Principe de la Ronde : le premier écrit chez le deuxième, qui écrit chez le troisième, etc. Aujourd’hui nous devons nous tenir au thème de : « l’épreuve ». J’ai le grand plaisir d’accueillir une très chère amie : Marie-Noëlle Bertrand (@eclectante), auteur du blog « La dilettante».
Ma propre contribution est publiée sur le blog de Franck’ « à l’envi »
Life’s Hardships
À l’épreuve du temps qui passe, dans le courant du fleuve, tourner les pages de l’album. Combien pour le temps de pose, attendre la révélation, éprouver pour avancer.
Dans la chambre noire de l’épreuve, une histoire singulière, un cheminement unique. Passé et présent, envers et endroit, expérience et construction.
Fixer le noir soleil, traverser le deuil, accéder à la résilience. Fondu au noir, accentuer le contraste, accéder à la lumière.
Prisme de l’épreuve, perception,négatif et positif, affronter l’avenir. Défier le flot, pas de pause, pas d’objectif.
Toujours est un possible, jamais est un leurre, ne pas obturer l’avenir. Contre les rigueurs du sort, à la face des aléas de la vie, ne pas jeter sa dernière carte.
Texte et images :
Marie-Noëlle Bertrand
Voici l’ordre de la Ronde du 15 octobre : « épreuve »
En décembre 2012, lors de nos premiers échanges sur Twitter, Jan Doets soutenait que notre mémoire réside dans la totalité du corps, tandis que le cerveau n’a qu’une fonction de relais, ou de robinet. À soutien de sa thèse, l’ami hollandais citait la sonate « Après une lecture de Dante » de Franz Liszt, interprétée de façon magistrale par le pianiste russe Arcadie Volodos. Il avait tout à fait raison.
En 1998, j’avais publié mon premier roman (« Il quarto lato ») consacré à une ville de Romagne, Cesena. Mon bouquin n’ayant pas eu assez de circulation et demeurant finalement inaperçu auprès de mes compatriotes, je voulus alors me convaincre, probablement à tort, qu’avec ce livre j’avais déçu mes anciens collègues de travail de Bologne, attachés sans doute à une certaine idée de moi ainsi que de ma façon de m’exprimer. Ou alors s’attendaient-ils à un récit autobiographique dans lequel ils auraient pu eux-mêmes se retrouver !
C’était à la première moitié des années 70 que je me déplaçais régulièrement de Bologne à Cesena pour des rencontres techniques et politiques à la fois avec les maires de communes grandes et petites de la province, isolées sur le sommet d’une montagne, éparpillées sur les versants d’une colline ou concentrées dans les carrefours de cette plaine du Pô où l’on peut encore reconnaître le tracé de l’ancienne « centuriatio » romaine. Alors, l’on essayait toujours de trouver une solution positive, même si l’on avait affaire à de véritables casse-têtes juridiques et urbains. J’aimais beaucoup écrire et parler aux gens. Car — en plus de mon goût de la recherche d’une composition, à tout prix, des intérêts opposés — j’héritais de ma mère un orgueilleux penchant pour la littérature et de mon père une certaine désinvolture d’avocat. Bientôt, mon amour sans réserve pour cette généreuse région fut partagé par des hommes et des femmes qu’y habitaient. On m’accueillait avec une chaleur merveilleuse. Tout en demeurant le lieu sacré où mon grand-père Giovanni et mes arrière-grands-parents, Cleta et Raffaele étaient nés, Bologne et la Romagne étaient désormais ma patrie d’élection. De ce temps-là, le langage qui montait à mes yeux et à ma bouche, avant de redescendre à mes mains — chargées de taper sur l’Olivetti portative que j’appuyais d’habitude sur mes genoux —, était alors très simple et convaincant, passant sans transition de l’avis urbanistique au document politique et syndical. En fait, je mettais toujours de la passion en mes récits techniques et encore plus dans les notes que je prenais pour mes interventions publiques. Cependant, ce n’était pas que de la passion s’ajoutant à mon opiniâtreté naturelle : je glissais sournoisement dans ces écrits mes ambitions littéraires. Rentré plus tard à Rome, je me suis décidé à passer, comme César, le Rubicone — fleuve de Romagne cher à Fellini — pour me consacrer à l’écriture sans autre but que l’écriture même. J’ai dû alors entamer une lutte acharnée pour m’affranchir d’un certain rythme baroque, d’une véritable exagération d’adjectifs et d’adverbes que j’héritais de mon travail d’urbaniste et de mes efforts d’aboutir coûte que coûte à des « relations techniques au visage humain ». D’ailleurs, je n’étais plus là, à la portée de « la piazza del Popolo » de Cesena, devenue entre-temps l’endroit-clé de ma fiction littéraire. Je ne pouvais plus y arriver à pied, comme d’habitude, directement de la gare, en arpentant le pavé inégal et incommode du corso Sozzi au-delà de la Barriera, pour me rendre à la Bibliothèque Malatestiana, avant de me faufiler sous les arcades de la rue Zeffirino Re… Je me voyais obligé à tout réinventer.
Cela avait donné vie à une écriture hors du temps, me permettant de cicatriser les déchirures provoquées par le brusque abandon de ma seconde patrie. Ma petite foule de personnages avait tellement peuplé cette piazza du Popolo, lieu central du roman, qu’en y revenant quelques mois avant l’achèvement du manuscrit, j’y éprouvai une sensation inoubliable.
Je ne sais pas vraiment dire si cette place est grande ou petite, large ou étroite. Je fis juste quelques pas, après avoir quitté le bruyant marché situé au rez-de-chaussée du palais de la Mairie. Sous les arcades, une stèle est consacrée à mon grand-père paternel, Giovanni, glorieux représentant du socialisme réformiste et de l’antifascisme italien d’avant la Seconde Guerre. Renvoyé par Mussolini en résidence forcée dans un village très reculé du littoral ionien, celui-ci mourut relativement jeune, à soixante-trois ans. Certes, la vision de la stèle, avec le portrait en bronze de grand-père, m’avait bouleversé. Mais, au-delà de cette image charismatique que tous les personnages du roman avaient dû partager comme si c’était le grand-père de tous… au moment d’entrer dans cette place inondée de lumière… je me sentis nu.
En même temps, je ressentais physiquement la place comme s’il s’agissait d’une personne bien connue… venant à ma rencontre, prête à me toucher, à transpercer ma faible carapace pour adhérer à tous mes pores ! Je tombai à terre et j’y restai assis pendant quelques instants mémorables, tenaillé par la sensation tout à fait inattendue de faire l’amour avec un être unique revenant à la surface plusieurs années depuis notre dernier rendez-vous.
« Est-ce qu’on peut aimer une ville ? » Voilà ce que Jan Doets m’a rappelé avec sa métaphore. Imprégné par les pèlerinages de l’âme dans ces lieux aimés et même sacralisés, mon corps avait mêlé les informations empruntées à la ville réelle aux suggestions de l’esprit rêveur jusqu’à plonger dans un état de véritable spleen stendhalien. Avec un aspect de mélancolie érotique que seulement un corps sain peut héberger. Quant à mes amis déçus de ne pas retrouver dans ce premier roman l’actualité ni la vérité de nos expériences communes, j’espère qu’ils sauront reconnaître, en le relisant, un jour, mon effort à la fois tourmenté et insouciant d’inventer un temps suspendu entre les générations.
Giovanni Merloni
« — Écoutez, imaginez que la ville soit une femme très chic, que tout le monde note lorsqu’elle passe à côté des terrasses… Avec une dame comme ça, avec ou sans le petit chien, il arrive à plusieurs de tomber dans un état pénible d’excitation et de malaise… Il s’agit d’une très belle femme, sortant brusquement d’un tableau de Renoir : la femme au parapluie qui traverse les champs en fleur, par exemple. Elle a la peau de porcelaine, les lèvres de corail, les escarpins de verre. Elle est assez vulnérable tandis que son mari n’attend pas un seul instant avant de s’engager dans les duels. Or il arrive que cette femme débordante d’humanité se découvre d’un coup en manque de quelque chose. Après la bohème initiale, son mari a voulu lui offrir une vie aisée et sereine, mais il a pris l’habitude de travailler trop, et, bien sûr à contrecoeur, à la négliger. Avec le temps, ce mari empressé est piégé par le train-train bureaucratique et mondain lié à son escalade sociale. Seule dans son cocon de porcelaine, elle se sent incomplète, telle une place amputée de son « quarto lato ». Elle désire quelque chose qu’elle ne sait pas, ou qu’elle ne s’avoue pas, qui lui fasse d’abord revivre l’ivresse du premier rendez-vous et après, vous le savez bien comment ces genres de choses se passent, elle évoque le fantôme de quelqu’un… qui serait prêt à lui octroyer le plaisir douloureux de l’amour…
Que devrait-il faire un homme provoqué si audacieusement ? Devrait-il se soumettre à la crainte des actions redoutables d’un mari jaloux et rancunier ?… Est-ce qu’il vous semble juste qu’on doive s’arrêter, chaque fois qu’on essaie de donner une nouvelle gueule à la ville, devant les anathèmes d’un morbide et autoritaire défenseur des anciennes pierres ? Il est peut-être préférable affronter le malheur ou le bonheur de nouvelles rencontres et les bienfaits de la greffe d’énergies et cultures étrangères si l’on veut atteindre quelques progrès, peu importe si cela sera accompagné par le chagrin et la confusion mentale. Notre mignonne désire désormais d’être rudoyée et même un peu abîmée, puisqu’après cela elle deviendra plus belle que jamais. Elle a besoin, l’on reconnaît à son allure de princesse, d’un amant digne, à la hauteur de ses enthousiasmes et de ses insondables lacunes. Également la ville, elle s’attend que des mains ardentes et adroites la manipulent un peu, avant de la reconstruire plus belle qu’avant ! »
« À la sortie de la réunion… tandis que ses yeux encombrés de minuscules mouches noires scrutaient alternativement la Loge vénitienne et les grands vases placés sur le côté ouest, Pio reconnut Elvira.
Il essuya ses mains mouillées sur sa chemise. Elvira lui adressa un sourire : — pas un mot de ton discours ne m’est échappé ! — Voilà combien de temps ! répondit-il.
Comme si de rien ce n’était, ils s’acheminèrent sous les arcades du Lion d’Or. Errant en long et en large, ils affichaient un véritable intérêt pour ces modestes vitrines. Personne ne s’apercevait d’eux. Pio lui demanda si elle allait bien avec son mari. Elle répondit qu’on ne doit jamais poser des questions comme ça. Il voulut alors savoir si elle regrettait le temps de leurs déplacements à Bologne, tous les deux, lors du fameux cours pour fonctionnaires. Elle se borna à répondre que leurs cahiers avaient inutilement voyagé, puisqu’ils n’avaient pas eu le soin d’y transcrire leurs odyssées verbales ni leurs petits gestes si denses de signification : il y en aurait eu assez pour un livre long et lourd comme celui du grand-père de la stèle.
Pio lui demanda si, un jour, serait-elle disponible pour une belle promenade s(échouant sur une terrasse où l’on pourrait goûter une glace. — Bien sûr ! répondit Elvira. Ensuite, par un de ses typiques rires désarmants, elle ajouta : pourquoi ne l’avons-nous pas envisagé avant ? »
Giovanni Merloni, L’étrange histoire, acrylique sur carton
50 x 65 cm, 2019
Au beau milieu des nymphéas pourris
Dans une autre vie, Elle avait été un petit galet gris, doré par les premières lueurs de l’aube.
Ce caillou silencieux, récalcitrant et pourtant fidèle demeurait hier dans ma main et s’y abandonnait avec confiance et dévotion. Cependant, Elle avait froid et la chaleur de ma main ne lui suffisait pas. J’écartai alors mes doigts pour que le premier soleil de Normandie puisse lui redonner les couleurs, notamment le rouge coquelicot de ses lèvres, le bleu céleste de ses yeux et l’or nuancé de ses cheveux.
Grâce aux caresses du soleil, sa silhouette grandit à démesure, portant son visage à la portée du mien, sa bouche de la mienne, mais…
« C’est trop tard, désormais ! Je dois rentrer ! Je file… » m’a-t-elle dit, le temps tout bref qu’il lui fallait pour redevenir galet.
« Tu ne m’as jamais parlé de cette fontaine ! » lui répondis-je, avant qu’il arrive ce qui devait arriver…
Pour combien de jours et d’années devrai-je me demander si c’était moi le lanceur du galet dans la fontaine boueuse ou si c’était une main invisible — celle d’un mari jaloux ? d’un fils vindicatif ? — qui avait arraché de mes mains mon trésor incommensurable pour le renvoyer avec brutale assurance au beau milieu des nymphéas pourris.
Toujours est-il qu’Elle souriait en revenant subitement à la surface, avant de trouver une halte agréable dans la petite île herbeuse dont je ne m’étais pas aperçu. Elle ne paraissait pas triste pour notre brusque séparation. Au contraire, Elle semblait prête à faire front à ses multiples devoirs cumulés, quand l’effet du caillou jeté dans l’eau se matérialisa en de typiques cercles concentriques prenant au fur et à mesure la forme de haies ou carrément de cruels remparts d’une inexpugnable citadelle fortifiée…
À ceux qui disent que mes poésies sont sombres je répondrai : « bien sûr je me sers parfois d’un sombrero pour me dérober aux intempéries de journées agressives ou alors aux méchancetés de la banalité humaine »
À ceux qui pensent que mes vers sont inquiétants je répondrai : « même pas un jour me fut vraiment complaisant, même si je souriais je riais je chantais je tombais amoureux »
« Et pourtant je suis bien heureux caressé par la grâce de la joie de vivre quand je me laisse emporter par les vers ô combien sombres et inquiétants que je découvre, tentaculaires, dans les livres de Charles Baudelaire ou dans le bateau ivre d’Arthur Rimbaud »
À ceux qui voudraient définitivement m’emprisonner dans les faux draps d’un autre avec le seul but de s’absoudre de leurs fermetures ancestrales je répondrai : « il me faudra d’une vie pour recomposer la mosaïque d’où rebondiront mes joies mes enthousiasmes, mes convictions inébranlables, mes mélancolies naïves
mais je ne ferai rien, rien du tout pour extirper ceux qui ne m’aiment pas du brouillard insondable de leur indifférence »
Giovanni Merloni
Sombrero
À chi dice che le mie poesie sono cupe risponderò che talvolta portavo il sombrero per ripararmi dalle intemperie di giornate aggressive e dalle cattiverie della banalità
A chi pensa che i miei versi sono inquietanti risponderò che nemmeno un giorno fu veramente sereno, anche se sorridevo anche se ridevo anche se cantavo anche se mi innamoravo
A chi vorrebbe definitivamente imprigionarmi nelle sembianze di qualcun altro al solo scopo di assolversi delle sue ataviche chiusure risponderò che mi ci vorrà una vita a ricomporre il puzzle da cui rispunteranno le mie gioie i miei entusiasmi, le mie convinzioni Indistruttibili le mie malinconie, i miei stupori, ma non farò niente, proprio niente per far riemergere chi non mi ama dall’insondabile nebbia della sua indifferenza.
Turin, 1er mai 2008, fête du Travail au lendemain d’une débâcle électorale particulièrement déchirante pour le centre gauche en Italie
Mes chers lecteurs, Ça fait plusieurs jours qu’ils étaient déjà prêts, le cœur et le corps de l’article d’aujourd’hui, consacré au rapport entre la Résistance à la dictature en Italie et la recherche de formes d’expression littéraires et artistiques alternatives aux multiples muselières que le régime mussolinien imposait par le biais du conformisme et de la violence. Le témoignage de Cesare Pavese du 20 mai 1945 suffisait déjà, en lui-même, à expliquer les raisons de ma citation dévouée. Cependant, j’aurais voulu être capable d’expliquer, en quelques mots, un inquiétant parallélisme, que je vois comme dans un miroir renversé : — d’un côté, ce prodigieux procès de construction de la liberté dans la poésie et le roman (notamment chez des écrivains devenus célèbres au lendemain de la Libération, comme Cesare Pavese, Elio Vittorini, Italo Calvino, Natalia Ginzburg, Beppe Fenoglio et Mario Soldati, pour ne parler que des écrivains de Turin et du Piémont) : une construction alimentée par un dialogue fertile avec des « ailleurs » d’emprunt, épurés par la magie de la traduction, qui aboutit finalement à l’affranchissement des mensonges rhétoriques et baroques de la langue officielle ; — de l’autre côté, le procès actuel où toute ambition de conjuguer la vérité avec la sincérité et la recherche intransigeante d’une beauté cohérente va depuis des années cogner contre un nouveau « langage des choses » que je perçois comme une censure et une dictature. Malheureusement, le singulier parallélisme entre la « xénophilie » de nos plus grands écrivains du XXe siècle et « l’amour de l’ailleurs » que je partage avec nombre d’émigrants ayant abandonné l’Italie à contrecœur ne semble pas aboutir au même résultat. Si, traduisant en italien William Faulkner, Ernest Hemingway et Francis Scott Fitzgerald, Cesare Pavese avait su « importer » dans notre langue un vigoureux souffle de liberté, je crois que mon apprentissage ni mes échanges de plus en plus intéressants, pour moi, avec la littérature française n’auront aucune rechute dans le pays où j’ai quand même essayé de faire de mon mieux jusqu’à mes soixante et un ans. Pendant ces derniers jours, j’essayais de reconstruire de façon assez synthétique — autour des mots « Libération », « Constitution républicaine », « Unité » et « Humanité » — la parabole politique et culturelle de mon pays de 1945 à nos jours en suivant des dates-charnières dont je garde une précise mémoire. Mais ce n’est pas à moi de le faire. Il me faudrait le courage d’une fiction aussi romanesque que solitaire digne d’écrivains majeurs comme l’auteur du « Maître et Marguerite » ou du « Désert des tartares »… Giovanni Merloni
« Il y a eu des jours où il a suffi du regard, du clin d’œil d’un inconnu pour nous faire tressaillir et nous arrêter devant le précipice »
Depuis des années, nous tendons nos oreilles aux nouveaux mots. Depuis des années, nous apercevons les sursauts et les bégaiements des créatures nouvelles et saisissons en nous-mêmes ou dans les voix suffoquées de ce pays qui est le nôtre comme un souffle tiède de naissance. Mais ce furent très peu les livres italiens que nous eûmes envie de lire dans les bruyantes journées de l’ère fasciste, pendant cette absurde vie désœuvrée et pleine de contraintes que nous dûmes mener alors, et, plus que des livres, nous connûmes des hommes, la chair et le sang d’où les livres naissent. Dans nos efforts pour comprendre et pour vivre nous soutinrent des voix étrangères : chacun de nous fréquenta et aima de véritable amour la littérature d’un peuple, d’une société éloignée, et en parla, en fit la traduction, jusqu’à en faire une patrie idéale. Dans le langage fasciste, on appelait tout cela xénophilie. Les moins agressifs nous accusaient de vanité, d’exhibitionnisme ou alors d’exotisme frivole, tandis que les plus austères disaient que nous cherchions dans les modèles au-delà de l’océan et des Alpes un exutoire à notre manque de discipline sexuelle et sociale. Naturellement, ils ne pouvaient pas admettre que nous allions chercher ailleurs en Amérique, en Russie ou en Chine, et l’on ne sait pas où, cette chaleur humaine que l’Italie officielle ne nous donnait pas. Ils n’admettaient pas non plus que nous cherchions tout simplement nous-mêmes. Mais justement, ce fut ainsi. Là-bas, nous cherchâmes et trouvâmes nous-mêmes. Depuis les pages abruptes et bizarres de ces romans, depuis les images de ces films, arriva jusqu’à nous une première certitude : le désordre, même le plus violent et l’inquiétude de notre adolescence et de la société tout entière qui nous enveloppait, ils pouvaient se résoudre et s’apaiser dans un style, dans un ordre nouveau. Ils pouvaient et devaient se transfigurer en une nouvelle légende de l’homme. De cette légende, de cet esprit classique nous saisîmes le pressentiment dans la dure écorce de mœurs et de langages qui n’étaient pas faciles ni toujours accessibles ; mais, petit à petit, nous apprîmes à les chercher, à les soupçonner, à les deviner au fur et à mesure de chaque rencontre humaine. Nous savons, maintenant, en quelle direction il nous faut travailler. Les signes éparpillés que pendant les années sombres nous cueillions dans la voix d’un ami, lors d’une lecture, de quelques joies et de beaucoup de douleur , ils se sont à présent recomposés en un discours clair et aussi en une promesse. Et voilà le discours : nous n’irons pas vers le peuple. Parce que nous sommes déjà ce peuple et que tout le reste n’existe pas. Nous irons plutôt vers l’homme. Parce que l’obstacle, la croûte à briser est là, dans la solitude de l’homme — de nous et des autres. La nouvelle légende, le nouveau style, et même notre bonheur ne réside qu’en ça. Se donner le but d’aller vers le peuple : ça revient au même qu’avouer une mauvaise conscience. Aujourd’hui, nous avons beaucoup de remords, mais pas celui de n’avoir jamais oublié de quelle chair nous sommes. Nous savons que dans cette couche de la société qu’on a l’habitude d’appeler peuple le rire est plus franc, la souffrance plus vive, le mot plus sincère. Et nous prenons en compte tout cela. Mais quelle autre signification y a-t-il, en cela, en dehors du constat que dans le peuple la solitude est déjà vaincue — ou en train de l’être ? Avec ce même esprit, dans les romans, dans les poésies et dans les films qui nous dévoilèrent à nous-mêmes dans un passé très proche, l’homme était plus franc, plus vivant et sincère vis-à-vis de ce qu’on faisait chez nous. Cela dit, nous ne nous confessons pas inférieurs ou différemment constitués par rapport aux hommes qui font ces romans et ces films. Comme pour eux, pour nous aussi la tâche est dans la découverte, dans la célébration de l’homme au-delà de la solitude, au-delà de toutes les solitudes de l’orgueil et du sens.
Ces années d’angoisse et de sang nous ont appris que l’angoisse et le sang ne marquent pas la fin de tout. Une chose se sauve de l’horreur, elle est l’ouverture de l’homme envers l’homme. De cela, nous sommes tout à fait sûrs, parce que jamais l’homme n’a été moins seul que pendant ces temps de solitude affreuse. Il y a eu des jours où il a suffi du regard, du clin d’œil d’un inconnu pour nous faire tressaillir et nous arrêter devant le précipice. Nous savions, nous savons que partout, dans les yeux les plus ignares et les plus torves, une charité et une innocence couvent que c’est à nous de partager. Bien de barrières et stupides murailles se sont écroulées en ces jours-ci. Même pour nous, obéissant depuis longtemps déjà à la supplique inconsciente de toute présence humaine, ce fut une surprise de nous voir envahis, submergés par autant de richesse. Il est vrai que l’homme a dévoilé ce qui demeure en lui de plus vif. Maintenant, puisque c’est nous qui en avons la tâche, il attend que nous sachions le comprendre et en parler. Parler. Les mots sont notre métier. Nous assumons cela sans ombre de timidité ni d’ironie. Les mots sont des choses tendres, intraitables et vivantes, faites pour l’homme tandis que l’homme n’est pas fait pour elles. Nous avons tous la sensation de vivre dans un temps où cela devient nécessaire de ramener les mots à la même netteté nue et solide qu’ils avaient quand l’homme les créa pour s’en servir. Et, puisque les mots servent à l’homme, il nous arrive justement que les nouveaux mots nous saisissent et nous émeuvent comme une prière ou un bulletin de guerre et cela n’a rien à voir avec aucune des voix, même les plus pompeuses, du monde qui meurt. Notre tâche est difficile, mais vivante. Elle est aussi la seule qui garde un sens et une espérance. Les hommes qui attendent nos mots, ce sont de pauvres hommes comme nous. Comme nous les sommes si nous oublions que la vie est dans la communion. Ils nous écouteront avec sévérité et confiance à la fois, prêts à incarner les mots que nous dirons. Les décevoir ce serait les trahir et ce serait aussi trahir notre passé..
Cesare Pavese Article publié sur L’Unità de Turin, 20 mai 1945
« Ci furono giorni che bastò lo sguardo, l’ammicco di uno sconosciuto per farci trasalire e trattenerci dal precipizio »
Da anni tendiamo l’orecchio alle nuove parole. Da anni percepiamo i sussulti e i balbettii delle creature nuove e cogliamo in noi stessi e nelle voci soffocate di questo nostro paese come un tepido fiato di nascite. Ma pochi libri italiani ci riuscì di leggere nelle giornate chiassose dell’èra fascista, in quella assurda vita disoccupata e contratta che ci toccò condurre allora, e più che libri conoscemmo uomini, conoscemmo la carne e il sangue da cui nascono i libri. Nei nostri sforzi per comprendere e per vivere ci sorressero voci straniere: ciascuno di noi frequentò e amò d’amore la letteratura di un popolo, di una società lontana, e ne parlò, ne tradusse, se ne fece una patria ideale. Tutto ciò in linguaggio fascista si chiamava esterofilia. I più miti ci accusavano di vanità esibizionistica e di fatuo esotismo, i più austeri dicevano che noi cercavamo nei gusti e nei modelli d’oltreoceano e d’oltralpe uno sfogo alla nostra indisciplina sessuale e sociale. Naturalmente non potevano ammettere che noi cercassimo in America, in Russia, in Cina e chi sa dove, un calore umano che l’Italia ufficiale non ci dava. Meno ancora, che cercassimo semplicemente noi stessi. Invece fu proprio così. Laggiù noi cercammo e trovammo noi stessi. Dalle pagine dure e bizzarre di quei romanzi, dalle immagini di quei film venne a noi la prima certezza che il disordine, la stessa violenza, l’inquietudine della nostra adolescenza e di tutta la società che ci avvolgeva, potevano risolversi e placarsi in uno stile, in un ordine nuovo, potevano e dovevano trasfigurarsi in una nuova leggenda dell’uomo. Questa leggenda, questa classicità la presentimmo sotto la scorza dura di un costume e di un linguaggio non facile, non sempre accessibili; ma a poco a poco imparammo a cercarla, a supporla, a indovinarla in ogni nostro incontro umano. Noi adesso sappiamo in che senso ci tocca lavorare. I cenni dispersi che negli anni bui raccoglievamo dalla voce di un amico, da una lettura, da qualche gioia e da molto dolore, si sono ora composti in un chiaro discorso e in una certa promessa. E il discorso è questo, che noi non andremo verso il popolo. Perché già siamo popolo e tutto il resto è inesistente. Andremo se mai verso l’uomo. Perché questo è l’ostacolo, la crosta da rompere: la solitudine dell’uomo – di noi e degli altri.
La nuova leggenda, il nuovo stile sta tutto qui. E con questo la nostra felicità. Proporsi di andare verso il popolo è in sostanza confessare una cattiva coscienza. Ora, noi abbiamo molti rimorsi ma non quello di aver mai dimenticato di che carne siamo fatti. Sappiamo che in quello strato sociale che si suole chiamare popolo la risata è più schietta, la sofferenza più viva, la parola più sincera. E di questo teniamo conto. Ma che altro significa ciò sennonché nel popolo la solitudine è già vinta – o sulla strada di esser vinta? Allo stesso modo, nei romanzi, nelle poesie e nei film che ci rivelarono a noi stessi in un vicino passato, l’uomo era più schietto, più vivo e più sincero che in tutto quanto si faceva a casa nostra. Ma non per questo noi ci confessiamo inferiori o diversamente costituiti dagli uomini che fanno quei romanzi e quei film. Come per costoro, per noi il compito è scoprire, celebrare l’uomo di là dalla solitudine, di là da tutte le solitudini dell’orgoglio e del senso.
Questi anni di angoscia e di sangue ci hanno insegnato che l’angoscia e il sangue non sono la fine di tutto. Una cosa si salva sull’orrore, ed è l’apertura dell’uomo verso l’uomo. Di questo siamo ben sicuri perché mai l’uomo è stato meno solo che in questi tempi di solitudine paurosa. Ci furono giorni che bastò lo sguardo, l’ammicco di uno sconosciuto per farci trasalire e trattenerci dal precipizio. Sapevamo e sappiamo che dappertutto, dentro gli occhi più ignari o più torvi, cova una carità, un’innocenza che sta in noi condividere. Molte barriere, molte stupide muraglie sono cadute in questi giorni. Anche per noi, che già da tempo ubbidivamo all’inconscia supplica di ogni presenza umana, fu uno stupore sentirci investire, sommergere da tanta ricchezza. Davvero l’uomo, in quanto ha di più vivo, si è svelato, e adesso attende che noialtri, cui tocca, sappiamo comprendere e parlare. Parlare. Le parole sono il nostro mestiere. Lo diciamo senza ombra di timidezza o di ironia. Le parole sono tenere cose, intrattabili e vive, ma fatte per l’uomo e non l’uomo per loro. Sentiamo tutti di vivere in un tempo in cui bisogna riportare le parole alla solida e nuda nettezza di quando l’uomo le creava per servirsene. E ci accade che proprio per questo, perché servono all’uomo, le nuove parole ci commuovano e afferrino come nessuna delle voci più pompose del mondo che muore, come una preghiera o un bollettino di guerra. Il nostro compito è difficile ma vivo. È anche il solo che abbia un senso e una speranza. Sono uomini quelli che attendono le nostre parole, poveri uomini come noialtri quando scordiamo che la vita è comunione. Ci ascolteranno con durezza e con fiducia, pronti a incarnare le parole che diremo. Deluderli sarebbe tradirli, sarebbe tradire anche il nostro passato..
Cesare Pavese Articolo pubblicato su L’Unità di Torino, 20 maggio 1945
Ce vendredi 21 juin, les Poètes sans frontières ont lancé une chaîne poétique sur le thème de la PAIX.
Les amis et les sympathisants de Poètes sans frontières ont été invités à consacrer une minute dans la journée à la lecture à voix haute d’un poème ayant pour sujet la Paix.
Pour participer moi aussi à cette initiative à la fois solennelle et solidaire, j’ai invité mes amis de Twitter à m’envoyer une citation de leur choix sur le thème de la Paix, ou alors une poésie d’eux-mêmes, qu’au fur et à mesure je vais insérer ci-dessous.
Et voilà ma contribution : le texte d’une chanson au sujet de la guerre écrite par Italo Calvino en 1958 :
Où s’envole-t-il le vautour ?
Un jour dans le monde, la dernière guerre se termina, le sombre canon se tut et ne tira plus, alors que, depuis la terre aride, en manque de son affreuse nourriture, un troupeau de vautours noirs se leva.
Où s’envole-t-il le vautour ? Vole ailleurs, vautour, vole-t’en de ma terre à moi : c’est la terre de l’amour.
Le vautour chercha le fleuve et le fleuve lui dit : « Non ! Vole ailleurs, vautour, vole-t’en ! Dans le limpide courant, on ne voit, maintenant, que les carpes et les truites, ils ne sont plus là les corps des soldats qui le font saigner ».
Où s’envole-t-il le vautour ? Vole ailleurs, vautour, vole-t’en de ma terre à moi : c’est la terre de l’amour.
Le vautour chercha la forêt, mais la forêt lui dit : « Non ! Vole ailleurs, vautour, vole-t’en ! Parmi les feuilles, au milieu des branches, seuls les rayons de soleil passent, les écureuils et les grenouilles,
et l’on ne veut plus des coups du fusil ».
Où s’envole-t-il le vautour ? Vole ailleurs, vautour,
vole-t’en de ma terre à moi : c’est la terre de l’amour.
Le vautour bondit sur l’écho, l’écho aussi lui dit : « Non ‘ Vole ailleurs, vautour, vole-t’en ! Je ne porte que les chants, les bruits sourds des sapes, les rondes et les berceuses, je n’en veux plus du grondement du canon ».
Où s’envole-t-il le vautour ? Vole ailleurs, vautour,
vole-t’en de ma terre à moi :
c’est la terre de l’amour.
Le vautour s’en alla chez les Allemands, les Allemands lui dirent : « Non ! Vole ailleurs, vautour, vole-t’en ! Nous ne voulons plus manger de la boue, de la haine et du plomb dans les guerres, du pain et des maisons dans la terre d’autrui, nous ne voulons plus voler ».
Où s’envole-t-il le vautour ? Vole ailleurs, vautour,
vole-t’en de ma terre à moi : c’est la terre de l’amour.
Le vautour s’en alla chez la mère et la mère lui dit : « Non ! Vole ailleurs, vautour, vole-t’en ! Mes enfants je ne les donne qu’à une belle fiancée qui les emmène dans son lit, je ne les envoie pas tuer ! »
Où s’envole-t-il le vautour ? Vole ailleurs, vautour,
vole-t’en de ma terre à moi :
c’est la terre de l’amour.
Le vautour chercha l’uranium et l’uranium lui dit : « Non ! Vole ailleurs, vautour, vole-t’en ! Ma force nucléaire nous amènera sur la Lune, elle n’explosera pas, brûlante, en détruisant les villes ».
Où s’envole-t-il le vautour ? Vole ailleurs, vautour,
vole-t’en de ma terre à moi :
c’est la terre de l’amour.
Mais ceux qui regrettaient les guerres, ce jour-là, dans un lieu déserté pour comploter se rassemblèrent. Ils virent ce troupeau arriver, voltigeant, du ciel, et descendre, descendre avant que quelqu’un s’écriât :
Où s’envole-t-il le vautour ? Vole ailleurs, vautour, vole-t’en de ma tête à moi : mais le rapace les dévora. Italo Calvino, Dove vola l’avvoltoio ? (Trad. Giovanni Merloni)
Giovanni Merloni, La menace, pastel sur papier, 1970
Une seule strophe pour la paix
J’avais un revolver. L’elfe s’intéressa : » Quel est cet os coudé qui dans ta main scintille ? – Quand j’ai raison, je tire et l’autre décanille. – Si tu as tort ? – Je tire ! » Et, voltant, me laissa. Noël Bernard
Paix à celui qui hurle parce qu’il voit clair Paix à nos esprits malades, à nos coeurs éclatés Paix à nos membres fatigués, déchirés Paix à nos générations dégénérées Paix aux grandes confusions de la misère Paix à celui qui cherche en se frappant la tête contre les murs de béton Paix au courroux de l’homme qui a faim Paix à l’enfant qui vient de naître Paix à la haine, à la rage des opprimés Paix à celui qui travaille de ses mains Paix à cette nature qui nous a toujours donné le meilleur d’elle-même et dont chaque homme quel qu’il soit a besoin Paix à nos ventres, grands réservoirs de poubelles académiques Paix à vous mes amis, dont la tendresse m’est une nécessité Paix et respect de la vie de chacun Paix à la fascination du feu, paix au lever du jour, à la tombée de la nuit
Paix à celui qui marche sur les routes jusqu’aux horizons sans fin Paix au cheval de labours Paix aux âmes mal-nées qui enfantent des cauchemars Paix aux rivières, aux mers, aux océans qui accouchent de poissons luisants de gas-oil Paix à toi ma mère, dont me sourire douloureux s’efface auprès de tes enfants Paix enfin à celui qui n’est plus et qui toute sa vie a trimé attendant des jours meilleurs PAIX… PAIX… PAIX… Catherine Ribeiro + Alpes, par Marie-Noëlle Bertrand
C’est la récolte et sur les doigts, fleurit un réseau écarlate. On l’aspire, sans trop penser. Des billes rouges, et des filins, qui se relient et qu’on avale. Ne gâchons pas. Et l’on retourne à la moisson, un nouveau ruisseau à l’index. Déjà réapparu. Encore du rouge et l’on recycle, et l’on avale, et il reviendra dans les veines. Oui, mais on cueille. N’importe quel serpent se mordrait bien la main, si il en avait une. Voilà le champ vidé, nous en voilà des tonnes, et nous voilà comptable. Et tout bien réfléchi, nous aurions préféré en calculer moins long. Si nous n’avions pas tant fourni d’engrais à nos chardons. François Bonneau
Le soir on croise les jambes on fume on regarde les oiseaux qui plongent vers le haut dans la lumière. Thomas Vinau, La trève par Brigitte Célérier
«Effacez dans les flots vos couleurs meurtrières.
Les roseaux sont nombreux et le roc est épais ;
Chacun en peut tirer sa pipe. Plus de guerres,
Plus de sang ! Désormais vivez comme des frères,
Et tous, unis, fumez le Calumet de Paix !» Charles Baudelaire, par Élisabeth Chamontin
J’attends la fuite des vents à la renverse paix sur les noyés et les goémons paix sur les îles et les quais
mon cœur tranquille caboulot à la bonne brise au-dessus des limons affiche son enseigne « Au repos du marin » Xavier Grall par Claudine Chapuis
un désir d’union oh ! ce désir d’union
fluide, fertile double du double double du redoublement
pétales ouverts pétales sans fin, parfumés du parfum de l’indicible la fleur du perpétuel
fontaines le pouls de la fenêtre s’éveille le pouls lumineux du point du jour éblouissant Henri Michaux – Paix dans les brisements par Clotilde Daubert
C’est un matin très sombre, au dehors il fait noir. Par ce temps j’ai besoin d’un grand café bien noir Je t’apporte un bon thé au lit, si t’es pas contre Mon pied, le pied du lit : douleur de la rencontre Guy Deflaux, 10.12.2011
Entendu il y a un long temps dans une allée d’un hypermarché: « Ce n’est pas tant pour les autres que l’on pardonne que pour soi. » José Defrançois
« Sur les pages lues Sur toutes les pages blanches Pierre sang papier ou cendre J’écris ton nom
Sur les images dorées Sur les armes des guerriers Sur la couronne des rois J’écris ton nom » Paul Eluard par Marie-Christine Grimard
La paix, objet de ma quête nocturne ! Fenêtre fermée contre voisin fêtard, Tout petits écouteurs, Un bel album du Zawinul Syndicate, Fondu au noir. Claire Grivet
Trouver enfin la paix qui douce y pleut… Y pleut des voiles du matin sur le chant des grillons Là-bas, où minuit n’est qu’étincelles, midi pourpres lueurs Et le soir nuées de vols de lingots… W.B. Yeats, the Lake Isle of Innisfree: … par Claire Grivet
« Art des jours art des nuits La balance des blessures qui s’appelle Pardonne Balance rouge et sensible au poids d’un vol d’oiseau Quand les écuyères au col de neige les mains vides Poussent leurs chars de vapeur sur les prés Cette balance sans cesse affolée je la vois Je vois l’ibis aux belles manières Qui revient de l’étang lacé dans mon cœur Les roues du rêve charment les splendides ornières Qui se lèvent très haut sur les coquilles de leurs robes Et l’étonnement bondit de-ci de là sur la mer Partez ma chère aurore n’oubliez rien de ma vie Prenez ces roses qui grimpent au puits des miroirs Prenez les battements de tous les cils Prenez jusqu’aux fils qui soutiennent les pas des danseurs de corde et des gouttes d’eau Art des jours art des nuits (…) » André Breton, Clair de terre, « Non-lieu » (Poésie/Gallimard; 1966, page 109) par Dominique Hasselmann
La plus jolie prière Le regard innocent Du tout-petit enfant Lui ne veut ni la guerre Ni la peur, ni le sang Mais l’amour de sa mère Et la paix sur la terre. Josette Hersent
pas facile de placer des mots entre la lumière qui tombe et puis la peur qui vient on ne sait d’où au point de devoir prendre l’air qui manque Antoine Emaz Os Editions Tarabuste par Élise Lamiscarre
«Car ces cœurs qui haïssaient la guerre
battaient pour la liberté au rythme même
des saisons et des marées, du jour et de la nuit. Robert Desnos 1943 par Laurence Lebel
Double éclair. Des champignons surgirent autour de la montagne où l’ermite avait fui, loin des irrécupérables, trop près encore de sa faiblesse pour se reposer. Les champignons croissaient en accéléré, leurs spores en crinière léonine virant de l’orange au blanc. Enfin, la paix. Marc Mahé Pestka
si vis pacem para bellum ses vices parsèment bel homme si tu veux la paix prépare la guerre sicut vela parentes alas agerent (approche fantassine fantaisiste) Noëlle Rollet
Avec des mots très simples Sans fard et sans tics De langage Tout enrobés au lait De la tendresse humaine Le poète s’écrie : Allez en Paix ! Francis Vladimir
Giovanni Merloni, On the road, acrylique sur toile 100 x 81 cm, 2019
S’agit-il d’une Motivation, ou alors avons-nous tous affaire à une Modification ?
Dans l’un de mes textes repères préférés, en faisant régulièrement la navette entre les deux Panthéons de Paris et de Rome, Léon Delmont, un Français très gentil, tout en « vous » adressant son monologue tout à fait adapté au rythme du train ainsi qu’aux déguisements sociaux que la vieille Europe lui imposait incessamment comme des tabous, se préparait à affronter une profonde modification dans sa vie. Puisqu’il s’agissait d’un (nouveau) roman à l’esprit ouvert et problématique, le lecteur n’était pas, en principe, obligé de lui croire : au-delà de la modification produite par une rupture personnelle et privée plus ou moins définitive, ce voyageur torturé découvrait « dans les choses » l’écroulement, autour de lui, d’un système de certitudes dont la certitude de l’amour ne se révélait qu’une miette. Une prodigieuse clairvoyance, celle de Michel Butor qu’en 1957 saisissait déjà la métamorphose profonde que les humains allaient subir par les mille sirènes d’un progrès soi-disant bénéfique et prometteur ayant au contraire en lui-même les instruments fatals de la désintégration et de la transformation des êtres pensants en robots… Bien sûr, s’inspirant à la magie d’une idéale proximité, ressemblance et même affinité entre les deux villes de Rome et Paris, ce roman ne se borne pas à proposer au lecteur une vision pour ainsi dire matérialiste de la modification en acte. Il contient une invitation à la spiritualité, religieuse dans le fond, aidant à entrevoir une possible sortie dans la beauté que malgré tout reproduit le rythme du train avec toutes les transitions, même redoutables et affreuses, qui menacent nos existences. Qu’il se dérobe ou pas, totalement ou partiellement, à cette modification annoncée, Léon renoncera, comme le Baptiste des Enfants du Paradis (1945), à l’amour de sa Garance à lui. Car le voyage n’a finalement pas le don de rapprocher jusqu’au bout, comme le peut la rêverie d’un instant, deux réalités lointaines et tout compte fait non assimilables. Le voyageur finira par soumettre ses glorieuses rêveries au rythme d’un train qui ne va nulle part. Ou alors il se déplacera à l’infini d’un pôle à l’autre de son univers, tout en sachant que ses déplacements ne changeront rien à son existence piégée ni à son destin escompté… Parce que la véritable modification n’est pas le résultat d’un acte libre ni d’un geste fou. Elle se produit invisiblement et durablement en chacun de nous comme une drogue nous ouvrant des paradis qui ne le sont pas.
video della « motivation » ::
« La motivation » (2009) avec Paolo Merloni.
Réalisation : Gabriella Merloni
Je viens de citer ce livre de Michel Butor qui m’avait profondément touché au temps de ma première installation à Paris — période caractérisée alors par plusieurs allers-retours de Paris à Rome sur le même Palatino dont se servait Léon Delmont — parce qu’en retrouvant une vidéo réalisée en 2009 par ma fille Gabriella au sujet de « La motivation », ayant pour unique acteur mon fils Paolo, la répétition obsessionnelle de ce titre emblématique m’a brusquement invité à réfléchir. D’abord, je me suis interrogé sur le rôle qu’une sincère motivation assume en chacune de nos actions délibérées. Ensuite, je me suis trouvé en forte difficulté devant une question plus philosophique : existe-t-il un rapport entre la motivation requise pour n’importe quelle candidature d’emploi et la motivation réelle des entreprises publiques et privées ? Enfin, une hypothèse a jailli tout à fait spontanément. Puisqu’on vit désormais plongé dans un monde changé ou, pour mieux dire, intimement modifié, est-ce qu’entre-temps, sous nos regards impuissants et forcément distraits, une modification s’est produite dans le mécanisme vertueux de la motivation ?
Aujourd’hui, je publie un texte que j’avais écrit pour la Ronde du 15 mai dernier, autour du thème « désir/s », publié ce jour-là sur le blogJFrishdeJoseph FRISCH. G.M.
Giovanni Merloni, Le duo, acrylique sur toile 61×46 cm, 2019
Avant 1968, dans ma langue d’origine, le mot « désir » était presque un tabou, évoquant sans doute, sous l’empire absolu d’une église omniprésente, le « desiderio della mela » (désir de la pomme) dont Ève fut subjuguée, précipitant l’immense peuple des humains dans la faute et, par conséquent, dans les pièges du pouvoir absolu et de la censure. Certes, dans l’incontournable film en bande dessinée de Walt Disney, Cendrillon chantait de sa voix argentine :
Et, bien sûr, les personnes cultivées avaient retenu une notion plus ou moins vague de la leçon de Freud, ô combien sage et libératrice ! Les pauvres adolescents comme moi, tiraillés par les devoirs et les urgences brusques d’une nouvelle vie jaillissant sans transition des cendres de l’enfance, recherchaient les réponses dans les livres. Heureusement, dans notre appartement spartiate — que ma mère avait su quand même rendre élégant —, il y avait une bibliothèque où les livres maudits n’étaient pas cachés ! Mon premier maître d’insoumission ce fut le Boccace, prodigieux connaisseur des langues anciennes et courageux témoin d’une grande vitalité souterraine au sein d’une région — la Toscane au XIIIe siècle — où les préceptes de l’église cognaient contre une société en brusque évolution. Sa magistrale ironie ne se séparait de l’aspiration aux sentiments purs et élevés qu’en face de l’évidence des faits et des comédies que le désir provoque, surtout quand il est contrarié ou empêché. Par le biais de la dérision des prêtres ou des moines maladroits, de mes ingrats treize ou quatorze ans, j’apprenais l’innocence de cette force animale suscitée par le désir irrépressible d’aller à la rencontre de la différence. Mon deuxième maître a été Choderlos de Laclos. Ses « Liaisons dangereuses » à la couverture céleste, tout en m’ouvrant ce monde du XVIIIe siècle propice au dialogue épistolaire, révélèrent à mes yeux le véritable enjeu : ce que le désir déjouait c’était la possibilité d’être libre. En attendant la liberté, on s’accordait le plaisir d’être des libertins… Une façon peut-être de lutter pour avoir une orbite dans le firmament hiérarchiquement établi de la cour du Roi. Avec le temps et les lectures, où les romans occupaient la plus grande place, j’ai appris enfin que le désir ne peut pas être relégué au seul témoignage de notre vie amoureuse ou, pour mieux le dire, sexuelle.
Ensuite, avançant dans le chemin de la vie, on se voit au fur et à mesure démunis, hélas, face à certains genres de désir. Il y a pourtant une sorte de compensation : de nouveaux désirs remplacent les anciens. Ou, tout simplement, ils s’y ajoutent selon une progression directement proportionnelle à l’âge. Si après les 12-13 ans on n’a qu’un désir au monde, après 20 ans on en a deux, trois après les 30 ans et ainsi de suite…
Les sept désirs d’un septuagénaire
J’ai le désir de retrouver le souffle après la chute, renouant brusquement avec les surprises du jour.
J’ai le désir de changer en sourire de joie la grimace figée d’un émoi délétère.
J’ai le désir de remonter la montagne en écartant dignement les cailloux roulants.
J’ai le désir de nous frayer un chemin de liberté main dans la main avec mes camarades en colère.
J’ai le désir de sortir indemne de l’abrupt récit de notre histoire trahie, leurrée par la beauté des lieux où nous avons grandi.
J’ai le désir de partager le projet gigantesque d’un monde respectueux de lui-même, de peuples qui cessent de se suicider, de gens qui arrêtent de s’entretuer.
Et je désire enfin qu’on laisse vivre les poètes et les bêtes, les arbres et les Vénus en marbre, les insectes et les architectes, nos villes natales avec leurs cathédrales, les vérités des livres et des humains ivres !
« Mémoire comme citadelle préservant des amours en cage… »
« Dans l’univers de la poésie, le voyage est inégal. On se laisse plus facilement bercer par des rythmes connus, déclenchés au fur et à mesure par les strophes célèbres des Maîtres incommensurables, ou alors par les voix abruptes, en contre-chant, de quelques poètes maudits. Cependant, au cours de notre navigation, il nous arrive de frôler de nouvelles constellations, des voix inattendues qui d’un coup nous intriguent ou alors s’emparent de notre enthousiasme au fur et à mesure de leurs apparitions sur le plateau de la scène ouverte… » Voilà ce que m’a confié l’un des participants, vendredi dernier, le 24 mai, à la rencontre des Poètes sans frontières — au Hang’Art, 63 quai de Seine, 75019 Paris —, consacrée à Kim WAAG, une poète à part entière tout en étant depuis toujours chanteuse, musicienne, danseuse et plasticienne.
Dans le petit espace perturbé par les sirènes des ambulances et les bruits désormais familiers d’un local consacré à l’éphémère contemporain, il était difficile sinon impossible d’accueillir même un échantillon des performances musicales-poétiques dont Kim WAAG fait souvent cadeau au public médusé de la salle Pétrarque de Montpellier ou au sein de l’association CadenceArt Vocal qu’elle anime, avec le soutien du maire-poète, dans la commune de Palavas-Les-Flots. Au commencement, l’absence de Vital Heurtebize, actuellement au Canada, laissait serpenter une certaine inquiétude parmi les participants. Avec très peu de mots efficaces, Vital Heurtebize aurait d’emblée « situé » l’invitée et son monde poétique dans la dimension réelle, humaine, dont tout un chacun avait besoin pour apprendre jusqu’au bout la valeur de ce qu’elle allait nous partager. Heureusement, à la place de Vital Heurtebize, il y avait Christian Malaplate, un homme tout à fait à la hauteur de cette tâche, partageant, en tant que vice-président des Poètes sans frontières, le même esprit fondateur, engagé et engageant que Vital Heurtebize reconnaît à la poésie. En plus, à travers les émissions « Traces de lumières » (poésie et Carnets de voyage) qu’il anime auprès de RADIO FM PLUS 91fm, dont il est Président, Christian Malaplate consacre énormément d’énergies et d’intelligence au partage de la poésie avec le souci constant de l’approfondissement et de la qualité. Poète et écrivain reconnu, Christian Malaplate a mûri une grande expérience de passeur de poésie et d’animateur de scènes ouvertes où jusqu’ici quatre mille poètes ont pu s’exprimer, apprenant à mesurer leur univers intime à l’échelle branlante d’auditoires exigeants et sensibles.
Enfin, grâce aux lectures denses et pertinentes de Claire Dutrey et à la présentation illuminée de Christian Malaplate, ceux qui voyaient Kim WAAG pour la première fois ont été bien aidés à en entendre et savourer à fond le message poétique. Certes, l’envie demeure, en moi, d’assister prochainement à une performance poétique et musicale de Kim WAAG, comme « L’envol » par exemple, dont j’ai pu apprécier à la maison le splendide CD. En manque de la dimension spectaculaire, qui fait évidemment partie de la personnalité de notre invitée, elle a pu néanmoins dialoguer de façon approfondie avec les autres poètes présents, ce qui a rendu finalement cette rencontre chaleureuse et sincère.
Accompagnés par la voix incontournable de Claire Dutrey, vous lirez ci-dessous quelques-uns des poèmes publiés dans « Paix dans le cœur. Un chemin de poèmes rassemblés ». Ils correspondent, je crois, à une suprême exigence de décantation de l’essence et de l’essentiel de la vie, que Kim Waag a voulu extraire du magma d’une incessante création au service de la musique et de sa dimension théâtrale. Fille de Cécile Waag, elle aussi poète reconnue, Kim WAAG a suivi avec une rigueur tout à fait prodigieuse les deux parcours parallèles de la musique et du chant et celui des arts plastiques. À l’origine, elle chantait surtout et au fur et à mesure qu’elle apprenait à créer des musiques d’accompagnement (d’abord aux poèmes de sa mère) elle a atteint un niveau de maîtrise musicale et de familiarité avec les mots lui ouvrant les portes de la poésie, sous forme de paroles pour ses chansons ou de poèmes libres tout à fait autonomes. Je vois en ce parcours, et dans son penchant pour la mise en scène de spectacles au sens accompli, une véritable vocation théâtrale, la seule qui peut justifier d’ailleurs la cohabitation en elle de nombreux talents qui, en dehors de l’événement théâtral, se feraient réciproquement la guerre.
Je ne peux pas développer ici une trop longue réflexion que j’ai à cœur, sur le rapport entre la poésie et la chanson. Une grande partie des auteurs de chansons — Charles Trenet, Jacques Brel, Georges Brassens, Georges Gainsbourg, Léo Ferré et Barbara, par exemple — sont des poètes et même de grands poètes. En tout cas, tout en partageant ce qu’observe Christian Malaplate dans une émission de « Traces de lumières » consacrée aux poèmes en musique, je crois qu’en général la poésie n’ayant d’autre accompagnement que la musique des mots est finalement autre chose vis-à-vis de la chanson. Comme il arrive entre le roman et le film qui s’y inspire, il y a une distance, un décalage important entre la poésie et la chanson. Et aussi entre la chanson et la poésie accompagnée par la musique. Je crois que Kim WAAG, ayant tout expérimenté de ces trois possibilités expressives, mérite toute notre attention pour chacune d’elles. Est-ce qu’elle se prend jusqu’au bout au sérieux ? se dérobe-t-elle, au contraire, comme une jongleuse très habile, aux lourdes responsabilités que comporte l’être, par exemple, une poète ? Elle nous a confié que son but est la légèreté…
Par la seule musique des mots, dans ce recueil où le passé s’invite à petits pas, on découvre le désir irrépressible de revenir à l’intime, à la rêverie des « amours en cage » dont le dénouement, forcément caché, est quand même protégé par la mémoire.
Ce passage crucial de l’autodévoilement poétique de Kim WAAG me fait brusquement souvenir — pardonnez-moi de cette digression — d’une inoubliable promenade à Bruxelles, avec un couple d’amis très chers. Lui, un architecte totalement imprégné de culture française ayant eu une mère parisienne, nous conduisait avec légèreté et enthousiasme par les sentiers magiques de ses traversées universitaires, nous faisant découvrir de l’intérieur ce que Bruxelles était alors, dans les années 1970 et ce que cette ville extraordinaire demeure aujourd’hui, dans les années 2010. Notre promenade pleine de rires et de haltes aux comptoirs de la « Mort subite » s’échoua dans un petit café-bistrot derrière la Grande Place. Cette fois-là, nous ne nous arrêtâmes pas à boire : notre ami, à la vitesse d’un lièvre, nous invita à traverser des salles carrées combles de gens chuchotants… jusqu’à un petit escalier bien caché derrière un portemanteau très chargé.« Et puis, on montait là-haut ! » dit-il s’accompagnant d’un geste aussi inconsolable qu’élégant avant de faire demi-tour. C’est dans la communion des émotions et dans le partage de nos plus douloureux secrets que la poésie et la joie de vivre se déclenchent à l’unisson. Il suffit d’un seul geste, comme celui de mon ami de Belgique au bout d’une traversée fort évocatrice. Il suffit d’un seul vers, au milieu de la « Traversée » poétique où Kim WAAG nous convie :
« Serait-ce de mauvais augure De vouloir se débarrasser Des images les plus obscures Décramponnées à son passé ?
Mémoire comme citadelle Préservant des amours en cage S’attache à cette sentinelle Ridée… »
« Il y a de belles salles, à Montpellier et partout dans la France, pour des retours éphémères à l’âge d’or de l’Arcadie poétique… », m’a soufflé dans l’oreille mon voisin de banc. « Tandis qu’ici, à Paris, tout semble se rétrécir ! En tout cas, même ici, avec la contrainte de s’exprimer sur un seul pied comme les grues, la scène ouverte a marché aussi bien pour l’invitée que pour les poètes présents… »
Giovanni Merloni
Claire Dutrey lit « Les routes » et « Écriture » de Kim WAAG
Les routes
Il est des routes droites Rapides, attirantes Des chaussées peu étroites L’allure rassurante
Il est des routes courbes Qu’on parcourt solitaire Pour esquiver les fourbes On accroît le mystère
Il est des routes sombres Où l’on ne comprend pas Ce qui agit dans l’ombre Où s’égarent nos pas
Il est des routes fausses Souvent l’on se fourvoie Mais le destin nous hausse Vers de multiples voies
Il est des routes vertes Vibrantes de l’espoir Peuplées d’hommes alertes Toujours prêts à y croire
Il est des routes claires Qui s’ouvrent devant nous Dispensent la lumière Que le matin dénoue
Alors toutes ces routes Qui nous voient cheminer Accompagnent nos doutes Forment nos destinées
Kim Waag, Les routes, dans « Paix dans le cœur », La Nouvelle Pléiade, pages 8-9
Kim WAAG etClaire Dutrey
Écriture
Rentrer en soi Respirer l’espace intérieur Cheminer le long de ses silences Traverser les sentiers du temps comme autant de possibles trajectoires : Terres inconnues de l’écrit Dont le mijotement tressaille au-dedans.
Nous, humbles créateurs de sons et d’images Avançons à tâtons vers le profond de notre être En pénétrant tout un monde mouvant.
Alors qu’on ne croit que décrire, Les phrases emmènent bien plus loin les pensées Dans des contrées encore inexplorées, en quête de vérité La musique des mots anime des paysages singuliers Qui notre vision transforme.
En ce voyage, Nul ne peut à l’avance connaître Étapes ni destination. Ainsi que l’Aimé toujours est inconnu Après bien des années traversées ensemble au coin du même feu, Nous sommes à nous-mêmes des inconnus À mesure que nous défrichons des terres nouvelles jusqu’alors ignorées
Se tromper, Hésiter, Mot à mot avancer comme pas à pas Ou se laisser aller dans un torrent de sensations en longues phrases échevelées, Revenir sur ses pas Et, dans l’interrogation d’un regard chercher encor et encore Quelle identité on ignore
Tandis que les poètes défunts s’amusent aimablement de Nos inquiétudes d’explorateurs amoureux de mots Et de rythmes Qui fouillent la nuit noire, Fébrilement nous inventons ces trésors porteurs de joie !
L’homme se cherche Et par moments se trouve Dans l’orchestration des paroles qui le façonnent
Pendant que la plume Dessine les traits de cet incantatoire trajet L’être s’épanouit dans une plénitude.
Kim Waag, Écriture, dans « Paix dans le cœur », La Nouvelle Pléiade, pages 10-11
Claire Dutrey lit « Traversées » de Kim WAAG
Traversées
Voilà, ce matin j’ai brûlé Des pans entiers de mon passé Livrets pleins de mes écritures
De vieilles lettres abîmées Et des almanachs éraflés Des cahiers noircis par l’usure
Les flammes brûlaient mon visage Et je voyais Se consumer page après page Tout mon passé
Dans le cœur une égratignure Jusqu’à présent dissimulée Révèle comme une fêlure Une promesse effilochée
Un éclair tel une étincelle Un tourment d’avant l’orage Un souvenir infidèle Fumée
Un coup de vent a emporté Quelques feuillets tout enflammés Arrachés à quelques brochures
Et devant mes yeux affolés Un tas de brindilles allumées Mit le feu dans l’herbe en griffure
Les flammes brûlaient mon visage Et je tapais À toute force sur les branchages Entremêlés
Serait-ce de mauvais augure De vouloir se débarrasser Des images les plus obscures Décramponnées à son passé ?
Mémoire comme citadelle Préservant des amours en cage S’attache à cette sentinelle Ridée…
Quand le feu se fut arrêté Laissant la place nettoyée Pour la repousse de la nature
Sous les brindilles calcinées S’exhalait un air parfumé Prémices d’une vie future
Le soleil dorait mon visage Et je voyais Quelques morsures d’un autre âge Se refermer
J’ai respiré la démesure D’une soudaine étrangeté Plus de repères dans l’aventure Les tourments se sont envolés
Je ne me sens même plus frêle Pas docile et pas trop sage C’est la fête qu’une vie nouvelle Présage
Maintenant que j’ai déroulé Des pans entiers de mon passé Enfin je me sens plus légère
L’histoire n’est pas oubliée Mais les flammes l’ont épurée La vie présente est une fête !
Kim Waag, Traversées, dans « Paix dans le cœur », La Nouvelle Pléiade, pages 31-33
Claire Dutrey lit « L’infini » de Kim WAAG
L’infini
Que dit le batelier quand il navigue au loin, Se laissant balloter au gré des vagues nues Il avance au revers de la mer qui l’accueille : Perpétuel roulis de la masse bleutée
Son regard se répand bien plus loin que la houle, S’il cherche une limite à cette immensité Alors sa vue se voile et son cœur est troublé, Qui peut voir au-delà de l’horizon sans fin ?
Parti tôt ce matin relever ses filets Dans le bercement calme, augure de l’aurore Il aimerait pouvoir voguer sans aucun but Se laisser dériver, explorer l’inconnu
Se remplir de lumière, accueillir les embruns Sur ses joues, sur ses mains, lécher sa peau salée, Se nourrir de soleil, sourire à l’Univers, Dormir tout éveillé en respirant le ciel
Et son âme s’élève en un rayon de l’aube Il revoit sa famille et ses amours passés Son enfance joyeuse et ses parents défunts Il rejoint tous les êtres, connus ou inconnus
Kim Waag, extrait de L’infini, dans « Paix dans le cœur », La Nouvelle Pléiade, page 47
Claire Dutrey lit « À la fin du jourL’infini » de Kim WAAG
À la fin du jour
À la fin du jour, Quand l’agitation se dissipe Pour laisser au crépuscule La primeur d’un apaisement
À la fin du jour Je m’étends près du tilleul Pour accueillir les premières lueurs de nuit
À la fin du jour Regarde les vols criailleurs des hirondelles avant la sombritude La silhouette des cèdres encore éclairés vers l’ouest
Les nuées de moucherons groupés Qui se déplacent en ondulant Dans un bruissement d’air Douceur de l’air, fraîcheur des plantes arrosées
Puis les chauves-souris au vol zigzagant Comme ivres ou affolés.
À la fin du jour, Les yeux perdus dans la vastitude du ciel Je revois pas à pas le film de la journée écoulée :
Tumultes d’actions enchaînées sans relâche Tâches accomplies, Projets à peine ébauchés
À la fin du jour Sous la voûte apaisante L’agitation se dissout
Le corps lentement se dénoue Il n’est plus temps pour les tracas
À la fin du jour Même les arbres se calment Et tous les petits insectes de l’herbe S’endorment dans le soir
Avec Vénus et les premières étoiles, Étincelles dans le noir Tremblant sous la voûte immense, Les oiseaux sont allés dormir
L’esprit s’élargit, la peau respire Les pupilles se dilatent Pour plonger dans l’océan de la voûte
Alors s’accueille avec bonheur Le Silence.
Un disque argenté Nage sur l’étang du soir La lune est tombée !
Kim Waag, À la fin du jour, dans « Paix dans le cœur », La Nouvelle Pléiade, pages 64-66
Claire Dutrey lit « Faire silence » de Kim WAAG
Faire silence
Face aux pensées qui nous assaillent En éboulis d’émotions Faire silence
Devant les trop-pleins d’arrogance Dans les tourments de nos courroux Faire silence
Dans les fossés où la démence Parcourt ce monde en dissonance Faire silence
Devant la beauté du zénith Intuition d’une clairvoyance Faire silence
Au côté de l’être adoré Nourri de cette connivence Faire silence
Dans la nef d’une cathédrale Dont les vitraux au soir s’animent Faire silence
Au chevet d’un ami défunt Recueilli dans la souvenance Faire silence
Assis à l’ombre d’un tilleul Tout recueilli dans sa présence Faire silence
Faire silence Et habiter ce silence D’une paix tout en nuances.
Kim Waag, Faire Silence, dans « Paix dans le cœur », La Nouvelle Pléiade, pages 68-69
Christian Malaplate présente « Paix dans le coeur » de kim WAAG
Le recueil « Paix dans le cœur » de Kim WAAG est la parfaite fusion des notes et des mots sur les chemins de vie. Et sur les rives de la mémoire il y a les chants de l’âme, malgré « les turbulences du temps ». Pour Kim WAAG l’essence de la vie, c’est le voyage intérieur. Parce que la vie est un mélange d’ombres et de lumières, elle écrit :
Rentrer en soi Respirer l’espace intérieur Cheminer le long de ses silences Traverser les sentiers du temps comme autant de possibles trajectoires : Terres inconnues de l’écrit Dont le mijotement tressaille au-dedans
Elle sait dessiner l’ondulation de la vie. Elle devine que la musique énonce un secret dans la portée où affluent nos désirs. Dans la poésie de Kim WAAG, les voix aussi sont une invitation à la danse et à une longue communion des sens. Un désir d’éveil continuel. Il y a aussi toutes ses vibrations intimes qui sont inséparables du sentiment de la nature amie, confidente et consolatrice que nous associons à nos joies et à nos peines. Il faut savoir s’élever comme le « Goéland » :
En vol ascendant dans l’air immense Plane, plane au-dessus de la mer.
Dans « Paix dans le cœur » la sonorité des mots est une création permanente d’images qui devient une méditation pour obtenir le calme de l’esprit et la paix du mental. Le moyen d’entrer en harmonie avec soi c’est aussi de savoir cultiver le silence.
Dedans, un monde de silence habité par l’esprit Je me relie à tous ces êtres Et retrouve en chaque lieu la paisible subtilité. C’est un moment de reliance au ciel et à la terre. À l’essentiel de la vie. Gratitude.
Christian Malaplate
Christian Malaplate
Kim WAAG, poète, membre de la Société des Poètes Français et des Poètes sans frontières, également musicienne, plasticienne et danseuse!
Livres déjà parus : « Mer Force 7 », « Peintures en Haïkus ». Et deux CD de ses compositions en chanson poétique : « MykiVe » et « Envol ».
Lauréate de prix de poésie, à Terres de Camargue et de trois prix aux jeux floraux de Narbonne.
Organise des soirées de poésie à Palavas-les-Flors, avec l’association Cadence Art Vocal.
Giovanni Merloni, Vivre une idylle, acrylique sur toila 61 x 46 cm, 2019
À qui, en quelle langue, raconterais-je mes abruptes déchirures et mes joies inconsolables ?
On ne parle que de la grande consolatrice…
Mais il y a aussi une petite consolatrice dont je ne pourrais pas me passer, c’est-à-dire la littérature sous forme d’écriture à un autre où nous recherchons et toujours retrouvons nous-mêmes. En écrivant à cet être, connu ou inconnu, nous nous délestons de nos peines quotidiennes d’où vont inévitablement jaillir nos questions inavouables et intimes. D’ailleurs, ce dialogue profond ne subissant pas les impatiences et les lassitudes typiques des colloques entre les humains est forcément hanté par la pensée de la mort comme contrebas constant de la vie, donc par l’attrait intermittent du passé qu’amènent la transfiguration du présent et l’évocation des rêves ou des cauchemars.
Des mannequins en vitrine boulevard Sébastopol, Paris
Dans mon désir de m’installer en France il y avait sans doute le charme irrésistible de l’ailleurs (« L’herbe du voisin est toujours plus verte »), mais aussi l’envie de revenir au rêve résistant et vif, déclenché bien avant du lycée par les rêveries de ma mère et de mes merveilleuses maîtresses de français : un rêve qu’ensuite alimentèrent les romans, les films et les chansons françaises où tout d’un coup, par-delà les décors que j’avais frôlé le nez en l’air lors de voyages aussi passionnants qu’interrompus, j’ai vu se cristalliser, comme dans une séquelle de films reconstitués par cœur, l’image d’un monde bien réel que je découvrais d’emblée familier. Il s’agissait d’un univers urbain, homogène et disparate à la fois, qui se laissait connaître jusque dans les endroits les plus reculés où chaque vue d’intérieur paraissait merveilleuse et désirable dans la langue qui le racontait et même dans le silence abrupt où la vie de tous les jours montait à la surface toute seule. Cette rêverie a laissé assez tôt la place à une véritable nostalgie de ce monde parallèle dont la vie se déroulait au-delà d’un miroir complice, tandis que cette nostalgie, elle, ressemblait au désir de retourner à l’enfance heureuse de mes premiers neuf ans, brisés irréversiblement par un banal changement de quartier. Un beau jour, cette nostalgie-là et ce désir-ci ont fusionné dans une seule envie : être accueilli dans une maison appartenant à cet autre monde parallèle de Paris. Et dans cette envie, il y avait la certitude que cette maison se révélerait fort ressemblante à celle de mon enfance. Mon désir de retrouver le monde de Balzac ou Prévert et Truffaut a échoué heureusement sur l’amour des Français pour leur passé qui résiste dans l’image de la ville aux décors « institutionnels » et dans le soin extraordinaire qu’ils consacrent aux moindres traces et témoignages, se révélant tout d’un coup familiers pour moi. En Italie, au contraire, je vois s’imposer de plus en plus le désir de tout effacer ou alors de stocker négligemment ce qui survit à la barbarie dans les caves d’un musée abandonné.
Des mannequins en vitrine boulevard Sébastopol, Paris
Ayant finalement ciblé la raison commune de mon transfert en France et de ma primordiale exigence d’expression, je pourrais désormais tourner la page et m’affranchir de la merveilleuse illusion envahissant mon esprit. Cependant, un dialogue — ayant pour thème l’indispensable résistance, surtout esthétique, à la barbarie — s’est installé désormais, en moi, entre mes deux maisons et patries. Je reconnais que cela est bien singulier, mais elle est pour moi d’importance vitale cette recherche désespérée de survie animant les choses que nos ancêtres nous ont confiées. Je ne peux pas raconter à l’Italie la France que je vis et apprends au jour le jour. Je risquerais de rédiger un guide assez maladroit et incomplet tout en percevant de l’incompréhension et de l’envie autour de moi. Ce sera alors la France, non l’Italie, l’interlocutrice attentive ou distraite du récit parfois méticuleux de mes abruptes déchirures et de mes joies inconsolables.