeler la « Chaîne ».  La Trafila qu’on évoquait quarante ans après ce n’était qu’un nom vague, un bouc émissaire peut-être, qu’on exhumait du cadavre de l’Histoire de Romagne pour trouver les responsables d’affreuses vengeances politiques ou personnelles.
— On dit qu’en 1891 la Trafila a tué le Comte Neri, une noble figure de bienfaiteur qui refusait de payer les pots-de-vin, avait dit Stelio, tout en gardant la lourde bouteille de Sangiovese nouveau en équilibre au-dessus des verres placés au centre de la table.
— Dans une veillée comme celle-ci, avait dit Pio en affichant une façon de siroter le vin typique de celle d’un curé de campagne, la scène se déroulait toujours comme ça : d’un côté de la table, les femmes les plus âgées filaient le chanvre avec la quenouille tandis que les plus jeunes essayaient de se faire remarquer ; de l’autre côté, les anarchistes jouaient tranquillement aux cartes avec les socialistes, en causant d’Andrea Costa, de Filippo Turati et Bakounine. Le vieux Cavina, qui n’allait pas assez chez le coiffeur, demeurait unique avec son oeil fermé et sa voix rauque et profonde. Il racontait aux enfants quelques histoires sanglantes.

Via Zeffirino Re(1)Cesena, via Zeffirino Re

— Mes enfants, scandait le vieux Cavina depuis son coin obscur, je veux vous parler de Pio_Battistini. Un homme droit et sincère, avec ses belles moustaches, un socialiste. Un socialiste est quelqu’un qui sait écouter, qui sait aussi s’adapter pour vivre comme les pauvres gens. Battistini se rendait à Bologna chez Andrea Costa pour lui expliquer les problèmes de Cesena…
— Cavina, est-ce que Pio Battistini avait peur de mourir ? lui demandaient les enfants
— La nuit tombait ! répondait Cavina d’une voix lente et grave. La nuit tombait rue Zeffirino Re, vous savez, cette rue un peu courbe aux arcades reliant en un éclair le Dôme à la place du Popolo. Il y avait au moins cent personnes en colère, en train de parler du meurtre du Comte Neri.
« Le Comte Neri est mort ! » hurlait un type de son cheval gris. Les marchands avaient fermé leurs battants. Le curé de Sainte-Anne et les gendarmes, cachés dans le café de la place, scrutaient dans la rue à travers un guichet. Trois amis, enveloppés dans de lourds manteaux, accompagnaient Pio Battistini. Avec les lunettes embuées par le froid, le socialiste sans tache ni peur portait un chapeau mou. De l’autre côté de la rue, on entendit une voix horrible : « Arrête, Pio ! »
Les yeux clairs et les moustaches à la française, Baldini, cet homme trapu armé jusqu’aux dents s’approcha de lui, lui frappa l’épaule par un petit coup, avant de dire de nouveau : « Arrête, Pio ! »
Pourtant, Pio Battistini n’arrêtait pas. Mais, il se mit à trembler. Derrière Baldini, il avait reconnu deux gars de Pont d’Uso. Le plus grand avait une mèche sur les yeux et une grande bouche charnue. Le petit était pâle et tout à fait inexpressif. « Vous avez baigné vos mains dans le sang du Comte Neri », avait hurlé Pio Battistini dans un élan désespéré, jusqu’à en perdre la voix. Les deux bandits se catapultèrent sur lui.
— Et puis, Cavina ? Et puis ? Insistaient les enfants en lui tirant la manche.
Le vieux n’avait plus envie de parler. Il trempait dans le vin rouge les biscottes des sœurs de Sogliano.
— Comment faites-vous ces bonnes pâtes, les « étrangles-prêtres en bouillon » ? demanda-t-il à Maria, la femme du métayer.
— Vas-y, Cavina ! Battistini comment mourut-t-il ?
— Cavina, fais-nous voir de quelle façon ils l’ont assassiné !
Cavina prit une broche qu’on avait oubliée sur un coin de la table. Dans le panier du bois, près de la cheminée, il y avait une vieille poupée en étoffe sans cheveux ni bras.
— Tue-le ! hurlaient les enfants.
Cavina frappa la poupée treize fois. Les enfants laissèrent couler sur les blessures un verre entier de Sangiovese. Ensuite, on jeta la poupée dans le feu. Cavina demeurait confus.
— Pleurez, mes enfants ! Pleurez pour ce pauvre socialiste massacré par les bandits sauvages !
Cavina n’eut pas le cœur de raconter que Battistini subit une véritable mort au compte-gouttes dans le sens strict du terme et que ce fut le socialiste lui-même qui demanda le coup de grâce en leur disant :
— Finissez-en donc !

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— Derrière nous, c’est une longue histoire de passion et de violence, avait dit Otello, qui à ce moment-là se contentait de rêver autour des circonstances de la mort de l’innocente Gilda et des appels désespérés d’Aida et de Radames. La table, recouverte d’une grande feuille de papier gris, était maintenant envahie par les cercles rouges des verres. Otello en avait compté treize.
— Mais, il y a eu aussi beaucoup de compromis, de silences hypocrites, avait ajouté Pio, d’un ton professoral.
— Certes, depuis ses origines les plus lointaines, Cesena l’étrusque a été un endroit où plusieurs pouvoirs s’affrontaient, mais la tragédie était ennoblie par la culture, dit Otello, songeant peut-être à la maison à côté de la voie ferroviaire où il avait grandi, au piano à queue au centre de la salle qu’on remplissait d’assiettes au moment du dîner. Cesena la paysanne, où partout, même dans les couloirs des palais des nobles et des puissants, on apportait le grain et l’on fabriquait le vin, ajouta Otello d’un accent mélancolique, même cette Cesena-là pouvait se vanter d’une très ancienne université.
— Et Forlì ? demanda Stelio, qui n’aurait jamais démenti ses années insouciantes de Castrocaro.
— Forlì était un gros village tout à fait plat que les grillons et les poules entouraient de près, décréta Otello.

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Giovanni Merloni

écrit ou proposé par : Giovanni Merloni. Première publication et Dernière modification 28  avril 2013

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V Les amants 1/4 (il quarto lato n. 10)

27 samedi Avr 2013

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Les amants I/IV (de « Il quarto lato », Éditions « Il Ponte Vecchio », Cesena, 1998, chap. V, pages 51 et suivantes)

La foule s’était presque dissoute, en cette saison au climat alterné et imprévisible. Dans les passages vides, n’importe qui aurait pu s’apercevoir de cercles insolites, de conspirations inattendues et de nouveaux amours.
Mais personne ne faisait attention aux rencontres entre Camporesi et Foschi, les deux auteurs principaux de l’idée de gauche par excellence. Personne ne remarquait non plus Venturoli qui, essoufflé, entouré d’individus qu’on n’avait jamais vus à Cesena, fouillait les endroits désolés du boulevard Mazzoni à la recherche d’arguments à opposer aux visionnaires partisans du quatrième côté. Personne ne s’apercevait d’ailleurs du changement évident de l’allure de Pio Foschi. Depuis quelque temps il ne se promenait plus la tête baissée, opprimé par la gravité de ses pensées en fonte, au contraire, il traînait léger, sautillant, sûr de lui.
Personne ne savait que ses promenades avec Elvira, devenues d’un coup fréquentes et animées de mots et gestes en foule, n’étaient pas du tout innocentes et fraternelles.
La foule se groupait surtout sous les arcades, à côté du marché municipal, ou dans le coin de la petite place — auparavant occupée par le lavoir — maintenant consacrée à Giovanni Amendola et vidée de toute trace des anciens bâtiments, où pourtant il n’est pas trop difficile d’imaginer les femmes de la ville murée en train de renouer au jour le jour la trame éternelle des douleurs et des chagrins de la vie. Après s’y être entassée au risque de malaises, la foule coulait ensuite comme un filament de salive dense, imprégnée de chocolat et de tabac, tout au long des arcades du corso Mazzini et du corso Garibaldi. Enfin, elle se dispersait soit dans les ruelles autour du Dôme, soit dans le quartier du Théâtre.

Personne ne faisait attention à Libero et Solidea, qui sans aucune prudence se cherchaient, s’attendaient réciproquement, soupiraient, gémissaient ou riaient, avec des malaises ou des soulagements soudains et parfois disproportionnés. Cela n’intéressait personne avec leur attitude de chats au poil hirsute, ayant très peu de chances de se satisfaire l’un l’autre, qui pourtant dialoguent avec la même confiance que deux fiancées dans un lit à deux.
Libero ne réussissait plus à exploiter comme d’habitude son métier d’acrobate muet. Il ne cessait pas d’arriver du monde au pied des tréteaux des artistes amateurs, et personne ne remarquait que chaque jour il réduisait son spectacle de quelques minutes.
Son œil le plus éteint s’allumait s’il voyait à l’horizon les cheveux et la silhouette unique de l’être aimé tandis que son œil le plus lumineux s’éteignait si quelqu’un osait, dans cet inaccessible éloignement, lui ravir Solidea.
Solidea se laissait ravir pour mieux tromper les tourments du temps. En ces valses innocentes, elle réussissait, peut-être, à mettre de côté ses peines pendant quelques demi-heures. La normalité d’il y avait peu de jours pouvait ainsi revenir par le biais de bribes de discours communs et de plaisanteries qui soulageaient à peine ses tumultes souterrains.

Libero, funambule expérimenté, équilibriste du corps et de l’esprit, avait été toujours insouciant pour la traversée reliant le clocher de Sainte-Anne aux merlons de la Rocca. Il exploitait ce pari en vélo, sans le moindre filet, sur un redoutable fil suspendu dans le vide, demeurant d’habitude indifférent.
Maintenant, il avait du mal à feindre une telle douceur géométrique et cette absence de poids volumétrique. Tandis qu’il accompagnait à contrecœur les âmes des vivants et des morts longeant la surface gelée d’un fleuve léché par des lueurs désespérées, il aurait voulu écrire dans l’air un quatrain pour Solidea. Ou alors, il aurait voulu arracher son masque, jeter son drap encombrant et courir auprès de sa belle.

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La voici, la belle, enveloppée dans un châle céleste, assise sur un balcon  dirigé vers la mer.
Un jeune olivier avait réussi à survivre dans un grand vase. Un envoûtant tourbillon musical envahissait l’heure du crépuscule. Hors de l’établissement de bains presque abandonné, dans un décor d’architectures et sculptures de mauvais goût, deux silhouettes nonchalantes se balançaient dans une étreinte désorganisée. Solidea scrutait dans cette direction-là. Elle n’éprouvait pas grand-chose vis-à-vis de ce couple tout à fait identique à tant d’autres couples qu’elle voyait se passer le relais en ce point, ordinaire et magique à la fois, où les dernières marches avant la plage formaient un amphithéâtre.
                     Ton amour, tellement grand
                     toute la mer a traversée
                     pour me porter assez de choses
                     désormais oubliées…
Solidea songeait avec angoisse à Armando : « Il ne doit pas savoir, personne ne doit savoir ». Le couchant, opposé à la mer, parsemait d’une légère couche de rouge  garance les nuages découpés se miroitant dans l’eau, tandis que les vagues au rythme régulier semblaient avoir un corps d’acier. La plage était froide et s’effondrait dans l’obscurité silencieuse.
Elle était fatiguée, hochait sa petite tête rouge tout en disant : « Ce n’est pas possible, ce n’est pas possible, ce n’est pas possible ! » Elle ressentait une véritable boule entre la gorge et la poitrine tandis que le reste de son corps était traversé tout entier par de violents contrecoups  tantôt vers le haut tantôt  vers le bas.

Combien d’amis avait-il vus tout gâcher par amour ! Vaguer en babillant des mots inarticulés dans l’attente désespérée d’un appel téléphonique qui n’arrivait jamais. Il ne s’agissait d’ailleurs que d’amoureux pour ainsi dire perdants ou de sujets naturellement voués à l’échec qui ne s’étaient jamais risqués en de véritables histoires d’amour. Quant à lui, il avait souffert plusieurs fois toutes les peines de l’enfer, mais, en fin de compte, pour en  sortir vainqueur. Son aspect, son haleine, son odeur n’avaient été jamais refusés.
                    Ce fut un destin de fuir,
                    poursuivant la vie et son centre.
                    Ce fut un destin de rêver la paix
                    d’îles immobiles, dans notre famille
Le destin rendait Libero pareil à une tour dirigée vers le vaste horizon : par ici la mer, cette ligne reliant les gratte-ciels de Milano Maritima et de Cesenatico avec celui de Rimini ; par-là San Marino, San Leo et les collines douces ou moutonnées de calanques poussiéreuses. Une tour où les faucons et les merles se croisent tout en s’égosillant et se menaçant réciproquement. Un parallélépipède sans fenêtres ni portes où Libero se sentait rassuré et protégé, où les tumultes de l’amour et les péripéties de l’esprit s’accumulaient, se mêlant aux rêves de gloire en produisant de volumineuses traînées de sang et de ciel.

Giovanni Merloni

écrit ou proposé par : Giovanni Merloni. Première publication et Dernière modification 27  avril 2013

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