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Corinne Royer et la « jeune fille de longue date »

08 vendredi Fév 2019

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Corinne Royer

Corinne Royer et la « jeune fille de longue date »

Au bout d’une lecture passionnée et attentive, j’ai suivi, comme d’habitude, l’instructive suggestion que me donna jadis mon grand-père napolitain. J’ai déposé sur la pile des livres à ne pas perdre de vue « Ce qui nous revient » de Corinne Royer (Actes Sud, 2019) et j’ai fermé les yeux.
« C’est la meilleure façon de retenir l’essence d’un livre, pour pouvoir en parler ou en écrire depuis ! » disait mon aîné de son air triomphant. Pour moi, cette brusque séparation a été aussi une façon de continuer à être hanté par le livre, à le lire mentalement, en y recherchant les réponses cachées ou alors des interprétations que le livre même n’a peut-être pas données.

J’ai beaucoup aimé « Ce qui nous revient ». Il s’agit d’un très beau roman, qui m’a conquis dès la première page jusqu’au dénouement serein et heureux ainsi qu’aux notes hors texte, ô combien nécessaires et parlantes  !
Et voilà le résultat de mes réflexions « à chaud ».
« Ce qui nous revient » de Corinne Royer est un livre courageux qui ne se borne pas à évoquer et transmettre les faits et les circonstances réels de l’insupportable injustice qu’une extraordinaire femme de science, Marthe Gautier, a dû endurer tout au long da sa vie.
Ce livre s’engage jusqu’au bout dans un « j’accuse » net et cristallin visant à rendre publiques les contradictions du monde universitaire et scientifique français à la fin des années 50 et notamment les protections et complicités octroyant à un chercheur tout à fait ordinaire de l’Université Pitié-Salpétrière de Paris une fulgurante carrière. Celui-ci, Jérôme Lejeune, avait reçu des mains confiantes de sa jeune collègue Marthe Gautier les vitres portant la preuve d’une exceptionnelle découverte, qu’il aurait dû se borner à photographier pour le bien de la science. Au contraire, une fois saisie l’importance internationale de cette découverte, il n’avait pas hésité à la rendre publique en s’en attribuant la paternité. Aurait-il perpétré une telle imposture s’il avait eu affaire à un collègue mâle ?
À partir de ce primordial noyau, « Ce qui nous revient » ne se sépare jamais d’une vision passionnée des existences au fur et à mesure interpellées, en France et dans le monde entier, par cette précieuse découverte ainsi que par la personnalité charismatique de Marthe Gautier. S’occupant, avec détermination et pénétration psychologique, des interactions souvent compliquées ou dramatiques entre ses personnages réels ou fictifs, Corinne Royer réussit enfin à briser toute distance entre l’Histoire, la littérature et la vie en nous faisant cadeau d’un texte bouleversant où la tension morale et intellectuelle pour l’histoire douloureuse de la dépossession du travail d’une vie est confrontée à une fiction narrative qui s’inspire toutefois à deux circonstances tout à fait réelles :
— la découverte du chromosome 21, a fait finalement déclencher, malgré le retard de cinquante années, le procès vertueux du rétablissement de la vérité ;
— les familles touchées par « l’anomalie » du chromosome surnuméraire, désignant l’ainsi dit « syndrome de Dawn », sont toutes redevables à la femme de science qui s’est consacrée parmi les premiers à cette recherche ô combien utile dans l’évolution des recherches « génétiques ».
Tout cela ouvre la porte à nombreuses interrogations, dont Corinne Royer s’est sans doute chargée tout au long de sa dure et tumultueuse traversée :
— « ça sert à quoi, lors d’un test de grossesse, de savoir que dans le sang du foetus qu’on a dans le ventre il y a un chromosome en plus et cela le condamne à devenir un enfant trisomique ? »
— «  serviront-ils, les résultats des recherches de Marthe Gautier, avec toutes les conquêtes successives dans le domaine « génétique », à modifier sensiblement les destins des personnes affectées par ce handicap ? »

Tout en laissant au lecteur la tâche et la liberté de se donner des réponses au fur et à mesure du déroulement du roman, Corinne Royer demeure avant tout fidèle à l’exigence de recueillir les témoignages et les preuves pour que son réquisitoire soit incontestable. Tout cela aurait trouvé aussi bien sa place dans un récit que dans un essai, mais Corinne Royer, heureusement, n’a pas hésité à emprunter le chemin du roman, façon privilégiée de s’exprimer pour elle et seul moyen pour intégrer à l’histoire de la découverte du chromosome 21 les histoires infinies qui se déclenchent partout dans la planète lorsque cette « anomalie » touche une famille.

Marthe Gautier et Corinne Royer

Dans ce roman, comme aussi dans les précédents de Corinne Royer, les personnages et les circonstances réels vont constituer un indispensable pilier et point de repère pour les personnages fictifs, tandis que l’histoire de pure invention où des personnages fictifs tiennent magnifiquement debout, aura la fonction de contrepoint rythmique et émotionnel vis-à-vis de l’Histoire réelle.

Un binôme s’installe alors entre deux figures tout à fait affines et complémentaires : la bien réelle Marthe Gautier, « jeune fille de longue date », et Louisa Gorki, un personnage de fiction issu d’un univers familial et social dont la plupart des lecteurs français peuvent bien reconnaître et partager la physionomie et l’esprit. Louisa peut être considérée aussi comme un avatar de Corinne Royer, ayant à son tour un rôle essentiel dans le rapprochement du lecteur à Marthe Gautier, avec tout ce que représente sa découverte pour la science et la multitude de familles qui se trouvent confrontés à la redoutable « modification » génétique marquant le destin d’une cohue d’enfants problématiques partout dans le monde.

J’ai dû un peu réfléchir, avant de comprendre jusqu’au bout le message que Corinne Royer nous a voulu transmettre avec le titre du roman : « Ce qui nous revient ». Sans doute, ce titre met en valeur la leçon morale de cette rare victoire primant pour une fois une femme, en lui redonnant la place qu’elle aurait dû occuper depuis soixante ans désormais. Une reconnaissance tardive, qui nous laisse imaginer ce qu’aurait pu offrir à la collectivité humaine Marthe Gautier si elle avait eu la chance de diriger, elle, la recherche génétique en France.
Cependant, le sujet même de la découverte du chromosome surnuméraire 21 déclenche forcément une série de réflexions et interrogations et bien sûr une modification importante chez les familles concernées : on ne peut pas parler d’une conquête scientifique dans le champ médical tout en demeurant en deçà de ce qu’elle représente pour la vie humaine !

Ce titre exprime donc la satisfaction de l’écrivaine à l’heure du rétablissement de la Vérité, qui nous « revient » et nous aide à avancer dans un monde de plus en plus dur et difficile. Toujours est-il que dans ce mot « revient » s’inscrit la Vie !
Cependant, il ne faut pas négliger que la réalisation de ce roman a demandé à Corinne Royer un engagement sans bornes et, par conséquent, un très délicat jeu d’équilibre, l’empêchant de se passer des émotions fortes et même violentes que le sujet comporte en lui-même.

Dès le début, Corinne savait qu’elle ètait concernée à la première personne par le livre qui allait parler de Marthe et de sa longue traversée avant de rencontrer la reconnaissance et une provisoire justice qui attend encore une sanction définitive, tandis que Marthe Gautier savait qu’elle serait au centre des regards, forcément indiscrets, de milliers de personnes anxieuses de mêler — bien sûr à respectueuse distance — leurs vies avec la sienne.
Voilà pourquoi Corinne a offert à Marthe une partenaire, Louisa, pour l’aider à supporter les contrecoups et les émotions fortes de cette tardive notoriété. Louisa à son tour se trouvera doublement impliquée — en tant que chercheuse au sujet du chromosome surnuméraire 21 et fille d’une mère touchée personnellement par ce syndrome de Dawn — dans le même cyclone que Marthe et Corinne affrontent bras dessus bras dessous dans la réalité.
Au bout de ce cyclone — ou pour mieux dire au lendemain de l’effrayante tempête qui envahit en plein été la pointe du Raz et son phare à quelques pas de la Maison des Sables à Douarnenez (où se rencontrent au jour le jour des enfants touchés par le syndrome de Dawn) —, le calme de la raison et de l’instinct de conservation prend le dessus : la vie c’est une déflagration terrible qu’on ne peut pas s’empêcher de regarder dans les yeux. Mais après ? Après le déluge, un accord s’installe parmi les humains. Les survivants dénombrent les morts et lèchent leurs blessures, avant de constater ce que l’on est devenu, « ce qui nous revient » de tout cela.

« Est-ce que, une fois traduit en italien, je proposerais la lecture de ce livre à mes chers amis de Latina, par exemple, qui se voient confrontés à des épreuves de plus en plus dures et difficiles dès qu’ils sont devenus les parents d’un enfant touché par le syndrome de Dawn ? »
« Est-ce qu’ils comprendront qu’en fin de compte Corinne Royer, dans cette histoire à bout de souffle, ne fait que laisser marcher ou courir librement la fantaisie et l’intelligence du lecteur, qui trouvera lui-même, dans le roman et dans sa propre humanité, toutes les réponses ? »
Oui, j’enverrai ce livre à mes amis. Ils comprendront sans doute et partageront ce sentiment de pitié et solidarité profondes qui fait la beauté et la force magnanime de « Ce qui nous revient ».

« Ce qui nous revient » ressuscite en moi la grande fascination de l’autre roman de Corinne Royer : « La vie contrariée de Louise » dont je garde un souvenir plein d’émotion et de gratitude.
De Louise à Marthe, la jeune fille de longue date… et finalement de Louise à Louisa, la jeune fille dans le plein de ses énergies qui est là pour prendre le relais… je retrouve le même parcours dur et accidenté : les deux romans de Corinne Royer échouent tous les deux dans la joie libératrice du partage de la vérité ! J’y retrouve aussi le même but de rapprocher le passé au présent, en créant une continuité entre la positivité de ces deux figures phares, Marthe et Louise, et la positivité qui jaillit prodigieusement au sein de nouvelles générations avec Louisa, femme exemplaire et très attachante elle aussi : une jeune femme qui a su trouver toute seule la façon de se sauver en se frayant un chemin lumineux parmi les ruines et les ombres d’une famille dérangée et distraite.
Il y a sans doute une magique ressemblance entre le personnage de Louisa et son auteur, Corinne Royer : les deux partagent la même capacité de poursuivre des objectifs ambitieux sans s’en faire détourner, avec une sincère disponibilité à l’écoute qui ne se dissocie jamais de la capacité de reconnaître la valeur de leurs interlocuteurs.
Cependant, la vie de tout un chacun est constamment menacée par le mauvais hasard ou par la méchanceté indifférente d’un quidam qui nous traverse la rue. Tout progrès peut être arrêté ou gravement compromis, comme il arriva en 1959 à Marthe Gautier quand elle se vit subtiliser la découverte clé de sa vie.
Il suffit parfois de nuances, de petites modifications dans le quotidien pour que l’on passe du chagrin lié au manque d’une figure essentielle dans une famille à la détresse de l’abandon où devient lourde et pénible toute recherche d’une nouvelle raison de vie. Abandonnée par sa mère à l’âge de dix ans, Louisa trouve presque immédiatement dans son talent de petite chercheuse la bonne clé pour refouler ce manque et donner un sens à son existence : elle saura tout sur ce chromosome 21 qui a brisé chez elle tous les équilibres. Et elle utilisera ses acquis scientifiques pour aider les familles touchées par ce fléau.
Quinze ans plus tard, Louisa paraît prodigieusement affranchie de ses plus profondes souffrances et semble retrouver nouvel équilibre dans la rencontre avec Marthe Gautier : d’un côté, elle aidera la vieille dame à vaincre la bataille de l’indispensable reconnaissance ; de l’autre, une affection sincère s’installe quand cette femme charismatique va provisoirement remplir le rôle de la figure maternelle depuis si longtemps disparue.
C’est en fait au moment où Marte Gautier se soumet à une vidéoconférence — sans bouger de chez elle — que le roman frôle un long instant de bonheur et de confiance dans le futur. Et c’est à ce moment-là que le lecteur comprend combien il est affectionné à Louisa.
Cependant, il manque encore des choses pour l’accomplissement du roman : tandis que le passé revient brusquement à la surface avec l’apparition d’Elena Paredes et ses instances péremptoires, Louisa va bientôt découvrir la raison cachée de son intérêt spasmodique pour le chromosome 21.
Pendant la rencontre télévisée entre Paris et Bonn — où Marthe Gautier a la chance de dialoguer avec de jeunes handicapés dans un contagieux climat de bonheur —, Louisa reconnaît sa mère au milieu de la petite foule des participants à l’émission et le lecteur perçoit immédiatement le danger. Est-ce que Louisa aurait pris le courage de chercher sa mère s’il n’y avait pas eu Marthe à la pousser ?
Elle ne pouvait pas se dérober à une telle épreuve, bien sûr. Et finalement, lorsqu’on verra flotter en filigrane le mot « FIN », on saura que cette épreuve a échoué dans une heureuse reconstitution familiale.
Toujours est-il que l’acte final de ce roman entraîne Louisa dans un crescendo d’événements traumatiques dont la tempête et le phare de la pointe du Raz giflée par les ondes sont deux symboles hautement poétiques et lourdement dramatiques.
Avec la mère, le passé revient, imposant à Louisa un engagement total auquel en principe elle ne devait pas être prête. Ou alors, l’auteur nous suggère de creuser dans l’empreinte ineffaçable que chaque mère grave en profondeur dans l’esprit et dans l’âme de ses enfants en leur transmettant l’amour pour la mère avec un réflexe spontané : celui d’accueillir avec ce même amour tout ce qu’il leur arrivera de sa part.

En relisant ce livre, qui mériterait d’ultérieurs examens au sujet de l’histoire fictive qui en représente le décor principal et la colonne vertébrale, je me suis demandé quels sont la véritable signification et le rôle précis que Corinne Royer attribue à la « passion », aux « liaisons » et au « danger ».
En fait tout cela fait rebondir en moi le souvenir scandaleux d’un bouquin à la couverture bleu céleste que ma mère n’avait pas eu la promptitude de faire disparaître de notre bibliothèque lors de mes 16-17 ans. Le titre italien du fameux roman épistolaire de Choderlos de Laclos était « I pericoli delle passioni », c’est-à-dire « les dangers amenés par les passions ». À mon avis, s’éloignant du titre d’origine, « Les liaisons dangereuses », cette traduction relève surtout d’une mentalité, l’Italienne, plus moraliste et rigide : tandis que le père moral du vicomte de Valmont circonscrit la dangerosité des passions à des cas tout compte fait limités, ses traducteurs sont là pour mettre le lecteur en garde : attention ! Il y a un danger ici dedans ! Il ne faut pas se laisser traîner par les passions… même lire ce livre-ci est dangereux, peut-être ! À cet âge-là, je ne pouvais pas envisager une différence entre amour — où je voyais bien le côté érotique et charnel — et passion, tandis qu’en cachette je dévorais ce chef d’œuvre à plusieurs reprises…
Pourquoi ai-je introduit cette digression ? Parce qu’au cours de la lecture de ce roman à bout de souffle de Corinne Royer je me suis souvent demandé quel rôle y assumaient les passions des uns et des autres en dehors des événements causés de façon spécifique par la procréation, dans la famille de Louisa, d’un enfant trisomique.

Le premier mouvement de cette histoire se déroule entre Saint-Raphaël et Fréjus, auprès d’un grand hêtre pleureur évoquant une ambiance qui m’a fait songer à « La promenade au phare » de Virginia Woolf . On y voit presque indissolublement unis entre eux Louisa, ses parents Elena et Nicolaï et le chien fidèle. Le lecteur est encore en train de s’accoutumer aux personnalités de la petite enfant de dix ans et des autres personnages de la scène quand la mère quitte aussi élégamment que brusquement les lieux.
Plus tard, on saura qu’elle est partie pour avorter d’un fœtus de douze semaines destiné a priori à une vie très difficile et malheureuse. Plus tard, Elena écrit à son mari qu’elle a entamé une nouvelle vie auprès de sa mère, en Bretagne. Son mari subit cette décision sans réagir, plongeant bientôt dans la dépression. Il est convaincu que sa femme a rencontré quelqu’un d’autre et se sent rejeté.
Pendant les quinze ans qui se suivent, le lecteur essaie de se convaincre qu’Elena a quitté le foyer familial et la fille adorée surtout en fonction de son sentiment de culpabilité pour cette violente interruption de la grossesse, tout en adossant à son mari, peut-être, la responsabilité de cet acte.
Le deuxième mouvement du roman s’entame avec le merveilleux entêtement de Louisa, devenue une femme de vingt-cinq ans, qui décide d’étudier jusqu’au bout, dans sa thèse universitaire, la question du vingt unième chromosome présent dans la structure sanguine des gens trisomiques : elle veut se libérer des non-dits qui ont hanté son adolescence à côté d’un père annihilé. Un jour, à Paris, elle rencontre Marthe Gautier qui l’aide à trouver le fil pour coudre et accomplir efficacement sa thèse doctorale. Quelques jours après, elle est à côté de la vieille octogénaire lorsqu’elle participait à une téléconférence entre Paris et Bonn. Ce jour-là, au milieu d’un groupe d’enfants trisomiques très vivants et originaux, Louisa reconnaît sa mère.
Le lecteur commence à deviner la raison de la présence d’Elena à côté de ce groupe d’enfants handicapés, mais sa fantaisie ne va pas au-delà de cela. Certes, il s’inquiète pour le destin de cette famille, ne cessant de se demander si c’était une passion, plus forte que la honte, qui avait poussé la mère de Louisa à l’abandonner.
Songeant à mes deux amis bien courageux qui se soutiennent l’un l’autre pour ne pas céder au désespoir, je me suis dit que probablement Elena se consacrait depuis longtemps désormais aux enfants handicapés pour se punir de la faute primordiale d’avoir tué le fruit de son ventre.
Plus tard, dans le troisième mouvement du roman, tout s’explique et s’apaise pour la petite communauté reconstituée, dans le partage d’un « esprit de Noël hors saison » envahissant leurs sentiments retrouvés. Des sentiments d’amour, selon ce que je comprends. Je n’y vois pas, en perspective, des liaisons dangereuses. Et même dans le passé, entre le père et la mère de Louisa, je vois moins une liaison dangereuse qu’une réciproque incompréhension, proche de l’incommunicabilité. Des passions isolées, oui, j’en vois beaucoup, dans le cœur et les tripes — comme on dit — de chacun des acteurs du drame. Des passions, peut-être dangereuses, qui peuvent toucher toute famille, même les familles épargnées par le fléau du chromosome surnuméraire 21  !

Giovanni Merloni

Corinne Royer

La politique, unique possibilité pour résoudre les conflits humains… (Le Prix LICRA 2018 au « Parlement des cigognes » de Valère Staraselski)

29 mardi Mai 2018

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« La poésie est le miroir brouillé de notre société. Et chaque poète souffle sur ce miroir : son haleine différemment l’embue » (Louis Aragon).
Photo de Rodney Smith.
Image et vers empruntés à un tweet de Laurence (@f_lebel)

« C’était ainsi… Il me revient ce que m’a dit un jour Luka. Oui, Luka, un camarade. Avec lui, nous avons partagé la même cache… « Tu sais, Zygmunt, m’a dit un jour Luka, c’est drôle mais, dans le ghetto, j’avais peur des Allemands et, ici, je n’ai plus peur que des Polonais… Oui, parce que l’Allemand, il ne saura pas me reconnaître dans la rue, il n’ira pas flairer, alors qu’ici, dans ce grenier, il y a encore qui ont échappé à leurs meurtriers.
— Bon, d’accord, ai-je alors rétorqué, mais le Polonais, il n’est pas dangereux en soi. Il est juste dangereux parce qu’il peut te livrer aux Allemands. Donc, il ne faut pas l’accuser de la même manière que l’Allemand.
— Si, m’a alors répondu Luka, parce que l’Allemand, c’est mon ennemi alors que le Polonais, c’est mon compatriote. » »
(Valère Staraselski, Le Parlement des cigognes, Cherche midi 2017, page 81)

La politique, unique possibilité pour résoudre les conflits humains…

J’ai été particulièrement heureux d’assister le dimanche 27 mai à la Mairie du Ve, place du Panthéon, à la remise du Prix LICRA 2018 à Valère Staraselski pour son roman « Le Parlement des cigognes ».
Il s’agit d’un livre extrêmement clair et explicite sur le drame qui s’est passé en Europe et notamment en Pologne lors de l’Occupation allemande et de l’extermination massive des Juifs de la part des nazis.
Aujourd’hui, le prestigieux Prix de la Ligue Internationale Contre le Racisme et l’Antisémitisme en souligne davantage l’actualité et l’importance.
Cela laisse bien espérer pour une divulgation encore plus vaste du livre, avec son message de tolérance et de paix qui fait de Valère Staraselski l’un de rares écrivains français qui se chargent jusqu’au bout du respect de la vérité historique et de sa correcte interprétation.

Dans « Le Parlement des cigognes », Valère Staraselski évoque les évènements tragiques de la ségrégation dans le ghetto de Cracovie et des camps d’extermination en Pologne comme la preuve, on ne peut plus accablante des crimes et des horreurs que les hommes peuvent commettre sous le prétexte de la haine et de l’intolérance raciale et religieuse. Une preuve ayant la fonction d’avertissement pour le moment présent.
En fait, ce qui arrive aujourd’hui en plusieurs endroits de la planète — s’annonçant dangereusement aussi dans le cœur de l’Europe — ce n’est pas exactement le même phénomène évoqué dans le livre : le déclenchement de la Shoah de la part des nazis et le comportement lâche et complice d’une partie des Polonais qui, au lieu de réintégrer, après la Libération, leurs compatriotes juifs dans le cœur de la communauté nationale, ont continué à les persécuter pendant des années.
Et pourtant, au fur et à mesure des violences terroristes ou des actes de guerre ouverte qui s’affichent à l’horizon, une confrontation avec la lointaine tragédie polonaise est bien possible.
Dans « Le Parlement des cigognes », j’apprends donc que l’humanité est constamment confrontée à deux luttes indispensables : la lutte culturelle et morale contre l’intolérance et la haine ; la lutte politique contre tous ceux qui favorisent l’installation et la radicalisation d’un climat d’intolérance et de haine avant d’en profiter pour imposer un pouvoir qui se passe de la démocratie et du respect pour les exigences primordiales des êtres humains et de la nature.
Ce qui arriva en Pologne avant et après la Seconde Guerre s’est déclenché par exemple dans l’ex-Yougoslavie au lendemain de la chute du mur de Berlin et se déroule incessamment dans le Moyen-Orient où la Syrie est devenue aujourd’hui le théâtre d’une nouvelle apocalypse où les haines et les intolérances se multiplient et se croisent dans une spirale inépuisable de violence et de mort.
Cela a entraîné, depuis longtemps désormais, le douloureux phénomène de l’exode des populations chassées ou en fuite des pays en guerre. Elles essaient de trouver en Europe un havre d’espérance et de paix qu’elles ne trouveront pas. Nous assistons, au contraire, au crescendo de l’égoïsme et de l’indifférence, quand on n’a pas affaire à la méfiance et au rejet.
C’est la débâcle de tout principe de fraternité entre les peuples, mais c’est aussi la débâcle de la politique !

Prix LICRA 2018 : Valère Staraselski est le premier sur la gauche.

Avec sa profonde sensibilité d’écrivain engagé et d’observateur avisé, Valère Staraselski a bien saisi cette dérive impressionnante dans tous ses écrits, manifestant en plusieurs occasions publiques son inquiétude pour la mauvaise connaissance de l’Histoire de la part de nouvelles générations et aussi pour le rejet progressif de la politique dans nos sociétés occidentales qui ne sont pourtant pas à l’abri de dérives antidémocratiques sinon d’involutions de nature fasciste.
Dans le but de briser ce mur d’indifférence et réaffirmer l’importance des conquêtes sociales et culturelles que les générations précédentes nous ont livrées, Valère Staraselski a délibérément opté pour le « roman » comme moyen privilégié de communication. Une forme qui correspond bien sûr à son esprit poétique et dialectique à la fois, qu’en tout cas il adopte dans le but primordial de transmettre au lecteur le plus efficacement possible tout ce qu’il doit connaître.
Je suis complètement d’accord avec ce « choix de vie » de Valère Staraselski : tout en gardant le cap d’une écriture littéraire de grande force et beauté et d’un regard profondément sensible à la condition des exclus, des démunis et des marginaux, dans ses romans il réussit à faire revivre l’Histoire de façon que tout un chacun reconnaisse enfin la valeur irremplaçable de la politique comme unique possibilité pour résoudre les conflits humains de tout genre.
 l’occasion du Prix 2018 à Valère Staraselski, je me suis renseigné davantage sur la LICRA, et j’ai appris que cette association a été fondée à Paris en 1927, bien avant que la haine raciale et antisémite ne se déclenche en toute son ampleur homicide en Europe.
J’espère, au-delà de nombreux signaux assez redoutables que produit la réalité contemporaine, que cette rencontre de la LICRA avec Valère Staraselski marque un tournant dans la prise de conscience collective de la gravité du moment, que l’Histoire ne se répète pas avec le même insupportable scénario où le fascisme intolérant et raciste deviendrait partout l’allié naturel des intérêts égoïstes de minorités puissantes et sans scrupules. Et qu’ici, en Europe, demeurent finalement victorieux la tolérance tous azimuts et l’esprit de démocratie et liberté républicaine dont nous bénéficions, malgré tout !

Giovanni Merloni

Suffit-il d’une visite à Auschwitz pour apprendre à combattre la banalité du Mal ? Une rencontre avec Valère Staraselski

18 jeudi Jan 2018

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Suffit-il d’une visite à Auschwitz pour apprendre à combattre la banalité du Mal ?

J’ai été ravi de participer, le dernier jour de 2017, à une matinée avec Valère Staraselski, invité par Antoine Spire au café dès Psaumes, rue des Rosiers, au sujet du « Parlement des Cigognes ».
J’ai été fort impressionné par le haut niveau de l’entrevue, où Antoine Spire, inspiré par le livre, a voulu fouiller davantage dans les questions encore ouvertes que ce roman soulève, tandis que Valère Staraselski, l’auteur, a su très efficacement expliquer d’abord la motivation primordiale du livre ensuite la raison de son déroulement.
En général, j’ai vu en ces deux interlocuteurs deux façons différentes d’affronter le thème de la Shoah dans son temps et à l’époque actuelle, même s’ils ont montré de partager le même but et presque les mêmes analyses.
J’avais déjà remarqué, en lisant « Le Parlement des cigognes », la présence d’un discours novateur, d’un coup d’aile en direction d’un changement d’attitudes vis-à-vis du « négationnisme » contemporain, qui essaie d’effacer toute vérité historique au profit d’une involution de la démocratie là où elle existe et résiste.
Ce travail dur et difficile de réhabilitation de la vérité historique est d’ailleurs le thème dominant de l’œuvre de Staraselski dans son ensemble : une réhabilitation qui ne fait qu’un avec des principes inébranlables que notre auteur a mûris à travers la discipline d’études sérieux et sa longue militance dans le Parti communiste français.
Tout cela se retrouve pleinement dans « Le Parlement des cigognes », où  notre écrivain se donne la contrainte de faire jaillir la vérité historique de l’Holocauste en Pologne dans la conscience paresseuse et pleine de préjugés de quelques-uns de jeunes Français en visite à Cracovie.
Car Staraselski se pose aussi une question devenue pénible de nos jours : comment éveiller les consciences fourvoyées ou endormies lorsque les conquêtes de la civilisation et de la fraternité des peuples sont attaquées voire anéanties ?
Comment pouvons-nous apprendre l’un l’autre à réapprendre à discuter, à dialoguer et finalement à reprendre le bon chemin pour contribuer au salut de l’humanité sans en compromettre les nécessités primordiales de liberté égalité et fraternité ?

Valère Staraselski essaie de faire cela dans ses romans, non seulement par un travail acharné de reconstruction fidèle des faits et des circonstances historiques, mais s’efforçant aussi de comprendre les mécanismes psychologiques qui se déclenchent notamment dans les jeunes gens quand on aborde un thème comme celui de la Shoah et donc de la nécessité d’un engagement politique pour éviter que cela se répète ou, pour mieux dire, d’un engagement collectif pour que rien ne reste obscur de ce qui s’est passé en Pologne et dans le reste d’Europe durant et après la Seconde Guerre.
Pour qu’on veille sur ce qui se passe aujourd’hui, dans un monde où la circulation vertigineuse des informations se révèle une arme indispensable pour se défendre un peu, mais n’est pas vraiment efficace pour rassembler des hommes de bonne volonté autour d’une bataille constructive.
Je partage tout à fait cet effort de transmettre aux jeunes la vérité en toutes ses facettes même les plus honteuses.
J’ai été donc ravi voyant Antoine Spire, un journaliste très exigeant, approuver pleinement ce livre ainsi que sa façon légère et profonde à la fois de raconter la Shoah, c’est-à-dire la tragédie la plus monstrueuse et insensée de notre histoire récente.
D’ailleurs, je partage tout à fait la critique de Valère sur le caractère touristique des « visites guidées » à Auschwitz…..
Certes, celles-ci sont importantes, mais il ne faut pas négliger la force d’un roman (ou d’un film ou d’une chanson) lorsqu’il s’agit d’une œuvre ayant  la capacité de déclencher, comme le fait le « Parlement des cigognes », une réaction positive parmi les jeunes !
À présent, le roman s’avère, dans les mains et dans le regard clairvoyant de Staraselski, comme le moyen le mieux adapté pour véhiculer le jugement de l’histoire, car la complexité et la précision de ce jugement sont toujours liées à des expériences réelles auxquelles seul le roman peut donner une voix qui brise le conformisme et l’indifférence.
Au bout de cette réunion je crois que tout le monde a saisi, dimanche matin, l’universalité du message du « Parlement des cigognes » avec son hommage à la question cruciale de la tolérance : un sentiment ou action qui ne peut se développer qu’en dehors de la méfiance et de la haine !

Aujourd’hui, 18 janvier, c’est l’anniversaire de mon ami Valère Staraselski, auquel je souhaite une longue et belle vie, riche de reconnaissances à son talent d’écrivain qui sait conjuguer la constance de l’engagement avec l’invention soudaine et inattendue. Valère détient finalement cet « art de transmettre » qui devient de plus en plus rare à l’époque où, paradoxalement, les possibilités d’expression et de diffusion de l’écriture sont de plus en plus sollicitées.

Giovanni Merloni

Le 18 janvier d’il y a 111 ans, naissait mon père, Raffaele Merloni, avocat et homme politique de gauche que tout le monde appelait Lello. Il est tellement présent en tout ce que j’écris ou j’imagine d’écrire, que je parle très rarement de lui sur ces pages. J’ai voulu le convoquer aujourd’hui, avec quelques-unes des personnes qui l’adoraient, pour une sorte d’étrange suggestion, venant du fait que mon père (né à Rome en 1907 où il est mort en 1967, le 20 novembre d’il y a 50 ans), avait la même faculté que Valère Staraselski de surprendre, de révéler soudainement des éclats de créativité inattendus… Inattendus, parce que ses explosions subites semblaient contredire une vie entière d’engagement obscur, solitaire, invisible…
G.M.

« …survivre aux siens, c’est une vie de détresse sans fin ! » (un extrait du dernier roman de Valère Staraselski)

31 jeudi Août 2017

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portraits d'écrivains, Valère Staraselski

Cracovie, la Halle aux Draps.

« …survivre aux siens, c’est une vie de détresse sans fin ! »

«… Je peux vous dire que dans le ghetto, à l’intérieur, les jours, les nuits étaient lourds, infiniment pesants, parce que nous connaissions l’issue : nous savions que nous devions aller à la mort… On attendait, on attendait. Oui, c’est ça, péniblement on attendait… Chaque jour était une épreuve recommencée, il y avait des adieux entre nous, des pleurs…
Notre espoir de vivre était maigre, très maigre. La mort était partout, jusque dans les mouvements de l’air, les rayons du soleil. Personne n’avait plus la tête à rien. On se couchait en y pensant, on se levait en y pensant, on faisait nos besoins en y pensants. Comment aurait-on pu dormir en sachant qu’une mort inéluctable nous guettait ? On n’avait qu’une seule demande sur les lèvres : pourvu que cela dure au moins jusqu’à demain. Le soir venait, la nuit tombait et chacun se refermait sur lui-même, dans une torpeur brute. Et le tic-tac de l’horloge de la grande pièce nous accompagnait dans une nuit sans sommeil… Car on attendait la mort, comprenez-vous ? pleinement conscients de cela. Et voilà que trois heures sonnaient et puis quatre heures… Autant vous dire qu’au matin, dehors, on marchait en ne voyant ni la rue ni les gens. »
Un bruit de déglutition ponctua son propos. Maxime, dont la grosse figure perdait toute expression, avalait sa salive.
« On a dit et répété que nous étions allés à l’abattoir passivement. Comme des veaux, comme des moutons ! Mais enfin, le choix le plus évident, le plus fondé, le plus normal, oui, c’était de mourir ensemble. Non ? À quoi bon vivre s’il ne reste plus personne ! Qu’il m’arrive ce qu’il arrive aux autres, voilà ce que nous pensions… Tous ! Et ma famille, elle aussi, pensait de la sorte. Plutôt la mort que la séparation !… »
Il marqua une courte pause car il était un peu essoufflé.
« Et je le pense encore car survivre aux siens, c’est une vie de détresse sans fin ! Ceux qui ne savent pas cela devraient se taire. Moi, la perte des miens me lacère toujours la poitrine chaque jour que Dieu fait… »
À présent, il fixait ses mains.
« Mais, à l’époque, disons que mon idée à changé peu à peu… un soir, après avoir appris l’évacuation de Lublin, nous avons été quelques-uns réunis à nous demander ce que nous allions faire lorsque notre tour viendrait. Qu’allions-nous faire quand ils commenceraient à nous évacuer ? Certains, jeunes ou vieux, ont répondu qu’ils iraient où les Allemands leur ordonneraient d’aller. D’autres, un certain nombre de camarades, ont décidé de ne pas se laisser déporter. De résister. De ne pas se laisser emmener en captivité en Allemagne. De ne pas se laisser tuer ! J’avais dix-sept ans, et même si je me sens encore coupable à l’endroit des miens, n’empêche qu’à ce moment-là j’ai choisi de ne pas subir… »

Valère Staraselski
Extrait du roman « Le Parlement des cigognes », le cherche-midi 2017, pages 64-65

 

https://leportraitinconscient.files.wordpress.com/2017/08/384leparlement2.mp3

Interview à Valère Staraselski au sujet du roman « Le Parlement des cigognes »

« La beauté du vivant » dans « Le Parlement des cigognes » de Valère Staraselski

29 mardi Août 2017

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« La beauté du vivant » dans « Le Parlement des cigognes » de Valère Staraselski

« Le Parlement des cigognes » de Valère Staraselski vient juste de sortir dans les librairies. Il sera sans doute l’un des textes les plus convoités de la rentrée littéraire 2017. Pour ne pas en gâcher la découverte et pour éviter que le dévoilement de sa trame et du caractère de ses personnages soit reçu comme une représentation exhaustive du livre, je me bornerai à vous partager mon ressenti et quelques réflexions parallèles que ce roman me suggère, sans trop dire de l’histoire racontée.

D’autant plus qu’en général, dans les textes de Valère Staraselski, quoique structurés avec la perfection d’une architecture gothique, la trame se développe en filigrane jusqu’à devenir invisible pour accorder le maximum d’espace à des voix humaines : les voix de jeunes Français en vacances à Cracovie ; la voix du vieux Zygmunt, victime et témoin des horreurs perpétrées contre les Juifs en Pologne ; la voix de l’auteur, véhicule généreux et sévère de notre conscience collective à la recherche d’elle-même.

Quai de Valmy, Paris Xe, juin 2017

J’avoue d’abord que j’ai dû lire deux fois ce livre pour en savourer jusqu’au bout l’atmosphère unique et mieux comprendre le caractère et le rôle de chaque personnage dans la narration.
Je pense d’ailleurs que la plupart de lecteurs auront, comme moi, cette exigence de « revenir en arrière » pour une deuxième lecture, notamment de la première moitié du roman. Cela est d’une certaine façon voulu par l’auteur, car, tout en glissant dans les comportements et les mots des personnages une action narrative dense et cohérente, il semble avoir le souci majeur d’aller vite, d’atteindre au plus tôt et de la façon plus légère possible le noyau central, où toutes les énergies se rassemblent avant de se lancer dans une enquête plus approfondie autour de ce qui s’est vraiment passé en Pologne pendant et après la Seconde Guerre. Car il y a toujours des choses à découvrir qu’on ne savait pas, ou alors qu’on avait laissé de côté…
Refermant le livre après cette deuxième lecture, j’ai songé d’emblée à la campagne malchanceuse de Napoléon, traversant l’Europe presque sans contraintes jusqu’à Moscou. Une traversée que les Russes avaient rendue facile, brûlant leurs villes et se retirant au fur et à mesure vers l’est, de plus en plus gagné par le gel hivernal.

En fait l’histoire racontée par Valère Staraselski se déroule de nos temps en Pologne, lors d’un février aussi lumineux que gelé, rigide au-delà des habitudes de cinq jeunes Français qui décident pourtant, au petit matin du seul jour de liberté qu’on leur accorde après un stage plutôt engageant, d’arpenter à la petite course la ville presque vide de Cracovie engouffrée dans la neige.

Les cinq camarades, guidés par la curiosité de David et le charisme féminin de Katell, traversent les premiers chapitres du livre avec la même insouciance mêlée de méfiance que devait avoir l’Armée française lorsqu’elle pointait au cœur de l’Europe de l’est. Un sentiment de suspension et d’étrangeté est d’ailleurs presque inévitable, tellement la ville de Cracovie, avec ses rues larges et presque inhabitées, diffère de Paris, par exemple, tandis que les paysages traversés pour rejoindre les différents quartiers de la ville polonaise — pour visiter les deux ghettos de Kazimierz et de Podgórze — diffèrent aussi des paysages français, même les plus nordiques.

Constellée de petits événements révélateurs de nos temps actuels et de l’atmosphère typique des escapades organisées par un invisible patron passionné de l’Europe, cette traversée profite de l’équilibre ainsi que de la clarté narrative de Valère Staraselski, pour laisser au lecteur la possibilité de s’emparer petit à petit du sens de cette histoire « difficile ».

Voilà pourquoi les cinq échantillons de la jeunesse française sont embauchés par l’auteur en tant qu’acteurs et spectateurs comme s’il s’agissait du tournage d’un film.
Je vous ai cité ci-dessus le fameux Guerre et Paix (1), mais ce serait également adaptée l’image de la bataille d’Alexandre Nevski (2) contre les Teutons sur le lac gelé : comme les chevaliers aux équipements légers du film de Sergueï Eisenstein, nos cinq enfants de la patrie française semblent courir sur une couche de glace subtile à la veille du dégel.

Si la couche de gel — représentée par la neige recouvrant Cracovie de façon uniforme — évoque sans doute l’Histoire toujours cachée, repliée sur elle-même et réfractaire à toute nouvelle découverte, on est bien conscient que tôt ou tard cette couche même se brisera bruyamment, comme le lac Peïpous sous le poids excessif des armures teutoniques, laissant finalement affleurer la Vérité.
La méthode cinématographique adoptée pour raconter cette première moitié du Parlement des cigognes emprunte d’ailleurs plusieurs suggestions aux plus récents et importants films sur la Shoah, tels Le Pianiste (3) et La Liste de Schindler (4).


D’habitude, le thème de l’extermination nazie, particulièrement atroce en Pologne, ne se laisse pas aborder facilement. Au-delà des innombrables témoignages — tel le Journal d’Anna Frank (5) ou Si c’est un homme de Primo Levi (6) —, la reconstruction romanesque ou cinématographique des horreurs perpétrées par les Allemands et par leurs complices a toujours été un défi dangereux. L’auteur ou le réalisateur peut risquer en fait de laisser trop transparaître sa vision personnelle ou politique des choses, ou alors, au contraire, de s’essayer à une objectivité excessive qui enlèverait toute émotion. Tout cela n’arrive pas dans le roman de Valère Staraselski, en raison de son extraordinaire équilibre et de son sincère penchant pour l’humanité tout entière qui l’amène à refuser nettement toute vision préconçue et aprioriste.
Ce n’est pas donc un hasard si notre auteur fait démarrer cette « marche pour la vérité » par la citation de deux films cités. En fait, si le film de Roman Polanski rejoint pleinement la plupart des attentes de vérité et de partage, car il se base sur une histoire authentique, écrite avec le sang même du réalisateur, en celui de Steven Spielberg, juif lui aussi et persécuté avec sa famille, on reconnaît la rigueur d’un document d’histoire que tout le monde peut saisir et assumer. Il s’agit en plus du cadeau magnifique qu’une gigantesque machine à films nous a offert, nous aidant à comprendre davantage ce qui s’est passé en Europe entre 1940 et 1945.

Quai de Valmy, Paris Xe, juin 2017

Revenant à nos cinq jeunes gens — David, Katell, Maxime, Charlotte et Cyril — il faut dire qu’en débarquant en Pologne il n’y connaissent presque rien de son Histoire, des horreurs qu’elle a subies ou de ses moments glorieux. Avant de partir, le père de David lui a donné quelques renseignements, lui fournissant une « piste ». Celui-ci a donc envie, seul parmi tous les autres, de trouver le camp de Plaszów où des milliers de Juifs polonais ont été méticuleusement tués par les occupants :
« …Avant, à cet emplacement, il y avait deux cimetières juifs. Les nazis les ont détruits. Et les pierres tombales ont tout de suite servi à faire des routes. Ça s’est passé en 1942, quand on a construit le camp… Un camp de travail où on mourait beaucoup. Après, en 1944, c’est devenu un camp d’extermination… Avant que les Russes n’arrivent, les Allemands ont tout démantelé… Depuis, c’est ce terrain vague, là, devant vous, devant nous… »
David assume par cela la fonction de guide naturel du groupe, mais lorsqu’il réussit finalement à emmener ses amis jusqu’à ce redoutable endroit, sa mission ferait faillite s’il n’y avait pas ici même la maison où l’on avait joué une scène cruciale de La liste de Schindler et s’il n’y avait pas Katell qui connaissait le film par cœur et par celui-ci se passionnait elle aussi à ce drame.
À travers les mots engagés de David et la reconstruction du film de Spielberg qu’en fait Katell, on n’atteint bien sûr que des échos de la vérité atroce des ghettos et des camps d’extermination. D’ailleurs, la fouille des lieux où les Juifs polonais ont attendu ou subi la mort aurait laissé une impression bien incomplète du rapport de ses lieux avec leur histoire, s’il n’y avait pas eu, au terminus de ce marathon, la visite au premier étage de l’ancienne halle aux draps de Cracovie…

Quai de Valmy, Paris Xe, juin 2017

Si la première partie de ce roman incontournable était consacrée au gel et à la vitesse insouciante, avec des haltes de curiosité prudente, la seconde moitié sera vouée à une chaude immobilité offrant un abri à l’échange de terribles vérités.
Il arrive donc, presque à moitié de notre histoire, que le film de cette traversée, juvénile et physique, suivant les sentiers et les rues de la douloureuse ville de Cracovie, s’échoue enfin sur une façon alternative de communiquer (et de s’interroger sur les côtés encore obscurs de l’occupation nazie qui s’y est déroulée) quand le relais passe, de façon tout à fait naturelle, à la voix humaine ! Il n’y a rien qui puisse égaler la voix humaine dans la transmission de la tragédie des hommes.
Et ce sera le témoignage direct et authentique d’un personnage tout à fait inattendu qu’imposera enfin la Vérité, de façon qu’au fur et à mesure la mémoire collective s’installe correctement.
Dans l’ancienne halle aux draps de Cracovie, David, Kettel et leurs amis pourront enfin satisfaire leur amour pour la vérité, bien au-delà de leurs attentes. Car ils rencontreront, encore en vie, un témoin désormais rarissime d’horreurs longuement cachées qu’on a su jusqu’ici soustraire à toute enquête… Il s’agit d’un homme âgé de quatre-vingt-quatorze ans va, retourné pour la première fois dans la ville qu’il avait quittée en 1946. Par sa merveilleuse rêverie, suspendue entre la mémoire et l’espérance, celui-ci « transmettra » une vérité assez explosive, ayant sans doute en perspective des effets positifs sur ces quelques jeunes intelligents et volontaires. 

Laissez-moi rappeler, à ce propos, une affirmation très poignante d’un ami psychanalyste (7) : « C’est la rêverie de la mère qui fait déclencher la volonté de l’enfant ». À cette vérité ajouterais-je l’importance de la métaphore dans toute poésie ayant le but de transmette des émotions sincères.
Dans le livre de Valère Staraselski, la métaphore est représentée par les cigognes réunies en Parlement dans un incontournable tableau de la pinacothèque… de Cracovie. 
Il s’agit d’une métaphore à plusieurs facettes, comme le lecteur le découvrira, dont la principale revient à la valeur irremplaçable de l’animalité, de l’exemple que les animaux donnent aux hommes, de la nécessité absolue de mettre un frein à la destruction de la Nature partout dans la planète. Pour l’homme suranné que les cinq marcheurs rencontrent au pied de ce tableau, les cigognes représentent l’envie de vivre, le courage de vivre, la force pour se battre à nouveau.
« Mais pourquoi donc le peintre a-t-il donné ce drôle de titre à son tableau, Le Parlement des cigognes, ce n’est pas commun, non ? », demande Kettel.
« J’avoue que je ne sais pas…, répond le vieux Zigmunt. Elles sont rassemblées, elles forment un ensemble et c’est peut-être en raison du bruit qu’elles font, vous savez, en claquetant avec leurs becs, cela peut faire penser à une assemblée d’élus. Sûrement qu’elles se chamaillent, mais au moins vivent-elles en paix, comme il est d’usage dans une démocratie ! »

Partant de cette métaphore et de cette image des cigognes aussi agréable que solennelle, l’ancien rescapé du ghetto de Cracovie s’adonne à une rêverie où chacun des souvenirs de son incroyable expérience devient une parabole ou une fable aussi terrible que magique.
« Je n’ai jamais autant trouvé de trèfles à quatre feuilles... » déclare Zygmunt au cours de son récit, tandis que le lecteur se réjouit, intérieurement, de chacune de ses révélations comme d’une nouvelle trèfle à quatre feuilles…
En fait, par sa rêverie, ce vieil homme généreux et inquiet pour le futur de notre planète laisse jaillir de la tragédie l’espérance et de l’horreur la beauté :
« Par la volonté des nazis, j’étais ravalé au rang de bête, mais, loin de représenter pour moi une déchéance, cela est peu à peu devenu dans mon esprit un progrès, un accroissement de mon humanité. » Car il a le goût de se sentir « … vivant, d’appartenir à la grande tribu des êtres mortels et qui se doivent fraternité pour la raison même qu’ils sont mortels ! »
Pendant l’hiver, il vit l’enfermement d’un être constamment menacé « … en quête, en attente de voir les cigognes, de redécouvrir leur beauté lente, leur beauté immobile, la beauté simple des cigognes… Quand on n’a rien, ce qui est beau nous appartient. Oui, tout ! Les trilles des oiseaux, les papillons qui voltigent dans les branchages, la brise pure de la forêt et des champs, les crépuscules qui s’allongent au printemps et même le cri des corneilles qui annoncent le soir. Oui, la beauté !.. L’horreur de ce monde, la cruauté de l’existence, ça engendre la folie ! Mais heureusement, la beauté est une force, oui la beauté du vivant !…
»

Je laisse au lecteur la suite du merveilleux récit de Zigmunt, qu’une espèce d’accélération convulsive — ponctuée de scènes d’enfermement et de peur, mais aussi de courage et d’espoir — rendra de plus en plus émouvant, léger et… juste !

Giovanni Merloni

Valère Staraselski

(1) Film réalisé par King Vidor en 1956
(2) Film réalisé par Sergueï Eisenstein en 1938
(3) Film réalisé par Roman Polanski en 2002
(4) Film réalisé par Steven Spielberg en 1993
(5) Journal, Anna Frank (1929-1945)
(6) Si c’est un homme, Primo Levi (1919-1987)
(7) Paolo Perrotti (1926-2005)

« Rien ne lui était connu de son existence future » (Entre-temps n. 7)

07 lundi Nov 2016

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portraits d'écrivains

001_autrou-1 Image empruntée à un tweet de Dominique Autrou (@aucoat)

Un grand merci à Dominique Autrou pour cette image qui m’a intimement touché. Elle exprime parfaitement ce que je vis maintenant, avec la beauté de la joie mêlée à la beauté du chagrin, avec l’espoir et l’égarement ajoutant à la conscience de notre finitude héroïque, énergique, prête à s’emporter. Avec ce besoin extrême de société, d’échange, de citoyenneté.

J’étais en train de faire une liste des « entre-temps » qui se sont entre-temps cumulés…
Je ne savais pas comment faire. Ils sont tellement nombreux, si graves, parfois, douloureux, touchants, ou alors pénibles et gênants pour les sentiments de déception ou de répulsion qu’ils ont provoqués en moi.
Je ne savais pas comment traduire tout cela, comment amener mes réflexions et mes récits tendancieux sur le papier invisible de nos pourparlers muets avec la précision et le détachement nécessaires.
Je le ferai.
Je me donnerai la force de parler de la « redoutable diagonale » qui menace mon pays d’une séquelle de tremblement de terre presque « systématique ». Une menace affreuse devant laquelle notre proverbiale ténacité italienne s’égare e se voit meurtrie.
Je parlerai de mon étonnement devant cette compétition américaine qu’on ne pourrait plus absurde. Ce général Custer qui ressuscite pour « Trump-er » encore une fois les gens de bonne volonté de la Planète en les conduisant dans une énième désastreuse Litte big horn.
Je parlerai de l’hôpital Laënnec, connu à Paris comme l’hôpital des Incurables, qu’on a transformé en résidence de luxe tout en défigurant la chapelle située au milieu de sa cour, même si elle fait partie du Patrimoine, où gît entre autres le grand Turgot…
Je dirai que je vois une évidente corrélation entre ces différents phénomènes.
Je parlerai aussi d’un ami récemment disparu, Maurizio Ascani, avec qui j’ai partagé plusieurs phases importantes et délicates de ma formation d’architecte, de mon expérience de travail et de ma vie même.
Mais ce n’est pas pour aujourd’hui.
Je vous partage ci-dessous une lecture douce et profonde.
Giovanni Merloni

002_tramway-mauriac Ramon Casas, En attendant l’omnibus, 1900, image empruntée à un tweet
de Laurence (@f_lebel)

« Rien ne lui était connu de son existence future »

« Rose s’assit sur son lit et ne bougea plus.
Quelques gouttes larges et espacées frappaient le zinc du toit. Elle emporterait seulement sa trousse de vermeil et achèterait à Bordeaux le linge nécessaire. On lui expédierait ses vêtements à une adresse qu’elle avait bien le temps de choisir. L’important, c’était de n’être plus là. « Fuir, n’être plus là, fuir… » Denis recevrait au bureau une lettre rassurante où il ne serait question que d’une absence courte. Elle s’était éloignée infiniment du chemin entrevu trois années plus tôt, le soir du premier échec de Denis… Rien ne lui était connu de son existence future, mais il fallait retrouver ce chemin. Elle n’aurait su dire si elle priait ; pourtant ce devait être sa prière qui, devant elle, éclairait les actes à accomplir dans le moment même. Son esprit ne s’attachait qu’à l’immédiat. Elle savait qu’elle descendrait un peu avant six heures, qu’elle suivrait la petite route des communs, qu’elle entendrait le tramway bien avant qu’il n’apparût. Sans doute faisait-il jour à six heures et, à moins qu’il n’y eût un brouillard épais, elle ne verrait pas grossir le phare, l’œil de cyclope. Mais, en elle, cet œil énorme brûlait comme dans les aubes noires d’autrefois. »
François Mauriac, « Les chemins de la mer », 1926.

003_tramway-part Ramon Casas, En attendant l’omnibus, 1900, part. Image empruntée à un tweet
de Laurence (@f_lebel)

«  Je m’appelle Mathias Pascal » (Dissémination webassoauteurs février 2016)

26 vendredi Fév 2016

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Dissémination webasso-auteurs, portraits d'écrivains

La question des limites

« Tous les textes, toutes les écritures qui poseront la question des limites (intérieures, mais aussi pourquoi pas géographiques) seront donc les bienvenus, que ce soit sous la forme d’un récit, d’un essai, d’un poème, là aussi restons ouverts, comme toute dissémination reste ouverte à tout blogueur souhaitant participer. » (webassoauteurs)

En accueillant, avec enthousiasme, l’invitation de webassoauteurs pour la dissémination de février 2016, je ne peux pas négliger de dire que le thème assigné — la question des limites — justement en raison du maximum de liberté qu’il accorde, m’avait d’emblée inquiété.
J’ai vu devant moi une page blanche dont les bords s’éloignaient pour atteindre des horizons de plus en plus insaisissables et nombreux.
Ensuite, j’ai vu paraître, sur la même page, des rectangles, des carrés et des parenthèses évoquant les tweets artistiques de Novella Bonelli-Bassano.
Enfin, j’ai eu l’impression d’être sur un avion volant juste au-dessus d’une ville méditerranéenne, dont je voyais les terrasses l’une à côté de l’autre ainsi qu’une séquelle infinie de gens essayant de vivre dans leurs limites, tandis que d’autres…
J’ai fermé les yeux, me disant qu’il fallait s’affranchir d’une interprétation seulement physique des limites ou barrières ou frontières ou aussi des formes de limitation de la liberté, etcétéra.
J’ai pensé alors aux limites qui peuvent marquer ou accompagner nos existences.
En général, nous disposons d’une seule existence, se développant entre les deux limites de la naissance et de la mort.
Cependant, il peut arriver de mourir — métaphoriquement — plusieurs fois dans la vie, ou de vivre des cycles ayant au bout la sensation d’une fin et, ensuite, d’un nouveau commencement.
On peut aussi vivre des vies parallèles, exploitant deux ou trois travaux différents, deux ou trois amours…
Tout cela pose bien évidemment la question des limites morales.
Il y a malheureusement des gens qui n’ont pas le sens de la limite et profitent excessivement de la relative liberté qu’on leur accorde. Des autres dépassent les limites avec la force…
Parfois, on est obligés de vivre comme de pendulaires, en passant d’une réalité à l’autre franchissant des limites plusieurs fois dans une seule journée.
Parfois, on subit un enfermement qui nous arrache à notre vie et nous catapulte dans un contexte que nous n’avons pas cherché, qui pourtant nous accueille…
C’est le cas par exemple de nombreux soldats italiens qui ne sont jamais revenus de la guerre en Russie, parce qu’ils ont préféré y rester, dit-on…
Il y a aussi le thème très suggestif de la limite physique qui marque un passage complexe et riche d’émotions, une métamorphose qu’on n’oubliera jamais : de l’enfance à l’adolescence, de l’adolescence à la vie adulte, de la vie adulte à la mort…
Dans la littérature italienne, le personnage de « Pinocchio » qui naît pantin de bois pour être « condamné » à devenir garçon au bout de son « éducation », c’est une belle métaphore du prix qu’on accorde à qui s’efforce de s’élever à travers l’application et l’étude. Mais c’est aussi l’occasion pour trancher de façon qu’on ne peut plus géniale les caractères typiques de notre société bourgeoise et de ses absurdes contradictions. La lecture seule de Pinocchio serait l’idéal pour un corpus d’études sur les limites — physiques, mentales, psychologiques, morales, géographiques politiques, sociales, etcétéra — de notre société et de leur évolution au fur et à mesure que celle-ci s’est habituée à l’unité nationale, tout en perdant, parfois, le sens positif de certaines limites qu’on est en train de refouler à une vitesse excessive. D’ailleurs, Pinocchio, sous le paradoxe du roman d’aventures destiné à un public de jeunes, analyse en réalité impitoyablement le monde adulte avec ses dérives « kafkaïennes ».  

Un des livres italiens les plus bouleversants sur le thème des limites, qui représente aussi très efficacement l’Italie (et la Sicile), est sans doute « Feu Mathias Pascal » de Luigi Pirandello (1867-1936). C’est un livre qu’on lit d’un souffle et qu’on n’oubliera jamais, traitant de cette particulière et affreuse situation d’un homme mécontent de lui et de sa vie qui se découvre mort sans qu’il y ait le besoin de le prouver. Cet homme égaré, qui avait vécu jusque-là la vie d’un mort vivant ou d’une ombre, se trouve du jour au lendemain comme nu, obligé de se créer une nouvelle identité, de se donner un prénom et un nom de famille…
Pour cette dissémination sans limites (ou en dehors des limites ou alors en dépit des limites), j’ai copié et traduit pour vous un joli texte de Leonardo Sciascia (1921-1989), expliquant le rôle de Blaise Pascal dans le titre de ce roman et dans la personnalité de son protagoniste ainsi que dans l’esprit philosophique et religieux de Luigi Pirandello.
Je propose enfin quelques extraits de ce livre extraordinaire, juste pour en donner la saveur et le rythme original.

Giovanni Merloni

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P comme PASCAL

« Une des rares choses, peut-être même la seule dont je fusse bien certain, était celle-ci: je m’appelais Mathias Pascal. Et j’en tirais parti. Chaque fois que quelqu’un perdait manifestement le sens commun, au point de venir me trouver pour un conseil, je haussais les épaules, je fermais les yeux à demi et je lui répondais :
– Je m’appelle Mathias Pascal.
– Merci, mon ami. Cela, je le sais. – Et cela te semble peu de chose ?
Cela n’était pas grand-chose, à vrai dire, même à mon avis. Mais j’ignorais alors ce que signifiait le fait de ne pas même savoir cela, c’est-à-dire de ne plus pouvoir répondre, comme auparavant, à l’occasion :
– Je m’appelle Mathias Pascal. »

Juste une certitude d’état civil, une identité écrasée et collée comme une larve au milieu des feuilles d’un registre. Pour le reste — de lui, de son existence —, Mathias Pascal aurait pu bien dire (et en effet, il le dit, en le disséminant tout au long du livre) :
« Je ne sais qui m’a mis au monde, ni ce que c’est que le monde, ni que moi‑même. Je suis dans une ignorance terrible de toutes choses. Je ne sais ce que c’est que mon corps, que mes sens, que mon âme et cette partie même de moi qui pense ce que je dis, qui fait réflexion sur tout et sur elle‑même, et ne se connaît non plus que le reste. Je vois ces effroyables espaces de l’univers qui m’enferment, et je me trouve attaché à un coin de cette vaste étendue, sans que je sache pourquoi je suis plutôt placé en ce lieu qu’en un autre, ni pourquoi ce peu de temps qui m’est donné à vivre m’est assigné à ce point plutôt qu’en un autre de toute l’éternité qui m’a précédé et de toute celle qui me suit. Je ne vois que des infinités de toutes parts qui m’enferment comme un atome et comme une ombre qui ne dure qu’un instant sans retour. »
Il s’agit d’une pensée de Blaise Pascal, que nous n’avons pas citée sans raison, juste pour signaler un certain rapprochement avec l’esprit même de Pirandello, dans la traduction très exacte que fit Ugo Foscolo (avant de s’en approprier par un véritable plagiat, la faufilant dans l’une de ses lettres au comte Giovio). Cela fait d’ailleurs paraître tout à fait légitime le soupçon que cette suggestion plus ou moins proche de la pensée du « sublime misanthrope » (sachant que Pirandello était aussi un misanthrope) ait suggéré ce nom solennel qui s’accompagne de façon humoristique au prénom Mathias, comme s’il avait l’intention de le renverser, avec le réflexe immédiat d’un contraste ou d’une contrariété irrémédiable.
Puisqu’en Sicile les Mathias sont plutôt diffusés avec le nom Matteo. On a d’ailleurs vu combien les noms et les prénoms siciliens, avec le dialecte, sont présents dans l’œuvre de Pirandello. Mais celui-ci a bien sûr pensé aussi à la « mattia » : une folie légère, extravagante, qu’on pourrait classer alors, à la loupe de Lombroso (et Carducci aussi) comme une espèce de provisoires vacances qu’on accorde au génie, en contrepartie, et soulagement, de l’habitude aux réflexions lourdes et intenses. En somme : la « mattia » tels un acte ou alors un état de libération. Il suffit pour cela de penser à la nouvelle « Quand j’étais “matto” (fou)… » : le souvenir du bonheur perdu ; le bonheur d’une folie innocente, légère, cultivée, consciente et nourrie d’elle-même. Presque un luxe qu’on accorde à Fausto Bandini, le protagoniste de la nouvelle. Une folie que peuvent d’ailleurs concéder la richesse et la jeunesse. Un état de grâce que Pirandello reconnaît à Mathias Pascal en vertu des circonstances tout à fait hasardeuse d’avoir été tenu pour mort juste après un gain extraordinaire au casino de Monte-Carlo.
Pour ce qui concerne Pirandello, lecteur de Pascal secrètement affectionné au grand philosophe-mathématicien, nous pouvons en avancer le soupçon, sans en avoir aucune preuve. Car en fait il n’y a aucune œuvre de Pascal parmi ses livres. D’ailleurs, il n’y a même pas un texte de Montaigne, que pourtant il aimait et connaissait bien. La consistance actuelle de la bibliothèque de Pirandello fait penser juste à de pauvres restes tandis que, de son vivant, ses familiers et ses amis doivent y avoir pillé largement avec une dispersion importante. Invinciblement, en tout cas, certains moments de son œuvre, certaines fentes d’où Pirandello observe les abîmes cosmiques, certains « trous noirs », comme l’on dirait aujourd’hui, nous ramènent à Pascal. Un écrivain italien me raconta il y a quelques années qu’une fois, lorsqu’il était jeune, en entendant Pirandello parler de Dieu, par plaisanterie et avec une pointe de dérision (tous les jeunes hommes qui pensent sont convaincus qu’ils sont athées), se laissa échapper : « donc, maître, vous croyez en Dieu ! » Pirandello, torve, lui répondit : « oui, parce qu’il est ennemi de l’homme ». En cette idée de l’inimitié de Dieu envers l’homme je vois quelque chose de janséniste, de pascalien.
La Grâce qu’on accorde depuis toujours, de façon impénétrable donc gratuitement, à très peu de gens, n’est-elle pas la confirmation de telle inimitié ? Et l’on pourrait remonter aussi à l’Arnobio de cet autre sicilien — Concetto Marchesi — qui déclara sa foi dans le stalinisme, poussé peut-être par le même sentiment qu’eut Pirandello lorsqu’il déclara sa foi dans le fascisme : par misanthropie, par pessimisme, par dépit et mépris.

Leonardo Sciascia
« PASCAL », de « Pirandello dall’A alla Z », Supplemento al n. 26 dell' »Espresso », 6 juillet 1986.

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«  Je m’appelle Mathias Pascal. »

Je me suis trop hâté de dire, au début, que j’avais connu mon père. Je ne l’ai pas connu. J’avais quatre ans et demi quand il mourut. Étant allé sur une de ses balancelles, en Corse, pour certain négoce qu’il y faisait, il y mourut d’une fièvre pernicieuse, à trente-huit ans. Il laissait toutefois dans l’aisance sa femme et ses deux fils : Mathias (ce serait moi, et ce fut moi) et Robert, mon aîné de deux ans.
——————————
Quelques vieillards du pays, en effet, se plaisent encore à donner à entendre que la richesse de mon père (qui pourtant ne devrait plus leur donner ombrage, passée comme elle l’est depuis un bout de temps en d’autres mains) avait des origines… disons mystérieuses.
Certains veulent qu’il se la soit procurée en jouant aux cartes, à Marseille, avec le capitaine d’un vapeur marchand anglais, lequel, après avoir perdu tout l’argent qu’il avait sur lui, et ce ne devait pas être peu, avait joué encore une grosse charge de soufre embarquée dans la lointaine Sicile pour le compte d’un négociant de Liverpool (ils savent aussi ce détail ! et le nom !) qui avait affrété le vapeur ; ensuite, de désespoir, levant l’ancre, il s’était noyé au large. Ainsi le vapeur était rentré à Liverpool allégé aussi du poids du capitaine. Une chance qu’il avait pour lest la malignité de mes concitoyens…
D’autres veulent, par contre, que ce capitaine n’ait point du tout joué aux cartes avec mon père, lequel – bonnes âmes ! – était sans doute enclin aux jeux de main, à la violence, à la débauche et même… au vol, là ! Mais le vice du jeu, non, non, cent fois non, il ne l’avait pas, il ne l’avait pas, et il ne l’avait pas. Le capitaine anglais, selon ceux- là, avait été assez bonasse pour confier à mon père, en partant, une certaine cassette que naturellement mon père s’était hâté de forcer ; il l’avait trouvée pleine de pièces d’or et d’argent et se l’était appropriée, niant ensuite, au retour du capitaine, l’avoir jamais reçue en garde. Et le capitaine ? Pauvre homme ! il n’avait su prendre d’autre parti que de mourir de crève-cœur.
D’autres, enfin, soutiennent que ce capitaine anglais n’est pas vrai ; mieux, qu’il est bien vrai, mais qu’il n’a rien à voir dans la richesse de mon père, sinon par un beau chien de garde qu’il lui voulut laisser en souvenir. Un jour que mon père se trouvait à la campagne, dans la terre dite des Deux Rivières, ce chien, qui était rouge de poil et gros comme cela, se mit à gratter, à creuser au pied d’un mur… où mon père trouva la précieuse cassette.
Quels chiens, hein ? mon vieux Giaracannà, il y a en ce monde !… Sa mort, qui survint presque à l’improviste, fut notre ruine…
——————————
On sait que les malheureux deviennent facilement superstitieux, bien qu’ensuite ils raillent la crédulité d’autrui. Je me rappelle qu’après avoir lu le titre d’un de ces opuscules : Méthode pour gagner à la roulette, je m’éloignai de la boutique avec un sourire de dédain et de commisération. Mais, après avoir fait quelques pas, je retournai en arrière et (par pure curiosité, pas autre chose!) avec ce même sourire de dédain et de commisération sur les lèvres, j’entrai et j’achetai cet opuscule.
——————————
C’est justement cette crainte qui me rendit d’abord perplexe: irai-je, n’irai-je pas? Mais ensuite je pensai que, prêt à m’aventurer jusqu’en Amérique, sans connaître même de vue l’anglais et l’espagnol, je pouvais bien avec le peu de français dont je disposais m’aventurer jusqu’à Monte-Carlo, à deux pas d’ici.
——————————
Je m’attendais à ce que le croupier, toujours de la même voix (elle me parut très lointaine) annonçât :
– Trente-cinq, noir, impair et passe !
Je pris l’argent et je dus m’éloigner comme un homme ivre. Je tombai assis sur un divan, épuisé ; j’appuyai ma tête au dossier, par un besoin subit, irrésistible de dormir, de me restaurer avec un peu de sommeil. Et j’allais y céder quand je sentis sur moi un poids, un poids matériel qui aussitôt me fit sursauter. Combien avais-je gagné ? J’ouvris les yeux ; mais je dus les refermer immédiatement, la tête me tournait. La chaleur, là-dedans, était suffocante. Comment ? C’était déjà le soir ? J’avais entrevu les lumières. Combien de temps avais-je donc joué ? Je me levai tout doucement ; je sortis.
——————————
Cependant je cherchais un hôtel quelconque pour m’enfermer et voir ce que j’avais gagné. Il me semblait que j’étais plein d’argent : j’en avais un peu partout, dans les poches de ma veste : or, argent, billets de banque. Il devait y en avoir beaucoup.
——————————
Ainsi, le jour suivant, je retournai à Monte- Carlo. J’y retournai douze jours de suite. Je n’eus plus le moyen ni le temps de m’ébahir de la faveur, plus fabuleuse qu’extraordinaire, de la fortune : j’étais hors de moi, absolument fou ; je n’en éprouve point de stupeur, même maintenant, ne sachant que trop quel tour elle m’apprêtait en me favorisant de cette manière et dans cette mesure. En neuf jours, j’arrivai à constituer une somme véritablement énorme en jouant comme un désespéré; après le neuvième jour, je commençai à perdre, et ce fut le précipice. La fièvre prodigieuse, comme si elle n’avait plus trouvé d’aliment dans mon énergie nerveuse enfin épuisée, vint à me manquer. Je ne sus, ou plutôt je ne pus m’arrêter à temps. Je m’arrêtai, je me repris, non par mes propres forces, mais par la violence d’un spectacle horrible, mais qui n’est pas rare à cet endroit.
J’entrais dans les salles de jeu, le matin du douzième jour, quand le monsieur de Lugano, amoureux du numéro 12, me rejoignit, bouleversé et haletant, pour m’annoncer, plutôt du geste que de la parole, que quelqu’un venait de se tuer là, dans le jardin.
——————————
Je m’enfuis ; je retournai à Nice, pour en partir le jour même.
J’avais avec moi à peu près quatre-vingt-deux mille francs.
Je pouvais tout imaginer, sauf que, dans la soirée de ce même jour, il dût m’arriver à moi aussi quelque chose de semblable.

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J’avais toujours le journal en main, et je le retournai pour chercher en seconde page quelque présent meilleur que ceux du Lama. Mes yeux tombèrent sur un

SUICIDE

comme cela, en lettres grasses.
——————————
Je lus :

Hier, samedi 28, on a trouvé dans le bief d’un moulin un cadavre dans un état de putréfaction avancée…

Subitement un nuage passa devant mes yeux, je m’attendis à trouver à la ligne suivante le nom de ma propriété et, comme j’avais peine à lire, d’un seul œil, cette impression minuscule, je me levai debout, pour être plus près de la lampe.
… avancée. Le moulin est situé dans une propriété dite l’Épinette, à environ deux kilomètres de notre ville. Les autorités Judiciaires étant accourues sur les lieux avec d’autres personnes, le cadavre fut retiré du canal pour les constatations légales. Plus tard il fut reconnu pour celui de notre…
Le cœur me remonta à la gorge et je regardai, hors de moi, mes compagnons de voyage qui dormaient tous.
Accourues sur les lieux… retiré du canal… fut reconnu pour celui de notre bibliothécaire Mathias Pascal, disparu depuis quelques jours. Cause du suicide : embarras financiers.
– Moi ?… Disparu… reconnu… Mathias Pascal…
——————————
Je frémissais. Finalement, le train s’arrêta à une autre station. J’ouvris la portière et me précipitai dehors, avec l’idée confuse de faire quelque chose, tout de suite : un télégramme d’urgence pour démentir cette nouvelle.
Le saut que je fis en sortant du wagon me sauva: comme s’il m’avait fait tomber du cerveau cette stupide obsession, j’entrevis dans un éclair… mais oui ! ma libération, la liberté, une vie nouvelle !
J’avais sur moi quatre-vingt-deux mille lires, et je n’avais plus à les donner à personne ! J’étais mort, j’étais mort : je n’avais plus de dettes, je n’avais plus de femme, je n’avais plus de belle- mère : personne ! Libre ! Libre ! Libre ! Que cherchais-je de plus ?
——————————
Aussitôt je me mis à faire de moi un autre homme. Je n’avais que peu ou point à me louer de cet infortuné qu’ils avaient voulu à toute force faire finir misérablement dans le bief d’un moulin. Après toutes les sottises qu’il avait commises, il ne méritait peut-être pas un sort meilleur. À présent, j’aurais aimé que, non seulement extérieurement, mais au plus intime de l’être, il ne restât plus en moi aucune trace de lui.
J’étais seul désormais, et je n’aurais pu être plus seul sur la terre, délivré dans le présent de tout lien, absolument maître de moi, soulagé du fardeau de mon passé et avec devant moi un avenir que je pourrais façonner à ma guise…

Luigi Pirandello
« Feu Mathias Pascal » (19..)
(Traduction de l’italien par Henry Bigot, BeQ Bibliothèque électronique du Québec, collection  tous les vents, Volume 840 : version 1.0)

L’horloge marquait onze heures du soir. Nous étions le 30 mai 1778 : une histoire française de Valère Staraselski IV/IV

01 dimanche Nov 2015

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portraits d'écrivains, Valère Staraselski

Portrait de Voltaire (Francois Marie Arouet dit, 1694-1778) tenant l'annee litteraire. Peinture de Jacques-Augustin-Catherine Pajou (1766-1828), 18eme siecle. Paris, Comedie Francaise

Pour intégrer avec quelques extraits exemplaires mon commentaire-reportage sur « Une histoire française » de Valère Staraselski, j’avais d’abord envisagé de me borner au « journal » de Georges de Coursault. Malgré mes efforts, si j’avais peut-être touché quelques aspects du roman qui aident à comprendre l’esprit de l’auteur dans son but primordial de « transmission poétique » de la vérité de l’histoire (qui n’est pas nécessairement la proposition d’une seule « vérité historique »), cela ne pouvait pas suffire à rendre synthétiquement et jusqu’au bout l’atmosphère unique de cette œuvre.
Le journal de Coursault a d’ailleurs brisé, un peu, la nébuleuse de mes propositions, en offrant quelques échantillons pour une illustration fidèle du roman. Mais il manque encore quelque chose.
J’essaie alors de répondre à ce manque en choisissant l’un de nombreux épisodes où ladite « vérité de l’histoire » assume une saveur de réalité et de mystère à la fois. Il s’agit d’un des passages le plus touchants, concernant l’extraordinaire portrait de Voltaire, dont je vous propose un extrait.
Celui-ci peut donner une idée des émotions auxquelles le lecteur est convié tout au long de la traversée des vingt-trois années qui précèdent la prise de la Bastille. En fait, cette « histoire française » n’est pas une « visite guidée » de l’histoire. Elle est plutôt un appel à la responsabilité.
Car l’histoire c’est nous. Elle nous appartient, dans le bien et dans le mal. Elle nous forge et habite en nous. En même temps, elle nous échappe, elle répète ses erreurs, ses menaces, ses absurdités. Donc nous devons nous en charger, selon nos possibilités, humblement. Mais il ne faut jamais lâcher prise. Car si nous nous dérobons à une telle responsabilité ce seront des autres qui décideront pour nous. Même la plus solide des démocraties républicaines a besoin que chacun veille. Car rien n’est escompté, rien n’est donné à jamais.
En ces jours où les menaces à l’esprit des Lumières ne manquent pas, dans cette Planète blessée et meurtrie presque partout, je considère, par exemple, un choix discutable proposer à nouveau, aujourd’hui, « Mein Kampf ». Un livre qui théorise l’enfermement, l’intolérance, la barbarie ancestrale, le manque de respect entre les humains, la violence. J’aimerais au contraire qu’on s’engage davantage pour faire connaître aux jeunes générations, partout dans le monde, des « œuvres ouvertes » comme « Candide », « Le Siècle de Louis XIV » ainsi que, évidemment, « Une histoire française » de Valère Staraselski. Nous avons besoin d’optimisme, de tolérance et de solidarité. Nous n’avons pas besoin d’autres monstres.
Giovanni Merloni

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L’horloge marquait onze heures du soir. Nous étions le 30 mai 1778

…je me souviens que nous étions convenus, un jour où nous étions à la Comédie-Française, d’aller assister à la destruction de la porte Saint-Antoine, quand une nouvelle incroyable s’était répandue à l’entracte dans le parterre puis dans les loges : Voltaire revenait à Paris ! Après vingt sept années ! Voltaire à Paris ! C’était la révolution ! Mme du Châtelet, enfin Constance, en avait versé des larmes de joie. Quelqu’un — qui ? nous n’en savions fichtre rien — avait obtenu la permission de laisser Voltaire venir dans la capitale. Pour sûr, le roi avait fermé les yeux. Certains, soit par austérité, soit par prudence, avaient jugé excessive cette mansuétude royale. Toujours est-il que le soir du 10 février de cette année 1778, à six heures, il y avait eu cette chose impensable encore deux jours avant : Voltaire arrivait à Paris ! On avait raconté qu’à l’octroi, lors du contrôle des voyageurs et des marchandises, au commis qui lui aurait demandé s’il n’avait rien à déclarer, notre philosophe aurait répondu : « Ma foi, je crois qu’il n’y a ici de contrebande que moi. »
À ces mots, à l’expression de celui qui les avait prononcés plus sûrement, les commis avaient levé l’œil, puis, ayant ajusté le halo de leurs lanternes, l’avaient immédiatement reconnu. « C’est… Pardieu ! C’est M. de Voltaire ! » s’étaient-ils alors exclamés en chœur. Lui, l’honorable, le considérable homme, s’apprêtant à descendre afin qu’on puisse procéder à la fouille du carrosse, les commis s’étaient empressés de l’en dissuader. Il y avait eu assaut de politesses de part et d’autre, du saisissement sans doute chez les commis, et le carrosse de Voltaire avait filé jusqu’à la rue de Beaune, à destination de l’hôtel du marquis du Plessis de Villette, où son appartement était préparé. Magnifiquement, à ce qu’alors m’en avait dit Constance à qui rien de cette affaire n’avait échappé…
(Pages 324-325)

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…Jour après jour, au comble du ravissement et de l’enthousiasme, Constance avait suivi les faits et gestes du Socrate français m’invitant à me rendre chez elle le plus souvent possible afin qu’elle puisse me raconter les choses…
Le grand Voltaire s’était donc déplacé depuis Ferney avec Mme Denis, sa nièce gouvernante, ainsi que Wagnière, son secrétaire. Le 11 février, son premier jour parisien, on savait déjà qu’il avait envoyé un billet à Mme du Deffand : « J’arrive mort, et je ne veux ressusciter que pour me jeter aux genoux de Mme la marquise du Deffand. »…
…Du côté de la Cour, si le roi demeurait muet, la reine avait déclaré quant à elle qu’il était décidé de manière irrévocable que Voltaire ne verrait aucun membre de la famille royale ! Car ses écrits, avait-elle jugé encore, n’étaient pas avares de principes qui portaient une atteinte directe à la religion et aux mœurs. Commentant le fait, Maisonseule avait laissé entendre que cela n’avait aucune importance car la Cour et Paris étaient deux mondes non seulement opposés, mais irrémédiablement imperméables l’un à l’autre…
(Page 326)

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…du jour au lendemain, la rue de Beaune était devenue le centre du monde. Je n’exagère pas, l’esprit et l’intelligence régnaient sur chacun…
(Page 327)

Un jour que, vers cinq heures de l’après-midi, je passais quai des Théatins, où j’avais à faire, je vis un attroupement, en fait, une multitude prodigieuse au milieu de laquelle j’avais eu des difficultés à me frayer un passage. Je ne fus pas long à comprendre l’objet de cette foule de gens. L’hôtel du marquis de la Villette donnait sur le quai et par la croisée on apercevait, parfois, frêle silhouette emperruquée, le héros des philosophes… des applaudissements saluaient chacune de ses apparitions…
Tout au long de la journée, sans quitter sa robe de chambre, autant dire sans s’abstraire de sa condition de simple mortel, le roi Voltaire recevait. L’Académie tout d’abord…
…Il y avait eu un moment où l’on avait cru à un arrêté d’expulsion, l’eau avait cessé de bouillir dans la marmite de la rue de Beaune. Fort heureusement, ça n’était qu’une provocation ! La Comédie Française s’était déplacée en la personne de Mme Vestris qui devait jouer Irène, pièce à laquelle Voltaire apportait les dernières retouches. Plein d’urbanité, le vieillard marquait une grande déférence pour la volonté des autres, de la docilité dans le caractère. Las ! ce qui devait arriver arriva: le fragile Voltaire était tombé malade. Cependant, s’il s’abstint de sortir, il avait continué de recevoir rue de Beaune …
(Pages 328-329)

Quant au médecin Tronchin, il s’inquiétait terriblement de la santé du vieillard dont les jambes s’étaient tout à coup mises à enfler. Mais, sourd à ses objurgations, l’entourage ne voulait rien entendre…
La vessie malade de Voltaire, l’enflement alarmant de ses jambes, les deux cents personnes reçues par jour, deux cents, m’entendez-vous, les répétitions d’Irène, tout cela ne fut pas sans conséquences fâcheuses !…
Et puis Mme du Deffand, la vieille dame, aveugle elle aussi, avait fait le déplacement rue de Beaune. La du Deffand avait fait part de ses craintes, déclarant : « Tout le Parnasse s’y trouvait depuis le bourbier jusqu’au sommet, il ne résistera pas à cette fatigue, il se pourrait qu’il mourût avant que je l’aie vu. » La recevant, Voltaire ne l’avait entretenue que d’Irène…
(Pages 328-330)

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Vers la fin de février, Constance m’avait rapporté que Voltaire avait craché du sang alors qu’il était en train de dicter du courrier à Wagnière. Puis il avait demandé d’aller quérir un abbé…
« Au reste, avait-il répété, je ne veux pas qu’on jette mon corps à la voirie ; cette prêtraille m’assomme mais me voilà entre ses mains. Il faut bien que je m’en tire. Dès que je pourrai être transporté, je m’en irai. J’espère que leur zèle ne me poursuivra pas jusqu’à Ferney. Si j’y avais été, cela ne me serait pas arrivé. » Ça, il avait parlé d’or !
(Pages 330-331)

Quant à Voltaire, Constance m’avait rapporté qu’il n’avait qu’une obsession : se rendre à Versailles ! Que le roi l’ignore était insupportable ! Plutôt que d’une rage impuissante, il paraissait saisi d’un amour malheureux et inconsolé. On avait beau l’en dissuader, lui chanter sur tous les tons que Versailles et ses occupants étaient absolument vides d’esprit, Voltaire ne renonçait pas. Le roi de France, tout de même ! Le roi de France… Cela lui était comme une blessure intolérable. Comme si la reconnaissance du roi était la seule qui, à ses yeux, comptait…
(Page 332)

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À la mi-mars, il y avait eu la générale d’Irène à la Comédie Française. Retenu par son mauvais état de santé, Voltaire n’avait pu s’y rendre, et on avait envoyé une estafette afin d’être informé du déroulement de la soirée. La représentation avait été un triomphe. Peu de temps après, il s’était répandu dans Paris que le maître s’était senti mieux…. or son état aurait pu subitement empirer : ayant découvert qu’on avait corrigé sa pièce, il était entré dans une fureur extrême ! Et son entourage avait, cette fois-ci, cru sa fin arrivée… C’eût été dommage parce que les derniers jours de mars s’étaient transformés pour lui en une véritable apothéose. Il avait été reçu dans la cour du Louvre où loge l’Académie française… Honneur qui n’a jamais été rendu à quiconque ! Ce fut à d’Alembert qu’il était revenu de l’accueillir… In fine, le siège de directeur de l’Académie lui avait été offert à l’unanimité ! Voltaire avait remercié puis s’en était allé de sa démarche gracile dans son carrosse jusqu’à la Comédie Française. Quel souvenir, quel inoubliable souvenir ! J’y étais ! Je m’y trouvais avec Maisonseule et Constance, réunis pour la circonstance ! Partout l’affluence l’accompagnait. Les femmes se montraient les plus empressées à le voir, à le toucher même, ses mains, l’étoffe de son habit. L’ambiance était bouillante, formidable, délirante. Les gens ne semblaient plus s’appartenir. Sa tête minuscule recouverte d’une perruque comme on n’en faisait plus depuis la régence, le vieillard illustre était acclamé à l’égal d’un dieu…
…À la Comédie, quand le maître prit place, on le voulut sur le devant de sa loge… Et puis on avait ceint son front d’une tresse de laurier. Ému au possible, bouleversé, Voltaire riait et pleurait à la fois. « Ô mon Dieu, vous voulez me faire mourir à force de gloire » avait-il protesté. Et, ôtant la couronne, il l’avait déposée sur la tête de sa nièce. Mais le public avait grondé. J’avais senti tout autour de moi vibrer une vraie désapprobation. On avait alors découronné la dame et on avait recouronné Voltaire. Puis on avait joué Irène…
À la fin, la représentation terminée, alors que les loges, les balcons et le parterre recevaient de la lumière, une actrice avait placé le buste de Voltaire au beau milieu de la scène qu’entouraient les acteurs. Des poignées de pétales de fleurs avaient été jetées sur le buste. Devant ce spectacle, comme effrayé, Voltaire s’était réfugié au fond de sa loge. On l’avait appelé, moi comme les autres, moi le premier. Une clameur puissante mais pacifique s’était élevée jusqu’à ce qu’enfin il reparût, être minuscule et homme grandiose ! Selon les témoignages de ceux qui avaient la chance de distinguer les traits de son visage, il avait baissé la tête, son front posé sur le rebord de velours de la loge, puis il avait redressé sa figure, la faisant alors paraître couverte de pleurs….
(Pages 334-336)

La chair de poule avait élu domicile sur la moindre parcelle de la peau de mon corps. À mes côtés, Maisonseule levait plus haut que de raison son menton. Je crois bien qu’il reniflait. Constance, pâle et belle comme la lune, avec ce surplus de beauté qui semblait en quelque sorte l’environner, avait les bras qui tremblaient.
(Page 337)
Dehors, il avait encore manqué d’étouffer dans la foule qui donnait libre cours à sa folie. On avait dû hisser l’honorable vieillard à l’intérieur de son carrosse. Certains embrassaient les chevaux, d’autres avaient entrepris de dételer le carrosse dans le dessein de le tirer eux-mêmes ! On avait parlementé. On avait laissé les chevaux contre la promesse du cocher d’aller au pas. Ce jour-là, je n’ai pas honte de dire que j’avais eu la chance d’être de cette ville même qui nous avait donné à voir le triomphe du roi Voltaire.
(Page 338)

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Constance m’avait raconté que le philosophe était même retourné au théâtre, sans se faire connaître, en catimini. Une fois où on donnait son Algire, Voltaire avait assisté à la représentation, dissimulé du regard de tous au fond de sa loge. Durant le quatrième acte, l’auteur, emporté par le déroulement de sa propre œuvre, s’était avancé depuis le fond de sa loge et n’avait pu résister au désir d’intervenir : « Que c’est beau ! Ah ! c’est beau ! » Se retournant pour faire taire l’importun, des spectateurs avaient fini par le reconnaître et lui avaient fait une ovation dans l’instant. Stimulés par la ferveur de la salle et surtout par la présence de Voltaire, les comédiens avaient joué à la perfection, disait-on, jusqu’à la fin…
(Page 340)

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Le soleil de mai avait commencé à embellir les femmes de Paris et ce fut à partir de cette période, je m’en souviens, que Voltaire n’était plus sorti. Du tout.
…il était alors sensiblement entré dans une longue et affreuse agonie. Un jour, une nouvelle qu’on lui avait rapportée l’avait déplongé de ses tourments un instant : le fils de Lally-Tollendal avait obtenu la cassation de l’arrêt qui condamnait son père, par une majorité de voix. Voltaire s’était alors soulevé, ses yeux avaient cherché un point d’accroche et il avait dicté ceci : « Le mourant ressuscite en apprenant cette grande nouvelle, il embrasse bien tendrement M. de Lally, il voit que le roi est le défenseur de la justice, il mourra content. » Et puis, il avait fait épingler au mur en face de lui un panonceau où il avait fait écrire : « Le 26 mai 1778, l’assassinat juridique commis par Pasquier, conseiller du parlement, en la personne de Lally, a été vengé par le roi. »
Pour sa fin, tous les témoignages concordent, elle fut terrible… aussi incroyable que cela puisse sembler, Voltaire est mort délaissé… Il me semble que son entourage s’était vengé de lui, de son caractère impossible, certes, mais plus sûrement de son génie, de sa renommée. De sa liberté ! Avec une rare cruauté. La cruauté des gens normaux, de loin la plus effroyable, n’est-ce pas ?…
…Nous avons un témoin, Tronchin, le médecin, qui a assisté aux derniers instants. Son témoignage tient en une parole : « Quelle mort ! Je n’y pense qu’en frémissant ! » « Monsieur, tirez-moi de là », se plaignait Voltaire, à quoi Tronchin s’était vu dans l’obligation de répondre autant de fois : « Je ne puis rien, monsieur, il faut mourir. » Paroles qui avaient donné lieu au moribond de s’écrier : « Je suis donc abandonné de Dieu et des hommes ! » et puis dans la suite, Voltaire avait poussé un cri. Un cri de bête qu’on aurait cru réservé à un autre genre d’homme. Un cri d’épouvante et de soulagement à la fois. Comme un défi à la mort. Il avait passé. L’horloge marquait onze heures du soir. Nous étions le 30 mai 1778.
(Pages 341-343)

Valère Staraselski

Le journal de Georges de Coursault : une histoire française de Valère Staraselski III/IV

29 jeudi Oct 2015

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portraits d'écrivains, Valère Staraselski

001_stara 03 002 180 Image empruntée de « Abiti de’ Veneziani, texte de Piero Chiara et d’autres, photos de Massimo Listri et Mirko Toso, FMR n.11/1983, magazine mensuel de Franco Maria Ricci (Parme)

L’esprit du contexte et le rôle de la langue dans les romans de Valère Staraselski

J’ai toujours considéré les marionnettes — ou les pantins et les poupées, déguisées selon la mode d’une époque révolue, par exemple les « pupi » siciliens et les masques vénitiens et napolitains — comme quelque chose de « stucchevole », à la saveur écœurante, à l’aspect mièvre. Ou alors je les vois comme des objets qui entrent dans notre vie de collectionneurs ou tout simplement de rêveurs ayant besoin de toucher notre fétiche en miniature, notre jouet personnel auquel nous donnons une fois la parole dans un théâtre pour les enfants de tous les âges.
Les marionnettes vénitiennes, habillées à la mode du XVIIIe siècle évoquent pour moi le théâtre de Goldoni, cette merveille à moitié incompréhensible pour tous ceux qui ne parlent pas cette langue-là, aussi charmante et riche d’éclats. Sinon je songe au théâtre de Marivaux, au jeu de l’amour et du hasard, aux histoires aussi emblématiques que figées, qui demeurent forcément éloignées et étrangères, ou bien ressuscitent pour un seul jour sur des tréteaux tout à fait éphémères.
Au contraire, quand j’ai découvert le « Mozart italien » de Così fan tutte ou des Noces de Figaro (empruntées ces dernières directement au laboratoire parisien), j’ai finalement vu le Siècle des Lumières s’approcher de moi, me convoquant dans ses rues et ses salons pour me faire savourer, comme il arrivait chaque matin à Georges de Coursault, un bol de chocolat chaud fumant en me laissant libre de respirer cette atmosphère unique.
Voilà, tout cela pour dire combien la langue peut se révéler le principal facteur de rapprochement dans nos échanges avec le passé… d’autant plus que, heureusement, les langues circulant en Europe à l’époque de Voltaire, Mozart et Da Ponte (et aussi de Giacomo Casanova) étaient des langues extrêmement dépouillées, de moins en moins rhétoriques et baroques.
Dans son « histoire française » Valère Staraselski brise l’écran qui d’habitude sépare ce passé révolu de notre sensibilité contemporaine. Cela, grâce au choix stratégique d’une langue qui nous parle — qui nous écoute même —, grâce à sa façon unique de s’imprégner jusqu’au bout de l’esprit du XVIIIe siècle, de se caler dans le contexte de cette époque ou, pour mieux le dire, dans les multiples contextes qui font la réalité parisienne saisie dans son flux quotidien. Une réalité d’ailleurs fort dialectique et souvent conflictuelle.
Évidemment, une telle maitrise est le résultat d’une très longue et assidue fréquentation, de la part de Valère Staraselski, de ces immenses personnages qui s’appellent Diderot, Robespierre, Voltaire, Rousseau, et cetera, mais aussi d’une infinité de documents et d’œuvres d’art qui lui sont devenus tellement familiers qu’il les partage tout à fait naturellement.
Toujours est-il que tous ces dons et talents poétiques n’aboutiraient pas à de telles merveilles de naturel et d’équilibre s’il n’y avait pas cette générosité, cette vocation à la transmission. Si tout cela ne faisait qu’un avec son indéfectible enthousiasme envers ce monde qui ressuscite debout, vivant, prêt à parler… sans aucune colle ou patine de vieille poupée de carton-pâte.

002a_stara 03 004 180 Image empruntée de « Abiti de’ Veneziani, texte de Piero Chiara et d’autres, photos de Massimo Listri et Mirko Toso, FMR n.11/1983, magazine mensuel de Franco Maria Ricci (Parme)

Pour ceux qui ont envie de continuer à le suivre, le journal du jeune écrivain Georges de Coursault devient de plus en plus passionnant, au fur et à mesure que le récit de Marc-Antoine Doudeauville s’approche de la fameuse année 1789.
Jusque du premier jour, le jeune écrivain écoute avec un intérêt sincère le récit de son hôte. Ensuite, petit à petit, il s’affectionne à cet avocat mal fichu et pourtant de plus en plus vivant et passionné, jusqu’à s’identifier en lui dans un rêve prémonitoire : convaincu d’être devenu Doudeauville et se trouvant guéri, il monte sur un carrosse qui pourtant ne veut pas l’emmener à l’Hôtel Dieu ou à la Pitié, mais à l’hôpital Saint-Valère… Même si cela peut bien être une pure coïncidence de prénoms, on est portés ici à déduire que Georges de Coursault, tout en acceptant de partager sans réserve les responsabilités de Doudeauville, en ajoutant sa propre signature au témoignage de celui-ci, se refuse à l’idée de devoir s’identifier aussi à Valère… Staraselski, l’auteur du livre. Cela serait trop engageant pour lui !
En se souvenant de cette ancienne « succursale » de l’Hôtel Dieu, l’auteur du roman nous dévoile donc le critère qu’il a adopté pour intégrer ses personnages dans la vie réelle du XVIIIe siècle, sans pour autant renoncer aux inévitables va-et-vient entre l’époque du roman et l’actualité de nos jours.
Dans la poésie, soient-ils des vers lyriques les plus passionnés et personnels, l’auteur doit forcément se servir de métaphores pour exprimer jusqu’au bout ses sentiments et ses pulsions. Ou alors a-t-il besoin de personnages fictifs, auxquels s’adresser en les transformant en des figures-écrans (derrière lesquelles se cachent toujours des figures réelles).
Dans le roman, où l’auteur entre toujours en jeu, il faut créer un filtre, embauchant un passeur, un interprète, des figures étrangères et non concernées qui puissent raconter de façon le plus possible objective et décalée la même histoire que l’auteur raconterait peut-être de façon trop explicitée ou partisane…
Dans « Une histoire française », à travers les deux voix narratives, Valère Staraselski crée aussi deux filtres éloignant le roman de lui-même. Coursault, « courant et sautant » de son logis de la rue Saint-Sauveur jusqu’à la maison rue de Nevers de Marc-Antoine Doudeauville, se charge de voir et décrire le Paris qu’il traverse dans ce mois de janvier 1789. Dans l’impossibilité de sortir de son immobilité, Doudeauville se charge quant à lui de voir et décrire le Paris des années jusque-là écoulées tandis que Coursault, nouveau-né ou enfant-adolescent, vivait encore en province. Donc, le récit de l’avocat intègre les connaissances encore incomplètes que le jeune écrivain peut vanter de Paris, tandis que ce dernier représente pour son hôte quelqu’un qui lui amène chaque matin un écho vivant du monde extérieur.
Si Doudeauville est l’alter ego « humain » de l’auteur, son interlocuteur privilégié, incarnant de toute évidence les passions que nous retrouvons dans d’autres romans de Staraselski, en particulier dans son premier texte, « Dans la folie d’une colère très juste », Coursault est son alter ego « littéraire », son disciple.

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Image empruntée de « Abiti de’ Veneziani, texte de Piero Chiara et d’autres, photos de Massimo Listri et Mirko Toso, FMR n.11/1983, magazine mensuel de Franco Maria Ricci (Parme)

Tandis que ces deux « personnages-filtres » se chargent de la descente sur les lieux d’où lui renvoyer leurs reportages (comme le faisaient Lucas ou Janvier avec Maigret), l’auteur en personne se charge souvent d’intervenir dans le récit de l’un et dans le journal l’autre. Car le but primordial de son travail d’écrivain et d’essayiste engagé est enfin celui de transmettre efficacement au lecteur contemporain le véritable sens de ce plongeon dans le passé.
Je découvre en fait, dans certaines réflexions « politiques » particulièrement fouillées de l’avocat Doudeauville et dans les suggestions tous azimuts de son ami Maisonseule, un ultérieur niveau d’expression narrative. Car, au-delà de leur clairvoyance, ni Doudeauville ni Maisonseule ne seraient pas en condition de faire, en janvier 1789, un bilan rétroactif de ces vingt-trois années précédant la Révolution française, pour en transmettre les plus évidents facteurs de crise. D’ailleurs, Valère Staraselski juge cela indispensable, non seulement pour que les lecteurs contemporains y retrouvent les raisons de la « rupture » dans le long et fécond dialogue entre le peuple français et son roi, mais aussi pour qu’ils interprètent correctement la dialectique entre la transformation-involution de la monarchie et les effets évidents des idéologies philosophiques et politiques nouvelles.
Je trouve très originale l’adoption d’une telle perspective historique. Car ce roman, comme la plupart des romans de cet auteur, ne se borne pas à la mise en scène de l’histoire racontée selon les trois unités — de temps, de lieu et d’action —, mais répond aussi au but d’offrir au lecteur tous les éléments pour mettre en relation cette histoire racontée avec tout ce qui est arrivé par la suite : voilà que l’auteur s’autorise, et nous autorise aussi, à regarder cette « histoire française » avec le regard critique d’un œil contemporain.
Valère Staraselski réussit de façon superbe à nous transformer en concitoyens des deux personnages-narrateurs en nous donnant donc la sensation magique d’être là, à Paris, du temps de Louis XVI et de Marie-Antoinette. Au-delà de la fiction narrative dont on a jusqu’ici parlé, cela dépend surtout de deux éléments caractéristiques de son écriture tout à fait originale : d’un côté l’attitude spécifique à ressentir de façon extraordinaire « l’esprit du contexte », de l’autre de travailler en profondeur sur la langue.

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Musée des Arts Décoratifs, Bordeaux

La représentation du contexte historique et politique assume un rôle central, primordial même, dans la plupart des romans de Valère Staraselski. Selon sa vision théâtrale des vicissitudes humaines et sociales, le contexte entourant les personnages et leurs mondes doit vivre comme un contexte réel, avec les mêmes caractéristiques physiques, météorologiques, avec les mêmes odeurs et saveurs qu’on pouvait retrouver dans un quotidien constellé de carrosses, de chevaux, de chars et charrettes, de perruques et d’outils domestiques tout à fait différents par rapport à aujourd’hui. Valère Staraselski ressent l’esprit du contexte d’une façon très profonde : cela l’amène à une description rapide et en même temps précise, riche en particuliers. Si son premier repère était tout probablement Honoré de Balzac, les réalisateurs plus adaptés pour la transposition cinématographique de ses romans seraient à mon avis Éric Rohmer ou Bertrand Tavernier…
Mais Valère Staraselski se donne aussi, comme on a pu le constater dans la plupart de ses romans, la contrainte de la langue. Si dans « Le maître du jardin », par exemple, le lecteur est plongé dans une langue française ondoyante et légèrement baroque, empruntée à la langue des poètes et des gens de lettres du XVIIe siècle, dans « Une histoire française » la langue qui nous arrive du XVIIIe siècle au couchant est une langue essentielle, souple, sans trop de tournures. Parce que les philosophes s’efforçaient de parler et d’écrire dans une langue assez limpide et compréhensible et que l’avocat Doudeauville et son ami Maisonseule sont aussi des hommes simples et concrets, particulièrement doués dans cet art de parler en public où la phrase élégante, codifiée, se mêle avec désinvolture aux expressions orales de la vie parisienne.
Il s’agit d’une langue littéraire réinventée, que Valère Staraselski maîtrise avec décision et poésie. Voilà, sinon une piste, des suggestions à suivre pour faire vous-mêmes de tels miracles. Allez-y !

Giovanni Merloni

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Image empruntée de « Abiti de’ Veneziani, texte de Piero Chiara et d’autres, photos de Massimo Listri et Mirko Toso, FMR n.11/1983, magazine mensuel de Franco Maria Ricci (Parme)

Le journal de Georges de Coursault (deuxième partie) : une histoire française de Valère Staraselski

Mercredi 7 janvier 1789
Au petit matin, ouvrant les yeux, je n’osais quitter ma couche alors que mon esprit m’ordonnait de raviver au plus vite les braises gisant dans la cendre grise. De la cheminée. Je m’assoupis un peu quand je songeai tout à coup à ceux qui avaient passé la nuit dehors : rendu déterminé par cette pensée brutale, je m’arrachai à défaire une falourde. Après quelques minutes, une flambée bien franche réchauffait l’air glacial de la pièce. Ce qui me permit de faire ma toilette puis de me raser. Ce matin-là, je n’entendis rien et je ne croisai âme qui vive dans l’escalier. Il était trop tôt.
C’est enfoui dans ma pelisse que je traversais Paris à pied, filant par les rues où les êtres, hommes ou bêtes, passaient comme des ombres tant il gelait à pierre fendre…
(Pages 275-276)

[années évoquées : 1776-1779]

Soit fatigue due à une tension trop forte, soit début de refroidissement mais, ne me sentant pas très bien, je m’avais ai, cette fin de matinée-là, de solliciter ouvertement M. Doudeauville afin que nous nous en tenions là pour ce jour. Puis j’osais la requête d’être raccompagné en voiture. Mon hôte appela Baptiste qui aussitôt se présenta et écouta son maître le prier de bien vouloir préparer la vinaigrette afin de me conduire rue Saint-Sauveur. Avant que je parte, Marc-Antoine Doudeauville m’annonça que le lendemain matin Baptiste viendrait me chercher à neuf heures. Je remerciai, priai qu’on m’excusât et me retirai. Voyant mon état, Baptiste me proposa une tisane de sa confection à laquelle il avait mélangé du miel. J’acceptai. Il me fait patienter dans la cuisine où il me coupa de la brioche. La tisane était brûlante avec un arrière-goût de thym. Son absorption me fit transpirer aussitôt en abondance. Une fois chez moi, je me mis au lit et je m’endormais jusqu’au soir.
Vers huit heures, je me levai submergé d’une torpeur fiévreuse, j’allumai ma chandelle pour avaler une assiette de soupe, arrosée d’un verre de vin puis d’un second. Ensuite, je me frottai le corps d’un linge frais afin de me débarrasser de mes suées et changeai de chemise en même temps que le drap de mon lit. Je me recouchai et, attrapant une gousse d’ail, je me mis en besogne de la croquer en entier afin de me nettoyer le sang. Par la fenêtre, avant de fermer l’œil, j’aperçois un merveilleux croissant de lune qui brillait de façon intense dans la nuit. Je songeai que, au même moment, M. Doudeauville l’observait peut-être aussi, depuis son lit. Dehors, il gelait à perdre fendre. L’ail me brûlait la bouche. Je dormais jusqu’au lendemain matin.
(Pages 367-368)

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Musée des Arts Décoratifs, Bordeaux

Jeudi 8 janvier 1789
Je parle depuis, comment nommer… appeler cela… disons un endroit dont personne, hormis Dieu, ne connaît ni l’origine ni peut-être la fin et qu’on appelle la vie. Je parle depuis un lieu aussi étrange que donné, semblable à un grand orme remué par le vent d’été, à un porte-falot qu’on croise dans la nuit, rue de Vieille-Draperie, pareil à un appartement éclairé par la faible lueur d’une femme par-dessus son épaule nue que parsèment des taches de son, gai et joyeux comme ces enfants qui chantent sans fin Le Bon Roi Dagobert sur le pont au Change, triste et pesant comme le remords qui vous mord et déchire sans fin le sommeil tant attendu de la pleine nuit, entêtant et émouvant comme le lever du soleil chaque matin sur les toits de Paris. Je parle depuis un long rêve recommencé dont seule la mort peut me réveiller et un jour me réveillera. Mais pour l’heure, en dépit de tout le mystère de vivre, mon métier est d’écrire, plume d’oie et encrier. Et c’est du reste pour cette raison que M. Doudeauville a fait appel à moi. Alors j’écris… Ce bruit… Ce craquement… ce tintement… Mon horloge ! Elle vient de sonner huit heures et je suis encore au lit. Je dormais. Et ces bruits de cognement, ces gémissements : le jeune couple d’à côté qui remet ça dès le matin ! Fichtre, quel froid… Vivement les beaux jours ! Il est grand temps que je quitte ma couche pour le lever. Broaouh, quel froid ! Où est la tinette…
(Pages 369-370)

[années évoquées : 1780-1782]

Ce jour du 8 janvier 1789, je quittai Marc-Antoine Doudeauville à quatre heures de l’après-midi, littéralement affamé. C’était signe que la bonne santé m’était revenue ! En sortant, je constatais qu’il tombait une espèce de givre qui devenait aussitôt verglas. Je croisai des portefaix et des marchandes à qui on distribuait du café au lait : le breuvage était réchauffé dans des fontaines de fer blanc et servi dans de grandes tasses de faïence. Dans le froid, l’haleine des buveurs se mêlait à la vapeur du café chaud. La bonne odeur du breuvage agit sur mes papilles gustatives et accentua ma fringale. Je n’y tenais plus. Passé le Pont-Neuf, j’entrais dans la première gargote venue où je commandai du cervelas puis une livre de tripes que j’arrosai de preniac. Au sortir de manger, il était nuit.
(Pages 422-423)

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Image empruntée de « Abiti de’ Veneziani, texte de Piero Chiara et d’autres, photos de Massimo Listri et Mirko Toso, FMR n.11/1983, magazine mensuel de Franco Maria Ricci (Parme)

Vendredi 9 janvier 1789
Lorsque l’horloge de l’église Saint-Sauveur vint à frapper neuf coups, je m’étais levé d’un bond pour me chausser, enfiler ma pelisse, coiffer ma perruque, mettre mon tricorne et pousser la porte de mon logement. Dans l’instant où j’étais sur le palier, le bruit d’un lit qui remue m’indiqua que, dans le logis d’à côté, mes jeunes voisins, que j’avais dû réveiller, étaient en train de se donner l’un à l’autre. Excellent moyen pour se réchauffer, songeai-je alors, sans doute pour faire taire mon émotion naissante. Au bas de l’escalier, que je descendis avec prudence et concentration car j’étais encore mal réveillé, j’entendis tout à coup des éclats de voix venant de la loge de Mme Bretonneau. Souvent, la concierge se querellait avec son mari. Passant devant sa porte, j’avais distingué sa voix reconnaissable entre toutes, qui lançait cette insulte suprême : « Je te méprise comme un verre d’eau ! » Aucune réponse n’était venue…
(Pages 426-427)

[années évoquées : 1783-1785]

Pour ce jour, Marc-Antoine Doudeauville en avait fini. Nous nous saluâmes et l’avocat me proposa de nous retrouver le lendemain, samedi. Il essaierait — m’assura-t-il — de me dicter ce qu’il lui restait à dire. À la demande de mon hôte, Baptiste me raccompagna en vinaigrette jusqu’à la rue Saint-Sauveur où dès mon arrivée je commandai chez la femme Bretonneau, de quoi me restaurer très sérieusement.
(Pages 498-499)

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Musée des Arts Décoratifs, Bordeaux

Samedi 10 janvier 1789
J’ai mis du temps à distinguer non pas le vrai du faux, mais l’état d’éveil de celui du sommeil. En vérité, durant la réalité du sommeil, celle intense et extrême des rêves, j’étais devenu Marc-Antoine Doudeauville. Cela m’est arrivé, à moi. Mon déplacement d’identité me paraissait alors non pas naturel, mais entendu. Tout à fait ! Croyant, ainsi qu’il arrive parfois lorsqu’on rêve, même réveillé en totalité, j’avais alors acquis la certitude d’être la personne de Marc-Antoine Doudeauville ! D’abord, me trouvant dans un véhicule, je pestais en une éloquence peu châtiée contre le voiturier qui, je ne sais pourquoi, me conduisait à l’hôpital Saint-Valère. J’avais beau lui crier que Saint-Valère se trouvait à l’ouest, à proximité de l’hôtel royal des Invalides et que je voulais aller, moi, à l’Hôtel Dieu ou à la Pitié, et non à Saint-Valère, à la fin des fins, rien n’y faisait ! Cette bourrique de cocher poursuivait son chemin comme si j’avais été un stère de rondins. Et dans le prolongement du rêve, je traversais l’air glacé de mon logis et je pensais tout à coup : tiens, je ne suis plus cloué au lit par cette mauvaise chute faite dans le chemin de Belleville, je marche ! J’étais Marc-Antoine Doudeauville… Mon rêve eut une fin : des cris de postillons s’invectivant qui montaient de la rue me tirèrent du sommeil. Je me dressai alors et m’activai par habitude, me faisant l’effet d’un somnambule. C’est en ranimant le feu, à croupetons devant la cheminée, grelottant de froid, que peu à peu l’impression du rêve s’évanouit et que mon identité me réintégra. Les flammes s’élevant après que j’eus soufflé à répétition sur les braises, je m’entendis à ce moment-là articuler mon nom puis énoncer mon âge. Oui, j’étais bien moi, Georges de Coursault, né à Gracay en Berry ! Et j’avais dix-huit ans, et non l’âge de M. Doudeauville….
(Pages 501-502)

…Lorsque j’arrivai rue de Nevers, j’aperçus dans l’entrée un homme de forte corpulence. Je le considérai tout à coup. Une aimable physionomie, une expression avenante peinte sur son visage., un beau profil, du maintien, beaucoup, un dynamisme qui ne laisse pas place à des sentiments mous, une haute taille. Des yeux d’un bleu intense. Après l’avoir vu un peu, j’avais reconnu M. de Maisonseule ! Mon cœur battait la chamade. M’apercevant, il vint aussitôt à moi, le regard chargé d’inquiétude et se prit à me dire simplement : — « Acquittez-vous de votre tâche, jeune homme, du mieux que vous le pourrez, cela lui procure le plus grand bien ! Mais attention ! ne le fatiguez pas trop ! Je lui avais pourtant bien recommandé de ne pas s’y rendre sans moi, à la ferme de Savy. Oui, la ferme où mène le chemin de Belleville ! » Et, de ses mains gantées, il me tapota l’avant-bras et disparut avant que j’aie pu seulement prononcer un mot…
(Pages 503-504)

[années évoquées : 1786-1788]

Comme nous nous taisions, la voix de M. Doudeauville s’était alors levée : « Messieurs, nous allons, je crois, nous en tenir là, d’autant que voilà mon affaire terminée et que moi, me voilà assez épuisé pour aujourd’hui … Ah si, Coursault ! Le chemin de Belleville… J’ai omis de dire la raison
pour laquelle je m’y trouvais… C’est on ne peut plus simple : le chemin de Belleville mène à la ferme de Savy. Là se trouve une femme Perrault, une vieille femme. La sœur de ma mère, ma tante, que j’allais visiter pour la première fois…»
(Page 593)

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Musée des Arts Décoratifs, Bordeaux

Vendredi 30 janvier 1789
D’abord la surprise… M. Doudeauville n’était plus dans son lit mais assis à son bureau en compagnie de Maisonseule, qui se trouvait, quand j’entrai, en face, bras levé et bouche ouverte ! Je découvrais le maître de maison dans une mise simple mais élégante. Bien bâti, et grand aussi. Plus que je ne l’aurais cru ! À première vue, il me parut être remis. Son accueil chaleureux, enthousiaste même, me mirent tout de suite tout à mon aise. Pour tout dire, j’étais heureux de me trouver là ! Selon son habitude, il me fit apporter par Baptiste un bol de chocolat chaud en m’assurant, dans un sourire espiègle, que Maisonseule avait déjà vidé le sien. À mon arrivée, j’avais trouvé les deux amis en grande conversation. Le plus naturellement du monde, après les salutations, ils m’incorporèrent à leur entretien…
(Page 596)

— Je vois, répliqua alors André Maisonseule qui s’était levé et que j’imitai car, durant la lecture que nous faisait Marc-Antoine Doudeauville, des clameurs qui se répétaient et enflaient nous étaient parvenues du dehors. « Je vois, lança-t-il à nouveau en allant jusqu’à une croisée, qu’il y a des flammes sur le Pont-Neuf. Juste devant la statue d’Henri IV, mon vieux !
— Des flammes ? Tu veux dire que ça brûle ? s’inquiéta Doudeauville qui ne possédait pas encore assez de force pour se lever de son siège et qui tendait le cou en direction de son ami.
— Oui, ça brûle, répondit Maisonseule. Une belle flambée même ! Tu peux me croire ! » lança-t-il.
(Page 605)

Valère Staraselski

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Musée des Arts Décoratifs, Bordeaux

Le journal de Georges de Coursault : une histoire française de Valère Staraselski II/IV

26 lundi Oct 2015

Posted by biscarrosse2012 in commentaires

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portraits d'écrivains, Valère Staraselski

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« Un mur murant Paris / rend Paris murmurant » (page 477) :
l’enceinte des Fermiers Généraux, érigée par Louis XVI, avec ses « barrières » élégantes et son mur redoutable, devient d’emblée, elle aussi, un personnage qui nous aide à comprendre ce qui se passait à Paris à la veille de la Révolution (1)

La transcription fébrile et précipitée d’une mémoire humaine qui va se perdre avec la mort…

À travers la vie quotidienne de petits ou grands personnages, auxquels on s’affectionne, liés entre eux par l’amitié ou alors les besoins réciproques, Valère Staraselski ne se borne pas à donner la possibilité, déjà précieuse, d’assimiler, intimement, la voix de l’Histoire au jour le jour. Il nous plonge directement dans le flux de la vie ressuscitée d’un monde qu’il sait faire revivre dans une sorte de contemporanéité rétroactive, grâce aussi à sa langue poétique, à la légèreté d’un roman que tout le monde peut apprécier en fonction de ses instruments. D’ailleurs, dans cette « histoire française », il n’y a pas la froideur du chroniqueur ni l’abstraction de l’historien. Tout est confié à la passion d’un témoin responsable.

Pour essayer de transmettre aux lecteurs de mon blog et de toucher, j’espère, à travers eux, un public plus vaste, j’ai choisi ci-dessous, parmi les infinies possibilités envisageables, de donner la parole à Georges de Coursault. Oui, il s’agit bien du jeune écrivain en formation, auquel Marc-Antoine Doudeauville consigne une dense et lucide lecture de la vie et de l’histoire de Paris et de la France entre 1766 et 1789.
Je renonce par ailleurs à fouiller dans cet autre primordial « texte dans le texte », que je trouve passionnant en soi-même, où l’Histoire de la seconde moitié du XVIIIe siècle dicte ses lois obtenant le respect qu’elle mérite. C’est un « deuxième » horizon de lecture, tellement important et proche de notre sensibilité qu’il risque souvent de prendre le dessus sur la vie de Doudeauville et de ses « conjoints ». Il faudrait, si cela n’a pas été fait déjà, ce que j’ignore, « extraire » l’histoire de Valère Staraselski sur cette époque prérévolutionnaire en France pour ouvrir un débat, qui serait vraiment utile et intéressant, avec d’autres textes, plus proprement « historiques », qu’on a produits sur ce thème. Fouillant par exemple sur l’importance philosophique de l’œuvre de Denis Diderot, et de sa pensée matérialiste, vis-à-vis de ce qui s’est produit une cinquantaine d’années après avec Karl Marx et son idée de révolution en Europe. Le monstre qui voltigeait en Europe selon le « Manifeste du Parti communiste » de Marx, n’était-ce pas le même monstre que la Révolution française, inspirée en premiers par Voltaire, Rousseau et Diderot, avait engendré ?
Mais je ne peux pas m’aventurer dans ces thèmes passionnants qui seraient peut-être en dehors de mes possibilités.

Le jeune écrivain se rend pendant huit jours (du 3 au 10 janvier 1789) chez l’avocat Marc-Antoine Doudeauville pour écrire à la plume d’oie les mémoires de ce dernier. Chaque jour Doudeauville, transmet de façon extrêmement poignante ce qu’il a eu la chance de voir et de comprendre et de vivre, suivant la chronologie et toutefois obligeant souvent le lecteur à retrouver les dates et les repères historiques… pour ne pas être trop ennuyeux. Aujourd’hui, on aurait appelé cela « interview » ou « conférence ». Cela ressemble plutôt, au contraire, à la transcription fébrile et précipitée d’une mémoire humaine qui va se perdre avec la mort. Ce qu’on avait dit par exemple dans ma famille, au lendemain de la disparition de ma mère : « Pourquoi nous n’avons pas eu le réflexe et le “timing” de lui demander de raconter, suivant un fil quelconque, tout ce qu’elle nous avait raconté par bribes, par souvenirs évoqués sur l’instant par quelques madeleines ? »

Voilà ci-dessous un extrait “panoramique” (en deux articles) de cette “histoire française de Valère Staraselski selon le point de vue de Georges de Coursault. Ceux qui n’ont pas lu ce livre pourront deviner indirectement, par le trou de la serrure, le sens de cette histoire française ne faisant qu’un avec l’épaisseur morale de son personnage principal, Marc-Antoine Doudeauville.
Ceux qui au contraire l’ont lu et relu, ils retrouveront ce climat ineffable du livre, cette extraordinaire faculté de son auteur de raconter Paris, Versailles, la France de l’intérieur d’un oeil, d’un estomac, d’un corps qui se jette dans la rue pour arpenter ce monde qui ne change pas, toujours carré, organisé, disponible à l’improvisation… toujours révolutionnaire.

Giovanni Merloni

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Image concernant l’enceinte des Fermiers Généraux empruntée avec mon Ipad de « Sur les traces des enceintes de Paris, Promenades au long des murs disparus, par : Renaud Gagneux et Denis Prouvost, photos : Emmanuel Gaffard

Le journal de Georges de Coursault (première partie) : une histoire française de Valère Staraselski

Samedi 3 janvier 1789
L’homme qui m’annonçait de la sorte en me faisant pénétrer à l’intérieur de la chambre [de Marc-Antoine Doudeauville] était celui qui, quelques heures plus tôt, était venu chez moi, rue Saint-Sauveur. Un homme d’âge, le cheveu gris, rare,l’œil gris aussi, qui vous fouille l’âme jusqu’au tréfonds. Une physionomie trapue, tout en force. Une carnation de sanguin, d’homme de peine.
Et son absence de perruque renforçait encore l’impression de plaisance qui était la sienne au naturel. Rue Saint-Sauveur, il s’était présenté vêtu d’un frac propre que couvrait une houppelande qui l’était moins, d’un chapeau rond à la mode anglaise ; l’œil pleureur, l’eau coulait de son nez qu’il fourrait sans cesse dans un grand mouchoir blanc, avec la peau du visage et des mains très rougies à cause du grand froid qui était partout à Paris depuis novembre….
….Ce matin, Geoffroy, mon voisin qui travaille la nuit à la garde de Paris, m’avait annoncé qu’on avait encore relevé bien des morts dans le faubourg Saint-Marceau. Cette nuit, le thermomètre avait passé les dix degrés au-dessous de la glace. Il m’avait parlé aussi du cadavre d’un homme d’environ vingt-cinq ans, sans plaie ni contusion, qui avait dû être suffoqué par les eaux, ainsi que de celui d’un garçonnet de trois ans auquel on avait coupé la tête, sans doute pour des démonstrations anatomiques, qu’on avait retrouvé dans la rivière, à la hauteur du Gros-Caillou, là où la couche de glace avait été brisée assez longuement. Et puis peu après, quand le clocher de l’église Saint-Sauveur avait sonné dix heures, Mme Bretonneau, la concierge, avait apporté mon vin. Elle m’avait appris que la température s’était radoucie : elle avait remonté jusqu’à zéro.
(Pages 13-15)

Dehors, la neige s’était arrêtée et les crieurs de rue s’étaient tus. Transparent, immobile, l’air semblait redevenu pur, glacé sans aucun doute. Quittant la chaleur de mon fauteuil, je remuai le feu et l’alimentai en bois. À l’exception des enfants qui s’égosillaient de loin en loin, à qui mieux mieux, se jetant des défis, à ce que je compris, pour finir par se donner rendez-vous sur les bords de la rivière, Paris semblait pétrifié dans le silence. Un silence qui durait. Un silence reposant. Un silence qui paraissait avoir arrêté le temps. Même chez mes voisins, un couple de jeunes amoureux, eux d’ordinaire si bruyants, le silence régnait. Peut-être dormaient-ils ? Seule le profond bourdonnement de mon sang m’emplissait les oreilles. Je n’avais rien entendu, en tout cas ni les marchés de l’escalier ni le palier grincer, or ce fut le moment que choisit mon visiteur sans perruque pour frapper à ma porte, me faisant sursauter…
(Page 17)

« Monsieur de Coursault, bonjour. » Sa voix était basse et pourtant tout à fait audible. Je m’inclinai. L’œil dirigé au plafond, il articula : « Je vous ai fait mander jusque chez vous, monsieur, en raison de vos talents d’écrivain. Oui, bien que vous soyez dans le jeune âge et que vous commenciez à peine à vivre de votre plume, votre réputation est sans tache. » Un peu surpris, je demeurais muet. « Oui, poursuivit-il. Paris regorge tellement de ces auteurs si médiocres que c’est fortune à eux que de pouvoir fixer une idée simple dans son degré d’élémentaire justesse. » Et il ajouta : « Mille de leurs productions paraissent et ne valent pas grand-chose. »…
…Doudeauville reprit : « Baptiste a dû vous dire quelle sorte d’accident il m’était arrivé, il y a trois jours ? »
« Oui… enfin » — j’avisai une des colonnes torsadées du lit à baldaquin — « il m’a raconté que, vous rendant à pied à la ferme de Savy… »
Je le sentis réagir. « Oui, c’est ça ! » coupa-t-il, à la manière de ceux que toute évocation trop personnelle irrite. Son débit s’était accéléré : « Lors de la montée du chemin de Savy, un cavalier qui descendait au galop m’a le plus simplement du monde culbuté, m’envoyant rouler à terre. L’assassin n’a pas cru bon s’arrêter. » Son son front frisait à la fois la froideur et le badinage. « On m’a ramassé inanimé et je me suis réveillé ici, chez moi, rue de Nevers. Comme vous le constatez, mon état est déplorable : je puis à peine lever un bras. Baptiste me donne la becquée. Ma colonne, je crois, est touchée… »
….« Mais venons-en au fait ! J’ai donc pris la décision, n’ayant pas de descendant direct, de laisser quelques mémoires sur ce qu’il m’a été donné de vivre depuis mon arrivée à Paris… il y a presque vingt-cinq ans. »
J’acquiesçai du menton. Sa notoriété était grande : Marc-Antoine Doudeauville était un homme droit et de décision. Un homme à talent, un avocat reconnu à Paris et dans le pays. Avec cette réputation : avocat du petit peuple ! On m’avait rapporté que cet homme savait ce qu’il disait, qu’il mesurait le prix des mots, appartenant à cette race d’êtres trop occupés à vivre pour être suspects de vanité. Pour cette raison même, il était estimé ; aussi l’avais-je écouté d’emblée avec respect et déférence.
« J’ai formé ce projet durant la nuit dernière. Outre mes biens, que je donnerai à Julie ainsi qu’à Baptiste, j’entends léguer à ceux qui ont de l’estime pour ma personne quelque chose qui soit pour ainsi dire des mémoires. Je sais tout ce qu’il y a d’incongru et de haïssable dans le fait de s’exposer ainsi. Mais c’est que, voyez-vous, je n’ai pas de descendance », s’excusa-t-il du bout des lèvres. Comme je ne répondais pas, rendu aphone par la surprise, il reprit : « Ce que je suis n’est guère intéressant mais, au-delà de ma personne, ce qu’il m’a été donné de vivre l’est peut-être… »
(Pages 18-21)

Sur le chemin du retour, la tête farcie des étrangetés de Marc-Antoine Doudeauville, je marchai à pas comptés dessus la couche de neige tassée par les incessants passages des piétons, des chevaux et des carrosses que compte Paris. À cause de la nuit, chacun avançait avec davantage de précaution encore. Pour ma part, par deux fois, je manquai de me rompre le cou en tombant. Une première fois sur le Pont-Neuf, où cela fit beaucoup rire une troupe de jeunes gagne-deniers et de décrotteurs, et une seconde dois, un peu plus loin, rue des Prouvaires, où je me relevai aussitôt sans qu’on m’ait vu. Après un demi-tour d’horloge, j’atteignis enfin ma rue. Là, j’y croisai le trouveur, cet homme connu de plus les Parisiens pour s’adonner la nuit durant, une lanterne tenue à bout de bras, au ramassage des objets perdus. Quand il mettait la main sur quelque chose, ayant soigneusement déchiffré les petites affiches déclarant les pertes, il portait sa trouvaille et recevait sa récompense. La ponctualité du trouveur était légendaire à Paris : l’été le voyait sortir de chez lui vers les neuf ou dix heures, l’hiver à cinq heures du soir. Il vivait ainsi. Et travaillait par tous les temps. Ce soir, sa lanterne, sorte d’œil-de-bœuf brillant qui se balance au rythme de son pas, donne une belle et hallucinante lueur à la neige fraîchement tombée…
(Pages 22-23)

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Image concernant l’enceinte des Fermiers Généraux empruntée avec mon Ipad de « Sur les traces des enceintes de Paris, Promenades au long des murs disparus, par : Renaud Gagneux et Denis Prouvost, photos : Emmanuel Gaffard

Dimanche 4 janvier 1789
Puis, déjà réchauffé, je pris place, tournant le dos à M. Doudeauville. Prêt au travail. D’emblée, l’éclat du soleil y contribuait sans doute, je fus pénétré de la beauté des motifs des rideaux… Ne pouvant détacher mon regard de l’objet de ma contemplation, c’est à peine si je prêtai attention au bol de chocolat chaud que Baptiste venait de m’apporter et, distrait que j’étais, je ne pensai à le remercier que lorsqu’il fut sorti. Immense me parut le bol qu’égaillait un joli liseré bleu. Prévenant, M. Doudeauville m’invita à goûter le breuvage. Je m’exécutai , achevant de me réchauffer les mains au contact de la faïence attiédie par le liquide. C’était une merveille de saveur et de chaleur !…
…Ensuite, ajustant ma perruque, je lui dis que je me tenais à sa disposition. Alors, sa voix qu’il avait si singulière mais d’une singularité très agréable se fit entendre d’une manière autre. C’est-à-dire que, quittant la conversation pour le récit, son expression devint à la fois comme plus obstinée et plus libre. Et cela nous occupa trois heures d’horloge, sans discontinuer, obligeant ma plume d’oie toute neuve à plonger dans l’encrier à la manière d’un métronome et à courir à toute vitesse sur le papier….
(Pages 26-27)

[années évoquées : 1766-1768]

Me remerciant, il m’invita à dîner en bas avant de repartir et, m’indiquant qu’il enverrait me chercher jusque chez moi par Baptiste, il me pria de me présenter le lendemain à la même heure que ce jour. M’inclinant, je pus apercevoir une expression de contentement sur son visage… Dans l’entrée, malgré l’insistance de Baptiste et l’odeur exquise du manger qui me parvenait depuis la cuisine, je déclinai par politesse l’invitation de passer à table. J’avais tort car, une fois dans la rue de Nevers qui était plongée dans l’ombre des maisons à l’étage, le froid qui me mordait la peau des mains et du visage me rappela au présent. La fatigue m’avait gagné et la faim me tiraillait le ventre. Je me mis alors en route à regret, empruntant le Pont-Neuf sous les arches duquel une eau sombre charriait de gros morceaux de glace gris et noir, couverts de terre par endroits. En dépit du froid extrême, tous les fiacres roulaient à cette heure. J’en hélai un.
(Page 98)

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Image concernant l’enceinte des Fermiers Généraux empruntée avec mon Ipad de « Sur les traces des enceintes de Paris, Promenades au long des murs disparus, par : Renaud Gagneux et Denis Prouvost, photos : Emmanuel Gaffard

Lundi 5 janvier 1789
Au bas de mon immeuble, le fiacre tiré par un gros limousin roux aux épaules rondes et charnues stationnait devant la porte : la robe de l’animal et ses naseaux fumaient dans le froid. À l’intérieur de la voiture, je retrouvai Baptiste vêtu des mêmes habits que la veille, le regard droit, une profonde inquiétude fichée dans les traits du visage. Mis à part le salut d’usage, nous n’échangeâmes pas un mot durant le trajet. Poussant le rideau, je voyais les rues de Paris rendues grises par le froid extrême. Les gens que nous croisions avançaient les uns raidis, les autres courbés… Le bruit du roulement, le martèlement des sabots du limousin, les sons, résonnaient d’une façon encore inéprouvée à mes oreilles. Une sorte de sentiment de bizarrerie m’envahit. Me vint la pensée que mon travail pour M. Doudeauville devait en être la cause. Ce qu’il me demandait ne touchait-il pas à l’essence même de l’existence ? C’est-à-dire à ce que, le plus souvent, on évite de formuler même à soi tout d’abord. Par une pudeur inhérente à l’intégrité de la personne. C’est dire l’épreuve — pensais-je alors — qui nous attendait, lui et moi. Car j’étais homme de lettre et non écrivain.
…Un grand bol de chocolat fumant me fut apporté par Baptiste dont le visage demeurait aussi fermé que celui d’un portique. Comme enchâssé dans la chambarde des fenêtres, Paris qui demeurait tout gris s’offrait à mes yeux à la manière d’une estampe bien nette. Dans un geste machinal, je vérifiai la pose de ma perruque puis je goûtai au chocolat qui était toujours aussi fameux tout en prenant soin de ne pas me brûler la langue. La saveur du breuvage était exquise. Poliment, le maître des lieux patientait, m’invitant à prendre mon temps…
(Pages 100-101)

[années évoquées : 1769-1771]

(La deuxième séance du récit de Marc-Antoine Doudeauville, particulièrement intense et passionné, se conclut sans aucune notation de la part de Georges de Coursault.)

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Image concernant l’enceinte des Fermiers Généraux empruntée avec mon Ipad de « Sur les traces des enceintes de Paris, Promenades au long des murs disparus, par : Renaud Gagneux et Denis Prouvost, photos : Emmanuel Gaffard

Mardi 6 janvier 1789
« Mais, bon sang de bois de bon sang de bois, à la fin des fins, il va se décider à se réveiller ! » Quand, à la longue déplongeant par degrés du sommeil, je pris conscience tout à fait de la situation, un cri rauque s’échappa de ma gorge….« Oui. Oui, voilà ! »…. Devant moi, massive, les joues empourprées, l’œil enflammé, la femme Bretonneau m’enjoignait de me presser. La vinaigrette — souffla-t-elle d’un ton de reproche méchant — était en bas qui m’attendait.
« J’arrive, Madame Bretonneau…. »
…Ayant aussitôt retrouvé un air aimable, une expression d’apaisement sur le visage, ma concierge hocha la tête, sa main tâtonnant derrière elle dans le vide puis trouvant la rampe de bois. Ah, c’était ce vent, toute la nuit ! Cet insupportable vent du nord qui avait hurlé sous mes fenêtres, balayant la rue Saint-Sauveur. Ce maudit vent qui m’avait longtemps fait endêver et empêché de dormir.
(Pages 185-186)

[années évoquées : 1772-1775]

Après avoir prononcé ces mots, Marc-Antoine Doudeauville se tut. Par la fenêtre, je vis que le ciel avait viré au gris. Le temps tournait à la neige. Plus aucun bruit ne me parvenait de dehors. Me retournant, je rencontrai le visage de mon hôte. Il me souriait. À la lueur des chandelles, de la fatigue et non de l’accablement pouvait se lire sur sa figure. Je posai ma plume et me levai.
(Page 274)

Valère Staraselski

« Une histoire française. Paris, janvier 1789 », De Borée, 2015, poche.

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Image concernant l’enceinte des Fermiers Généraux empruntée avec mon Ipad de « Sur les traces des enceintes de Paris, Promenades au long des murs disparus, par : Renaud Gagneux et Denis Prouvost, photos : Emmanuel Gaffard

(1) « L’inconcevable muraille, de quinze pieds de hauteur, de près de sept lieues de tour, qui bientôt va ceindre Paris en entier devait coûter douze millions ; mais, comme elle en devait rapporter deux par année, il est clair que c’était une bonne entreprise (…). Mais on connaît la manière de calculer des architectes ; et M. Ledoux a démontré à cet égard qu’il méritait d’être le premier de tous (…). Des figures colossales accompagnent ces monuments. On en voit une du côté de Passy qui tient en main des chaînes qu’elle offre à ceux qui arrivent ; c’est le génie fiscal personnifié sous ses véritables attributs. Ah ! monsieur Ledoux, vous êtes un terrible architecte ! » Louis-Sébastien Mercier, Tableau de Paris, 1782.

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