le portrait inconscient

~ portraits de gens et paysages du monde

le portrait inconscient

Archives de Tag: Lectrices

Vacances romaines II/II (Lectrices n. 13)

25 vendredi Mar 2016

Posted by biscarrosse2012 in mes contes et récits

≈ 3 Commentaires

Étiquettes

Lectrices

004_Jo 04 180

Carl Vilhelm Holsoe (1863-1935), image empruntée à un tweet de Laurence @f_lebel

Vacances romaines/2

Paris, jeudi 24 mars 2016

Chère Silvia,
Me voilà avec la suite de ma reconstruction… aussi fidèle que décevante, comme tu peux bien le comprendre. Combien aurais-je aimé nous raconter des événements ayant une fin heureuse ! Toujours est-il que le souvenir de notre rencontre explose en moi comme de la dynamite, se déroulant ensuite comme un film au ralenti, où chacun de nos gestes solitaires ou réciproques pourrait être remplacé par d’autres gestes…
À dix heures du matin nous étions tous les deux auprès de « Serpilli », une épicerie-gastronomie exquise à deux pas de piazza del Popolo, où nous dévorâmes une « mozzarella en carrosse » qui brûlait la langue.
De là, nous franchîmes la grande grille de Villa Borghèse. Toujours en silence, les oreilles à l’écoute d’un mot ou d’un souffle qui aurait tôt ou tard brisé la glace, nous nous promenâmes au milieu des statues du Pincio, avant de traverser le vaste espace de la piazza de Siena et nous allonger sur un pré, tout près de Porta Pinciana. Cette halte nous amena finalement ta voix : c’était juste là que ton père, selon ton souvenir ému, t’emmenait les dimanches. Un endroit tranquille et joyeux où les enfants peuvent passer une demi-heure dans une minuscule voiture rouge ou faire des balades sur des poneys… Et j’eus de mon côté un petit prétexte pour constater que tout cela avait plusieurs points en commun avec le jardin de la Colline Puget à Marseille, et avec le Jardin des Tuileries à Paris aussi…
Tu avais des sandales presque invisibles, une robe vert bouteille avec des pois jaunes tandis qu’un joli sac rouge glissait continûment de ton épaule. Quand nous nous levâmes pour reprendre notre marche désemparée, j’observai la peau blanche de tes genoux que l’herbe avait sillonnés, en y laissant des taches vertes… Certes, tu avais tout pour me bouleverser et t’emparer de moi. Pourtant, j’étais très timide. Je me bornais à t’observer avec insistance, fasciné par la queue de ton regard, apparemment nonchalant et distrait, qui me capturait sans pourtant faire de moi ce qu’il semblait vouloir… Un regard que je trouvais, si j’ose le dire, problématique. Oui, j’avais la sensation que ton emportement envers moi n’était pas le fruit d’une conviction profonde, mais d’un élan provisoire et incertain. Cela me rendait récalcitrant à mon tour… Et pourtant je t’aimais… Pourquoi me défendais-je ainsi ? Étais-je encore brûlé par la déception lors de la fête de Carnaval ? Avais-je peur, sans l’avouer à moi-même, qu’il y avaient à Rome des autres ? Que cette séquelle de rendez-vous ratés ne dépendait pas d’une Française catapultée à Rome par l’envie du soleil, mais d’un Italien qui ne cessait de t’embobiner ?
D’ailleurs, chère Silvia, ces jours de Rome, je dus constater sur ma peau que mes parents n’avaient pas eu assez de confiance en moi. Ils avaient refusé ma proposition, lors de ce premier voyage à l’étranger, de me laisser libre, seul, m’envoyant, comme je le désirais, dans une auberge de la jeunesse avec un peu d’argent de poche. Cela m’aurait permis de faire, finalement, avec assurance et imagination, mes premiers pas dans la vie adulte. Au contraire, ils trouvèrent pour moi une solution « classique » : j’allais profiter de l’hospitalité d’un cher ami de famille, un Italien qui avait travaillé pendant longtemps avec mon père à Marseille et maintenant était à Rome dans une succursale de leur société. Je séjournai donc dix jours chez l’oncle Luigi et la tante Franca, comme je les appelais, dans un appartement qu’on ne pouvait désirer plus propre ni mieux rangé, au septième étage d’un immeuble accoudé sur le boulevard Cristoforo Colombo, à côté de la piazza des Navigatori.
Ce jour fatidique de notre rendez-vous, sortir avec toi ce fut une belle affaire ! Soit pour la distance, avec le bus, entre le boulevard « Colombo » et le quartier « Flaminio », soit pour l’absence d’un échange humain quelconque avec cet associé de mon père, un homme très silencieux qui m’intimidait de façon exagérée. Ou alors ce fut à cause de sa femme, qui avait eu le « mérite » de m’apprendre le truc pour me laver dans la baignoire sans produire d’éclaboussure ni de goutte. Une femme sinon assez aristocratique, qui semblait se réjouir de mes réponses déplacées et stupides à ses questions « intelligentes ». Je méprise l’intelligence si elle ne se réduit qu’à des exercices d’habileté, à des prouesses abstraites. Je crois que l’intelligence est autre chose. Elle était absente des actions comme des paroles de mes hôtes. Elle manquait aussi à mes parents… ou alors ils suivaient des labyrinthes que je n’avais pas l’ambition d’explorer. Qui sait ? Si j’avais suivi mon père, ou ma mère, ou tous les deux, peut-être j’aurais trouvé le pain pour mes dents et la vie à la mesure de mon intelligence à moi… J’avais alors une intelligence alimentée par la timidité et la peur, mais aussi par le désir violent de briser cette écorce de conformisme et d’indifférence que la famille et l’école m’avaient collée aux os et à la peau…
Maintenant, je me souviens bien, Silvia, qu’en ces jours-là, à Rome, j’étais libre et seul, du moins psychologiquement, étant confronté à ce pénible état de suspension qui se vérifie souvent lors du premier déplacement à l’étranger. Où se déclenchent, inévitablement, les explosions physiques de la vie impétueuse !
C’étaient probablement les mêmes explosions qui hantaient ta solitude paresseuse, Silvia, tes lectures secrètes, tes rêves d’amours sauvages… Nous étions tellement proches qu’il aurait suffi de nous renfermer à clé dans un cagibi sans fenêtre et éteindre l’ampoule… Mais tu ne pouvais pas savoir combien j’étais à jeun de tout cela, tandis que moi, je n’imaginais pas combien, au contraire, tu étais avant, bien plus que moi, déjà prête peut-être…
Toutes mes pensées se concentraient sur l’ambition de sortir de la coquille ! Ne sachant pas comment la briser, j’aurais juste pu réussir, péniblement, à « m’éclipser », à me sauver pendant de brèves parenthèses d’acerbes libertés.
Peut-être, après toutes les hésitations téléphoniques de la veille, aurais-tu dû prendre l’initiative… Mais comment aurais-tu pu faire cela, de ce temps de loups affamés ? Comment faire pour donner confiance à un ancien camarade d’école tellement incertain de ses ailes ?
Douze ou treize années depuis, à moitié des années 70, j’étais sensiblement changé. Après une séquelle de ruines et vicissitudes de la vie conjugale et amoureuse, j’eus une pause de vie et de travail à Nantes. Il me semblait d’être Ulysse endormi sur la plage de l’île des Phéaciens, sauvé et chéri par une incontournable Nausicaa. Mais comment écarter ou alors oublier Circé ? Un homme malin et expérimenté se cachait derrière mon visage innocent et mon verbe sérieux. En somme, j’étais prêt, à la moindre occasion, à reprendre mes attitudes téméraires et désinvoltes.
Certes, je m’arrêtais, par prudence, sur le bord du gouffre.
Pourtant, je m’en souviens avec un sourire, voyant un soir Dominique Sanda dans un entretien à la télévision, j’eus l’impulsion de me considérer à la hauteur de sa beauté et de sa joie de vivre… Je me dis alors que je me serais volontiers mis à la preuve, jusqu’à essayer sa fabuleuse conquête. Pourquoi pas ? Cela me semblait en ce temps-là une chose tout à fait possible…
Voilà, Silvia, tu as été mon insaisissable Dominique Sanda, ma Micòl Finzi-Contini ainsi que la première fissure visible dans mon assez coriace coquille d’oeuf.
Comment se serait déroulée notre vie si tu m’avais pris la main… ce jour de Carnaval ou les jours suivants, laissant glisser sur ta peau les commentaires que quelques-unes de nos camarades jalouses (telles Corinne Blanchot, ou « mademoiselle » Renard) ont bien sûr susurrés à tes oreilles à propos de cet étrange sujet de Nino, le Marseillais ?
L’un de nous n’aurait pas eu la vie facile — moi, venant à Rome ; toi, venant à Paris — avec nos familles différentes et semblables à la fois. Avec nos mères, surtout…
Mais je crois que notre union aurait été paritaire… Qui sait si malgré tout nous serions demeurés insatisfaits, malheureux et volubiles, toujours à la recherche de l’âme sœur, comme il est arrivé, ensuite, pour tous les deux…
Je t’enverrai ma photo, mais le choix est difficile. Je ne veux pas paraître beau à tes yeux. Je voudrais seulement qu’il s’agît de moi, comme je suis vraiment, le même que tu connais déjà, sans besoin de photos.
Nino

002_silvia fuori sacco 180

René Magritte (1898-1967), image empruntée à un tweet de Laurence @f_lebel

Rome, vendredi 25 mars 2016

Cher Nino,
Te souviens-tu du temps où nous nous écrivions très souvent et que j’attendais avec anxiété ce précieux paquet qui était ta missive ?
Maintenant, je ne m’attendais pas du tout à une lettre si belle, pas si tôt. Tu unis à ton âme profonde une assurance dans l’écriture que je n’ai pas. Tu as d’ailleurs une mémoire incroyable, même dans les détails… ô combien j’adore, encore aujourd’hui, la « mozzarella en carrosse » ! Tu dis des choses très belles et tu parles de ces années-là comme si tout ce temps ne s’était pas écoulé… Et moi, que puis-je te dire ? Si elles ne s’étaient pas brûlées, ces années. Je pourrais encore avoir le temps pour te donner ma main et bien sûr ma vie. Je ne sais pas comment ce serait pour toi. Ma vie aurait été bien sûr meilleure à côté d’un homme doux et passionné comme toi.

Silvia

Paris, vendredi 25 mars 2016

Ma chère Silvia…
Que serait-il arrivé si tu n’avais pas été mon « intouchable » camarade d’école, si je t’avais rencontrée par hasard à la station des bus de place du Châtelet ne voyant en toi qu’une belle étrangère qui ne connaît pas la route ? Qu’aurions-nous fait de nos vies après la longue promenade sans trop de mots ? Que serait-il arrivé si nous avions loué une barque dans le lac du Bois de Boulogne et là nous nous étions embrassés sur la bouche ?
Nous aurions peut-être enjambé le mur du Jardin d’Acclimatation pour nous cacher dans la tanière des ours blancs, protégés nous aussi par cette cage de rochers et d’eau ?
Aurais-tu préféré la cage des phoques qui se frottent les unes contre les autres sur le fil de l’eau ?
Aurais-tu, au contraire, opté pour monter à Montmartre avant d’en redescendre, pour nous cacher dans une mansarde d’où l’on voit danser les toits de Paris ?
Nino

Giovanni Merloni

Vacances romaines I/II (Lectrices n. 12)

23 mercredi Mar 2016

Posted by biscarrosse2012 in mes contes et récits

≈ 2 Commentaires

Étiquettes

Lectrices

001_Jo 02 180

Trevor Messersmith, image empruntée à un tweet de Laurence @f_lebel

« Ezakimak »

Je tremble à l’idée que mon amie Querida, hier matin, lorsqu’elle faisait le récit d’un épisode de l’histoire amoureuse de Nino, a hésité, avant d’écrire le mot « kamikaze ». Même si ce mot était dans ce cas accompagné par l’image d’un Japon désormais révolu, lors d’une guerre lointaine, que soixante-dix ans d’histoire recouvrent affectueusement par une couche légère d’oubli.
Je me sens mal si je pense qu’elle écrivait ce mot peut-être dans l’instant même où un nouvel attentat faisait des morts et des blessés dans la voisine Bruxelles tant aimée.
Je ne crois pas aux coïncidences, ni à la télépathie non plus. Pourtant, je dois me rendre au fait que la mort nous épie désormais, nous poursuivant dans les recoins les plus intimes de nos pensées, du désir de nous libérer, de prendre un moment de recul de ce siège acharné et obtus à la vie normale. La plus horrible des morts, la plus inacceptable, celle qui regarde une collectivité d’innocents, de passants, de gens comme nous, obligés par le hasard de se rendre, par exemple dans un aéroport, forcés de partir ou d’accueillir quelqu’un qui arrive… J’essaie alors de renverser ce mot, le mutant en « ezakimak »… qui sait ? Cette inversion pourrait se révéler propice à la vie ! À la vie de nous tous !
Giovanni Merloni

002_Jo 03 180

Marie Augustin Zwiller, image empruntée à un tweet de Laurence @f_lebel

Buenas dias, Rita
Ayant lu attentivement votre lettre à Sophie, je vous écris à mon tour au sujet de ce bizarre phénomène de prolifération littéraire, se déclenchant désormais en dehors des frontières de la France, qui trouve son point de départ et de repère dans la figure du Galérien, cet écrivain aventurier qui ne cesse de glisser des traces de plus en plus inquiétantes, ici et là, partout en Europe. Cette fois-ci — comme s’il savait en avance qu’il y aurait eu un passage de relais entre une lectrice italienne et une lectrice espagnole —, il a « disséminé » dans une ville qu’on ne pourrait plus « espagnole », un texte concernant une histoire qu’on ne pourrait plus « italienne ».
Désorientée par tout ce « volume de jeu », je reste en même temps admirative pour la sincérité désarmante de Nino et perplexe à l’idée qu’un tel personnage ait pu jaillir de la plume de ce Galérien, un écrivain parmi les plus mensongers que je n’ai jamais connu.
Comme vous apprendrez en voyant ma signature, je suis une couturière d’origine espagnole travaillant maintenant chez Vuitton à Paris. Mes parents ne se déplacent jamais de Bilbao, mais je suis en contact quotidien avec eux, grâce à Skype. Et voilà ma petite révélation : hier mon père a trouvé par terre, juste en face du Musée Guggenheim, un guide Michelin de l’Espagne, d’où débordaient des dépliants en grand nombre. Suivant sa nature de déterreur de « cadavres » de toutes les nationalités (1) il a empoché le guide sans se soucier de l’éventuel propriétaire. Ensuite, rentré à la maison, il a découvert, au milieu d’un fatras de billets de bus et de reçus de restaurants, une poésie consacrée à Bilbao, que le même Galérien avait signée :

Une rue derrière une autre rue
Au bout du monde je danse, indifférent
Sans autre musique, sans autre vertu
Que ton sourire magnifique et absent.

Je vais me rendre à Bilbao
Où les gens s’aiment au fil de l’eau
J’y veux saisir au bout des doigts
Les pas de danse de nos voix
Songeant Bilbao…

Encore entreprenant en dépit de ses 70 ans, mon père a placé hier soir la page contenant ces vers contre l’écran. J’ai pu alors la photographier, avant de la copier pour vous.
Mais, les surprises ne sont pas finies. Je suis presque sûre, chère Rita, que ce guide Michelin emprunté par mon père appartenait à l’une des lectrices du Galérien, en vacances à Bilbao les derniers jours. Car ce matin même, chez Vuitton, une collègue m’attendait à la pause café pour me donner d’un air triomphant un plan de Bilbao, que quelqu’un avait laissé à l’accueil à mon intention :
— Querida, m’a-t-il dit, quelqu’un « te quiere » !
Dans les nombreux plis du plan de ma ville natale se cachait un manuscrit de trois ou quatre pages, écrites à la main sur une espèce de parchemin extrêmement subtil. Voulez-vous en savoir le titre ? « Vacances romaines » !
Querida

P.-S. À seize ans, Nino était en première au lycée Henri IV. Petit à petit, le souvenir de ses vacances à Arcachon s’estompa dans un fondu enchaîné d’où se détachait avec une miraculeuse évidence son banc d’école en bois. Encore un vieux banc de l’après-guerre aux planches grossières, aux bords arrondis. Un champ de bataille où ses branches sculptées s’aventuraient en armées d’héroïsmes invisibles, de pulsions secrètes. Son Bic bleu était indestructible. À la Noël, son platane pluriséculaire avait envahi, à sa gauche, la place de son camarade Marius, un petit génie de l’algèbre, très chatouilleux, ressemblant à un « kamikaze » japonais. Rarement, Nino levait la tête de son œuvre indispensable pour se regarder autour, pour observer les autres tranchées qui serraient la sienne dans un étau impénétrable. Il n’avait pas trop envie de tout savoir, de tout répliquer ou débiter par coeur. Il ressentait péniblement l’effort que faisaient pour entrer dans sa tête toutes ces notions, histoires, portraits, personnages, mots, significations, explications… Il résistait comme s’il avait peur d’en faire une indigestion. Car il aimait assimiler doucement, par couches, un à un, petit à petit. Il avait besoin d’un temps pour tomber amoureux de Socrate, d’un autre temps pour s’en éloigner, d’un autre temps encore pour s’intéresser à Platon, ou César, ou Auguste, et cetera. Il demeurait admiratif et ébahi devant ce professeur d’histoire et philosophie qui avait su fourrer dans sa tête… ô combien de noms, de dates, de phrases célèbres et de raisonnements tordus ! Il restait perplexe devant tous ces camarades, surtout les femmes, qui pouvaient se débrouiller si aimablement, récitant leurs réponses ou exposés avec calme et précision. Sans hésiter. Mais comment était-ce possible ? Est-ce qu’elles avaient déjà atteint la paix des sens ? N’avaient-elles jamais quelques pensées fixes qui les dérangeaient ?
Au deuxième banc, sur la droite en regardant la chaire, séjournait Silvia, une Italienne de passage dans la classe de Nino. Elle traversait comme un météore cette année de lycée entre 1961 et 1962. Belle, insaisissable et toujours ravie par une voiture bleue qui l’attendait devant l’église de Saint-Étienne du Mont, Silvia habitait avenue Friedland avec son père, un haut diplomate auprès du Vatican.
À la fin de l’école, Silvia dut rentrer à Rome. Tout de suite après, suscitant une grande surprise dans la famille de Nino et parmi ses camarades, elle lui envoya une invitation : — viens, Nino, je te ferai connaître Rome !
Q.

(1) L’or dans la montagne — I recuperanti, film de Ermanno Olmi (1969)

003_silvia_querida 03 180

Pablo Picasso, image empruntée à un tweet de Laurence @f_lebel

Vacances romaines/1

Rome, lundi 21 mars 2016

Nino, bonjour
Cosa fai ? Tu ne m’écris pas depuis longtemps. Donne-moi de tes nouvelles, s’il te plaît !
Silvia

Paris, mercredi 23 mars 2016

Chère Silvia,
Merci pour ton « cosa fai ? », c’est-à-dire « que fais-tu ? » qui te catapulte ici près de moi en un éclair !
J’aimerais pouvoir reprendre notre colloque interrompu cet après-midi très éloigné, mais important pour moi, de la fin juin 1962. Avant, il faut que je creuse dans les mois précédents, marqués par notre atypique connaissance… Étais-tu tombée dans notre classe précisément pour moi ? Étais-tu, vraiment, la Silvia « aux yeux riants et fugitifs » que Giacomo Leopardi lorgnait pendant des heures depuis sa haute fenêtre ?
En février, tu m’invitas chez toi, sous le prétexte de faire les devoirs ensemble. Intimidé par ce grand appartement au parquet luisant de cire, je n’hésitai pourtant pas à tomber amoureux de toi… Ensuite, dans notre salle de classe, je ne faisais que te fixer et toi tu me dévisageais à ton tour. Peut-être avais-je le regard un peu superficiel, farfelu, tandis que le tien était plus profond, mélancolique. Toujours est-il que dans les intervalles entre une leçon et l’autre nous échangions intensément. Je te montrais mes vignettes humoristiques, tu me lisais tes poésies… C’était une idylle, même si dérangé par ce non-dit souterrain de notre inévitable séparation. À la fin de l’année, tu devais rentrer en Italie tandis que pour moi c’était trop tôt pour faire des projets. D’ailleurs, cette idylle n’avait duré que quelques jours… Jusqu’à la fête de Carnaval. Je t’attendais, dans cette piste de danse, au-dessus d’un magasin de porcelaines rue de Paradis… Un de nos camarades, ayant un penchant pour le papillon au lieu de la cravate, un extra-terrestre pour moi, me gela avec une phrase tranchée assez grossièrement : « Silvia sera accompagnée par son copain… » Je passai alors une soirée épouvantable, te lançant des anathèmes tout en imaginant d’entrer le lendemain dans cette belle vitrine et tout casser…
Ensuite, on me dit que celui qui était avec toi était ton cousin. Un cousin éloigné, me disais-je, pourtant je ne pensais qu’à toi. Le dernier mois, nous reprîmes notre conversation, t’en souviens-tu ? Mais je ne savais pas saisir au vol les occasions que tu m’offrais. Je refusai plusieurs fois d’aller à la piscine, car je n’étais pas un nageur costaud qui pouvait arborer ses biceps musclés… et je n’avais même pas accueilli ta proposition d’aller manger une pizza italienne dans un local que ton père avait déniché.

Quand je vins à Rome, en cette fin juin, ce n’était que pour te voir. Tu m’avais téléphoné à Paris, un soir. Ta voix courait beaucoup plus que ces avions qui brisent le mur du son. J’avais couru sur les roues du train de gare en gare, de montagne en montagne, pour t’embrasser enfin, pour t’étreindre dans mes bras… Mais, depuis le premier jour de mon séjour à Rome quelques obstacles à notre bonheur — je ne sais plus si volontaires ou involontaires — s’étaient entreposés. Si je ne me trompe pas, c’était à cause de ta mère, qui avait toujours besoin de ta compagnie pour accompagner ici et là dans les musées et dans les églises de Rome une de ses nouvelles amies parisiennes. Mais, comment ? Et moi ?
Voilà qu’après un siège d’une semaine tu es finalement sortie de ta cage dorée… Mais déjà, nous étions tous les deux dans un autre film, dans une autre perspective.
…Mais je dois m’interrompre, chère Silvia, je dois courir à la poste pour t’envoyer cette lettre « prioritaire ». Si j’aurai le temps, je posterai la suite demain… Pardonne-moi !
Nino

Giovanni Merloni

Vous trouverez la continuation et la fin de « Vacances romaines » vendredi 25 mars. 

Cette correspondance est protégée par le ©Copyright 

« Passions enfantines » (Lectrices n. 11)

20 dimanche Mar 2016

Posted by biscarrosse2012 in mes contes et récits

≈ Poster un commentaire

Étiquettes

Lectrices

001_joe 03 - copieAlbert Samuel Anker, Image empruntée à un tweet de Laurence @f_lebel

Buongiorno Sophie,
Je m’appelle Rita, je suis née dans un pays de la « bassa » dans la plaine du Pô, à mi-chemin entre Bologne et Ferrare. Suivant mes recherches sur les rapports entre la littérature, le cinéma et la chanson d’auteur du XXe siècle, j’ai récemment croisé, au beau milieu d’une de mes lubies, Le Galérien, cet écrivain français d’origine italienne qui raconte, on ne pourrait plus problématiquement, les passages cruciaux ou scandaleux de sa vie sentimentale. Cette trouvaille serait demeurée bien cloîtrée dans ma pile de notes et de repères bibliographiques si je n’avais pas trouvé à mon tour, dans un bar de Pieve di Cento, une ancienne petite ville, pas loin de chez moi, un livre à la couverture rugueuse, fabriqué à la main, où tout paraissait déplacé et douteux. D’abord, le titre : « Passions enfantines », un redoutable oxymore ; ensuite le nom de l’auteur : Cerutti Gino.
Vous êtes française, chère Sophie, vous habitez Paris. Donc vous vous souvenez d’autres noms, d’autres films, d’autres chansons et personnages, même si nous avons partagé, toutes les deux, quelque chose qui dépassait les frontières et touchait horizontalement notre génération, vous ne pouvez pas savoir ce que peut signifier « Cerutti Gino » pour une tranche de nostalgiques survécus à toutes les dérives qui se sont cumulées par la suite. J’ai vu que vous êtes née en 1951, comme moi. Nous sommes donc, toutes les deux, cadettes vis-à-vis du Galérien qui situe comme une pierre milliaire son seizième anniversaire presque le même jour de la célébration du premier centenaire de l’unité d’Italie. Cette distance ne m’empêche pas de saisir au vol ses signaux de fumée. D’ailleurs, j’avais à Bologne un amoureux plus vieux que moi — n’ayant pas, en échange, le don d’une majeure sagesse —, qui avait le même âge du Galérien ainsi que de Cerutti Gino. D’ailleurs, tout comme son « cousin » francophone, Cerrutti Gino est le personnage-titre d’une célèbre chanson. Avec une petite différence : Cerutti risque la prison, mais, puisqu’on est dans la fantaisiste et contradictoire Italie, il bénéficiera de la rémission… Mais, je vous vois pointer avec une expression incrédule et interrogative, au beau milieu de cette page noircie par moitié. Voulez-vous que je vous explique ? Ce petit livre, probablement en vertu de sa couverture assez résistante, avait été placé par la patronne du bar au-dessous de la jambe d’une table qui boitait un peu. En m’asseyant, distraite, avec mes livres, mon manteau et mon parapluie, j’ai donné involontairement un coup de pied à cette cale, avec le résultat de déverser le cappuccino sur la nappe de papier gris. J’ai alors protesté avec la patronne, me montrant scandalisée pour le mauvais traitement subi par ce bouquin, qui aurait bien pu se révéler un chef d’œuvre. La propriétaire, tout en m’offrant un deuxième cappuccino fumant, m’a autorisé à prendre ce manuscrit probablement inédit, qu’elle a tout de suite remplacé avec un morceau de journal plié en huit.
Excusez-moi de cette digression, faisant partie de la pédanterie dont Stendhal, si je ne me trompe pas, accuse, justement, les italiens. Mais cette histoire de bar c’était un particulier que je ne pouvais pas négliger. Parce que je n’aurais pas ouvert ce tout petit livre s’il n’y avait pas eu cette rocambolesque aventure de la jambe, du débordement du cappuccino et de la nappe mouillée ! Ou alors je l’aurai lu plus tard, attiré par son titre français qui m’aurait inévitablement reconduit à mes souvenirs d’école.
Bon, je profitai de la précarité de ce petit matin mal fichu pour m’immerger dans la lecture… Je fus d’abord étonnée par les prénoms italiens de la plupart des personnages : Nino, Dodo et Romano, contre une seule Française, Joëlle. Ensuite ces vacances à Arcachon… Mes réminiscences littéraires me rappelèrent Gabriele D’Annunzio, un de nos poètes plus célèbres, qui avait vécu quelque temps là-bas, très loin de chez nous, presque à l’ouest extrême de l’Europe. Plus avant, en lisant cette simple histoire d’amour que la plume vagabonde d’un auteur inconnu a voulu situer en France, j’ai bientôt reconnu les lieux de mon adolescence ainsi que de ma plus douloureuse ou joyeuse jeunesse !
Suivant le récit de Nino, forcément synthétique et obligé de restreindre ses digressions de la fantaisie et de la mémoire, j’ai vu couler devant moi au moins trois films qu’en France vous devez forcément connaître. D’abord, sur le fond, je retrouve Amarcord de Federico Fellini, cette fresque où l’expression « je me souviens » se concrétise bientôt dans le paysage de Romagne ; où l’énergie de la terre et des gens qui l’habitent se laisse porter par le vent et le vin devenant la petite folie des jours de fête, des promenades au long de la mer ou alors des soirées à la belle étoile sur le dos des collines. Ensuite, au centre, songeant à l’histoire de Nino qui tombe amoureux des yeux verts de Joëlle ainsi que de sa peau bronzée, je vois couler devant moi les images de « La ragazza con la valigia », avec Claudia Cardinale et Jacques Perrin. Enfin, en premier plan, gênant un peu le désir du lecteur qui aimerait participer à une histoire plus dégagée et ressemblante à un ciel serein, je ne peux pas m’empêcher de revoir le Fanfaron : dans l’histoire des « Passions enfantines » il s’agit de Romano, ce jeune voyou en herbe qui écrase complètement la personnalité sensible de Nino, tout comme dans le fameux film de Dino Risi, où Vittorio Gassman piétinait grossièrement la figure et l’âme rêveuse de Jean-Louis Trintignant…
Tout cela pour dire que derrière Le Galérien pourrait se cacher la même personne qui se donne, en Italie, le nom d’art de Cerutti Gino : un homme naïf et maladroit qui devient finalement incapable de prendre la vie par le bon vers et le bon sens !
Évidemment, il s’agit d’un paradoxe. À travers ses textes fragmentaires, ces titres hors du temps et ces noms farfelus, il y a bien sûr quelqu’un qui essaie de communiquer quelque chose qui va au-delà des histoires racontées. « Quién sabe! » Il faudra, à mon avis, fouiller en profondeur, si l’on veut comprendre pourquoi cet inconnu insiste à bouleverser nos existences en demandant la parole…
Ciao
Rita

002_joe 01 180R. Tuschman, Hopper meditation, Image empruntée à un tweet de Laurence @f_lebel

« Passions enfantines »

« Lors de mes seize ans, mon amour était un grand mélange de chasteté et de sexe imaginaire, ou, pour mieux dire, un triste laboratoire au sujet de l’absence d’une femme quelconque à mon côté. Elle, la femme, réelle ou idéale, me manquait. Voilà pourquoi je croyais que j’aurais été heureux avec toutes les femmes dont je serais tombé amoureux. La réalité de mes rapports avec ces êtres mystérieux n’était probablement pas la même que je me fabriquais. Joëlle, Antoinette, Roxane, vous n’y croirez pas, je les aimais comme si elles étaient la même personne. Étaient-elles interchangeables ? Bien sûr que non. Pourtant, elles étaient toutes également insaisissables, prêtes à disparaître et, en même temps, vaniteuses, disposées à accorder un sourire en échange d’un arbre fleuri enlevé exprès de la terre pour leur faire plaisir.
Je n’avais pas compris qu’on ne devrait pas aimer des fantômes et qu’au fur et à mesure que mon amour grandissait je les perdais jusqu’à les faire mourir en moi…
Je connus Joëlle peu de jours avant de quitter Arcachon. Je me rendis, traîné par Romano, un Italien même trop désinvolte, danser dans un établissement près de la plage.
Il était tard, on était tous gais… Le comptoir du bar était au centre de cet édifice spartiate posé sur la ligne invisible où se termine la plage pour céder la place à la vie ordinaire. Si l’on s’appuyait au rebord, on voyait le bleu scintillant de la mer au bout d’un couloir séparant plusieurs rangs d’ombrelles et de chaises longues, désormais repliées, en train de s’effondrer dans l’humidité de la nuit. Si on se tournait vers le bar où trônait une machine pour le café « espresso » ainsi que deux étagères bourrées de bouteilles, on croisait les yeux verts de Joëlle. C’est ce que j’ai appris quand je me suis rendu compte que cette jeune fille debout derrière le comptoir comme un personnage de Renoir était en fait la petite patronne de l’établissement balnéaire. D’abord, suivant ma timidité naturelle, je demeurai longuement assis dans un coin, ayant mon frère à mon côté. Enivré par la fumée des cigarettes ainsi que par la musique, j’observais Romano avec un sentiment partagé d’admiration et de gêne. En fait, sa désinvolture et ses fanfaronnades me blessaient : s’il n’avait aucune honte de lancer de compliments idiots ou de répéter par rafales des blagues connues, j’aurais préféré, au contraire, m’effondrer sous les sables plutôt que débiter des bêtises en chaîne. Les femmes riaient à ses jeux de mots idiots, le suivaient dans la danse, acceptaient en riant ses caresses et ses rires vulgaires. Il me paralysait. D’autant plus qu’il n’épargnait personne, réservant à ses copains les plus proches des attitudes de supériorité encore plus mortifiantes. Je me demandais ce soir-là pour quelle raison j’avais accepté de rentrer dans cette espèce de « gang » d’abrutis qui s’était formée autour de Romano. Peut-être, cela avait été scellé, à la suite d’un tournoi de baby-foot où Dodo et moi, contre toute prévision, étions sortis en vainqueurs. Romano, qu’on aurait dit battu pour la première fois de sa vie, s’était attaché à nous, avec cette idée primordiale de nous faire sortir du lot des « adolescents encore vierges ».
Pourtant la présence encombrante de Romano ne m’empêchait pas de cogiter autour de mon but primordial : « combien de temps devrais-je encore attendre avant que voie le jour cette rencontre avec le sens intime de la vie ? »
Vers dix heures du soir, Romano avait disparu. Je ne m’étais pas aperçu de son glissement derrière une cabine. Ce fut une dame âgée, peut-être une de ses nombreuses tantes ou cousines, qui me demanda, d’un ton complice : — sais-tu où Romano s’est caché ?
Je profitai de cette incursion fastidieuse pour me lever. Mon frère jouait aux cartes avec un tel acharnement que rien ne l’intéressait en dehors de cela. J’avançai vers le comptoir… D’abord, je demandai un Coca-Cola. Ensuite, je demandai une bière. Joëlle était lente, souriante, indifférente. Elle ne parlait pas beaucoup. Car elle aimait faire vite à servir et à se libérer, quitte à courir de temps en temps au juke-box pour lancer trois chansons. Puis revenait. Dans les moments de calme, elle appuyait son coude sur le comptoir, son visage sur la main et observait. Je me décidai à lui adresser la parole. Je n’avais jamais embarqué. Donc, je n’envisageais pas une chose semblable. Tout simplement, imaginant que Joëlle était plus âgée que moi, ou du moins plus experte de la vie, je lui demandais si son travail était lourd, si elle avait des pauses pour respirer… C’était une espèce de questionnaire de syndicalistes ! Ou alors une excuse pour expliquer que moi j’étais encore jeune, que j’étudiais, et cetera. Mais la réponse de Joëlle fut tout à fait inattendue : — mon père va me remplacer d’ici cinq minutes. Je suis libre.
Je restai attaché au comptoir, hébété par la vision de cette femme à la peau bronzée unissant des yeux verts d’enchanteresse à des cheveux noirs de jais. Nous dansâmes au moins dix fois. À l’improviste, je perçus Romano glissant à mon côté. Il me flanqua un coup de poing sur l’épaule, avant de disparaître tout de suite après. Mon frère ne cessait de jouer aux cartes. Mes parents nous attendaient, peut-être, ou discutaient, l’un nous accusant, l’autre nous défendant : « ils sont jeunes ! D’ailleurs, il n’y a aucun danger là-bas… »
Je dansais avec Joëlle joue contre joue, comme j’avais vu faire aux autres. Pourtant, j’avais la sensation que ce qui m’arrivait était unique. Je proposai à Joëlle de continuer notre danse sur la plage. — Oui, répondit-elle par un fil de voix, mais sans nous éloigner trop. Mon père a besoin de moi, de temps en temps !
Là-bas, nous nous assîmes sur une balançoire à deux places. Elle avait un sourire désarmant : même si elle disait des choses idiotes ou banales, elle les disait d’une telle voix, qu’elle me faisait couler l’amour dessus. Je crois que c’était le contraste entre le sérieux de son sourire et la joie intenable de ses yeux qui lui donnait cette incroyable force de frappe. Car elle alternait les énigmes de son visage avec la simplicité de son expression. Certes, lorsqu’elle me parla de son amitié pour Robert, un jeune guitariste de Toulouse, je ne fus pas content. Mais je réussis tout de même à la distraire, à la faire rire aussi en lui parlant de Toulouse Lautrec et puis de Léautremont ainsi que du Mont-Saint-Michel… Alors je l’embrassai sur les joues par des attitudes qu’elle subit avec désinvolture. Enfin, je pris sa main dans la mienne pour y glisser un baiser plus audacieux…
Tout cela était déjà fini. Le juke-box s’était arrêté, personne n’ajoutait plus de la monnaie pour continuer la fête. Son père siffla.

003_Jo 01 - copieIrving Penn, Image empruntée à un tweet de Laurence @f_lebel

Au cours de la nuit, je fis des rêves agités. Au matin, mes draps avaient l’allure de turbans ou de cravates chiffonnées.
— Si tu ne changes pas, aucune femme ne t’épousera ! hurla ma mère, scandalisée.
Ce n’était pas la première fois que mon lit se transformait en champ de bataille. Mais, je ne sais pas pourquoi, ce matin-là cette phrase de ma mère, plusieurs fois répétée, retentissait comme un tocsin sinistre dans ma tête en forme de coeur.
Heureusement, mon frère n’était pas là : je ne suis pas sûr de ce qu’il aurait pu dire s’il avait entendu ma mère prêcher des attitudes plus civiles tout en essayant de m’arracher de ma barbarie.
Mon cerveau obéissant avait beaucoup de travail avec ce corps de jeune taureau de rodéo. Mais je n’avais pas le moyen ni la force de le dire. Je me demandais si ma mère savait qu’il y avait eu une rencontre, le soir avant, pardon, la nuit passée. Et je ne voulais absolument pas qu’elle le sache.
D’ailleurs, la phrase lapidaire de ma mère, qu’elle m’avait lancée bien sûr « pour mon bien » s’ajoutait à la pénible étiquette qu’on m’avait collée dessus depuis quelques années déjà : j’étais désormais disgracieux, maladroit et toujours distrait. Donc, j’étais un inapte en potence. En l’occurrence sympathique, pourvu d’une fantaisie débridée, mais, au final, une espèce de cas désespéré.
Pour me donner peut-être l’envie de buts insaisissables pour moi, tels le sérieux et l’abnégation dans le travail, personne en famille ne me rappelait qu’en fin de compte j’étais un beau petit mec ou qu’il y avait en moi d’autres qualités aussi.
Inutile de dire que ce brusque réveil dans une réalité en forme de tribunal m’enleva cette couche d’insouciance que je m’étais forgée au cours de ces vacances où j’avais expérimenté pour la première fois l’arrière-goût de la liberté.
La nuit avant, lorsque je me couchais en silence pour éviter tout commentaire avec Dodo, je comparais cela à l’arrière-goût d’une cigarette, au plaisir qui s’installe du fruit interdit. J’attendais de connaître l’arrière-goût d’un baiser sur la bouche de Joëlle.
Mais, le jour après, quand je me rendais par des voies traverses à l’établissement LA SPIAGGIA, je me sentais dévidé de tout héroïsme, de tout charme, de toute force. Pendant toute la matinée, sans discrétion, je poursuivis Joëlle, essayant de ne pas rencontrer son père, ni mon frère ni Romano. Par conséquent, je ne rencontrais Joëlle que dans des pauses de son travail, plus dur le jour que la nuit, si possible. Donc, en ces « instants volés » tout pouvait arriver. Soit elle me souriait, soit elle me regardait interloquée, comme si elle me voyait pour la première fois. Finalement, je décidai de m’arrêter, j’empruntai alors une copie du Figaro qu’on avait abandonné sur le comptoir et, faisant mine d’être fort intéressé aux nouvelles du jour, je m’exilai dans un coin extrême de la plage où des pêcheurs appuyaient leurs trucs. Il arriva ainsi que Joëlle vint me chercher : — que fais-tu, ici ? Est-ce vrai que ta mère t’a fait des reproches ce matin ?
Je n’écoutais pas ses mots. Je ne faisais que regarder sa bouche, l’eau de la douche coulant sur ses cheveux, la peau lisse et ronde de ses bras, tandis que ses yeux résumaient en eux-mêmes je ne savais pas quel acte de mon drame.
« Laisse-moi t’embrasser sur la bouche… » disaient mes yeux tout en se plongeant dans les siens comme dans une piscine d’eau marine.
— Que fais-tu, ici ? répéta Joëlle
Je répondis en évoquant la rigueur de mes parents, essayant de la rassurer : je n’étais plus un enfant au merci de la famille… mais je disais cela en bégayant comme un parfait idiot.
Nous n’étions plus les mêmes et peut-être le soleil, brisant toute intimité, ne convenait pas à nos colloques sincères.
Joëlle revint pour la énième fois chez son père. J’entendis que ce dernier la reprochait pour quelque chose…

Le soir même, ma famille fut invitée, par des cousins de Cap Ferret, goûter un barbecue à base de poisson. Plus tard, je rentrai à l’hôtel avec un terrible mal de tête. J’avais attrapé la fièvre et je dus rester un jour dans ma chambre. Ma fantaisie courut alors en long et en large sur la plage de Péreyre, désespérément, comme un compas autour de l’établissement de « ma » Joëlle, en quête d’elle. Après quelques heures d’insomnie, je pris une feuille et commençai à écrire ma première lettre d’amour de ma vie. Elle était assez confuse, pleine de rhétorique et de belles phrases, mais de quelques façons claire, explicite dans ses intentions. Je chargeai mon frère Dodo de la passer à Joëlle. Mais celui-ci ne fut pas l’ambassadeur loyal et discret que j’espérais : avant de la consigner à l’intéressée, il montra ma lettre à Romano.
Au crépuscule, je vis arriver Joëlle auprès de mon lit : elle avait répondu à ce que je lui avais demandé. Mais je n’eus pas la chance de lui parler comme j’aurais voulu, parce que Dodo et Romano étaient là, avec la précise intention de se moquer de moi. Au moment de l’adieu, j’embrassai Joëlle sur la joue. Je ne pus pas faire plus. Romano profita de mon embarras pour me critiquer, déclarant qu’à ma place il aurait mieux tiré parti de la circonstance… Lorsqu’ils furent partis avec Joëlle, je me jetai sous la couverture et je pleurai.
Le lendemain, j’étais guéri, mais les vacances se terminaient déjà. Ayant la matinée à disposition, je courus à la plage, mais Joël n’était pas là. Je lui laissai un billet collé avec le scotch à la grande glace : « mon train part désormais à 15 heures, je te remercie, Joëlle, tu m’as donné l’arrière-goût de tes yeux et de ta voix ! Tu ne m’as pas donné celui de ta bouche, patience ! »
À la gare d’Arcachon, la famille éparpillée sur le quai n’avait pas hâte de se réunir en avance, chacun sachant qu’on se retrouverait bientôt coincés dans le même box du même wagon. J’essayais surtout de m’écarter de Dodo, en train de rire et discuter avec Romano, encore plus encombrant que d’habitude. Je me demandais comment se serait passée mon histoire avec Joëlle si j’avais été seul à Arcachon… quand je la vis, appuyée au kiosque de journaux dans le hall de la gare. Elle me fit un petit signe. Je regardai ma montre. Le train allait arriver dans cinq minutes… Je me lançai dans le sous-passage, me bouchant à priori les oreilles pour ne pas entendre la voix affolée de mon père. Je remontai. Elle était splendide. D’ailleurs, une scène semblable, nous l’avions vue, tous les deux, dans quelques films américains. Je courus vers elle. Elle sortit de la gare pour m’attendre là où personne ne pouvait nous voir.

004_joe 04 180Sally Rosembaum, Image empruntée à un tweet de Laurence @f_lebel

Depuis Paris j’entamais une correspondance avec elle. C’était surtout moi qui écrivais. Elle ne répondait que rarement, essayant de me faire comprendre que cela n’avait pas de sens. Peut-être, flattée de recevoir des lettres pleines d’enthousiasme, de joie de vivre ainsi que des vers farfelus, elle se laissait aller à une rêverie légère et tout à fait superficielle, comme on peut bien le comprendre en lisant une de ses missives :

Arcachon, 18 octobre 1961
Nino,
Excuse-moi pour tout : pour les lettres que tu ne méritais pas, que j’avais écrites de cette façon-là ; et pour la paresse qui m’a empêché de te répondre. Cependant, moi aussi, comme toi, j’avais accompli une lettre que je ne me suis pas décidée à poster… l’école a déjà recommencé et j’ai toujours des devoirs à faire ; il y a quelques jours, j’ai eu une fièvre terrible dont je ne me suis pas encore remise. Nino, est-ce que tu me veux encore du bien ? En es-tu sûr ? Je ne le sais pas encore, je suis dans un état d’âme terrible, pleine d’incertitudes, de nerveux, de mélancolie. Le temps est toujours gris, il pleut toujours ; aujourd’hui, quand je suis sortie de l’école, il pleuvait à verse, j’avais laissé mon parapluie à la maison, je me suis trempée comme un poussin, les gouttes glissaient sur mon visage comme des larmes, tu aurais dû me voir. Dans ta lettre, une phrase m’a particulièrement touchée : « je t’aime et je ne t’aime pas » ou alors « j’éprouve du chagrin parce que tu ne m’écris pas, mais je sens que je ne t’aime pas »… Penses-tu que dans une des premières lettres tu avais écrit « dans les jeunes filles, laides ou belles qu’elles soient, je ne vois rien, je ne réussis même pas à les regarder », parce que tu voyais partout mon visage, mes yeux, mon sourire ! Je t’ai écrit tes mots à toi pour te demander si c’est encore vrai. Je vois que tu m’as demandé de te renvoyer tes poésies, que tu veux publier. Fais comme tu penses : ce n’est pas moi qui peux t’en empêcher. Je te les enverrai ; je voudrais les garder, donc je devrai les copier. Si tu en as besoin avant, écris-moi cela dans la prochaine lettre.
Maintenant, je n’ai plus rien à te dire, il est tard désormais et je dois aller étudier. Nino, écris-moi. En me souvenant de toi…
Joëlle (avec des gribouillis) »
« Une lettre qu’on ne pouvait plus sincère et éloquente. Je ne sus en comprendre la signification qu’après du temps… Alors, je voulais croire une “idylle durable” qui n’existait pas…
Quelque temps depuis cette lettre, Joëlle m’invita à “voir Arcachon en hiver”. Puisque mon père devait se rendre à Bordeaux pour son travail, je fis le diable à quatre pour qu’il m’emmène. Finalement seuls, Joëlle et moi, nous passâmes une journée inoubliable dans ces lieux presque méconnaissables où nous-mêmes, emmitouflés et sérieux, ressemblions à deux petits vieux à la retraite. Cela renforça mon sentiment d’amour pour elle. D’abord avec le souvenir de la plage et de la splendide allée des tamaris, ensuite la touchante visite à l’établissement fermé que le vent frappait furieusement, enfin la longue promenade sur l’embarcadère s’échouant sur cette inoubliable collation à deux dans le grand bar du centre….
Nino

005_joe 02 180Carl Harald Alfred Broge (1919), Image empruntée à un tweet
de Laurence @f_lebel et @FranckDache

Giovanni Merloni

Cette correspondance est protégée par le ©Copyright 

Réponse pragmatique : un instant ! (Lectrices n. 10)

16 mercredi Mar 2016

Posted by biscarrosse2012 in mes contes et récits

≈ Poster un commentaire

Étiquettes

Lectrices

001_estelle_01 180

Chère Tina,
Vous êtes à mon avis la première qui a brisé la glace dans ce ballet légèrement hypocrite où les lectrices n’osaient pas dire le mot. Vous l’avez contourné vous aussi, mais tout à fait consciemment, je crois, pour préparer le terrain à d’autres qui viendront après vous. Et voilà que vous m’autorisez à oser : le terme exact est « DÉLINQUANT ». Il s’agit d’une personne compulsive et transgressive, qui ne fait pas du mal à une mouche, bien entendu. Pourtant, ses attitudes vont bien au-delà de la désinvolture ! Excluant de mon jugement ses personnages, je parle évidemment du Galérien, cette espèce de Sisyphe se transformant en Ulysse qui ne cesse de m’inquiéter et m’intriguer vivement à la fois.
Je dis que Le Galérien ressemble à Sisyphe, car je vois en lui une façon obsessionnelle de se soumettre au jugement de gens qu’il ne connaît même pas, proposant à tout un chacun ses textes aux titres bizarres et multipliés. Pourquoi ? Pourquoi, pour chaque lecteur, il invente un nouveau titre et même une nouvelle histoire ?
D’ailleurs, il est aussi Ulysse, car il revient toujours au passé, à son Ithaque perdue, tout en fuyant d’elle, tandis que, sur le chemin du retour, les femmes qui l’entravent sont autant d’aimants qui l’attirent inexorablement…
« Jusque de mon enfance les femmes ont exercé sur moi un indiscutable pouvoir. Cependant, ma vision de la femme n’a jamais été conflictuelle. Je n’ai jamais vu dans la femme une menace ou limitation pour la pleine exploitation de ma personnalité. Au contraire, la femme que j’aurais tôt ou tard rencontrée et aimée était toujours positive, constructive et porteuse d’ouvertures, conquêtes et succès. D’ailleurs, il demeure inconcevable, pour moi, une vie sans un toit ou un toit sans une femme. Je ne parle pas d’une maison toute faite, avec une femme à l’intérieur, prête à dépoussiérer la commode ou à se transformer elle-même en bibelot. Mais une maison à bâtir ensemble. »
Ceux que je viens de citer ce sont les mots introductifs à un texte inédit que j’ai trouvés hier dans ma boîte aux lettres en bas de mon immeuble, avenue Ledru Rollin (XIe arrondissement, Paris) où je suis née, il y a cinquante et un ans, le premier jour du 1965. Ou, pour être plus exacte, aux premières heures de l’an. Je ne vous aurais pas dit ce détail de ma date et heure de naissance, chère Tina, s’il n’y avait pas eu cette affreuse coïncidence que bientôt vous découvrirez. En fait, dans le conte « Est-elle… ? » ci-dessous, le moment topique de la narration correspond exactement à l’heure où je suis née. Tout cela est bizarre, n’est-ce pas ?
Ce qui m’a étonnée et même bouleversée c’est le fait de recevoir cette histoire, sans timbre aucun, directement chez moi. Je connais bien les propriétaires et les locataires de cet immeuble : personne n’est ainsi tordu pour faire une chose semblable.
On dirait que le Galérien en personne s’engage dans une recherche très fouillée des destinataires de ses missives avant de se séparer de chacun de ses textes. Comme s’il envisageait de laisser une petite partie de lui, en héritage, à chacune de nous. Rien n’est laissé au hasard !
Pour finir, voilà une cerise à poser sur la tarte de mon anniversaire, avec quelques mois de retard : l’auteur, dont l’origine italienne est confirmée, avant de situer le conte ci-dessous à Naples, où habitait la famille de Michele Calenda, conclut sa profession de foi dans l’amour avec l’évocation d’un épisode qui me semble révélateur…
« Avec les premiers disques à 78 tours, la France était arrivée chez nous. Ce gramophone assez rudimentaire qu’on avait acheté avec une offre spéciale du Reader’s Digest insinuait dans notre salon autarcique et spartiate la voix d’Yves Montand, nous confiant des chansons célèbres que nous apprenions par cœur. En général, tout se passait dans l’enthousiasme et dans l’hilarité. Cependant, quand arrivait le tour de la chanson plus dure et douloureuse d’Yves Montand, lorsqu’il évoquait l’histoire d’un homme qui croit en Madeleine, “n’ayant pas tué, n’ayant pas volé, mais ayant voulu juste courir la chance”, ma mère s’effondrait en larmes. Était-ce l’humaine compassion pour quelqu’un qui avait raté sa vie, mais qui restait de même en dehors de notre univers connu ? Était-ce l’un de ses fils, qui par son comportement rebelle et contradictoire, menaçait selon elle d’entreprendre une route dangereuse sinon catastrophique ?

Je me souviens, ma mère m’aimait,
mais je suis aux galères…

Sophie

004_estelle 04bis 180

Réponse pragmatique : un instant !

Ce fut le dernier jour de décembre 1964 que j’eus ma petite revanche sur ma sœur aînée et sur toutes ses tentatives, jusque-là réussies, de me tenir à l’écart des jupes, des aisselles odorantes et des coiffures bizarres de ses agréables et parfois incontournables camarades.
Nous étions chez notre cousine, dans une maison qui plongeait doucement dans la nuit surréelle du jour de l’an. Estelle, une blonde à laquelle je m’étais une fois dérobée… Mais non, ça ne va pas comme ça. Je recommence : Estelle était une jeune fille plus âgée que moi de deux ou trois années au maximum. Lorsqu’elle avançait sérieuse, légèrement hautaine dans sa mise blanche, elle ressemblait à Grace Kelly. Mais elle aimait beaucoup surprendre sa petite foule de soupirants, s’aventurant incognito, les lunettes de soleil couvrant toutes ses émotions éventuelles. Elle prenait en ces cas des allures décontenancées sinon scandaleuses, en ôtant sa jupe élégante qu’elle remplaçait par des jeans sans forme. Estelle devenait alors une Brigitte Bardot hagarde et sans retenue…
Je pourrais dire aujourd’hui, depuis mon rivage âpre et fort éloigné, qu’elle était irrésistible.
Deux ou trois ans avant cette veille paresseuse — où devaient s’inviter des surprises capables d’égaler les coups de théâtre de films comme La Notte d’Antonioni ou Les Amants de Louis Malle —, on était encore trop jeunes pour ces rôles. Pour être précis, en 1959-1960 j’étais encore un enfant, doué, à juger de rares photos conservées, de quelques beautés dans les yeux. Et peut-être aussi dans mes gestes rêveurs et captivants. Mais j’étais encore en deçà de la vie. Cette jolie enchanteresse était déjà, au contraire, une véritable femme, avec toutes les justes rondeurs et la lumière sur la peau et… Bon, Estella était aux aguets, cachée derrière un fauteuil fleuri quand j’entrai, glissant mon pied sur une invisible trottinette, dans le salon désert. À brûle-pourpoint, elle s’écria : — est-ce que je suis belle ? Cette question me bouleversa et je manquai tomber en arrière en me cassant l’os sacré… Non, je répondis alors… Elle haussa les épaules et partit pour d’autres conquêtes. Moi, refusant d’être le miroir complaisant de tous ses désirs inénarrables, je m’étais sauvé des obscurités d’un amour impossible.
Le soir de la fête de l’an 1964, la grande famille accueillait pour la première fois un petit groupe d’amis désemparés. Dans le bureau de mon oncle, il y avait juste une espèce de réverbère empruntée à la rue qui jetait un halo pathétique autour d’elle. Ô combien l’on avait bu ! Cela m’avait donné l’héroïsme d’oublier pour une fois mes traits de frilosité oubliant mon veston gris quelque part. Elle riait. J’avais la chemise blanche qui sortait un peu des pantalons, tandis que la cravate anglaise allait presque m’étrangler. Un ami tristounet essayait de trouver les accords d’une chanson :

Oh, Carol, I am but a fool
Darling, I love you tho’ you treat me cruel
You hurt me and you made me cry
But if you leave me I will surely die ….

Je pris la main d’Estelle. À moitié endormie, elle jeta les chaussures dans l’air, pour danser pieds nus. Ma sœur était là : résignée, souriante. J’étais fou ! Ce fut alors que je versai le champagne dans le verre adapté pour ajouter ce cruel exercice de boire sans cesser notre danse enivrante et hardie. On nous avait même offert des confettis, enveloppés dans des voiles plus légers que la soie d’un foulard indien. On posa les verres, on cessa de chanter. La musique d’un disque lointain remplaçait le silence de la guitare abandonnée dans un coin. Nous étions seuls Estelle et moi. Entre nos bouches rêveuses collées l’une à l’autre, il y avait juste ce filtre douceâtre sentant encore le parfum des amandes, la lueur blanche de ces petits cailloux désormais engloutis l’un sur l’autre, avec les autres délices d’un dîner opulent et la fatigue des jeux et la brûlure dans la gorge séchée d’une dernière cigarette…
Combien eut-il duré ce long baiser manqué ? Réponse ambiguë : une somnolente et indéfinissable éternité. Réponse pragmatique : un instant ! Jusqu’au moment où le bruit d’un téléphone, venant d’un ailleurs mystérieux, brisa ce bonheur inquiet, ce plaisir partagé de se plonger finalement dans le gouffre de la vie. Quelqu’un la réclamait. D’ailleurs, on sait bien que chaque Brigitte Bardot ou Grace Kelly au monde a toujours un fiancé sinon un mari qui l’attend.
Elle disparut, bruyamment, sans élégance.

Estelle, Estelle, Est-elle ? Elle est !
Ou, pour mieux le dire, Elle était…

J’allai chercher un autre confetti, ce caillou blanc qui devait dorénavant marquer la piste de mon destin audacieux.

003_estelle_03 180

Giovanni Merloni

Cette correspondance est protégée par le ©Copyright 

« Trouve-toi une jeune fille de ton âge ! » (Lectrices n. 9)

13 dimanche Mar 2016

Posted by biscarrosse2012 in mes contes et récits

≈ 2 Commentaires

Étiquettes

Lectrices

001_beatriz 3 01 180

Ursula…
J’ai lu avec intérêt votre lettre ouverte à Vanda. Et je suis désormais les textes du Galérien avec enthousiasme. Car, avec ses thèmes apparemment « classiques », qu’on est portés à inscrire dans le nombre de genres littéraires connus, ce Rocambole des bouquins est en train d’opérer une petite révolution !
D’un côté, il aime provoquer un débat entre les lectrices de plus en plus nombreuses et exigeantes autour de ses personnages. De l’autre côté, il s’amuse à brouiller les eaux en donnant vie à des personnages qui se ressemblent, tout en présentant, parfois, des caractéristiques opposées les uns des autres.
Je suis d’ailleurs convaincue que derrière le pseudonyme du Galérien se cache un autre personnage encore, qu’on voudrait entourer d’un halo de mystère tout à fait particulier, jusqu’à le présenter comme une espèce de Chevalier inexistant de Calvino. Le Galérien n’a rien à voir avec celui qui écrit vraiment les histoires publiées à son nom.
Je dis cela parce que je viens juste de recevoir — dans l’enveloppe que l’association des Amis du Louvre envoie à ses membres tous les trois mois, avec une belle revue en papier couché — une feuille imprimée, signée par Le Galérien, titrée « Je ne suis pas un type autosuffisant », dans laquelle ce curieux personnage, après avoir avoué qu’il n’est pas capable de demeurer seul, avec tout ce que cette affirmation comporte, nous transmet en quelques mots assez abrupts ce qui compte pour lui, c’est-à-dire le véritable noyau de son idée de la vie :
« Depuis mon âge le plus tendre, j’ai été conditionné par le charme irrésistible du numéro deux. J’héritais cela de l’extraordinaire solidarité imprégnée de respect et passion amoureuse qui liait mes parents entre eux. Ensuite — pourquoi ne pas l’avouer ? — de la complicité avec mes deux frères. Une complicité jamais collégiale, mais toujours basée sur le numéro deux : dans les premiers temps c’était l’alliance circonspecte avec ma soeur aînée, plus tard ce fut l’entente tous azimuts avec le frère cadet. Ensuite, tandis que les années de l’enfance se brûlaient vertigineusement et que celles de l’adolescence avançaient au compte-gouttes, cet archétype de la force qui ne peut jamais être celle d’un seul individu s’est cristallisé en moi, devenant l’élément dominant de ma personnalité et de mes attentes envers les autres. »
Je vois dans ces mots, ma chère Ursula, une première révélation ! En lisant ces lignes, un détail très intrigant au sujet du Galérien s’est de but en blanc révélé à mon esprit. Une association d’idées qui ne pouvait pas échapper à une lectrice attentive comme moi. Cela vous intéressera, d’autant plus que nous avons toutes vécu — moi, vous et Vanda surtout — à califourchon de ces deux mondes qui ne se connaissaient pas vraiment, l’Italie et la France. Moi aussi je suis d’origine italienne, ayant eu une grand-mère habitant Santa Sofia in Epiro, un petit pays de la Calabre, où toutes les femmes, venant d’Albanie, ont les yeux bleus-céleste, comme moi. Donc, je cogne tous les jours sur les questions des accents et de la diverse signification des mots.
Je ne vous parlerai pas, ici, du mot italien « bacio ». Un outil absolument indispensable, rigoureusement séparé, dans la langue de Dante, des actes encore plus intimes de deux amoureux passionnés, qui ne trouve pourtant place dans la langue française, où le mot « baiser » c’est trop intime, tandis que « s’embrasser sur la bouche » est un peu trop compliqué, si j’ose le dire.
Je veux juste te faire part d’une intuition qui me semble bien possible : la référence évidente du nom qui tant circule au « Galérien » — la chanson que Yves Montand, un italien d’origine, a rendue célèbre dans les années 50 et 60 —, signifie sans doute que celui qui a écrit tous ces textes au sujet de l’amour frustré est un italien lui aussi…
Tina

mots de papier

« Trouve-toi une jeune fille de ton âge ! »

Quand nous rentrâmes à Marseille, je ne pensais qu’à ce but à franchir, fusionnant avec l’obsession de voir mon Angélique nue. En même temps, je ne savais pas ce que j’aurais voulu effectivement. Un soir, je regardai Beatriz en train de se déshabiller à travers le trou de la serrure… Oui, je le sais, c’est un classique ! Pourtant je n’y peux rien. J’étais là, tremblant, essayant de ne bouger ni de respirer pour ne pas réveiller le reste de la famille s’effondrant dans le noir… car en fait Beatriz était assez noctambule, elle vagabondait pour ranger quelque chose dans les chambres plus reculées de notre appartement, tout en attendant que les membres de la famille se rendissent au lit. Ensuite, elle se retirait dans son nid, tout simplement en fermant la porte. Mes aguets n’avaient pas de grands résultats. Il arrivait toujours qu’avant d’achever son trafic avec des vêtements assez spartiates et presque militaires elle éteignait la lumière. Par hasard, lors d’un minuit qui reste suspendu comme une ampoule taquine au-dessus de ma tête, la lumière resta allumée. Cependant, au moment d’enlever les dernières étoffes, comme dans les rêves, comme dans les films interdits aux mineurs de 18 ans, quelque chose — une chemise à carreaux blancs et rouges — se posa sur mon œil comme un brouillard jaune… J’ouvris la porte, Beatriz s’exclama : — Ni-no !, par un ton de reproche. Tout de suite après, la queue entre les jambes, je rentrai dans ma chambre, faisant attention au lit pour qu’il ne craque pas (tandis que ma mère demandait, au milieu du silence qui était survenu : — qu’est-ce qu’il est arrivé ?)
Les jours suivants, j’évitais le regard de Beatriz. Mais ce n’était pas de la honte. J’étais en train de combattre avec moi-même, essayant de me calmer. En même temps, je ne voulais pas admettre que cela n’avait pas de sens. Personne ne m’avait pas provoqué. Beatriz non plus. Quant à moi, je me sentais emporté vers l’évidence que Beatriz était une femme qui m’avait involontairement, par sa même nature féminine, laissé glisser dans un gouffre où nous ne jouons pas au pair. Elle avait le désavantage de tout devoir à cette famille où elle avait une place reconnue. Moi, j’avais le désavantage de mon affreuse inexpérience, de mon incapacité de mettre en place une stratégie quelconque. Comment pouvais-je le faire, si je n’avais jamais étreint une femme nue entre mes bras ? Comment pouvais-je envisager la suite si je n’avais jamais embrassé personne sur la bouche ? Je me bornais au premier but. Et puisqu’elle ne m’avait pas accordé — même pour une seule fois — sa bouche, je me retirais sur cette hypothèse absurde, en assumant des attitudes de voyeur tout à fait inédites. Si je l’avais vue, nue comme la Vénus de Botticelli ou les baigneuses de Renoir, aurait-il suffi pour mes ambitions qui marchaient alors par petites conquêtes ? J’étais un ours de la forêt — ou un loup affamé —, mais j’étais aussi un animal que l’éducation ralentissait. Un lièvre en potence, qui devait se contenter d’une vie de tortue ! D’ailleurs, si mon manque d’expérience directe ne faisait pas de moi un eunuque, j’étais du moins un clerc assez timide : une seule caresse aurait pu provoquer en moi un orgasme auquel une gratitude éternelle aurait suivi…
Quant à Beatriz, elle croyait peut-être que je m’étais repenti de cette imprudente ouverture de porte. Néanmoins, depuis cette nuit-là, elle fermait la porte de sa chambre à clé…
Comment contourner une telle prohibition ?

003_beatriz 3 03 180

Un soir nous étions seuls à la maison. Beatriz, Dodo et moi. J’entrai dans son enclos sur la pointe des pieds, avant de m’étendre au-dessous du lit. Cela fut assez pénible, en raison de ma longueur et de la présence, sur le sol, de boîtes à chaussures et d’un vieux vase de nuit. J’avais imaginé que j’aurais pu regarder Beatriz dans le miroir rond placé sur la paroi de fond derrière moi, sans être obligé de me pencher en avant. Je me contentais de la voir nue. Je n’avais pas réfléchi, avant de franchir la porte de la chambre, à la question de la clé. Désormais, une fois étendu, j’étais parti pour un voyage sans retour. Je décidai alors que j’aurais attendu qu’elle s’endorme avant d’ouvrir la porte, la refermer du dehors et faire glisser la clé par la fissure en bas. Tout cela sans faire de bruit, comme un parfait cambrioleur. J’étais dans le sombre, inconfortablement étendu et désormais je n’attendais plus la suite obscure de cette aventure, quand Beatriz alluma fermant en même temps la porte à clé. Sans transition les bruits, que jusque-là j’avais entendus comme estompés et éloignés au-delà d’une porte, se matérialisèrent dans les gestes d’un effeuillage tout à fait abrupt et dépourvu de malice. D’ailleurs, de ce corps debout au centre de la chambrette, à cinquante centimètres de moi, je ne voyais dans le miroir rond que l’image. Une image taquine, qui avançait ou reculait en fonction de la simple liberté d’une solitude méritée au prix de journées dures, où ce corps ne s’était pas épargné… J’étais fort ému et dus faire un grand effort pour ne pas haleter selon les pulsations de mon coeur prêt à exploser… en plus, je le sais, je rougissais sans retenue : au moment de s’enlever le soutien-gorge, Beatriz recula. Au lieu des seins, je vis son ventre blond, évoquant la femme insaisissable de la Tempête de Giorgione… Incapable de maîtriser mes actions, je levai la tête pour tout regarder… dans l’instant précis où elle laissait descendre au long des bras et des hanches la courte chemise de nuit : — Nino ! s’exclama bruyamment Beatriz, effrayée. Et, tandis que je sortais de mon cachot, elle se mit à parler, à voix haute… Je ne me souviens pas bien de ce qu’elle disait. Bien sûr, dans ses mots et dans son air stupéfait il y avait un sentiment de déception et de surprise. Elle ne se serait jamais attendue à un tel dépassement des frontières et des règles du jeu. Je me vois encore là, debout devant elle, misérable dans mon pyjama de Schostal, lui demandant d’une voix suppliante de me pardonner. Ensuite, je m’assis à côté d’elle et je lui expliquai. Mais je n’eus pas la force ni la conviction de dire « je t’aime », car en fait, en ce moment-là, c’était surtout de l’affection que je ressentais pour elle… Il avait suffi de sa réaction nette, de sa revendication d’étrangeté à tout ce qui me concernait pour me sentir seul, indifférent et surtout incapable de surmonter l’échec avec un nouvel élan. Je n’aurais pas su lui voler un baiser ni une caresse. Jusque-là, c’était elle qui m’avait appris tout ce que je savais de l’amour. Maintenant qu’elle coupait le fil de toute possible entente, je redevenais analphabète. Un enfant dans son pyjama. Je me bornai à poser une main sur son épaule, à poser en signe de paix la pointe des lèvres sur sa joue qu’on ne pouvait plus pâle.
— Demain, je m’en vais d’ici, dit Beatriz, et je pensai que notre amour avait fait naufrage.
Le lendemain, c’était mon anniversaire. J’entendis Beatriz parler avec ma mère. Je m’habillai à la hâte… Ma mère ouvrit la porte de ma chambre et hurla, d’un ton menaçant : — qu’as-tu fait, Nino ? — Je ne le sais pas, répondis-je, comme je le faisais souvent. Tout de suite après, je courus dans le couloir, je claquai la porte de notre appartement et je sortis.
Je me sauvai dans les ruelles du quartier. Pourtant je n’étais pas habitué à m’éloigner… Une heure après, je rôdais aux alentours du rez-de-chaussée où habitait Adèle, la copine de Marc, mon camarade d’école toujours souriant. Quelqu’un qui n’avait surtout pas de complexes. Bientôt, je vis arriver la voiture de mon père. Il était avec Dodo, qui n’avait pas eu de difficultés à me dénicher. Je montai. Mon père me souhaita un bon anniversaire. Il n’était pas fâché, au contraire il fut très équilibré et sensible dans le choix des mots les plus adaptés pour la circonstance : — ne touche pas aux femmes de ménage ! Il est devenu de plus en plus difficile d’en trouver !
De toute évidence, il avait raison. Il suffit de ce peu de mots pour que mon château de cartes s’écroulât à jamais. Cependant, la phrase qu’il ajouta tout de suite après, ne m’ouvrant qu’en apparence un monde jusque-là interdit, ce fut néfaste pour moi : — trouve-toi une jeune fille de ton âge !
En un seul coup, tout en m’interdisant, justement, d’entamer des rapports compromettants avec une personne soumise à un contrat de travail, on m’obligeait à écarter aussi, pour « ces choses-là », les femmes plus âgées que moi, tandis que celles-ci auraient pu partager quelques traits de mon destin avec un peu plus d’insouciance et surtout de confiance dans le genre humain.
Rentré à la maison, je n’eus pas honte à regarder Beatriz dans les yeux : j’effaçai ainsi, en un seul coup, mes attentes et mes déceptions. D’une certaine façon, je me sentais comme libre, affranchi, autorisé à me chercher une vie en dehors de la famille. Je pouvais commencer tout de suite.

004_beatriz 3 04bis 180

Quand les « années de Beatriz » se conclurent chez nous, elle passa en d’autres familles pour y exploiter des travaux également durs, mais plus hâtifs, encastrés dans un rythme différent de la vie où elle-même était devenue mère de deux enfants lui procurant autant d’espoir que de chagrin. Sa vie était retournée à la case de départ. Cette parenthèse pour elle fabuleuse, où sa vive intelligence lui avait fait saisir l’importance de la culture, des voyages, de la découverte du monde… s’était refermée. Une fois épousée à Robert, l’homme peut-être le moins adapté à comprendre et mettre en valeur ses qualités ainsi que sa rare sensibilité, Beatriz n’eut même pas le temps de saisir que son intelligence n’avait pas vraiment besoin de béquilles ni du soutien constant d’une famille comme la nôtre. En absence d’une « troisième voie », revenir en arrière ce fut pour elle vraiment difficile.
« Où es-tu, maintenant, Beatriz ? J’attends que ta petite voix, à califourchon d’une vague bienveillante de lumière et d’ombre, m’apporte elle-même cette nouvelle. Tu traverseras, imperturbable, les distances du temps. »
Nino

Giovanni Merloni

Cette correspondance est protégée par le ©Copyright 

Une clairière cachée à l’intérieur d’un souffle (Lectrices n. 8)

11 vendredi Mar 2016

Posted by biscarrosse2012 in mes contes et récits

≈ 1 Commentaire

Étiquettes

Lectrices

macke

Une clairière cachée à l’intérieur d’un souffle

Vanda, bonjour
Je ne suis pas d’origine italienne, comme vous, mais j’y ai vécu longtemps, à Oneglia, pas loin de la Sanremo dont vous parlez avec un peu de nostalgie.
Je suis franchement étonnée pour cette prolifération de textes du Galérien, ayant des tailles et des couvertures souvent bizarres et même criardes qui circulent partout, désormais. J’habite à côté du marché d’Aligre et c’est là que j’ai repéré ma première copie d’un de ses bouquins, il y a deux mois. Maintenant, rue de Prague, j’ai vu qu’un petit coin de la vitrine de la « Terrasse de Gutenberg » a été consacré à cet auteur. Sans commentaire, bien évidemment. Mais c’est déjà quelque chose. Mon seul souci — ayant aimé les mots abrupts et sincères dont notre auteur se sert si bien pour maîtriser le mensonge ou la pure invention — c’est que quelqu’un prenne tout cela au pied de la lettre, en imaginant que cette espèce de randonnée rétrospective dans les méandres des amours manquées est le reflet pathétique ou inquiet d’une expérience réelle, réellement vécue !
Au début, Vanda, je demeurais interloquée en voyant Le Galérien proposer la même histoire, avec juste de petites variantes, dans deux ou trois bouquins différents, ayant l’allure de feuilletons, qu’il a diffusés sous des titres tout à fait déplacés par rapport aux vicissitudes évoquées. Toutes ces histoires sont d’ailleurs racontées à la première personne et cela ne ferait qu’augmenter le suspect que Le Galérien ait écrit tout cela pour s’épancher comme Giacomo Casanova, ou alors pour confesser ses propres méfaits comme le fit Jean-Jacques Rousseau.
Rien du tout ! Écoutez, j’ai l’esprit d’un détective, et je ne crois pas que je me trompe. Les sujets choisis par le Galérien ont dans leur but une fonction d’épouvantail. Ou alors, puisqu’il s’agit de femmes et le thème est bien sûr l’amour, les figures qui se hissent sur le plateau sobrement illuminé sont des  «  femmes-écran  » chargées, comme le prototype inventé par Dante Alighieri, de dépister l’attention du lecteur et de la lectrice ou, plus exactement, de les obliger à suivre un parcours différent et tout à fait inattendu. Suivant une route parfois accidentée, plus longue et tortueuse que d’habitude, les lecteurs et les lectrices plus tenaces découvriront quelque chose à laquelle ils ne se seraient pas attendus avant. Voilà pourquoi je me sens maintenant rassurée 
Je vous donne un exemple. Dans la nouvelle titrée « Beatriz », Nino, le personnage principal, déclare : « J’aurais voulu aimer toutes les jolies femmes qui entraient dans notre appartement, avant de s’arrêter debout dans le salon où se faufiler chuchotant en cuisine. J’aurais ensuite profité de la collection de mes succès domestiques pour descendre dans la rue et y apprendre à embarquer, ou engranger, gentiment, bien entendu, les femmes jolies ou belles de passage, à pied ou en vélo. Malheureusement pour moi, l’unique “amour” concrètement possible — et souhaitable aussi, avec la clairvoyance du lendemain, car en fait rien ne se passa de “tangible” entre nous —, ce furent ces longs pourparlers avec Beatriz. Une liaison muette ou effacée, que j’ai dû guetter d’en dehors, comme un tabou ou “un déjà vu, à la limite ridicule”, tandis qu’entre nous, en vérité, il y avait une entente très profonde, une grande familiarité. »
Que veut-il prouver ? De quelle faute originelle veut-il se décharger ? Je crois qu’il n’a pas de véritables poids sur l’estomac ni sur le coeur. Tout simplement, il s’indigne de l’indignation, de la course au scandale, de la lutte ridicule entre les genres masculin et féminin. En tant qu’homme qui comprend les femmes, il serait bien sûr féministe, évidemment mesuré. S’il s’appelait La Galerienne, il serait une femme non violente qui ne supporte bien sûr pas la violence des hommes sur les femmes, mais qui prêche, au contraire, une vision équilibrée et réaliste de ce que la Nature nous apporte…
Ursula

002_beatriz 2 01 180

Chère Beatriz
Je passais des heures en cuisine. Tu manipulais les pommes de terre pour ton fameux pastiche, t’amusant à fredonner à voix basse les histoires de ton pays éperdu dans les Pyrénées. En revanche, je te parlais de mes découvertes journalières. Tandis qu’avec Dodo le flux continu de notre affabulation acharnée était comme une usine où tout apprentissage était brusquement physique, avec toi j’apprenais à parler de façon adulte… Sans te le dire, je me voyais avec toi dans un miroir où nos têtes et nos corps se parlaient encore plus de près, avant de s’étreindre en silence. Ou alors, ma chérie, nous jouions sans y réfléchir les rôles que la vie assigne d’habitude à un homme et une femme dans une cuisine, dans une boutique ou dans un bureau…
Parler avec toi me rassurait. Cependant, quand je me retirais dans ma tranchée privée, je découvrais au jour le jour que j’étais désormais un « mec » ! Je n’aimais pas ce mot, j’y voyais une étiquette ou alors un costume disproportionné à ma taille. Mais je ne pouvais pas négliger l’importance que ce nouvel « outil » allait exercer dans ma vie. Donc, j’essayais, tout seul, de me documenter, brisant l’innocence qui avait jusque-là accompagné mes expériences, mes lectures et rencontres… et y trouvai la force de la transgression, de la vérité de deux corps nus, de la liberté de leur sincérité, de leur complémentarité. Un nouveau monde au charme irrésistible, envoûtant et déchirant à la fois, dont j’avais honte en avance, était en train de m’ouvrir ses portes.

Tu me plaisais moralement et physiquement, Beatriz, j’étais sans doute amoureux de toi. Certes, je n’en avais pas le droit. Pouvais-je alors le comprendre ? Sans avoir la franchise ni les moyens pour te le dire, je te demandais d’être le corps vivant et fuyant de mon idolâtrie. Comme si tu étais devenue de but en blanc la seule responsable de mon vague désir d’adolescent…
Te souviens-tu de combien de fois (innocemment ?) tu m’as lavé le dos ? De ce temps-là, plongé sans envies ni même curiosités dans la baignoire, je me bornais à rire, accueillant tes gestes et tes boutades enthousiastes avec autant de reconnaissance que d’innocence. D’ailleurs, je n’avais pas été troublé ni ne m’étais jugé provoqué… Plus tard, je demeurais au contraire dans un état d’exaltation où se mêlaient les phrases cochonnes, les blagues et les sous-entendus de l’école et des amis… mais certes un seul bisou de ta part, un seul embrassement sur ta bouche m’aurait suffi… Oui, je le sais, on commence par un bisou soi-disant chaste, et après…

Un jour — t’en souviens-tu ? —, j’étais avec toi dans la rue en bas de notre immeuble de Marseille, quand tu as embrassé sur la bouche cet homme dont tu m’avais longuement parlé, celui que tu considérais peut-être comme ton « grand amour ». Rien à voir, si je ne me trompe pas, avec Robert, ton futur mari. En cet après-midi entre chien et loup cette étreinte forte et même violente me troubla et me fascina à la fois. De cette rencontre impromptue j’appris déjà quelque chose. Je vis vos bouches se visser l’une dans l’autre, tandis que toi, tu étais obligée, si petite, de te plier sur un côté, laissant tomber sur le côté opposé ta queue de cheval mal fixée. Peut-être, celle-ci avait été la dernière de vos effusions, que j’imagine d’ailleurs rares et très surveillées de ta part. Oui tu étais comme la Silvia de Leopardi, pour moi, insaisissable et en même temps présente avec tes odeurs de bestiole et tes épines de genêt à deux centimètres de mon nez, de ma peau, de mes mains. Si tu m’avais autorisé, j’aurais fait le tour du quartier avec un panneau avec une inscription comme ça :

PERSONNE
NE CONNAÎT
MIEUX QUE MOI
LA RIGUEUR DE BEATRIZ,
SA HÂTE DE RENTRER VITE
À LA MAISON.
CAR ELLE EST UNE PETITE GRANDE FEMME,
MÊME TROP RESPONSABLE
ET INTRANSIGEANTE
AVEC ELLE-MÊME !

Pendant longtemps, après cet épisode — que je vivais quant à moi comme un petit secret, dont tu t’étais oubliée, bien sûr —, j’avais insisté avec toi pour que tu m’enseignes : — je t’en prie, apprends-moi à embrasser sur la bouche ! Je ne savais pas que je jouais avec le feu… C’était moins grave, n’est-ce pas, quand je traînais Dodo dans une espèce de rite démentiel ou de danse tribale, autour de toi ? Je fredonnais, sur un air connu : — comment est-ce qu’elle a ses fesses, Beatriz ? Et Dodo répliquait : — pointues ! Dodues ! Potelées !
Je vois maintenant avec une distance sidérale toutes ces pulsions aussi violentes que naturelles ayant abouti surtout à renforcer le lien déjà solide qui nous liait. Cependant, c’était l’époque où les fondements de notre rapport devaient forcément changer, et rien n’arrive en dehors d’une violente souffrance. Jusque-là, sans en usurper le charisme ni l’éventuelle pédanterie, tu avais remplacé ma mère et parfois mon père. Et tu remplaçais aussi, sans en assumer les attitudes de rivalité ni de « partage jusqu’au bout » ma sœur et parfois mon frère. Pourtant, cela devait finir : si je m’acheminais à devenir un homme, tu étais une femme, une colonne fleurie, un petit bois avec une clairière cachée à l’intérieur d’un souffle.

003_beatriz 2 03 180

Un matin à l’aube — je dormais sur un lit de camp dans le couloir de la maison de Cambo-les-Bains, car mon lit était occupé par un hôte — tu sortais pour aller acheter du lait. Le couloir était bien étroit, entre le mur et moi l’espace était très réduit. Quand tu es passée, glissant de travers, je me suis accordé un geste que je n’aurais jamais songé : faisant semblant de dormir, j’ai faufilé ma main au-dessous de ta jupe, t’en souviens-tu ? Pendant cet instant unique, tandis que j’avais l’illusion d’effleurer ta peau lisse et ton âme inquiète, tu n’as rien dit. En un éclair, évitant de me réveiller et donc d’accorder une importance quelconque à mon initiative inattendue, tu as disparu de mon nirvana, faisant claquer la porte derrière ma tête. Peut-être, profitant de ton autorité, tu me dis alors quelque chose pour nous tenir à l’écart l’un de l’autre, du moins jusqu’à la fin des vacances. Ce fut un reproche ? Ce fut un mot grave et sec que ta petite voix me susurra à l’oreille quand personne ne pouvait nous entendre ? Je ne le sais pas. Toujours est-il qu’après cet embarrassant épisode qui d’ailleurs ne faisait que monter mon orgueil, je ressentis sur moi une impatience multipliée qui me bousculait jusqu’à l’effroi…
Nino

Giovanni Merloni

Cette correspondance est protégée par le ©Copyright 

Je n’avais plus peur de rien : je ne pensais qu’à toi ! (Lectrices n. 7)

09 mercredi Mar 2016

Posted by biscarrosse2012 in mes contes et récits

≈ 5 Commentaires

Étiquettes

Lectrices

001_caffaro 180

Image empruntée à un tweet de Laurence @f_lebel

Wladyslawa, bonsoir,
Je suis italienne, originaire de Sanremo, la patrie des fleurs, du Casino et du fameux Festival de la chanson. Maintenant, j’habite Paris et je me demande comment aurait dû se dérouler l’adolescence de Nino si au lieu d’avoir traîné dans un sobre appartement de Marseille, ayant une seule porte, il avait habité au deuxième ou troisième étage d’un immeuble haussmannien ici à Paris, tandis que Beatriz, cette « femme interdite », avait eu une chambre pour elle au sixième étage… Je ne dis pas cela en raison de mes curiosités d’architecte manquée. C’est l’histoire un peu douloureuse qui m’est tombée dessus d’une façon tout à fait incroyable qui me suggère des sentiments contradictoires où le partage du point de vue des amants « qui n’ont pas pu l’être » prévaut enfin sur d’autres considérations plus honnêtes et correctes.
Sur mes sentiments, un rôle particulier a été joué peut-être par la surprise que j’ai éprouvée… Je rentrais chez moi avec mes sacs de Franprix, quand je me suis aperçue qu’à la caisse j’avais par hasard emprunté, sans le savoir, un sac gris qui ne m’appartenait pas. Quelqu’un l’avait correctement laissé près de la sortie, avant de se perdre dans le petit labyrinthe des achats quotidiens. Malheureusement, j’ai compris ma faute trop tard. J’ai couru, mais Franprix était fermé. Le jour après, ils m’ont dit que personne n’avait revendiqué ce sac en insistant pour que je le garde…
À la maison, quand je me suis décidée à examiner ces trois bananes et ces deux kiwis, j’ai découvert qu’il y avait au-dessous un opuscule plié en quatre. Là-dedans, par une calligraphie assez petite et fragmentaire, Le Galérien (!) venait d’écrire une lettre — dont je ne sais pas deviner si elle est vraie ou imaginaire — que son personnage-clé, Nino, aurait envoyée à son ancienne amie Beatriz.
Je suis en train de la recopier… mais cela m’a tellement pris que je ne pouvais pas aller vite… je me suis arrêtée au beau milieu du gué, crevée de fatigue. Cependant, pour vous faire plaisir, je vous envoie déjà cette première partie. Le reste sera pour l’un des prochains jours, j’espère !
Je sais déjà que, si un jour nous parlons de cette lettre, nous deviendrons amies.
Vanda 

002_matisse 2 180

Matisse, image empruntée à un tweet de Laurence @f_lebel

Chère Beatriz,
Je ne sais pas où tu es, maintenant, mais il est sûr et certain qu’en ce même moment où tu vagues ailleurs, inquiète, en quête de tranquillité, tu es aussi dans la poche de ma chemise, cachée derrière un regard qui te ressemble, concentrée dans une lecture qui ne fait qu’augmenter ton anxiété et ta contrariété. Tu voudrais me dire peut-être quelque chose d’extraordinaire, inattendu, qui changerait sans doute toute la perspective de mon regard en arrière et aussi, bien sûr, le sens ultime de ma recherche autour du temps où nous nous sommes perdus.
Je le sais, et sais aussi que tu me laisseras le répéter mille fois, sans dire « mais non, mais non ». Tu n’es pas Manon, heureusement.
Je ne sais plus situer la date précise de notre dernière conversation au téléphone. Il me semble hier. Pourtant des années se sont écoulées — dix ? quinze ? — , en alourdissant la patine qui se posait sur ta bouche avant que tu ne cesses de parler tout à fait. Combien de remords se sont-ils accumulés sur mon cœur, de plus en plus oppressé, égaré ? Je pouvais, je devais te chercher. Je n’ai pas fait cela, comme si ma vieille habitude de compter les jours depuis quand j’ai réussi à t’écarter, à éviter de te penser, s’était enfin transformée en inexorable déni de ton existence ! Je me suis tout simplement accoutumé à une idée reçue, assez idiote et banale : qu’il faut tourner la page, oublier le passé ! D’ailleurs, « un amour qui s’épuise jusqu’à s’effondrer volontairement dans l’oubli, ce n’était pas un véritable amour ! »
Patience pour cette voix intime qui ne cesse de me rappeler des instants de joie qu’on aurait pu interpréter de façon opposée. Pourquoi ai-je hésité à te chercher, à révéler à d’éventuels inconnus mon affection sincère pour toi, voire la honte de regretter de n’avoir pas vécu avec toi ce que notre échange postulait tout à fait naturellement ?
Toujours est-il que depuis cette longue conversation tu ne m’as plus cherché. Que s’est-il passé ? Tu m’avais raconté que tu avais vécu, quelques mois avant, un moment critique, que tu avais subi un ictus cérébral même. Était-ce possible ? Je me souviens très bien de ton récit : tu étais en train d’essayer de faire le numéro pour avoir ta sœur au téléphone, mais la main ne te suivait pas… ensuite, tu avais eu un vide de mémoire… Tout cela, on t’avait dit, c’était la conséquence d’une pneumonie dont tu ne t’étais pas aperçue… Ta petite voix me disait cela avec stupeur et simplicité, comme si nous échangions continûment, tous les jours…
Avant cette dernière rencontre à distance — ô combien affectueuse et vivante ! — tu m’avais cherché régulièrement, de temps en temps. Toujours en faisant déclencher, entre nous, cette incroyable complicité, qui n’a jamais disparu ! On se souvenait chaque fois de cette époque heureuse où nous vîmes sous le même plafond… Tu me rassurais au sujet de tes sentiments, qui n’avaient pas changé, ainsi que tes bienveillants jugements à propos du caractère de mon frère, par exemple, qui devait avoir toujours raison, même si au fond il était bon, lui aussi… Tu avais une véritable « faim » de me voir, de me revoir après des années… Mais cela ne s’est pas concrétisé !
Dans notre dernière conversation, tu étais très inquiète pour le travail de tes enfants, devenus deux hommes désormais, dont l’un te ressemblait et te donnait, si je me souviens bien, quelques satisfactions, tandis que l’autre ressemblait à ton mari, ce fameux Robert dont tu n’avais mis en valeur que des défauts… ou si tu veux des problèmes ! Toujours est-il, si je reviens en arrière dans ces mondes refoulés — l’appartement très spartiate où ma famille d’origine habitait, situé d’ailleurs dans un quartier tranquille ; ton appartement très joli, situé pourtant dans un quartier presque abandonné de la banlieue — je te vois infatigablement projetée en avant, dans une course tendue et spasmodique.

003_bea 2 180

Corot, image empruntée à un tweet de Laurence @f_lebel

Voilà mes avant-derniers souvenirs, lorsque la rupture désormais lointaine entre nous avait cédé à un état d’affection tranquille, du moins de ma part.. Oui, bien sûr, dans nos colloques téléphoniques, nous n’avons jamais évoqué ce passage historique, ni le mot même, « rupture ». Un mot qu’on aurait pu considérer, à l’époque des faits, comme tout à fait exagéré, déplacé même…
Ceux qui nous ont divisés jureront bien sûr qu’il n’y a jamais eu de rupture entre toi, Beatriz, et moi, Nino, parce qu’il n’y avait pas eu, avant, une « soudure » quelconque. Ni même un véritable lien ou quelque chose entre nous qui pouvait nous faire assimiler à un couple, même hypothétique…
Quand j’ai insisté avec eux, Beatriz, en évoquant une attraction sentimentale et physique profonde et sincère, réciproque entre nous, ceux qui nous ont séparés ont toujours tranché que notre rupture a été tout simplement dictée par des circonstances qu’on ne pouvait pas contourner : il n’y avait pas de choix ! C’est facile à dire !
Bien sûr, tu travaillais chez nous ; tu étais la cuisinière déjà renommée venant du même pays de mon père ; tu faisais partie d’une famille très liée à ma grand-mère paternelle, habitant encore au village ; tu vivais dans une petite chambre au milieu du couloir, en face de la cuisine, pouvant bénéficier d’une minuscule salle de bains avec w.c. Je savais tellement bien que cette « dépendance » t’appartenait que je l’appelais — te souviens-tu ? – la Principauté de Monaco… tandis que le reste de l’appartement était la France… D’ailleurs, je n’osais pas dire à voix haute que tu vivais « cloîtrée », comme une religieuse, mais, bien sûr confusément, je le pensais. D’ailleurs, tu avais aussi le statut typique d’une bonne travaillant auprès de gens « bien ». Chaque semaine, tous les jeudis et les dimanches, tu bénéficiais de ta journée de liberté et demie. Cela me semblait très peu de temps pour récupérer toute ta dignité et te reconstituer un univers d’émotions qui n’eût pas de pièges ni d’interférences. Peut-être me trompais-je, c’étaient au contraire des moments bénis, que tu avais gagnés avec la sueur du front et des bras, que tu t’emparais avec une formidable énergie ! Tu étais pourtant une idéaliste, très ou trop affectionnée au monde de tes rêves et besoins intimes… quand tu rentrais le soir, en silence, sans rien dire, tu gagnais ta chambrette, tu ajoutais quelque chose à la valise installée tant bien que mal au-dessus du placard et tu t’endormais, crevée de fatigue, comme si tu avais travaillé une semaine entière en un seul jour.
Oui, tu ressemblais à la Gervaise de Zola. Une femme pleine de qualités, volontaire, généreuse, cachant en elle, comme toi, une promesse de beauté dont un amant sincère aurait pu remplir ses souvenirs enchantés tout au long de sa vie… Ton handicap à toi n’était pas visible. Tu ne boitais pas, comme la pauvre Gervaise. Toi, Beatriz, tu marchais droite comme une fusée, hagarde et assurée. Rien ne t’échappait et rien n’était difficile ou compliqué pour toi. Tu chantais aussi, lançant ta petite voix aiguë au milieu de la cour, fredonnant sérieusement, dans ton typique dialecte de montagnarde, les chansons belles et fantasques des Pays basques… Mais tu avais toi aussi un point faible. Devant les hommes, tout comme Gervaise, tu renonçais de but en blanc à tes prérogatives, à l’autorité de ton savoir-faire, à la force de ton expérience. Devant un amoureux, un fiancé, un homme désinvolte… laisse-moi te le dire, tu t’effaçais ou pour mieux dire tu te soumettais délibérément à la plus ancienne des règles : cette espèce de loi inébranlable qui oblige la plupart des humains à renoncer aux exigences les plus intimes en échange du statut social de mariés, voire de membres d’une communauté ressemblant moins à une république d’hommes libres qu’à un troupeau de loups.
Je me souviens bien de tous les lundis où tu attendais ma mère de retour de l’école pour t’épancher avec elle, pour faire le bilan de tes dimanches contrariés, pour examiner, en vain, cette situation décevante… quitte à l’accepter enfin, parce que c’était toi en fin de compte qui l’avais fabriquée.
Qui sait, si dans une autre vie j’avais endossé un costume gris pour te ravir en t’invitant à monter sur ma décapotable bleue, comme ce gars de la chanson… En ce cas là peut-être je n’aurais pas vécu à côté de toi comme un parasite, comme tous les autres, je t’aurais aidée à t’affranchir des pièges de cette mentalité du Pays basque qu’on t’avait inculquée contre toi-même. Et toi, tu m’aurais appris, j’en suis sûr, la vie de sueur et de sang, la vie violente et douceâtre que tu connaissais instinctivement en profondeur. J’aimais en toi cette force et peut-être toi aussi tu voyais en moi quelque chose de caché qui aurait pu briser tes résistances, tes tabous et ta volonté même.
Sinon pourquoi mon père aurait-il dit cette phrase : « mets-toi avec les jeunes femmes de ton âge ? »
Je ne connaissais pas mes forces, je ne voyais que mes faiblesses. C’est pour cela que j’ai obéi à mes parents jusqu’à anéantir tout ce qui m’amenait vers toi, jusqu’à nier qu’une énorme cicatrice serait demeurée ouverte en moi pendant longtemps. Mon corps écrasé devait attendre, tandis que ma tête égarée devait forcément s’éloigner de toi, comme Abélard d’Héloïse, avec une petite différence, bien sûr.
Nous n’avons jamais parlé de ça, librement et franchement je veux dire, entre nous. Nous nous sommes soumis tous les deux à la règle opportuniste du bon sens : il ne faut pas !

004_renoir 180

Tu avais juste quatre ans plus que moi, Beatriz ! À présent, figurons-nous, il y a des femmes qui « adoptent » des compagnons ayant quinze ou vingt ans moins qu’elles… Alors, cette différence devait paraître énorme, à mes parents surtout. D’ailleurs, d’une certaine façon, toi aussi tu pourrais dire que tu m’as vu naître ! C’est toi la première qui m’as vu sortir du cocon pour exploser à la vie. Donc, si l’on considère les choses sous ce point de vue, cela aurait été incestueuse, une liaison quelconque entre nous ! Alors, quand je m’approchais de toi pour apprendre ce qu’est une femme, pour en assimiler et goûter au fur et à mesure toutes les nuances et les vibrations, cette distance n’avait aucune importance. Bien sûr, le conformisme familial, si possible plus fort dans une famille de gens de gauche que dans une famille bourgeoise classique, ne faisait qu’augmenter, au lieu de la faire disparaître, une distance, beaucoup plus importante. La société nous plaçait objectivement en deçà et au-delà d’un gouffre.
Dieu sait combien, Beatriz, tu dois avoir souffert de cette séparation invisible qui te condamnait en avance à une vie désavantagée, qui t’empêchait de saisir au passage des occasions que tu aurais méritées, dont tu aurais pu bien profiter. Si je représentais la décadence ou l’involution à l’intérieur d’une famille qui avait eu plusieurs membres investis de responsabilités et de reconnaissances importantes, tu étais bien sûr une jeune fille prodigieuse, justement ambitieuse de progrès et de culture. Des choses que tu as à peine effleurées, qui se sont volatilisées du jour au lendemain quand tu as laissé notre maison. Dois-je exulter maintenant si ce n’est pas de ma faute, ni de mes comportements si tout cela est enfin arrivé ? Est-ce que cela m’exempte de toute responsabilité ?

005_matisse 180

Quand tu es arrivée chez nous, en 1957 je crois, tu avais la queue de cheval comme une des femmes de Renoir. Ton regard intense et fier, que je découvris ensuite en une inoubliable Madone d’Antonello da Messina, me fit l’effet immédiat d’un coup de fouet : une chose que je n’avais jamais connue avant. Alors, même si j’étais encore un enfant qui avait grandi en peu de temps, je n’avais pas encore le soupçon de ce que l’amour peut nous faire faire… Mais j’avais déjà envie de te suivre. Depuis le premier instant, quand tu es entrée dans la chambre où j’étais, convalescent, au lit, et que tu m’as adressé la parole, tu as signé un pacte d’amitié avec moi. Ma première relation « au pair » avec un représentant du sexe opposé au mien…
Je crois que pendant longtemps tes sentiments envers moi ont été inspirés à la protection, à la curiosité et certes à l’échange avec quelqu’un qui n’avait pas dû interrompre les études pour aller travailler. Mettant de côté ton intelligence extraordinaire, tu m’admirais même, et cela me faisait du bien, parce que si tout le monde m’aimait pour ma façon nonchalante de me faire accepter, dans ma famille on ne me faisait que très rarement des compliments. Tu le savais, tu n’étais pas d’accord et me défendais aussi… Quant à moi, je te voyais établir avec ma mère un rapport de confiance absolue. Elle était un phare à plusieurs égards pour toi, parce qu’elle savait très bien transmettre son savoir et son amour pour le beau.
Sinon, tu étais une autorité dans la famille. Tu t’imposais en dehors de ma mère ! Pendant les six ou sept années que tu as vécues chez nous, tu étais la seule qui savait tout « trouver ». C’est toi qui m’as appris à me servir des mains pour dénicher n’importe quoi, même en gardant les yeux fermés. Tu étais la patronne en cuisine et la rigueur en personne. Cependant, ton accent si drôle de ton village dans les Pyrénées, ton charme sauvage et pour ainsi dire pointu… tout cela ouvrait en moi une brèche de plus en plus vaste et profonde. Je dis cela, chère Beatriz, d’une façon très calme et fataliste, parce que je comprends aujourd’hui que cet attachement, cette pulsion animale qui finalement explosa me jetant dans un état terrible étaient montés petit à petit, invisiblement, au cours des années.
En 1959, par exemple, lors de ces vacances d’été à Cambo-les-Bains, où nous fûmes souvent seuls, tu n’étais que l’amie ou la sœur aînée qui se forçait à me distraire de mon étrange mélancolie m’encourageant pour que je rejoigne mon frère se réunissant avec un groupe d’amis, tous les après-midi, devant le grand mur blanc pour jouer à la pelote. Oui, peut-être l’amour me manquait déjà. Je croyais avoir besoin de l’insouciance de la famille ou alors, plus probablement, je jugeais que j’aurais dû me débarrasser de tout cela, mais je ne savais pas donner un nom à mon mal-être… Ensuite, je m’adaptai à la pelote basque, jusqu’à m’en faire une véritable obsession…

006_antonello 180

Antonello da Messina, Image empruntée à un tweet de Laurence @f_lebel

Le printemps suivant, il y eut en moi une métamorphose à laquelle je ne me serais jamais attendu. En juin, loin de toi, tout de suite après la fin de l’école, je fus renvoyé chez des cousins de ma mère dans le Jura. Des gens que j’aimais. Mais c’était plonger dans un pays où tout le monde ne fait que parler des disgrâces et des maladies. Là-bas, je n’avais aucun « objet humain » sur lequel détourner ma mélancolie qui aurait pu facilement se transformer, d’un instant à l’autre, en anxiété sinon en frénésie de faire, de vivre, de voir. Je tombais dans une sorte d’hypocondrie compulsive que je ne savais pas maîtriser… J’avais toujours eu peur du tétanos, t’en souviens-tu ? Là, c’était la peur de mourir à l’improviste, très jeune, trop jeune, sans avoir vécu… Chez les cousins, le moteur de mon effroi ce fut l’évocation de la leucémie dont je ne pouvais avoir aucun symptôme, bien sûr… mais on en avait parlé longuement, examinant le sort malheureux d’une très jeune fille… Cette pensée s’insinua petit à petit dans ces journées de paresse et d’ennui jusqu’à devenir une véritable fixation qui m’agressa violemment pendant une entière nuit. Malgré la chaleur de mes parents, malgré les promenades dans des lieux extraordinaires, j’étais plongé dans une espèce de maladie.
Je me rappelle encore le voyage de retour à Marseille. J’étais tellement pâle que je me pinçais les joues en me flanquant même de gifles, pour récupérer un peu de couleurs, avant de rencontrer mes parents et mon frère sur le quai de la gare… Tout cela disparut en te voyant, en écoutant tes bienveillants reproches…
Pendant l’été, qui nous convoqua de nouveau à Cambo-les-Bains, il y eut plusieurs occasions de rester seuls, t’en souviens-tu ? Voilà qu’alors, sans rien te dire, je commençai à te regarder d’un œil différent. Je n’avais plus peur de rien : je ne pensais qu’à toi !
Nino

Giovanni Merloni

Cette correspondance est protégée par le ©Copyright

Des parcours improbables (Lectrices n. 6)

05 samedi Mar 2016

Posted by biscarrosse2012 in mes contes et récits

≈ 3 Commentaires

Étiquettes

Lectrices

000_06_03 180

Des parcours improbables

Xaverine, bonjour
Merci de votre confiance. Je vous promets que je ne dirai à personne ce que vous m’avez appris. Donc, pour commencer, je ne garderai pas la copie de cette lettre d’aujourd’hui.
Cependant, malgré mon âge avancé, je n’oublierai pas que ce nom du Galérien… n’est pas seulement le titre de la chanson célèbre qui faisait pleurer ma jeune mère toutes les fois que j’étais sur le pas de la porte à l’instant du départ.
Dieu seul le sait, combien de voyages j’ai dû faire entre Paris et mon village en Pologne… avant que finalement toute la famille se transfère rue Sampaix, en face de la boulangerie qui vient justement de changer de nom, s’appelant LIBERTÉ pour nous faire plaisir !
Ce disque 78 tours, avec cette voix noble d’Yves Montand, symbolisait, pour ma famille d’origine, la France, notre amour sans réserve pour ce pays dévoué aux rébellions ainsi qu’à la défense acharnée et intransigeante de ses grandes valeurs humaines. Oui, chère Xaverine, il n’y a pas d’autre peuple au monde qui soit à la fois révolutionnaire et conservateur comme l’est le peuple français ! Ils ont aussi la grande qualité de saisir au vol que la conservation des trésors de la culture et de la langue française demande toujours des attitudes révolutionnaires et anticonformistes, tandis que la révolution… Mais je m’arrête. À 81 ans, il faut savoir se dérober aux réflexions excessivement tortueuses.
Donc, je reviens au Galérien. Il s’agit d’un écrivain ou, plus probablement, d’un poète, qui connaît la galère sans y avoir jamais été renfermé. Il a vécu toujours à pied libre, sans devoir se cacher, ayant aussi une famille, pardon, deux familles… Il paie ses impôts et bénéficie d’une retraite ayant toujours travaillé… Pourtant il se sent « galérien », comme moi, parce que même dans le meilleur des mondes possibles — Paris — quelque chose lui manque.
Vous parlez, avec insistance, de la reconnaissance d’un public plus vaste, qu’il ne sait ni ne veut rechercher, qu’il ne rencontrera donc jamais. Moi, en lisant cet étrange bouquin que j’ai trouvé sur un banc public, titré « Une jeune fille de ton âge », j’ai compris la raison de cette « dissémination » — pour ne pas dire « éparpillement » — de son œuvre, que cet auteur aime faire lui-même d’une façon discrète et à mon avis fataliste.
Voilà un secret que je vous donne sans vous demander de l’avaler comme une goutte de cyanure : tout va disparaître !
L’offensive de toutes ces diableries informatiques est désormais notre vent quotidien qui souffle sur les feuilles, sur les toiles peintes, sur les mots prononcés aux bords des mondes… Nous vivons accoudés aux fenêtres comme le faisaient nos arrières-grand-mères et nous regardons notre village qui bouge en bas de chez nous sans rien y comprendre. Quel est le moteur qui pousse l’un vers le métro Bonsergent ? L’autre qui marche boitant en direction du boulevard Magenta, que veut-il ? Le troisième, alors, est-ce qu’il va rencontrer son âme soeur au croisement du canal Saint-Martin, à la hauteur du charismatique bistrot de L’Atmosphère ? Le quatrième, enfin, qu’est-ce qu’il cherche au bout de la rue des Vinaigriers, où sont réunis depuis longtemps les Garibaldiens ?
L’un marche empoignant sa baguette « tradition ». L’autre pousse la poussette avec le petit submergé par un excès de laine. L’autre court tapant sur le trottoir une musique rock… Oui, je suis vieille, mais je sais bien ce qu’est le rock ‘n roll !
Et ce Galérien aussi, il me semble de le connaître depuis toujours, comme un cousin ou un frère cadet. Je retrouve en lui la même rébellion que j’éprouve moi-même vis-à-vis de cette oppression catholique, qui empêche par exemple les adolescents de suivre un parcours linéaire dans le passage à l’âge adulte… cette morale hypocrite basée sur la tache impénétrable du péché originel… Et je devine pourquoi celui-ci dissémine partout ses manuscrits, ses minuscules feuillets de mémoire avec des considérations bizarres qui donnent pourtant à réfléchir.
Je vous joins, chère Xaverine, un extrait d’« Une jeune fille de ton âge » qu’on avait épinglé au dossier d’un banc public du jardin de la rue des Récollets. Il ne s’agit que d’une déclaration assez naïve, mais à mon avis indispensable pour mieux apprécier ce qui viendra par la suite

Wladyslawa

001_06_04 180

« Un jour, au cours de cet infernal purgatoire qui sépare les écoles moyennes du lycée, au passage douloureux entre les treize et les quatorze ans, j’arrivai tard à l’école. Le concierge, surnommé l’Américain — en raison de sa ressemblance avec Tom Ewell, l’acteur qui rencontre Marilyn dans Sept ans de réflexions — ne me fit pas entrer. Je revins alors à la maison. Beatriz, la femme de ménage, battait les tapis en s’égorgeant pour chanter dans le cylindre d’air de la courette.
« Je laissai glisser mon doigt sur les livres de la grande bibliothèque de mes parents… Outre aux disques de musique classique de mon père et la collection des œuvres complètes de Leopardi à la chaude reliure en cuir entre ocre et marron, il y avait des romans de toutes les époques et de tous les pays. À coup sûr, guidé par une espèce d’infaillibilité de sorcier, j’entamai la lecture de la plus bouleversante et érotique parmi les nouvelles du Décameron de Boccace. Il s’agissait de l’histoire de la belle Alibech et de Rustico, le moine dont le principal problème spirituel c’était celui de “remettre le diable dans l’enfer”.
« Tandis que je lisais, j’éprouvais une soudaine faiblesse générale, la tête plongeait dans le brouillard, je percevais plus intensément que jamais la chaleur de la lumière parcourant le rebord de la fenêtre, la petite table et la chaise où j’étais assis… En même temps, pour la première fois, il m’arriva ce phénomène qu’on appelle la « résurrection de la chair »… provoquée par une stimulation précise… J’eus de la chance à associer mes premiers troubles, mes premières excitations bouleversantes à un objet littéraire aussi éloigné de la vulgarité et de l’obtuse platitude qui l’accompagne… ayant au contraire la force d’un mystère qui serait bientôt dévoilé. Bonheur du charme de la merveilleuse diversité de la femme, qui peut se hisser en colonne marbrée, insaisissable, inapprochable comme Angélique le fut pour le soupirant Roland, mais tout de suite après, assiégée et caressée par les mille prérogatives et astuces du naturel, elle peut s’écrouler, s’émietter, jusqu’à céder de manière retentissante.

Je saisirai la rose, fraîche et matinale (1)

« Je soupirais, obligé, par le climat bien-pensant des années 50, de m’embusquer derrière les panneaux publicitaires pour lorgner en cachette les dames sortant de leurs voitures, dans l’espoir haletant qu’elles révélaient, si ça se passait bien, un morceau de jambe ou de cuisse… sinon on devait se contenter du genou, bien connu et facilement accessible à la vue…
« L’élection de la femme à la tête de toutes mes pensées fut pour moi un grand pas en avant pour la définition de ma personnalité. Car en fait cette inclination était tout à fait légitime, protégée par les lois naturelles, en synthèse normale. D’ailleurs, cela me donnait la possibilité de me créer — ou de découvrir — un pôle alternatif à l’omnipotence de ma mère ainsi qu’à l’univers féminin roulant autour d’elle.
« Pourtant, dans un régime de manque d’informations adéquates autour de cela, je devais agir en secret. J’étais conscient et même orgueilleux de cette loi non écrite, m’imposant de cultiver en moi une seconde vie qui ne devait filtrer qu’occasionnellement, à travers de petites allusions, de modestes admissions, de rares rousseurs.
« En même temps, ce secret était un poids pour moi se traduisant bien tôt en un sourd mal-être persistant.
« Dans mon noyau familial, je fus le premier, je dus me jeter en avant, tel un ouvreur qui se lance incertain et imprudent au long du dos blanc d’une montagne fraîchement envahie par la neige, respirant dans la lumière aveuglante, comme si c’était la première fois, l’odeur des pins et la rumeur infinitésimale du silence.
« Mes parents étaient très affectueux entre eux, mais l’attachement qu’ils se manifestaient réciproquement dans le milieu familial s’affichait entre Agathe et Alfred comme un sentiment tout à fait innocent, qui ne dépassait pas quelques fuyantes étreintes debout ainsi que quelques embrassements sur les joues… Cependant, le baiser de mon père ne se distinguait pas de celui dont il se servait pour saluer ses trois enfants au retour des vacances ou d’une absence prolongée. Un baiser sonore, chatouillant la peau par ses dures moustaches. »

002_06_02 180

« Donc, au fur et à mesure que ma sexualité solitaire grandissait, m’attirant en des méandres de l’imagination et de l’action, inconnus jusqu’à peu de temps avant, mon rendement à l’école diminuait. Tout en profitant de la rente presque brillante des précédentes années d’études, je dus bien tôt parvenir à un compromis avec la rigueur de mon sentiment du devoir toujours vigilant : « l’amour est l’essence de la vie, la chose la plus importante. Donc, je veux lui consacrer toutes les énergies et tout le temps qui sera nécessaire. S’il y a des insuffisances sur les autres fronts… patience ! »
« Avec cette bien claire philosophie — évidemment, j’ai toujours aimé moins la gloire que les femmes —, j’ai dû régler toujours mes comptes, poursuivant souvent des parcours improbables, longs et tortueux, où bien d’autres à l’opposé de moi auraient suivi des lignes droites ou du moins des itinéraires le plus possibles rectilignes. »

003_06_01 180

Giovanni Merloni

(1) L’Arioste, Roland furieux, chant I

Cette correspondance est protégée par le ©Copyright 

Une âme souriante (Lectrices n. 5)

03 jeudi Mar 2016

Posted by biscarrosse2012 in mes contes et récits, mes poèmes

≈ 1 Commentaire

Étiquettes

Lectrices

001_5_1b 180

Guy Rose, Marguerite (1909), image empruntée à un tweet de Laurence @f_lebel

Chère Yannette,
Je te remercie pour le livre que tu m’as prêté. Je vais bientôt te le rendre parce que j’en ai trouvé une copie en bon état dans une librairie de livres anciens rue de la Roquette. En fait, j’habite pas loin du métro Bréguet-Sabin et je me rends souvent chez le bouquiniste du quartier pour quelques échanges. Juste hier, on a parlé du Galérien. Selon le libraire il ne s’agit que d’un bluff. Derrière ce nom postiche, il n’y a personne.
Ayant donné un coup d’œil sur les nombreux textes attribués au Galérien qui circulent dans Paris, il a avancé l’hypothèse que derrière ce nom d’art assez suggestif, bien que démodé, se cachent plusieurs auteurs de différentes époques. Ils seraient tous morts dans la condition d’inconnus ou de refusés par les maisons d’édition.
Voyant mon expression perplexe et sceptique — ah oui, je suis coriace, comme vous dites ! — mon ami bouquiniste a abandonné cette ligne d’attaque pour me donner finalement une clé plus plausible. Il devrait effectivement avoir rencontré une ou deux fois un « type » ressemblant au personnage qui figure un peu partout dans les livres du Galérien, c’est-à-dire Nino. « De cet homme, âgé, mais encore en forme, a susurré le bouquiniste inspiré, on dirait qu’il a envie de se raconter et qu’il se sert de quelqu’un qui maîtrise la langue française comme il arrivait du temps où l’on n’avait pas honte d’être analphabètes. Quelqu’un qui met noir sur blanc ses souvenirs, ou ses réflexions, ou ses rêves inaccomplis. »

Je ne crois pas, chère Yannette, que Nino, cet étrange personnage qui se prend pour auteur de lui-même, ait un secret terrible dont il a besoin tôt ou tard de se débarrasser. Du reste, vous aussi en avez lu plusieurs pages. Nous commençons à le connaître et comprendre. Quant à moi, je ne sais pas si je l’aime, avec son opiniâtre courage de se mettre en discussion à outrance… même si je dois admettre qu’il ne parle pas trop. Il garde quelques non-dits essentiels et, dirais-je, stratégiques : ses tourbillons verbaux ont toujours de salutaires interruptions, des failles qui sont les bienvenues.
Maintenant, je suis en train d’examiner un court récit de la collection signée par Le Galérien, au sujet de la « femme » et de son importance. Ici, Nino semble vouloir dénicher le moment clou, le passage décisif ayant déclenché son destin. Est-ce que vous vous souvenez de « Sliding doors » ? Ce fameux film américain jouant avec souplesse et précision sur l’instant où notre destin glisse vers la gauche ou vers la droite, profitant d’une rencontre heureuse ou alors subissant, au contraire, les conséquences d’une rencontre désastreuse ? Tout cela parce qu’une porte de la rame du métro s’ouvre à l’improviste ou se referme juste à temps ! Nous sortons, et alors… Quelqu’un rentre, et alors… Dans cet opuscule ou petit cahier de doléances (finalement sans titre !) Nino devrait avoir dicté à quelqu’un des écrivailleurs de l’équipe du Galérien les souvenirs d’une rencontre prématurée ou tardive, dont il n’a pas eu que de vagues bénéfices sentimentaux, sinon de petites satisfactions psychologiques qui l’ont aidé enfin, par un parcours assez tortueux, à trouver sa propre voie ainsi que sa véritable voix.
Je vous enverrai une copie de ces goûteuses prémices… Mais vous devez attendre que j’aie achevé ma lecture exclusive ! Je ne sais pas si ces contes, ou nouvelles fragmentaires de Nino le Marseillais n’auront jamais succès auprès d’un public plus vaste. Je juge pour l’instant très intéressant ce hasard qui nous touche. Dans ce monde consacré à la vitesse, où des coulisses s’ouvrent et se referment à l’infini, inexorablement… cela me semble extraordinaire qu’il y ait encore quelqu’un qui laisse derrière lui des cailloux blancs dans les rues de Paris, dans la folle espérance qu’une Ariane les cueille et les empoche un à un pour les transformer en fils de la mémoire et, dirais-je, du sens de la vie.
Sinon, je suis en train de collectionner sur mon bloc-notes plusieurs questions que j’aimerais lui poser (à Nino ? au Galérien ?) lors d’une improbable rencontre… qui pourrait se résumer en une seule : — êtes-vous sûr, mon cher Nino, qu’il y ait dans nos vies d’orages ou de calme plat quelque chose à comprendre ?
Je vous salue, chère Yanette, avec ce curieux poème ci-dessous. Là, c’est un ami que je connais qui en est l’auteur, quelqu’un qui ne se nourrit pas beaucoup de mystères. En m’envoyant ses vers, mon ami a ajouté un petit mot qui m’a touchée : — ma chère Xaverine, a-t-il écrit, voilà les coordonnées d’une chanson qu’apparemment Francesco De Gregori a écrite pour toi : Non c’è niente da capire !

Xaverine

002_5_2 180

Djordje Prudnikoff, image empruntée à un tweet de Laurence @f_lebel

Une âme souriante

Elle sera toujours ainsi
repliée, courroucée, contrariée
jalouse de son autonomie,
de sa liberté.

Toujours ainsi elle sera :
imprudente exploratrice
de frontières,
scrutatrice indomptée de mystères.

Tous les jours autour d’elle
un nuage voltigera
de couleurs débridées
que j’aurai éparpillées
sur le papier, juste pour elle
déversant toute ma moelle
sur sa silhouette dessinée.

Elle sera ainsi
inébranlable, ferme, héroïque
dans la quête incessante
d’elle même, même chez moi.

Tous les jours elle sera magnifique,
éblouissant soleil aveuglant
que je fixerai, frénétique
du point du jour brûlant
jusqu’au tiède instant du couchant.

Elle sera ainsi, profonde
rotonde sera sa voix
voyant les mille mondes
s’effondrer autour de moi
dans la gorge des ondes.

Elle sera toujours ainsi
constante et inconstante
intellectuelle et sensuelle
délirante et errante
chaude et froide
prête à endurer l’enthousiasme
bravant les routes incertaines
prête à franchir la peine
des cruautés de la vie.

Elle sera prête, ainsi
à déchiffrer toujours
la lumière dans la nuit
les nuances dans les ombres
en se passant du bruit
esquivant les encombres
de la sombre précarité
les infinies contrariétés
de nos jours.

Toujours ainsi, digne
elle sera en première ligne
ma combattante hardie
prête à défaire, sans souci
par ses mots éclatants et jolis
l’ennemi que je suis.

Toujours ainsi, farouche
une fleur jaune sur la bouche
elle sortira, telle mouche
taquine, extravagante
de sa tranchée élégante
mon âme souriante.

Giovanni Merloni

TEXTE EN ITALIEN

Cette poésie est protégée par le ©Copyright, tout comme les autres documents (textes et images) publiés sur ce blog.

La gloire d’un chef indien (Lectrices n. 4 et Zazie n. 1)

29 lundi Fév 2016

Posted by biscarrosse2012 in mes contes et récits, mes poèmes

≈ 5 Commentaires

Étiquettes

Lectrices, Zazie

001_Aaaaa 180

Chère Zhora,
Vous ne me connaissez pas. Mais je vous écris de même, passant à côté de mon extrême timidité, pour vous démentir. Oui, je suis désolée de vous dire cela, mais votre écrivain préféré, se cachant sous ce pathétique pseudonyme, Le Galérien, n’est pas du tout un illustre inconnu. Ses bouquins « circulent », et j’en ai repéré un dans une étagère en pénombre d’une pizzeria « chic » de la rue des Vinaigriers. J’ai le soupçon que Le Galérien même l’a glissé là-dedans, entre deux livres distraits. Il s’agit en ce cas d’un bouquin rassemblant une série d’anecdotes frôlant le paradoxe, qu’il faudrait lire à côté de ce « Journal intime » que vous avez nommé dans votre lettre que le web a interceptée et tout le monde a lu… De ces « Histoires minuscules », je détiens une copie soigneusement reliée, en parfaites conditions. Tandis qu’en ce moment-ci, une copie du « Journal intime » qui n’est pas certainement la vôtre, est dans les mains et sous les yeux dévorateurs de mon amie Xaverine.
Peut-être, elle aussi essaiera de se mettre en contact avec vous. En fait, je lui avais demandé de m’aider à fouiller courageusement dans cet écrivain et dans son personnage aux multiples facettes que j’hésite encore à aimer jusqu’au bout. Elle est plus inconsciente que moi et va surtout me dire ce qu’il se cache derrière cette ironie, ce fatalisme de Nino se traduisant en rébellion posthume envers des gens qui l’ont tout probablement aimé sans réserve aucune. Fait-il partie de ceux qui veulent en fin de compte cacher leurs véritables sentiments ? Je n’en suis pas sûre.
J’attends surtout qu’elle m’explique ce passage à l’âge adulte, caractérisé par l’explosion de vitalité typique entre quatorze et quinze ans… Des pulsions qui se sont ensuite laissées brider et guider pendant tant d’années où la paix des sens n’était pas assurée. Est-il possible que l’éducation soit si puissante dans son intransigeance ? Est-ce que le devoir d’une digne survie c’est une raison suffisante pour renoncer à croire dans l’art qui jaillit pourtant de nous spontanément, comme une source d’eau fraîche ? J’attends la réponse et l’analyse que seule la coriace Xaverine peut faire. Quant à moi, je vous envoie, chère Zhora, un texte tout à fait particulier que je viens de copier, que vous n’avez sûrement pas. Il s’agit d’une note manuscrite du Galérien en personne, je crois, qu’il doit avoir oublié dans ses « Histoires minuscules » refoulées à côté d’une bouteille de Lambrusco.
Vous pouvez me répondre, si vous voulez !
Yannette

002_Bbbbbb

LA GLOIRE D’UN CHEF INDIEN

Après avoir lu attentivement le bouquin auquel j’avais consacré des années de sacrifices, le chef indien Langue de feu me dit avec tact, au milieu d’une série incessante de calumets de la paix, que j’aurais dû prendre du temps pour réfléchir, avant de lui soumettre le « livre de ma vie ».
— En tout cas, je vais te répondre, ajouta-t-il. Ton désir — cela tout le monde peut bien le comprendre —, c’est de rendre ton texte le plus possible cohérent avec toi-même et ta vie. Tu voudrais y faufiler tous les ingrédients nécessaires pour que ce livre ressuscite comme le Moïse de Michel Ange…
Il ferma les yeux, avant de les ouvrir grand pour me scruter à fond, dans le but de me rassurer : même dans sa réserve extrêmement reculée ils avaient la télévision et internet, donc bien sûr qu’il connaissait Michel Ange et tous les grands maîtres de la Renaissance italienne !
— Tu aimerais bien, continua-t-il, que ton livre parle librement, avec la même fluidité que les êtres humains, sans dire de bêtises ; tu voudrais aussi qu’il bouge, cessant d’être pantin pour devenir, comme Pinocchio, une véritable personne, en chair et os… Mais, pour cela il te faudra encore autant d’années de sacrifices que celles que tu as endurées jusqu’à présent pour écrire ce que tu as écrit. Aujourd’hui comme aujourd’hui, ton livre n’est pas un chef d’œuvre, aucun éditeur ne le publierait et si tu avais envie de le publier toi-même… tu devrais ensuite t’empresser d’en brûler toutes les copies avant de mourir. Tu seras même obligé de faire ainsi que même la dernière copie et l’original soient brûlés avec toi.
Le chef du village Cheyenne me rendit mes feuilles tout en me disant : — brûle-les aussitôt, celui-ci est un beau jour pour mourir, pour ton livre !
Le sorcier du village, qui était présent aussi, me conseilla chaleureusement, quant à lui, de brûler mon ordinateur aussi, avec tous les disques durs grands ou petits où pouvait y avoir une trace quelconque de mon œuvre insignifiante.
Une jeune squaw me dit enfin sans sourciller (je découvris ensuite qu’elle était aveugle) : — il te faudra travailler encore pendant trente ans au minimum. Tu devras renoncer à tout : à regarder le monde, à marcher, à te rendre régulièrement aux toilettes, à manger avec appétit, à digérer sans douleur… à aimer ! À garder aussi, tant bien que mal, ta colonne vertébrale en des conditions acceptables, pour éviter d’avancer complètement plié en deux. D’ailleurs, tu devras renoncer à lire d’autres romans ainsi qu’à écrire toi-même d’autres histoires.
J’obéis. Je brûlai tout et retournai chez le chef.
— Comment vas-tu ? me dit-il.
— Je me sens comme un orphelin. Les années qui se sont déroulées à côté de mon livre insignifiant ont été belles, si j’ose dire. Tous ces mots inventés me remplissaient la vie…
— Ne t’inquiète pas, me dit-il, ce trésor est bien solide en toi, il t’accompagnera comme une ombre, fidèlement, dans ta nouvelle aventure : vivre ta vie sans le souci de devoir la raconter ! Tu découvriras, quand la mort te délivrera définitivement de cette obsession, que pendant ton existence, sans le savoir, tu avais écrit un nombre impressionnant de livres, dont un ou deux attachants et bien rythmés. Tu les as écrits dans les lieux que tu as traversés, où tu t’es arrêté boire un café, où tu as dormi, dansé, mangé, déféqué, parlé. Tu les as écrits dans les corps et dans les âmes de tous ceux qui se souviennent de toi ou qui t’ont oublié, dans les autres qui sont partis avant toi, en amenant vos secrets communs dans la tombe ou dans l’air brûlé qui a hésité un temps auprès de leurs dépouilles avant que le vent l’emporte… Ce n’est pas la peine de mettre un arbre en pièces si ce que tu écris sur son écorce n’est pas un chef d’œuvre tandis que ta vie même a été tellement riche d’œuvres qui, peut-être, quelque part, se sont transformées en arbres… Si tu renonces, tu laisses ouverte la possibilité de vivre une vie saine, de faire quelque chose pour tes proches et — qui sait ? —, un jour, foudroyé comme Saint Paul sur la route de Damas — oui, bien sûr, la jeune squaw aussi avait été bien élevée dans l’école du village où circulaient des textes pour les non-voyants que des acteurs d’Hollywood à la grande envergure avaient bénévolement enregistrés… — un jour, ajouta-t-elle après une brève suspension pour reprendre son souffle, tu pourras écrire en un seul jet un petit chef-d’œuvre qui s’affichera spontanément dans la feuille recyclée… et je crois que ce nouveau « bouquin », soit-il nu ou tout habillé, ne devra pas s’efforcer de te ressembler ni de raconter davantage tout ce qui est déjà évident…

Giovanni Merloni

agora couverture 2012001

Giovanni Merloni, 1992

Gloire

Que dois-je t’avouer ?
J’ai essayé de me sauver
me réjouissant de la fortune
d’être par là passé
sans t’avoir rencontrée.

Mais ce soir
juste après avoir déjeuné
la tête dans la lune j’ai faufilé
et me suis de-ci de-là balancé
avec toi
mimosa du huit mars
avec toi
tache d’huile
sur la succincte robe rouge
avec toi
pêcheuse attentive
(le nez dans mon aquarium).

Avec toi j’ai ondoyé
en méprisant la fortune
de ne pas t’avoir rencontrée.

Giovanni Merloni

TEXTE ORIGINAL EN ITALIEN 

Cette poésie est protégée par le ©Copyright, tout comme les autres documents (textes et images) publiés sur ce blog.

← Articles Précédents
Articles Plus Récents →

Copyright France

ACCÈS AUX PUBLICATIONS

Pour un plus efficace accès aux publications, vous pouvez d'abord consulter les catégories ci-dessous, où sont groupés les principaux thèmes suivis.
Dans chaque catégorie vous pouvez ensuite consulter les mots-clés plus récurrents (ayant le rôle de sub-catégories). Vous pouvez trouver ces Mots-Clés :
- dans les listes au-dessous des catégories
- directement dans le nuage en bas sur le côté gauche

Catégories

  • écrits et dessins de et sur claudia patuzzi
  • commentaires et débats
  • les échanges
  • les portraits
  • les unes du portrait inconscient
  • mes contes et récits
  • mes poèmes
  • mon travail d'écrivain
  • mon travail de peintre
  • poésies de claudia patuzzi
  • textes libres

Pages

  • À propos
  • Book tableaux et dessins 2018
  • Il quarto lato, liste
  • Liste des poèmes de Giovanni Merloni, groupés par Mots-Clés
  • Liste des publications du Portrait Inconscient groupés par mots-clés

Articles récents

  • Le livre-cathédrale de Germaine Raccah 20 juin 2025
  • Pasolini, un poète civil révolté 16 juin 2025
  • Rien que deux ans 14 juin 2025
  • Petit vocabulaire de poche 12 juin 2025
  • Un ange pour Francis Royo 11 juin 2025
  • Le cri de la nature (Dessins et caricatures n. 44) 10 juin 2025
  • Barnabé Laye : le rire sous le chapeau 6 juin 2025
  • Valère Staraselski, “LES PASSAGERS DE LA CATHÉDRALE” 23 Mai 2025
  • Ce libre va-et-vient de vélos me redonne un peu d’espoir 24 juin 2024
  • Promenade dans les photos d’Anne-Sophie Barreau 24 avril 2024
  • Italo Calvino, un intellectuel entre poésie et engagement 16 mars 2024
  • Je t’accompagne à ton dernier abri 21 février 2024

Archives

Album d'une petite et grande famille Aldo Palazzeschi alphabet renversé de l'été Ambra Anna Jouy Artistes de tout le monde Atelier de réécriture poétique Atelier de vacances Avant l'amour Barnabé Laye Bologne en vers Caramella Cesare Pavese Claire Dutrey Claudia Patuzzi d'Écrivains et d'Artistes Dante Alighieri Dessins et caricatures Dissémination webasso-auteurs Débris de l'été 2014 Décalages et métamorphoses Entre-temps Francis Royo François Bonneau Françoise Gérard Ghani Alani Giacomo Leopardi Giorgio Bassani Giorgio Muratore Giovanni Pascoli il quarto lato Isabelle Tournoud Italo Calvino Jacqueline Risset Jeanine Dumlas-Cambon Journal de débord La. pointe de l'iceberg La cloison et l'infini la ronde Lectrices Le Strapontin Lido dei Gigli Luna L`île Mario Quattrucci Noëlle Rollet Nuvola Ossidiana Pierangelo Summa Pier Paolo Pasolini portrait d'une table Portrait d'un tableau Portraits d'ami.e.s disparu.e.s Portraits de Poètes Portraits de Poètes, d'Écrivains et d'Artistes Poètes et Artistes Français Poètes sans frontières Primo Levi Roman théâtral Rome ce n'est pas une ville de mer Solidea Stella Testament immoral Théâtre et cinéma Ugo Foscolo Une mère française Valère Staraselski Valérie Travers vases communicants Vital Heurtebize X Y Z W Zazie À Rome Écrivains et Poètes de tout le monde Écrivains français

liens sélectionnés

  • #blog di giovanni merloni
  • #il ritratto incosciente
  • #mon travail de peintre
  • #vasescommunicants
  • analogos
  • anna jouy
  • anthropia blog
  • archiwatch
  • blog o'tobo
  • bords des mondes
  • Brigetoun
  • Cecile Arenes
  • chemin tournant
  • christine jeanney
  • Christophe Grossi
  • Claude Meunier
  • colorsandpastels
  • contrepoint
  • décalages et metamorphoses
  • Dominique Autrou
  • effacements
  • era da dire
  • fenêtre open space
  • floz blog
  • fons bandusiae nouveau
  • fonsbandusiae
  • fremissements
  • Gadins et bouts de ficelles
  • glossolalies
  • j'ai un accent
  • Jacques-François Dussottier
  • Jan Doets
  • Julien Boutonnier
  • l'atelier de paolo
  • l'emplume et l'écrié
  • l'escargot fait du trapèze
  • l'irregulier
  • la faute à diderot
  • le quatrain quotidien
  • le vent qui souffle
  • le vent qui souffle wordpress
  • Les confins
  • les cosaques des frontières
  • les nuits échouées
  • liminaire
  • Louise imagine
  • marie christine grimard blog
  • marie christine grimard blog wordpress
  • métronomiques
  • memoire silence
  • nuovo blog di anna jouy
  • opinionista per caso
  • paris-ci-la culture
  • passages
  • passages aléatoires
  • Paumée
  • pendant le week end
  • rencontres improbables
  • revue d'ici là
  • scarti e metamorfosi
  • SILO
  • simultanées hélène verdier
  • Tiers Livre

Méta

  • Créer un compte
  • Connexion
  • Flux des publications
  • Flux des commentaires
  • WordPress.com
Follow le portrait inconscient on WordPress.com

Propulsé par WordPress.com.

  • S'abonner Abonné
    • le portrait inconscient
    • Rejoignez 237 autres abonnés
    • Vous disposez déjà dʼun compte WordPress ? Connectez-vous maintenant.
    • le portrait inconscient
    • S'abonner Abonné
    • S’inscrire
    • Connexion
    • Signaler ce contenu
    • Voir le site dans le Lecteur
    • Gérer les abonnements
    • Réduire cette barre
 

Chargement des commentaires…