Promenade dans les photos d’Anne-Sophie Barreau

Promenade librement inspirée par les extraordinaires photos

(de véritables tableaux) d’Anne-Sophie Barreau

à l’enseigne de la télépathie — toujours à la recherche

d’une bouée de sauvetage pour tous ceux qui tombent dans

un puits (pendant le jour ou la nuit) et ne savent pas nager.

Admettons que ces tableaux soient porteurs d’une histoire

en dehors de l’histoire d’un pays façonné aux tempêtes

au froid, à l’humidité qui tout pénètre, intimement,

comme une nécessité ;

en dehors de la petite histoire d’un étranger

qui encore très peu connaît de la brume

qui se colle, grise, au ciel et aux maisons,

de cette campagne s’effondrant dans la nuit aquatique,

de cette ville de lumières et chaleurs bien cachées

dans les coulisses éphémères d’auberges bruyantes…

Est-ce que ces tableaux vont aussi raconter,

en raccourci, par d’infimes traces déguisées,

par le biais de la nuit et de la pluie,

notre histoire inconnue, pour la dévoiler enfin

lors des jours de soleil ?

Non, ces tableaux sont les baisers volés d’une histoire oubliée,

d’une longue promenade au loin d’une fenêtre allumée

avant de se décider à monter à l’étage. Ou alors,

s’agit-il de sombres miroirs où s’accoude,

soudain, par hasard, un visage souriant.

Sinon, notre histoire s’arrête à ce sac paresseux

voltigeant derrière Elle, tandis qu’elle se sauve,

en quête de quelqu’un qui ne l’attend pas.

Mais au bord de la gommeuse uniformité

qu’elle traverse, on découvre le soleil,

le halo pâle du jour, dont elle s’échappe

pour atteindre la nuit, ses étranges mystères.

Néanmoins, rien n’est plus fascinant qu’une porte fermée,

à côté d’un sinistre rideau de fer rabattu : cette lumière

rasante, si ressemblante à la lueur chaude d’un foyer,

pointant, au loin, dans le bois de la fable,

est-ce le rayon de l’aube ? est-ce l’éclat envahissant

des feux pompeux d’une auto ? un vaniteux, vieux réverbère ?

Est-ce qu’ils nous ouvriront ?

Est-ce que tu te souviens

du Sésame ouvre-toi, de l’Abracadabra,

de l’Alhambra, de l’Oiseau rebelle… du Code ?

où as-tu caché tes clés ?

Entrons ! Par cette chaude clarté

inondant le marbre de la marche,

la porte semble nous inviter, du moins à attendre,

ratatinés dans un coin pour ne pas déranger.

Si, au contraire, ces images rêveuses sont là

pour nous réapprendre, au-delà des contingences,

au-delà de la peur, au-delà des chagrins personnels

et collectifs ce que nous risquons d’oublier, harcelés

comme nous sommes par des machins sans âme,

obsédants, répétitifs, standardisés ?

En revanche, arpentant la poésie de ces

tableaux notre esprit se libère, jusqu’à faire table rase

de ces affreux cauchemars, réapprenant à marcher,

à effleurer les lueurs de la nuit,

les ombres colorées de la lumière.

On nous octroie la sagesse d’une véritable initiation

à la grandeur de la vie, où le regard du photographe

se déguise en Virgile : nous ne sommes pas seuls

dans l’enfer de la nuit, ni dans son purgatoire.

Ce coup d’œil pénétrant, nous apprend à saisir,

avec émotion, la lumière dans la nuit,

la nuit dans la lumière, nous autorisant le courage

de donner des coups de pied à notre impuissance

face à ceux qui conspirent

contre la beauté désemparée de la vie.

Poursuivant de passage en passage

nous devenons complices de rituels quotidiens,

d’inatteignables transgressions, d’histoires

sans doute redoutables. S’agit-il des images ultimes

de mondes glorieux, hantés, à leur époque,

de passions foudroyantes, d’amourettes fatales ?

Hors de l’impasse, abasourdis sinon euphoriques,

une sensation aiguë s’était emparée de nous 

— nous n’avons jamais eu

un véritable but, dans notre vie fragile et protégée —

quand, aussi soudaines qu’inattendues,

des plantes et des fleurs nous ont chatouillés,

inondant de fond en comble la maison-sac à dos

qu’à outrance nous portons, la maison défunte

des sourires, des collations, des chansons, de sincères

baisers qu’on nous offrait sans réserve, et pourtant

disparaissent à jamais.

Il nous réconforte aussi ce blanc sale,

déjà gris, des parois qui se décollent, de ces volets

monotones qui semblent cacher un amour emporté,

intense : exactement ce que nous avons longuement

rêvé. Sommes-nous donc des voyeurs ? Ou alors

sommes-nous en train de nous accrocher à la vie

qui ne cesse, elle, de nous promettre

la solitude de la mort ?

Exactement, tel un coup dans le ventre,

la lumière se révèle par cette ombre en filigrane

ressemblant à une guirlande fanée, entourant

le petit lustre qui serait à l’intérieur… qui sait ?

si je frappe doucement, un mari va m’ouvrir.

Il protestera, il aura peur. Ou alors il répliquera,

par hurlements et menaces, au-delà

de la fenêtre fermée. Ou sinon, pourquoi pas ?

avec circonspection, sa plus jeune fille m’ouvrira,

à demi endormie, arborant ses longs cheveux blonds.

Mais elle ne sourira pas. Aussitôt, en s’écriant :

« maman ! », elle me claquera la persienne au nez.

Chacun de nous, la nuit, se découvre seul, naufragé,

à la recherche tenace du chaud.

Belle nuit, finalement, lorsqu’on se rend compte

que la rue est notre force, notre destin : cette rue

où se promènent les ombres, se racontant d’histoires

de petites incompréhensions, de grandes tragédies

d’histoires de craintes effleurant les nôtres,

se mêlant avec elles. La rue est enfin

notre corps étranger qui nous devient familier,

c’est sa voix péremptoire, nous obligeant à sortir

de cette solitude béate pour broyer un sandwich,

pour se faufiler, effrayés, en des toilettes sordides

ou propres, pour dormir en cachette, avec un œil

ouvert, dans la salle d’attente d’une gare.

Accueillante et bénéfique est pourtant cette halte

que la rue nous octroie au milieu du brouillard, peu

importe si le banc public s’affiche froid ou mouillé :

nos membres aux extrêmes vont s’y recomposer,

tout comme le tourbillon de nos pensées et nos

battements de cœur. À propos, en vous y établissant,

ne vous êtes pas aperçus du silence prodigieux

qui l’entoure ?

Reprendre la route ce n’est pas que traverser le noir et

la pluie, pas non plus qu’aller en avant, essayant de ne pas

tomber. Il ne s’agit pas que de tourner le coin de la rue

pour en prendre une autre : la rue est aussi dévier du plaisir

de nous perdre, arrêtant une décision, un raccourci,

nous agrippant à une rampe de Montmartre même si

nous ne saurons jamais que cette ville est Paris.

Remonter, revenir, c’est ça la rue. Cela n’a aucune importance

de savoir que nous sommes en train de rentrer chez nous,

car nous pourrions tout également revenir là où nous n’avons

jamais eu de maison, là où personne ne nous attend.

Et voilà l’envoûtante sortie du métro Rome !

Que ce soit la nuit ou au petit matin,

l’on se sent solidaire, en débouchant sur Belleville, ou

Ménilmontant, ou Richard Lenoir, envers ces autres

humains, peu importe s’ils sont méfiants ou indifférents :

la rue c’est les couleurs que la lumière peigne

sur les boutiques, sur les enseignes, sur nos vêtements

extravagants: les couleurs du hasard nous ayant emmenés

dans un lieu où l’on voudrait rester.

À contre-cœur la rue nous réveille, nous laissant découvrir

que nous vivons encore. Par la chaleur d’un café brûlant

et d’une tartine, bien sûr, nous sortirons du silence :

pour l’heure, nous laissons le regard se complaire,

voltigeant au ras du sol sur les petits tessons colorés

du passage gracieux. Entre-temps,

nous écoutons les voix et les bruits

du nouveau jour qui en bâillant, ouvre les yeux.

Et, peut-être, il y a quelqu’un, là-dedans, qui nous parle,

qui nous offre sa main.

Ultime étape : à l’abri d’une inédite spontanéité,

la rue nous aide à regarder, de d’intérieur et de l’extérieur,

notre vie comme une fresque, comme un dessin que le temps

rend flou, qu’affligent de petites rouilles, des contours

inégaux ; une œuvre ô combien révolue

que sauve un miracle, lui gardant ses couleurs

encore vives. La rue nous observe

tandis que nous y jetons, comme poubelle,

cette chose seule que nous possédons,

ce corps rêveur que nous négligeons,

que nous malmenons. La rue nous sauve, juste à temps,

nous obligeant à rattraper la vie, ce lourd fardeau

d’erreurs fatales, avant que nous la donnions à tout venant

pour qu’il l’ensevelît dans son ineffable sourire.

Giovanni Merloni

Je t’accompagne à ton dernier abri

Claudia Patuzzi (16.3.1951 – 5.2.2024)

Seize jours après ton dernier souffle

Je t’accompagne à ton dernier abri

En me demandant si cela te plaira

Essayant de me dire que tu seras ravie

De tes nouveaux voisins, de jolies fleurs

De tes photos chéries, de ces honneurs.

……..

Seize jours après ton dernier souffle

Je commence la première prière de ma vie

Ma première supplique sous le ciel gris

Égrenant devant toi ce curieux chapelet

Fait de larmes et de propos déplacés

Puisque la vie y mêle ses souvenirs heureux.

……..

Seize jours après ton dernier souffle

Comment interpréter ton silence gentil

Cette étrange distance qui nous sépare

Cette ultime demeure qui t’emprisonne

T’empêchant de me dire ton dernier mot

De raconter calmement ta nouvelle vie.

……..

Seize jours après ton dernier souffle

Et seize fois seize jours depuis

Dans ce lieu convenu où tu me convies

Tu pourras me voir arriver et rester

Longtemps auprès de toi, rire et pleurer

Songeant au miracle de ce que l’on était.

……..

Seize jours après ton dernier souffle

À m’attendre peut-être tu ne seras pas là.

Convoitée par de nouveaux voyages

Tu iras et viendras de ta fraîche demeure

Telle une hirondelle à l’esprit d’aventure

Que mon œil jaloux ne saurait plus exclure.

……..

Seize jours après ton dernier souffle

Et le reste des jours que je n’ose pas compter

Ne sois pas paresseuse, viens avec moi

Explorer ce monde nouveau qui t’entoure

Ces allées silencieuses, et la ville dehors

Et la vie quelque part, qui nous attend encore.

Giovanni Merloni

Cent cinquante ans bien portés

150 ans pile se sont écoulés depuis la naissance à Cesena (Romagne), le 2 juin 1873, de mon grand-père homonyme, fils cadet de Raffaele Merloni, valeureux garibaldien ayant combattu dans la troisième guerre d’indépendance ; un héros lui aussi à plusieurs égards, auquel j’ai consacré bien de pensées nostalgiques, essayant vainement de saisir la véritable essence de son personnage e de sa vie vertigineuse.

Ce même 2 juin, en 1946, dix ans après sa mort prématurée dans l’exil forcé de Cariati en Calabre, un glorieux référendum populaire décrétait le passage de la monarchie à la République. Un événement majeur, célèbré chaque année avec une parade militaire aussi solennelle qu’anachronique, de plus en plus figée en de rituels dépourvus de sentiment ed de véritable conscience de sa valeur historique. Il s’agit pourtant d’une date cruciale, dont les documents visuels et sonores commencent à sortir de l’oubli en ces années de fougue informatique, dont quelques-uns déjà connus par ma génération, comme la scène magistrale de “Una vita difficile” de Dino Risi (1961), où Alberto Sordi et Lea Massari entrent dans l’histoire grâce à la détresse et à la faim de l’après guerre. Un récit on ne peut plus juste et efficace qui remplace cette incroyable réticence à raconter de mes parents et de mes oncles et tantes… Quelques mois avant, dans cette même année 1946, la femme de Giovanni, ma grand-mère Mimi, était elle aussi décédée. Mais sans doute la tristesse de cette disparition (juste après la fin de la Seconde Guerre en Europe) fut remplacée, ce 2 juin où tout a basculé, par un enthousiasme redoublé. Et je crois que Lello, mon père, dût s’en réjouir vivement avec ses sœurs Irma et Lellina, car il ne s’agissait pas d’une coïncidence : ce soir de la fête, babbo Giovanni, mon grand-père, était sans doute là avec eux, savourant la récompense, après tant de souffrances et de morts, de voir l’Italie se remettre debout avant d’entamer sa reconstruction physique et morale. Depuis cette date cruciale, 77 années se sont écoulées (seulement ? déjà ?) et notre République “fondée sur le travail” et sur la paix souffre à nouveau, tandis que les 150 de mon grand-père  sont très bien portées, tout comme ses idées (proches de celles de Léon Blum et de Jean Jaurès) sont jeunes et pures. Disparu en octobre 1936, au beau milieu de la tragédie de l’Europe, cette figure de proue du socialisme réformiste a été engloutie par un oubli qui risquait de devenir éternel. Heureusement, plein de traces de son passage, politique et humain à la fois, sont en train de revenir à la surface grâce a des études et témoignages, à son sujet, de plus en plus fouillées et surprenantes révélant la grande actualité, de nos jours, de ses idées ainsi que de sa vision républicaine et démocratique de notre vie ensemble. 

Pour ce qui intéresse un observateur affectionné comme moi, ce surplus d’informations n’ajoute pas grand chose à ce que j’ai hâte de découvrir de ce patriarche très humain, car en fait les nombreux récits orales ou écrits que j’hérite de lui ne mettent en valeur que des aspects extérieurs de sa nature exubérante et respectueuse, relevant moins du privé que du publique. Je l’ai découvert un peu plus en ce peu de lettres à sa femme ou à quelques-uns de ses interlocuteurs habituels qui sont échappées à la Fahrenheit 451 de notre famille, et je peux dire sans risque de démentie qu’il vivait chaque instant de sa vie avec une passion frénétique et extrême ; en même temps il avait un grand sens de l’équilibre, de l’écoute et de la répartie. D’ailleurs, il a toujours été un pourfendeur acharné de la guerre, du fascisme et de toute violence, fort de la conviction qu’il y a toujours un terrain commun où les hommes peuvent se rencontrer et s’entraider plutôt que se renfermer dans de façons aussi erronées qu’obsolètes de regarder à la vie.

Cela dit, j’avoue que cet ancêtre bien aimé, en fin de compte pas si décrépite que ça avec ses 150 ans bien portés, échapperait complètement à mes enquêtes si je n’avais pas assimilé en première personne, en profondeur, l’esprit des gens de Romagne, si mon désir de revenir à la source de mon héritage psychologique et moral ne m’avait octroyé la chance de saisir — par intuition et amour sincère — jusqu’aux nuances les plus secrètes de ce contexte unique  où grand-père a grandi : un monde bien sûr difficile lors de la perte soudaine de l’équilibre familial à la mort du père, qui eut finalement un rôle positif dans son action politique et culturelle comme on peut le lire dans sa poétique petite grande histoire d’une famille le seul texte autobiographique lui ayant survécu. 

Avec l’affection de petit-fils dévoué, j’ai toujours aimé imaginer mon grand père, unique mâle après la disparition précoce (à 37 ans) de son père, entouré, depuis l’âge de neuf ans, par l’affection empressée de sa mère et ses sœurs, mais aussi par une communauté très solidaire d’hommes et de femmes à la personnalité marquante.

Dans une grande partie de ces 150 années désormais révolues, le monde que mon grand-père a vu évoluer au fur et à mesure de sa course vers l’âge adulte est très semblable à celui dont je me souviens, presque inamovible jusqu’au début des années 1960, date qui coïncide pour moi aussi avec la brusque interruption de l’adolescence. Dans cette époque tout à fait ignare de ce qu’auraient apporté cinquante ans depuis les technologies informatiques, on devait se contenter des livres, de vieux journaux ou alors de photos recueillies en famille ou par quelques photographes professionnels travaillant pour des institutions comme la radio-télévision, l’Istituto Luce, les Foto Alinari, et cætera. Il se peut qu’avec le temps on verra ressusciter davantage de photos et de films tournés à l’époque où mon grand-père était député et, dit-on, formidable orateur. J’ai commencé à rêver d’une telle éventualité en regardant les documentaires diffusés en grand nombre par ARTE, dont la qualité après la restauration digitale est excellente. Je serais (positivement) bouleversé si du fatras d’un passé censuré et bâillonné je voyais-entendais sortir le visage barbu et la voix passionnée de mon grand-père. Mais je ne me fais pas d’illusions et continue, par les modestes moyens de la dévotion et de la fantaisie, à imaginer les endroits connus e bien gravés dans ma mémoire peuplés d’hommes et de femmes ayant vu naître et grandir ce Giovanni Merloni d’antan : des hommes et des femmes qui ont eu sans doute une empreinte sur lui. 

Aujourd’hui, ayant hâte de célébrer mon aîné le jour exact de son anniversaire, je me bornerai aux femmes. Il suffirait de nous rappeler certains inoubliables personnages féminins dont le cinéma nous a fait don, bien ancrés d’ailleurs dans l’imaginaire d’entières générations (la Gelsomina-Giulietta Masina de “La strada” de Fellini (1954), la Zoe-Sofia Loren de “La riffa”, épisode du fameux Boccaccio ‘70 signé par le couple De Sica-Zavattini (1962) ; l’Aida-Claudia Cardinale de “La ragazza con la valigia” (1961); la Gradisca-Magali Noël de Amarcord de Fellini (1973), pour atteindre d’emblée ce monde unique des gens de Romagne où les femmes, souvent exploitées et sacrifiées auprès du foyer se révèlent pourtant courageuses et gardent toujours une grande intégrité et dignité qui leur vaut une autorité reconnue dans la famille et dans la société : des femmes comme celles-ci je les ai rencontrées lors de fréquents séjours auprès des cousins de mon père en Romagne (la charismatique Luisa de mon enfance à Sogliano sur le Rubicone, la Gabriella du Bagno Ferrara à Cesenatico), et bien sûr tout au long de mes années d’architecte régional opérant dans les provinces de Forlì, Cesena et Rimini  (dont la Rossella de la Sezione Urbanistica et la Saveria, mon amie incontournable qui représente le cordon ombilical qui toujours me lie à ce monde de voix sonores, accueillantes et sincères que je considère à la fois ma patrie identitaire (celle de mon grand-père Giovanni, mort 9 ans avant ma naissance) et ma patrie d’adoption (celle que je me suis moi-même forgée). 

Ce « non » qu’on ne veut pas entendre : un portrait “inconscient” de la foule du Premier mai

En ce jour mythique et très délicat du 1er mai 2023, je reviens à mon blog sur la pointe des pieds, comme on dit, après un an pile de silence absolu. Aujourd’hui, je ne veux pas que ce soit une énième visite éphémère et je ferai dorénavant le possible pour rendre à nouveau accessible cet endroit consacré aux rencontres, aux échanges et à l’absence de stratégie : une boutique d’objets révolus et de sentiments sincères où le passé est convoqué en témoin tandis que le futur… ne s’affiche pas trop encourageant.

Ce matin, à la dernière minute, j’ai trouvé le mot pour mon bistrot où les cartes postales vont se mêler aux images en rafle que désormais tout un chacun produit ou pour mieux dire vomit au bout de promenades enrichies jusqu’à là démesure par ces trucs numériques à la mémoire infaillible qui sont devenus notre croix-et-délice d’illusions dangereuses. Au milieu d’un quadrilatère représenté par l’“Atmosphère”, la “Marine”, le “Café Pierre” et le “Pachyderme”, j’ai appelé mon lieu de rencontre “La Foule” : foule ce sera dorénavant le second nom, ou alors la face consciente de mon “portrait inconscient”, son irremplaçable substance vitale.

Le Premier mai c’est le jour de fête de la foule, c’est-à-dire de chacun de nous s’invitant à descendre vite l’escalier pour rejoindre ses semblables et… hurler avec eux, hurler et chanter avec le sentiment d’une étrange liberté et, en même temps, d’une profonde pudeur qui se brise au fur et à mesure que l’air tout autour se réchauffe nous donnant la petite certitude d’être citoyens d’un même monde, habitants tous ensemble d’un même abri extrêmement précaire qui d’emblée se reconstitue en Grand Palais, en boulevard encombré de doudounes et de petits drapeaux, d’écharpes et de visages embellis par cette incroyable sensation de l’union qui fait la force. Il s’agit peut-être d’une force éphémère, inadéquate face aux pouvoirs visibles et occultes qui nous piétinent et nous tuent… Toujours est-il que la foule du Premier mai est la conscience d’un peuple meurtri, divisé, exploité et finalement trahi ; un peuple de travailleurs qui nécessitent d’une pleine reconnaissance avec les garanties d’une retraite humaine ; un peuple de chômeurs ou de travailleurs intermittents qui ont hâte de sortir d’une précarité qui dure depuis trop de temps ; un peuple de retraités qui ne sont pas les témoins d’un paradis perdu qui ne l’était pas mais la preuve concrète de l’existence d’un pacte ayant existé et toujours possible aujourd’hui entre les différentes composantes de la société pour que le travail soit respecté comme pilier irremplaçable de la dignité humaine.

Chacun des participants à la fête du Premier mai sait bien que derrière chaque attaque à la retraite se cache la volonté de détruire encore un peu le système du travail en France. Combien de retraites ont été déjà écartelées et anéanties avec cette “idéologie du boulot provisoire” dont le revers de la médaille est le travail intermittent et précaire ?

Dire que la foule n’est pas le peuple, cela revient à déclarer sans états d’âme que le peuple ne doit pas exister, ou alors qu’il doit demeurer invisible jusqu’au moment de l’élection, seule chance offerte à tout un chacun pour exprimer sa volonté.

Oui d’accord, nous bénéficions d’une démocratie représentative et notre société, heureusement, ne se base pas sur des logiques plébiscitaires. Cependant, il faut bien que le peuple et notamment les travailleurs se parlent entre eux et s’organisent pour être écoutés. Car la démocratie ce n’est jamais acquise, elle a besoin d’être exercée, d’autant plus qu’elle risque de devenir abstraite et fragile sous les coups d’actions publiques de moins en moins soumises à la discussion auprès du Parlement et entre les différents partis qui représentent le pays.

Avec ce « non » à la réforme des retraites une large partie du peuple français exprime un malaise profond auquel l’on devra tôt ou tard répondre. Il me semble qu’Emmanuel Macron ait raté encore une fois une très bonne occasion pour se rapprocher de ses concitoyens et apprendre par là quelque chose d’essentiel qu’il semble ne pas connaître du tout : l’importance de l’écoute donc de l’expérience directe de la vie des Français.

Au bout de treize journées de manifestations démocratiques de plus en plus unitaires, la foule de travailleurs qui a su garder l’enthousiasme et la foi dans la justice humaine a sans doute représenté, on ne peut plus efficacement, les sentiments d’un peuple épuisé et inquiet, se voyant obligé à dénoncer le dépassement de la limite de garde voire la menace du décollement du “contrat vertueux” liant tous les Français entre eux.

Malgré toute tentative réitéré de nier l’évidence, syndrome largement diffusée chez les gouverneurs dans la planète des autruches, les travailleurs sont finalement en train de retisser la toile, ô combien délabrée, de leurs primordiales revendications visées à la reconstitution de l’égalité des droits économiques sociaux et culturels pour tous.

Giovanni Merloni

Premier Mai : une « guerre » citoyenne pour le Travail, la Paix et le sauvetage de la Planète

Giovanni Merloni, « L’avalanche » huile sur toile 130×97 cm (2019)

Tandis que mes concitoyens se battent, justement, contre le projet de retraite à 65 ans, l’épouvantail du « retrait de Russie » flotte menaçant sur ma tête. Et bien oui, j’ai peur ! Si la « République en marche » va trop vite avec son « programme », de plus en plus déconnecté de la vie réelle du peuple français, la République tout court, elle ne marche pas. Elle devrait « prendre son temps », comme on dit, pour se donner les moyens nécessaires à remettre debout les pactes non écrits et les règles indispensables pour la cohabitation des uns et des autres sous le même ciel. D’ailleurs, aucune émergence ne peut justifier cet éloignement entre les citoyens et ce tout petit groupe de personnes auxquelles on a donné la chance de tout décider, parfois sans même informer préalablement tous ceux qui en subiront de plein fouet les conséquences. Même dans un sujet comme celui de la guerre.

Au-delà des Alpes, par exemple, en base à l’article 11 de sa Constitution, « l’Italie répudie la guerre comme instrument d’offense à la liberté des autres peuples et comme moyen de résolution des controverses internationales ; elle consente, en condition de parité avec les autres États, aux limitations de souveraineté cohérentes à un ordre qui assure la paix et la justice entre les Nations ; elle promeut et soutient les organisations internationales visant à tel but » : l’Italie est une nation foncièrement pacifiste, qui refuse depuis 1948 toute action de guerre envers d’autres pays. Cela ne la préserve évidemment pas des conséquences d’éventuelles actions de guerre menées par ses alliés qui font part de l’OTAN. Mais en France, le cadre est tout à fait différent : il suffit de lire l’article 35 de sa Constitution. Même si on n’y parle pas explicitement de guerre, on ne prévoit pas non plus l’obligation de soumettre à l’Assemblée Nationale les décisions que le Président a le droit d’assumer en parfaite solitude.

Je ne pense pas qu’Emmanuel Macron cherche la guerre ; tout au contraire, il l’abhorre. Mais l’absence d’un contrepoids décisionnel ne l’aide pas, je crois, à résister aux pressions de soi-disants « alliés » de la France, tels notamment les États-Unis d’Amérique. Je pense que Poutine aussi ne désire pas une guerre avec l’Occident : il l’abhorre lui aussi. Mais je ne suis pas sûr que les États-Unis soient totalement sincères lorsqu’ils déclarent qu’ils ne franchiront pas le pas.

Manifestation à Paris, boulevard Magenta

Je partage de tout mon coeur la douleur de tous les gens sensibles du monde, demeurant effrayés par la tragédie ukrainienne et tout à fait favorables à l’accueil de ces multitudes de familles obligées de fuir de leurs villes et villages sans savoir si elles y pourront jamais revenir et, dans ce cas, si elles y trouveront leur maison encore debout. Mais je trouve assez inquiétant que les États-Unis soient en train de dépenser d’immenses capitaux pour « armer l’Ukraine contre la Russie ». Pensent-ils vraiment que celle-ci puisse enfin, toute seule, gagner ? Il ne faut pas forcément « chercher le complot » pour comprendre qu’il s’agit d’une grave et bien dangereuse initiative, que Joe Biden a conçue sur la peau du peuple ukrainien tout en imposant à l’Union Européenne – traversant à présent une phase très acerbe de sa constitution politique et militaire, tandis que la crise climatique demanderait le maximum d’attention et que la pandémie de Covid-19 n’a pas encore été battue – une attitude hostile envers un pays, la Russie, qui détient l’arme nucléaire et dispose d’une force militaire assez redoutable. La télé-réalité aidant, on profite beaucoup de la sensibilité des Occidentaux envers les crimes, certes terrifiants et insupportables, perpétrés pendant cette guerre « voisine ». Et pourtant, rien qu’au cours de ce vingt-unième siècle, combien de crimes de guerre ont été commis partout dans le monde ? À l’encontre d’une longue liste de pays en guerre en ce moment même où j’écris, personne ne demande à l’Europe d’aller au-delà de la condamnation la plus résolue ainsi que de justes sanctions . Au contraire, la guerre entre Russie et Ukraine est devenue l’occasion d’une concurrence acharnée où les États-Unis sont sans doute les champions de la générosité la plus désintéressée. J’ai donc peur que cet enchaînement de petites ou grandes actions redoutables – décidées en dehors du contrôle de la part des peuples concernés – telle la fourniture d’armes de plus en plus lourdes à l’Ukraine, puisse occasionner une ultérieure, encore plus terrible et plus proche, avalanche de mort.

J’espère que mes amis pardonneront les propos que j’ai laissé libres de franchir les limites auxquelles devrait se tenir un observateur comme moi, qui n’en a pas la compétence ni le droit. Je suis un écrivain italien installé à Paris depuis quinze ans à peine, qui se considère pourtant comme citoyen de ce pays dont il partage avec enthousiasme la culture et l’esprit aussi joyeux qu’intransigeant. Cependant, mes propos avaient un but : celui de mettre ma « sensibilité d’écorché vif attaché à la vie » et mon « oeil extérieur » au service d’une réflexion citoyenne qui relie finalement la lutte politique et syndicale pour une réforme positive du travail et des retraites à la « guerre pour la paix ». Une paix durable, qui règne enfin dans un monde plus juste et solidaire, capable de relever le défi de gigantesques actions qu’il faudra concrètement mettre en place lorsqu’on s’attellera, sans doute en retard, à l’oeuvre de sauvetage de la planète.

Hasselt (Belgique), 2011

Giovanni Merloni

On a marre de crier au loup, n’est-ce pas ?

Deux ombres

Un ciel encore bleu

Caresse d’espérance mes cauchemars

Embobinant gentiment mes vieux cafards

Solitaires.

Un soleil exact détecte parmi les ombres

Mes pensées les plus pessimistes et sombres

Essayant d’en contourner les décombres 

Identitaires.

Mes pas dans la rue fataliste

Tracent des lignes fantaisistes

Malgré l’atmosphère minimaliste  

Et concentrationnaire.

Manifestation boulevard Magenta, Paris

Radio :

« On est à la veille du second tour électoral pour l’élection du Président de la République en France. Une période d’incertitude maximale en Europe, après une longue et épuisante épidémie de Covid-19 et maintenant la guerre en Ukraine. Est-ce que la démocratie est en péril ? »

Tout d’un coup, un dégât technique se produit. Qu’arrive-t-il ?

« Une mouche survient et des microphones s’approche/Prétend les animer par son bourdonnement/Pique l’un, pique l’autre, et pense à tout moment/Qu’elle fait aller la machine/S’assied sur le timon, sur le nez du Cocher/Aussitôt que le char chemine/Et qu’elle voit les gens marcher/Elle s’en attribue uniquement la gloire/Va, vient, fait l’empressée ; il semble que ce soit/Un Sergent de bataille allant en chaque endroit/Faire avancer ses gens, et hâter la victoire »

« Mais, qui êtes-vous ? » dit le rédacteur chef.

« Je suis la mouche du coche, cet être presque inutile venant de régions pauvres et lointaines ayant comme seule activité cet aller-retour continu entre la merde des chiens ou des chevaux et celle des êtres humains. »

« Allez-vous-en ! De quoi vous mêlez-vous ? »

« De faire sortir votre roue de la boue ! Je trouve qu’à présent, en France, une certaine mégalomanie est en train de s’emparer de l’opposition au pouvoir établi et reconnu. On s’autorise de plus en plus à un radicalisme qui s’échoue inévitablement dans le populisme le plus ambigu et dangereux. »

« La gauche se croit révolutionnaire et tombe au contraire dans le piège du populisme : c’est ça que vous voulez dire ? Mais vous n’êtes qu’une mouche… italienne, en plus ! Vous avez oublié que c’est ici en France, à Paris, qu’on a pris la Bastille ! »

Manifestation place de la République, Paris

“Révolution française” : voilà un mot qu’on comprenait au vol lors de notre adolescence aussi passionnée que confuse, même si en Italie nous n’en savions presque rien. Un mot qui portait en soi tout ce que nous étions avant de naître et ce que nous voulions devenir. Une révolution sanglante et iconoclaste, certes, et pourtant inspirée moins d’une idéologie intransigeante et sectaire que par le désir d’une véritable libération des peuples vis-à-vis des dogmes et de la prison de toute servitude volontaire. Une révolution qui reflétait, d’ailleurs, une réalité déjà révolutionnaire en elle-même, où l’élégance des révérences cohabitait avec la précarité extrême de la vie humaine et les immondices se propageant partout.

Je mêle mes pas à des inconnus

Qu’on dirait hantés et comme moi tordus

Par souci de survie, désireux à leur insu

Des bienfaits du partage et d’inattendus

Phalanstères.

D’autres inconnus, dans un endroit invisible,

Se disputent le pouvoir, devenu inaccessible,

De sauver la planète dans son état pénible.

Ils n’hésitent pas à passer nos têtes au crible

Pour qu’à jamais demeure impossible

La reconquête égalitaire

De notre citoyenneté débonnaire.

Place de la République, Paris

Radio :

« La place Rouge était vide/Devant moi marchait Nathalie/Il avait un joli nom, mon guide/Nathalie/La place Rouge était blanche/La neige faisait un tapis/Et je suivais par ce froid dimanche/Nathalie/Elle parlait en phrases sobres/De la révolution d’Octobre/Je pensais déjà/Qu’après le tombeau de Lénine/On irait au café Pouchkine/Boire un chocolat… »

C’était la fameuse chanson de Gilbert Bécaud, écrite en 1965 par le parolier Pierre Delanoë (1918-2006) : une chanson prophétique, venant des tréfonds d’une époque révolue où tout se tenait. Cette même phrase musicale s’applique bien à l’un des endroits fétiches du Paris de nos jours :

La Place de la République est vide

La rage fait un tapis… »

Je suis toujours tenté de me rendre place de la République dans l’espoir d’y rencontrer la Natasha de Tolstoï, incarnée par l’incontournable Audrey Hepburn, ou alors la Lara de Pasternak, éternisée sur l’écran par l’envoûtante et très sensuelle Julie Christie. En binôme avec place de la Bastille, cette place est devenue le véritable centre du Paris. Tout en gardant au plus haut niveau son visage humain, elle paraît aux visiteurs comme une vaste dalle glacée ou alors un éternel tapis de neige, même quand il y brûle le soleil. C’est peut-être en raison de cette ressemblance inattendue avec la place Rouge de Moscou que j’y ai entendu évoquer, le temps d’une seule chanson, une autre révolution. Ce serait intéressant de connaître la véritable histoire de l’idée blasphème et anachronique – ô combien propice pour les esprits opprimés en manque du souffle de la Liberté – qui est à l’origine de l’actuel aménagement de la place de la République : cela pourrait nous amener à découvrir un lien entre celle-ci et la chanson de Bécaud ! Toujours est-il que Paris, au contraire de Rome, par exemple, ne pouvait pas vanter une véritable place calme et accueillante qui fût aussi au croisement d’un faisceau de rues et boulevards aussi vitaux et tapageurs. Cet accomplissement posthume du réseau haussmannien est même hérétique et tout à fait opposé à la stratégie de la grandeur (remplaçant les barricades) voulue du Baron et du « petit » Napoléon. À présent, place de la République se charge prodigieusement de la rencontre avec l’humain et la culture tout comme les autres « œuvres indispensables » fermement voulues à Paris par les anciens présidents Pompidou, Giscard d’Estaing, Mitterrand et Chirac… La beauté de cette œuvre est d’ailleurs exaltée par la pleine récupération symbolique et morale de la statue de la République, jusque-là reléguée à la fonction de bouée au milieu d’un rond-point sans âme. Maintenant, située là où plus fort bat le cœur de Paris, dont garde encore l’esprit populaire, la Marianne ajoute sa personnalité aux événements, rassemblements et rencontres qui se déroulent auprès d’elle, jusqu’à évoluer elle-même avec les couleurs changeants des saisons et des libres expressions citoyennes. Auteur de ce miracle de la foi républicaine ne fut pourtant pas un président de cette même République, mais un ancien Maire de Paris, Bertrand Delanoë. L’évocation de ce lieu désormais sacré, nous fait d’ailleurs découvrir une assez singulière coïncidence : celui qui réalisa, avec place de la République, la dernière œuvre de la “grandeur positive” de la France institutionnelle portait le même nom de famille, Delanoë, de l’auteur de la chanson consacrée à la Place Rouge de Moscou !

Place de la République, Paris

L’hérésie d’une place octroyée au peuple qui ne fût pas le jardin de Versailles ou l’immense place de la Concorde a en effet déclenché une inédite réalité urbanistique, politique et sociale soit dans l’utilisation de la place même soit dans la transformation des quartiers tout autour d’elle. La nouvelle Place de la République a joué enfin un rôle central dans la renaissance de la gauche française et ses successives métamorphoses. Elle est devenue le lieu de la rencontre hasardeuse, mais aussi le lieu adapté pour un débat politique basé sur la participation spontanée de tout un chacun. C’est dans un esprit de libération aussi attendu que bienvenu que place de la République fut, dès son inauguration, en 2016 – au lendemain du carnage du Bataclan et des fusillades autour de la place, quelques mois après la tuerie de Charlie Hebdo – le théâtre des assemblées des « Nuits debout », une sorte de marathon qui redonna surtout aux nouvelles générations l’avant-goût d’une participation réelle au destin du Pays… Grâce à cette place – qui manquait durement aux Parisiens, notamment dans ces années 2000 et 2010 où la technologie numérique et l’ultra-libéralisme à l’américaine ont réduit leur vie sociale au minimum historique – au lieu de dialoguer de façon exclusive et obsessionnelle avec leurs smartphones, les jeunes générations ont eu la chance de récupérer au fur et à mesure cette indispensable dimension collective et politique ainsi qu’une nouvelle forme d’orgueil citoyen qui marquent un important pas en avant vis-à-vis de la condition d’enfants gâtés par la richesse culturelle et l’indomptable énergie vitale de leur ville. L’espace public est là, offert à tout un chacun. Et pourtant au moment qu’on y met le pied un sentiment de responsabilité se déclenche, avec celui de traverser l’Histoire.    

   

Marianne sur les toits de Rome

Le destin a voulu que la « nouveauté » d’une véritable place offerte au peuple, marquée notamment par la présence symbolique de la statue de la République, tombe pendant le quinquennat de François Hollande. Une présidence malheureusement ratée selon les gens de gauche, car après Sarkosy une grande partie des Français avait vu en Hollande l’homme du changement attendu. Bien sûr, l’action d’Hollande a été lourdement conditionnée et même fourvoyée par les attentats de 2015 et 2016. Bien sûr, avec la taxe sur la Fortune et le Mariage pour tous Hollande a marqué un tournant important, très positif. Cependant, ces deux lois semblent avoir été « lancées » sans avoir préparé le terrain et sans penser aux conséquences. Le « mariage pour tous » a été sans doute une loi courageuse et cohérente avec l’esprit de laïcité et de progrès dont les socialistes sont historiquement porteurs. Mais il ne faut pas oublier que c’est avec la grande manifestation réactionnaire contre cette loi que l’extrême droite de Marine Le Pen a commencé sa redoutable montée. En même temps, il faut se souvenir de la frilosité des hommes d’Hollande, notamment Manuel Valls, qui ont agi tels des pompiers vis-à-vis de tout espoir populaire d’un changement. D’ailleurs, c’est pendant le quinquennat d’Hollande que la France insoumise est née : un mouvement « on the road », essentiellement de gauche, se voyant en un certain sens obligé à « repartir à zéro ». Cela n’a pas été suffisant à bâtir une opposition de gauche à la hauteur du combat présidentiel. De son côté, Hollande, au terminus de son mandat, parfaitement conscient du décollement de l’action achevée vis-à-vis de toute crédible politique de gauche, décida abruptement de se soustraire à l’échec d’un rejet électoral annoncé.

En même temps, Hollande avait cru en bonne foi que le travail accompli ayant bien servi à la France, son continuateur idéal ne devait pas être un socialiste utopiste comme Hamon mais un technocrate travailleur et efficace comme Emmanuel Macron.

C’est dans ce climat de renonciation et de repli que la gauche française s’est éparpillée, peinant beaucoup à retrouver son souffle autour de Mélenchon.

Ce qui s’est passé en 2017, notamment avec l’impressionnante montée de Marine Le Pen, était tout à fait prévisible même si celle-ci fut perçue comme une véritable surprise : en plus du mouvement contre le mariage pour tous, Le Pen pouvait aisément exploiter le phénomène de l’immigration, thème cher à la droite extrême qui trouve malheureusement une grande écoute auprès d’une partie significative de la population.

Pendant le quinquennat Macron, la situation a empiré, car le mécontentement généralisé n’a pas trouvé les partis de la gauche suffisamment prêts à s’en charger de façon systématique sur le territoire national.     

En plus, envers le mouvement nouveau des « gilets jaunes » ni Macron ni l’opposition de gauche n’ont activé une véritable confrontation. Pendant la pandémie aussi, j’ai vu l’absence de toute initiative de la part des partis de la gauche visant à contrebalancer le rôle « totalitaire » du président-roi, qui a pourtant remporté quelques résultats concrets tout en aidant « coûte que coûte » les catégories en crise. Toujours est-il que la haine contre Macron a monté, certes justifiée par les exactions policières et par le manque d’écoute vis-à-vis de plusieurs questions cruciales. Cependant, je suis convaincu que Macron n’a rien fait de particulièrement grave par rapport à ceux qui l’ont précédé. Au contraire, Macron a foncièrement respecté la démocratie républicaine et n’a jamais affiché d’attitudes populistes.

Il y a, avec Macron, l’espace pour bâtir une opposition sérieuse et tout à fait indépendante, tandis que la candidate de l’extrême droite obligera tout un chacun à une résistance d’autant plus dure et difficile qu’elle fera tout son possible pour passer à côté de notre Constitution. Et puisque la majorité des Français tiennent beaucoup à l’Europe, on devra s’évertuer et s’armer de beaucoup de patience pour éviter d’en sortir.  

« Toujours est-il que de nos jours, presque partout dans le monde occidental – m’écrit de Turin mon ami poète Loris Maria Marchetti – les classes politiques et administratives sont devenues tellement incapables, myopes, incompétents, inadaptées (le Machiavel dirait « corrompues » au sens étymologique du terme) que les citoyens qui les ont élus – à leur fois myopes et incapables – essayent de s’en défaire en comptant sur d’autres forces même pires (voir l’éphémère « triomphe » de Beppe Grillo en Italie ou la sympathie portée un peu partout aux « droites » souverainistes, nationalistes, etc.).»

Sommes-nous au rejet radical

De l’idée d’un progrès à notre taille ?

Sommes-nous à la faillite de notre société 

Solidaire ?

Je n’y crois pas.

Sommes-nous à l’extermination 

Des faibles et des démunis ainsi que

De tous ceux qui sont tout bêtement 

Contraires ?

Je ne veux pas y croire.

Est-ce que notre société a besoin

De cette haine ?

Au contraire, elle ne demande 

Que de l’amour.

Peinture murale auprès du bistrot « L’Atmosphère », Xe arrondissement, Paris

Deux cent trente-trois ans depuis la Bastille, Paris et la France ne paraissaient avoir pas vraiment changé : il y demeure encore, hélas, ceux qui font la voix grosse, en promettant des mers et des monts en carte postale tout en préparant, au contraire, des régimes totalitaires et policiers prêts à s’arroger le droit de persécuter et même tuer les plus faibles, les divers et tous ceux qui osent dire et discuter ouvertement les vérités les plus incommodes. Malheureusement, ils sont nombreux à les suivre, naïvement convaincus de leur bonne foi ainsi que de leurs capacités politico-administratives de se tirer d’affaire. 

Aujourd’hui, en France, on assiste à la montée de la haine ainsi que du racisme : deux attitudes tout à fait incohérentes vis-à-vis de l’histoire de ce pays considéré par tous les gens du monde comme le plus tolérant et ouvert à l’étranger qui soit. L’extrême droite n’existerait pas ou serait d’importance négligeable s’il y avait une gauche digne de ce nom, c’est-à-dire socialiste et respectueuse des règles et des principes de la démocratie. D’ailleurs, Macron, à lui seul, résume toutes les droites possibles et les ménage parfaitement. Cependant, il n’est pas populiste et essaie de correspondre à ses programmes. Au point de vue du rapport avec les “autres” qui manquent de papier, d’abri et/ou d’un poids politique réel quelconque, il est bien sûr hautain et fort antipathique, mais il ne fait que continuer ce qu’ont fait, dès le commencement de leurs mandats, ses prédécesseurs Sarkozy et Hollande. Et c’est pendant la Présidence Hollande que le mouvement des insoumis est né. Avec Hollande c’était Manuel Valls le bouc émissaire, l’homme qu’il fallait haïr. Avec Macron, puisqu’il a pris tout sur lui, la haine s’est concentré sur lui-même au-delà de ce qu’il méritait. Il est devenu l’ennemi-numéro-un de la démocratie, comme l’étaient les Juifs dans l’Allemagne d’Hitler. Et pourtant nous sommes tous libres de parler contre Macron et cætera. Pendant sa présidence, aux Insoumis se sont ajoutés les Gilets jaunes, aux attitudes encore plus simplistes et tranchantes. Avec une écoute attentive et organisée, une gauche sérieuse aurait pu et dû donner une issue positive et démocratique aux besoins réels des uns et des autres insoumis. Nous n’avons pourtant eu que le silence de cette gauche institutionnelle en retraite, tandis que la gauche populiste a préféré s’adonner de plus en plus à la haine envers ce Président que pourtant tout le monde hors de France nous envie. Dans ce climat de chasse aux sorcières, Marine Le Pen, qui n’a honte de rien, en a grossièrement profité pour occuper de façon désinvolte et mensongère un camp qui ne lui appartient pas. Prête bien sûr, une fois élue, à faire quelque chose de très semblable à ce que nous avons vu avec Trump et voyons maintenant en Brésil, Hongrie, Pologne, Turquie et Russie… Comment est-il possible qu’on puisse mettre Emmanuel Macron et Marine Le Pen sur le même plan ? Si c’est très offensant et totalement déplacé dire de Macron qu’il est fasciste, appeler l’autre candidate fasciste c’est dire peu, très peu de ce qu’elle est et peut faire si on lui donne les clés du pouvoir.

Ce qui m’a définitivement illuminé sur le destin horrible qui se prépare pour nous tous, et notamment pour les étrangers comme moi et ma famille, c’est la sous-évaluation, de la part de nombreux « insoumis », du risque de plus en plus réel de la victoire des populistes de droite. Ils ne considèrent évidemment pas qu’avec Le Pen tout serait énormément plus difficile qu’avec Macron, et que leur mouvement même, ayant facilité, par son comportement, cette victoire, en sera justement tenu pour responsable !

L’indécis

Je me rends compte, bien sûr, que les Insoumis ou les « dandys » de gauche, ainsi que les abstentionnistes endurcis, en ont marre d’entendre « crier au loup ». Ils ont toujours pensé qu’il y avait toujours quelqu’un d’autre qui se chargeait de la fastidieuse besogne de courir au chevet de la démocratie et de l’histoire unique au monde de la France.

Ils ne voient pas, évidemment, la nécessité absolue de garder nette la distinction entre :

– une République – sans doute à corriger pour ce qui concerne le pouvoir et le rôle du président, qui demeurera pourtant encadrée dans la Constitution et dans les pactes européens – confiée pour cinq ans à Emmanuel Macron

– et cet État aventurier – aux contours redoutablement flous, s’affichant jusque du premier jour caractérisé par la vocation autoritaire à l’intolérance et à la persécution de tous les « divers » – qu’on risque de mettre dans les mains de Marine Le Pen, tout en sachant qu’elle prétendra de consolider son installation à coup de referendums contraires à la Constitution.

On n’essaie pas ça !

Eh bien, de toute ma gueule

Je crie au loup !

Nous avons eu jusqu’ici la chance

De nous réorganiser pour bâtir

Au jour le jour, une république plus juste, 

Cette chance gaspillée n’a pas été 

Exploitée jusqu’au bout.

Je crie au loup parce que je ne vois que paresse,

Incapacité et hautaine présomption 

Dans les attitudes de ceux qui esquivent

La table d’une positive rencontre.

Je crie au loup parce que croire

Aux ânes volants évoqués par des notoires

Criminels c’est la pire des utopies 

Je crie au loup parce que le barrage

Est faible, parce que c’est à nous tous

De le rendre inébranlable et solide.

Pont Bir-Hakeim, Paris

Giovanni Merloni

Élégante et majestueuse passerelle d’amour

J’avais quitté l’Italie parce que je ne la reconnaissais plus : on me l’avait enlaidie, en lui enlevant la peau et l’âme.

La France gardait et garde encore son identité unique au monde, son extraordinaire génie de l’accueil et du partage. Depuis des siècles la France est la patrie des réfugiés et des persécutés de la planète. 

Prétendre de changer la physionomie de la France qu’on aime partout dans le monde, ce  serait comme envisager de détruire Venise ou alors de faire table rase de notre mémoire collective avec une vulgaire et définitive bombe atomique.

La Liberté
L’Égalité
La Fraternité
Giovanni Merloni

Ero andato via dall’Italia perché non la riconoscevo più, me l’avevano imbruttita levandole la pelle e l’anima.

La Francia conservava e conserva ancora la sua identità unica al mondo, il suo straordinario genio dell’accoglienza. La Francia è da secoli e secoli la patria dei profughi e dei perseguitati di tutto il mondo. Cambiare questi connotati alla Francia sarebbe come distruggere Venezia o cancellare la nostra devota memoria collettiva con una volgare e brutale bomba atomica.

Liberté…………………………………………………………………..

La trasferta era durata solo il tempo di respirare:

Imbastite le mie cose, avevo smesso di scappare.

Ben nutrita di tesori che non si possono svelare

Esigente nei suoi scopi senza mai farsi piegare

Ricettacolo di valori alti, svettanti come torri dal mare

Tollerante nello spirito, vedendosi i figli ammazzare

Estenuata dal lutto, Parigi si rifiutava di odiare.

Égalité……………………………………………………………..

Eccitato dalla folla di fuori, avanzante rossastra 

Guardavo mio nonno perdersi nella giostra 

Attratto dalla voce che gli fu madre e maestra 

Levandogli dalla testa la velenosa minestra

Insegnandogli che la sinistra lotta contro la destra 

Tallonata però da un arbitro che mai si prostra, 

Eminenza o destino sgusciante da una buia finestra.

Fraternité……………………………………………………………

Francia: l’aria vi è dolce, lo sguardo non ha mancanze

Radura di grandi prodigi, essa è crocevia di comunanze

Albergo per i popoli, per le loro rischiose circostanze

Temeraria e sincera nell’aprir loro le stanze

E se lunga è la storia di subite e imposte arroganze

Rigoglioso è quel fiume di dolci e pensose speranze:

Ne distinguiamo l’eco, ne percepiamo le distanze.

Invitate dalla Pompadour alle sue strambe vacanze

Tornano e vanno intorno all’abat-jour le mie folli danze

Elegante passerella d’amore e di maestose fragranze.

Giovanni Merloni

Quinze années inespérées ou, si vous voulez, inattendues

Cet 11 septembre, aujourd’hui, ce n’est pas, pour moi, que le jour d’un cauchemar insupportable d’il y a 20 ans dont il demeure toujours difficile accepter la crue et irréversible réalité.

Je suis obligé en fait de me remémorer du jour fatidique de mon arrivée à Paris, gare de Bercy, il y a 15 ans pile, le 11 septembre 2006. J’étais avec ma fille Gabriella, deux valises Samsonite et la ferme intention de m’installer en France, ce qui est arrivé de façon inexorable et progressive : grâce d’abord à l’euro, se révélant par la suite une monnaie stable ; grâce ensuite au petit patrimoine immobilier de ma femme Claudia ; grâce enfin à notre retraite un peu juste mais jusqu’ici à la hauteur de ce défi. Malgré l’enthousiasme et le bonheur intime pour avoir atteint mon but primordial, je vais toutefois partager cette circonstance avec mes lecteurs et mes amis tout en sachant que celui-ci ne sera pas l’occasion pour une série de textes autour des “souvenirs de ma dernière Italie” et des “souvenirs de ma première France”.

En fait, pendant ma fabuleuse et tout a fait enrichissante traversée de ce monde en partie nouveau pour moi, je me suis progressivement affranchi de mon “devoir de nostalgie” envers mon pays d’origine, en me considérant au fur et à mesure comme un apatride, un citoyen du monde, un sympathisant de l’Europe, jusqu’au jour où j’ai eu la nette sensation d’être devenu parisien. Ce jour a coïncidé avec les plus terribles traumatismes que la France ait pu connaître: les tueries de Charlie Hebdo ainsi que la nuit d’horreur du Bataclan et des rafales de mitraille ayant tué des gens assis à la terrasse des bars. Mais je suis devenu parisien aussi avec la géniale transformation de la grande place autour de Marianne, la statue symbolisant la République ne faisant qu’un avec l’esprit de citoyenneté : une chose forte, tangible à Paris, beaucoup plus que dans les autres capitales du monde. Sous mes fenêtres j’ai vu, tous les samedis, s’écouler dans le boulevard les fleuves des manifestations, dont quelques-unes ont été particulièrement imposantes, comme la grande manif on ne peut plus spontanée et touchante du 13 janvier 2015… Depuis cette année 2015 la vie de nous tous a changé, avec la prise de conscience d’une escalade dans les tensions mondiales qui menaçait directement Paris, la France et l’Europe. En “citoyen parisien” j’ai ressenti dès le début la désagréable sensation d’un “décollement annoncé” entre un passé contradictoire — mais foncièrement inspiré aux principes de la Tolérance, de la Solidarité ainsi que de la fonction stratégique de la Culture et de l’Art, tout cela sous l’inébranlable abri de la Liberté — et un présent-futur gouverné par l’Égoïsme et la Peur, piégé sans répit par le double tranchant du mot Sécurité.

En 2017, c’est mon équilibre familial qui a basculé, ne me laissant plus, dès lors, cette insouciance de jouer à cache-cache avec la vie. Cependant, ma présence sur le portrait inconscient, même si flottante, ne se laissait pas totalement submerger par l’écrasante poids de nouvelles responsabilités.

En début 2020, je venais juste de tomber moi-même malade d’une “pneumonie organisée”, dont je soigne encore les effets indésirables, quand l’épidémie de Covid-19 a tout balayé de mes petites certitudes quotidiennes en me donnant la sensation pas du tout rassurante de partager ma disgrâce avec à peu près tous les êtres de la planète. Nous tous, et Paris aussi, devenions d’emblée “citoyens” d’un monde au tournant d’une crise on ne pouvait plus redoutable. D’ailleurs, cette citoyenneté partagée n’avait pas la même nature, combative et insouciante à la fois, de notre citoyenneté parisienne, tandis que, partout dans le monde, les hommes au pouvoir se montraient tout à fait incapables de traire profit de l’évidence des faits : si la liberté de tout un chacun est fortement menacée par la lâche violence de grands et petits troupeaux à l’esprit malveillant et mafieux, les êtres vivants de la planète, y compris les hommes et les femmes, sont désormais au tournant de leur survie gravement menacée aussi. Dans cette période, hantée surtout par le Covid-19, j’ai été incapable de m’exprimer sur le blog. Tout en étant constamment calé dans les événements, les solutions bonnes et mauvaises, les polémiques et aussi les boutades plus ou moins efficaces et provocatrices à l’adresse de nos gouvernants et notamment de notre Président, je ne pouvais pas m’empêcher de demeurer muet, comme paralysé, moins par la peur de m’ajouter aux nombreux septuagénaires que le virus avait déjà fait disparaître que par l’indicible indignation vis-à-vis du manque de participation responsable des uns et des autres. Il s’agissait en tout cas d’un sentiment mitigé par les nombreux signaux positifs qui m’ont réchauffé le cœur au jour le jour : Paris était en train de résister, s’opposant de toutes ses forces à la sombre homologation sécuritaire, sans l’attaquer de façon bruyante mais plutôt en la contournant au nom de cet irréductible besoin de société et d’échange entre les humains qui “nous” caractérise.

Le confinement aidant à m’identifier davantage dans l’ambiance parisienne, j’ai fini même pour découvrir une parenté entre mon appartement “haussmannien”, pas loin des deux Gares et du Canal Saint-Martin, avec l’appartement “umbertino” (d’empreinte piémontaise, donc un peu à la française). où je suis né, pas loin de via Veneto et Villa Borghese… Sans pouvoir bouger de ces quatre murs, j’ai intensifié mes échanges téléphoniques avec les personnes en Italie qui me sont les plus chères… Cela m’a notamment amené à mettre provisoirement de côté cet exercice merveilleux de la langue de Camus et de Saint-Exupéry, pour dialoguer par mail, en italien, avec Nemi, l’une de mes plus chères amies de Rome. Pendant une année entière et encore aux débuts de ce 2021 de commémorations, j’ai fixé sous son œil bienveillant mes souvenirs d’université, mes hauts et mes bas de 1968, avant d’entamer le nœud crucial du passage de la “laurea” et de la difficile entrée dans le monde du travail, octroyée enfin (avril 1972) par le déplacement à Bologne… Puisque je ne cache rien en ce compte-rendu extraordinaire, les premiers six mois de cette années 2021 ont été marqués par une progressive défaillance de la vue se traduisant, paradoxalement, en une activité forcenée : d’un côté j’avais échafaudée l’idée de donner suite aux “lettres à Nemi” en élargissant le nombre de mes destinataires “inconnues” avec qui je rêvais de partager la suite raisonnée de mes souvenirs d’Italie et de France ; de l’autre côté, pour des articles qui verront prochainement le jour, j’ai longuement fouillé sur tout ce qui apparentait, comme il me semblait évident, Jean-Jacques Rousseau, Albert Camus et Pier Paolo Pasolini. Parallèlement, j’ai cherché et trouvé quelques réponses à mon ignorance au sujet des origines du roman moderne au XIXe siècle : tandis qu’en France, qui en est sans doute la patrie, le roman est salué comme facteur essentiel de libération et civilisation, en Italie, celui-ci ne trouve pas le même accueil ni peut-être la même nécessité. J’avais tout prêt pour une confrontation analytique entre les Misérables de Victor Hugo et Les fiancés d’Alessandro Manzoni, quand l’état de la cornée au niveau de deux yeux a empiré en rendant très pénible l’accès à l’écriture.

Le 7 juillet dernier j’ai eu une intervention à l’œil gauche dont je suis en train de constater les bienfaits : les progrès dans la vue me donnent un élan inimaginable avant. Cependant, je demeure prudent pour le résultat final, pas encore accompli, que je me souhaite bien sûr rassurant et positif… Je vous écris donc sous l’emprise d’un sentiment de renaissance, accompagné par la sensation qu’il n’y a plus le temps pour de grands projets… Récemment, j’ai rêvé d’un cheval normand, clair et attachant, qui appartenait à mon voisin du troisième étage. Et pour la première fois de ma vie j’ai découvert le plaisir de l’envie : envie de monter sur un cheval ; envie de la mer de Normandie ; envie de me considérer comme acteur et pas que spectateur de ma via artistique. Et cela me donne une grande émotion, cette idée de me consacrer en premier à la peinture et de pouvoir, par elle, donner finalement un sens “publique” à ces 15 ans parisiens qui viennent de s’accomplir.

Je crois donc qu’il y aura bientôt une forme tout à fait nouvelle de me proposer et éventuellement de réfléchir à voix haute sur les questions au fur et à mesure soulevées. Pourtant je vous lègue, ci-dessous, comme hommage au passé contradictoire où la nostalgie du pays du père avait encore un rôle majeur dans mon esprit foncièrement pathétique, ma première lettre à Madame O*.

Très chère O*, le thème de deux maisons (et immeubles) situés à l’Alpha e à l’Oméga de ma vie, se déroulant toujours dans une ville et jamais à la campagne, n’est pas trop loin de l’autre thème ayant pour sujet, très actuel, celui de l’immobilité. Cependant, la relation évidente entre ces deux pistes narratives met en valeur le manque de souffle de mes promenades, n’ayant sous les pieds que des dalles de pierre, de l’asphalte et du ciment au lieu de la terre et des cailloux. Mes couloirs ont été à jamais renfermés par des façades, des fenêtres anonymes, des vitrines et des voitures de toutes tailles formes et couleurs, toujours en mouvement. Si j’avais vécu à la campagne ou alors à la montagne auprès d’une rivière, comme Jean-Jacques Rousseau, j’aurais marché au milieu des arbres et des buissons avec le plaisir de cogner de mes pieds contre des animaux grands ou petits, ou alors de voir les nuages de mes rêves déchirés par les gribouillis invisibles que dessinent des essaims d’oiseaux, invisibles aussi. Cela m’aurait appris des choses que je connais à peine ou ignore tout à fait, n’ayant pas eu l’esprit tenace d’un flâneur d’illustrations scientifiques de cette fabuleuse Nature que j’aime et je crains à la fois comme une immense Inconnue. 

D’ailleurs, ces deux thèmes (1_la confrontation du pays d’origine face à celui d’élection ; 2_l’immobilité) ne seraient pas vraiment intéressants, pour moi et pour quelqu’un qui le suive dans un récit ou dans une fiction, s’il n’y avait pas, là-dedans, une question primordiale que je n’arrive pas à mettre aisément de côté : l’importance vitale, dont je te parlais, de l’accueil et de la solidarité dont chaque être humain a toujours besoin pour vivre, rêver et envisager des œuvres qui demeurent. Ces trois suggestions narratives se croisent et se mêlent sans cesse dans mon vécu, aboutissant sur une grande place vide où je me rends régulièrement soit pour donner libre cours à mon dialogue intérieur soit pour me libérer de mes angoisses ayant parfois l’apparence et la lourdeur de fixations aiguës. Il s’agit d’une place accoudée sur la mer, ressemblant un peu à la piazza dell’Unità de Trieste. Un endroit lumineux, balayé par un vent brusque et violent, comme justement il arrive à Trieste, où ce vent est appelé “la bora”. Pour ne pas tomber à terre, ou rouler comme un ballon de paille jusqu’à l’austère embarcadère à pic sur l’eau, je m’accroche à l’un des réverbères en fonte qui sont là depuis deux ou trois siècles, auxquels sans doute Italo Svevo et James Joyce se sont jadis eux aussi accrochés, lors de leurs promenades dangereuses au bord de la psychanalyse : là je me tracasse la tête à la recherche d’une explication : « D’où jaillit en moi cette obsédante soif d’un ailleurs ? » Il ne s’agit pas d’un ailleurs qu’on puisse imaginer de voir au-delà de l’horizon bleu surmontant les toits de cette ville en fin de compte irréelle. Ce n’est pas non plus un endroit fabuleux au-delà des collines, juste après cette frontière invisible séparant des gens qui se connaissent et se parlent dans une langue commune…

Quitté le vent de Trieste, je me découvre assis dans une autre place italienne, vide de gens. Je suis en train de rentrer à Rome et j’ai choisi Sienne pour une étape intermédiaire : je l’ai choisie justement parce qu’elle se déroule autour de cette place en pente irrégulière tout comme la coquille d’une limace autour de son ventre molle. Je me laisse bercer par l’atmosphère douillette et les voix connues de cette piazza del Campo et j’y vois toute l’Italie rouler autour de moi comme un manège : tout en ressentant la précarité de cette halte lumineuse et les menaces du temps que tout abîme ou détruit, je perçois dans ce long travelling de murs, de portes, de colonnes et de rambardes en fer forgé, que ma fantaisie y a catapultés, un sentiment partagé d’éternité et d’attachement à l’histoire ainsi qu’à la culture qu’immortalisent ces palais et ces églises — ô combien fragiles ! ô combien solides ! — Le provisoire du voyage me rend précaire et anxieux, cependant je ne saisis pas encore ce sentiment affreux d’avoir subi l’abandon qui me pousserait à chercher ailleurs mon bonheur et mon équilibre.

Ce fut à Rome — dans mes trajets presque immobiles en voiture ou dans les transports communs —, que cette envie de fuir se déclencha de façon irrémédiable. Une envie que je ne veux pas trop analyser, maintenant, tant d’années après. Cela sortira naturellement des souvenirs de ma dernière Italie ainsi que des souvenirs de ma première France. Jusqu’au tournant où deviendront très importants aussi (surtout) mes souvenirs d’enfance (donc de ma première Italie) destinés à renouer une chaleureuse correspondance avec mes ressentis de vieillesse. Comme tu le sais déjà (et tu le verras expliqué davantage), mon amour pour la France a été de longue date et peut-être n’aurait-il pas abouti au déménagement de Rome à Paris s’il n’y avait pas eu l’amour de loin pour cet ectoplasme nommé Bordeaux, et bien sûr s’il n’y avait pas eu Hortense Lamy, une professeure unique au monde que je considère comme ma maîtresse de vie, m’ayant transmis de façon indélébile l’essence d’une culture et d’une langue que depuis je n’ai plus considéré comme étrangère. Mon ailleurs préféré et sans doute unique se situe donc en France, où je trouve toujours des personnes, comme toi, où je reconnais, de loin, des repères indispensables, des havres de dialogue et de compréhension réciproque avec la certitude d’être chez moi. Avec toi, je vais entamer, si tu es d’accord, une longue promenade (qui pourrait s’étendre pour quelques mois, même au-delà de la souhaitée “mort du virus” et du retour à la vie normale), dont la première partie, jamais racontée à personne de façon systématique, sera titrée “La véritable histoire de la foule de Bordeaux”. Si tout va bien la deuxième partie racontera “L’installation à Paris” (récit de mes premières années avec Gabriella et Paolo, où se situe notre première rencontre); la troisième “Les épreuves” (connaissance de Paris à travers les cabinets médicaux, les pharmacies et les hôpitaux, mais aussi à travers les performances de Gabriella et mes rencontres avec les poètes, les écrivains et les artistes français, dont une certaine Isabelle Tournoud) ; et la quatrième “Paris s’en sortira” (où je parlerai évidemment des cinq dernières années: à partir de la tuerie de Charlie Hebdo jusqu’à l’enfermement du Covid, en passant par l’incendie de Notre Dame)…

Giovanni Merloni

Destinataire inconnue – Tranches de survie n° 1

Étiquettes

« Je vous souhaite de respecter les différences des autres,
parce que le mérite et la valeur de chacun sont souvent à découvrir.
Je vous souhaite de résister à l’enlisement,
à l’indifférence
et aux vertus négatives de notre époque… »
Jacques Brel

Désormais à chaque nuit elle s’installe durablement dans mon esprit impuissant et charmé la peur d’oublier ce que je viens tout d’un coup de comprendre au beau milieu d’un rêve qui sera inexorablement effacé.
Il y a toujours un interlocuteur, voire un destinataire qui partage tout ce qui se révèle au fur et à mesure de mon voyage dans l’inconscient. Je sais toujours qu’il ne me dira rien de ce que juste à côté de moi il a vu ou saisi.
Et pourtant, puisqu’il connaît l’enjeu du mystère, je lui confie la tâche de m’attendre là, au pas de la porte : cette ombre déguisée en être humain m’aidera sans doute dans la pénible reconstruction de mon étincelante vérité ou alors de la trame brinquebalante de mes rêves irréductibles.
Cette nuit je me suis sans doute reproché d’avoir suivi passivement l’avalanche de l’auto représentation réciproque, que les réseaux sociaux ont imposée encore une fois lors de cette fin d’année, envoyant d’abord à des bienveillantes personnes de famille, ensuite à des interlocuteurs plus sensibles — et prêts de but en blanc à se voir heurtés par mon étalage d’innocentes images du quotidien — des photos sans histoire et pourtant hantées par la lourdeur de l’existence.
Au contraire, pour chaque portrait il faudrait se préparer en avance, ou alors avoir l’assurance innée et absolue octroyant la possibilité, comme on dit, de briser l’écran, que seuls les grands acteurs ou les grands impunis savent entretenir en eux mêmes.
Il faut d’ailleurs que de l’autre côté de la caméra il y ait quelqu’un qui maîtrise l’art de capter notre expression la plus sincère. Si par exemple c’est Win Wenders qui nous guette et emprunte habilement les traits de notre esprit éloigné ou absent, absorbé en pensées définitives ou alors égarées par l’absence d’une réflexion quelconque, cela ne change rien si l’image sera mouvante ou floue, exagérément effondrée dans le clair-obscur de couleurs chatoyantes ou brutales…

Chères A* E* I* O* et U*,
Neuf mois pile après ma dernière publication, j’entame avec vous un compte-rendu en forme de lettre que d’autres “exposés” similaires suivront, ayant au fur et à mesure l’une de vous pour destinataire : j’attends de vous la même indulgence que j’aime en chacune de vous, la même attention distraite qui, seule, peut me donner la force de développer dorénavant une aventure pareille.
« De quoi s’agit-il ? » me demandez vous, interloquées. « Pourquoi cesses-toi si abruptement de nous tutoyer ? »
Il s’agit de briser une épaisse chape de silence endurci, ayant assumé, avec le temps, le même caractère d’hautaine impénétrabilité d’un Palais des Papes aux immenses salles vides, où, depuis quelques temps — en dehors de quelques ouvriers chargés des contrôles des systèmes de sécurité —, personne n’a le droit de se promener.
Mon récit des mois qui viennent de s’écouler sera forcément fragmentaire et incomplet : d’abord parce qu’on ne peut tout dire ni tout expliquer ; ensuite parce que je partage le silence de cristal de cet interminable enfermement avec une grande partie sinon la totalité de mes correspondants, et cela a donné vie à une société souterraine bin orgueilleuse de ses secrets ; parce qu’enfin ce n’est pas correct de se plaindre, au moins jusqu’à ce qu’on aura la chance de cette survie qui demeure tout compte fait la chose la plus importante.
Voilà, mes chères amies, l’entre-deux à travers lequel je vais regarder ces longues journées de trépidation et de solitude passées et futures : un miroir d’Alice que mon isolement personnel et familial n’a cessé de traverser, engendrant des habitudes, de petites vices, des nostalgies et des rêves.
Et voilà aussi l’une des raisons qui me poussent à m’adresser à vous cinq : trois de vous mes compatriotes, deux de vous aimant vivement l’Italie ! Il se trouve, en effet, qu’au-delà des carreaux de ma fenêtre le boulevard parisien se laisse volontiers remplacer par les montagnes et la mer qui nous divisent gentiment et sans secousses de cet autre pays d’Europe touché dès le début de la pandémie par une effrayante concentration de deuils et de menaces ayant l’air de le regarder de façon exclusive.
Grâce à la gratuité de “Free” et de “Wathsapp” (une gratuité que ce dernier va bientôt retirer), mon rapport à l’Italie s’est beaucoup modifié par rapport aux années précédentes : à côté des appels téléphoniques, la correspondance par mail est devenue ma compagne presque quotidienne.
Si d’un côté je vivais isolé dans un Paris transfiguré qui me devenait pourtant encore plus cher, les mille ponts virtuels, vocaux ou télépathiques que j’entretenais avec mes familles originaires m’obligeaient à mettre provisoirement de côté mon français d’élection et reprendre de la plus belle ma langue maternelle.
Avec mes correspondants — de Turin, Milan, Bologne, Gênes, Perugia, Rome et Naples — j’ai été amené à exploiter surtout ce thème commun de la pandémie ou alors celui de l’Europe pendant et après la crise sanitaire : « Est-ce que l’Europe va nous rapprocher ? Sera-t-elle en mesure de mettre davantage en valeur l’immense patrimoine artistique que chaque pays produit ? Quel rôle auront les différentes langues et cultures littéraires ? »
Pour l’Italie, les trois circonstances combinées de la pandémie, du Brexit et de la chute de Trump vont peut-être changer la donne. D’ailleurs, l’enivrement mythologique et technologique du modèle anglo-américain a désormais atteint le sommet : ça ira se relativiser dans la perspective de la renaissance, en Europe, d’un nouvel élan socio-économique et culturel à l’enseigne de l’égalité.
Cependant, on se demande combien d’années, voire de siècles, faudra-t-il attendre avant qu’effectivement la culture européenne circule pleinement et en profondeur, selon le principe des vases communicants, en passant d’un pays à l’autre et d’une langue à l’autre.
À côté de l’optimisme de la volonté fédérative il faut reconnaître une dignité au pessimisme de la raison lorsqu’on constate que ce principe de vases communicants n’est pas trop suivi dans les échanges culturels entre France et Italie.
Un symbole de cela est sans doute représenté par le fameux Palatino, le train de nuit qui reliait pendant des décennies Rome avec Paris : ce train qui fut  l’incontournable protagoniste de “La modification” de Michel Butor a été aboli.
En critiquant cette décision, due probablement à un malentendu diplomatique, on s’interroge aussi sur les raisons ayant empêché jusqu’ici la constitution d’échanges culturels effectifs, systématiques et non seulement formels entre mes deux pays.
Historiquement, on peut dire que la France a vécu jusqu’au bout soit le pouvoir écrasant des Rois soit le pouvoir bruyant de la Révolution ; tandis qu’en Italie, depuis la nuit des siècles, en plus de la sempiternelle présence des papes, il y a toujours été une constellation de pouvoirs en lutte les uns avec les autres.
Cette différence structurelle — géographique et historique — produit forcément deux cultures différemment structurées, au sujet d’abord de la langue et du patrimoine, ensuite des contenus et des formes littéraires et artistiques qui se sont au fur et à mesure imposées.
Si en France l’on constate une certaine rigidité et intransigeance dans le but de défendre coûte que coûte la langue nationale, en Italie on a toujours reconnu l’importance des dialectes, considérés eux-mêmes comme de véritables langues. Il suffit de rappeler le théâtre de Carlo Goldoni (1707-1793) en langue vénitienne, le théâtre génois de Gilberto Govi (1885-1966) et celui d’Eduardo De Filippo (1900-1984) en langue napolitaine qui n’enlèvent rien aux pôles culturels de Turin, de Milan, de Bologne, de Rome e de Sicile, eux aussi marqués par une reconnaissance des respectifs dialectes.
Cette richesse a toujours été l’expression de l’extrême variété géo politique qui caractérisa mon pays jusqu’à l’unité nationale, accomplie il y a 150 ans, très récemment, tandis que l’unité de la France peut vanter au moins dix siècles… il faut d’ailleurs considérer qu’en ce temps si limité la nation italienne a subi avec les deux guerres et le fascisme un lourd ralentissement dans son évolution économique, sociale et culturelle que les années après la Libération de 1945 n’ont pas su récupérer de façon satisfaisante.
Dans une de prochaines lettres, je parlerai du rôle de la télévision dans la profonde transformation culturelle de l’Italie, ayant abouti notamment dans un mélange des dialectes qui vont perdre leur identité en échange d’une langue nationale nourrie de contaminations dialectales ainsi que de mots et expressions empruntés à la langue des États Unis.
Je crois en fait que la différente attitude des institutions culturelles de France et d’Italie envers leurs propres langues nationales et dialectes est probablement un facteur majeur de distanciation et d’incompréhension réciproque entre Français et Italiens.

Une petite trace de cette incompréhension « culturelle » peut se découvrir dans la différente conception du “comique” dans la scène théâtrale et cinématographique en chacun des deux pays.
Si on considère par exemple mon enthousiasme, voire ma disposition sincère et bien sur naïve à m’étonner et admirer sans bornes les choses “faites à règle d’art”, en Italie je suis jugé comme un rêveur qui n’a rien compris de la vie, tandis qu’en France je risque de passer pour un type “ridicule” ayant l’ambition de choses que ne lui appartiennent pas.
Récemment, à une brève distance l’un de l’autre, j’ai eu la chance de voir deux films où la figure du “bourgeois gentilhomme” était au centre de l’enjeu narratif.
Cela m’a fait souvenir d’un fameux film, antérieur, où Yves Montand prenait des leçons de théâtre pour accéder au charme insaisissable de Marilyn Monroe : en cette histoire, la maladresse est pathétique chez l’homme riche qui prend sans succès des leçons de souplesse. Et pourtant il réussira dans son but primordial.
Dans les performances du bourgeois gentilhomme, admirablement incarné d’abord par Michel Serrault, ensuite par Fabrice Luchini, on peut bien comprendre, une fois pour toutes, la notion de “ridicule” que le théâtre et la vie de tous le jours en France hérite de la sempiternelle “règle du jeu” régnant à la cour du Roi Soleil et régnante de nos jours auprès des élites de tout genre.
Dans le bourgeois interprété par Michel Serrault (1968) il est évident que le ridicule réside moins dans sa passion impossible pour la marquise Dorimène qu’en son ambition d’être reconnu gentilhomme. Malgré la merveilleuse interprétation que Serrault ajoute au personnage de Molière — une interprétation surréelle et auto-ironique mais fidèle au texte originaire —, son bourgeois gentilhomme cogne contre le mur du pouvoir absolu à l’époque où la Révolution est encore assez lointaine.
Dans l’interprétation de Luchini (2007), on découvre une situation très différente, qu’on pourrait titrer « la véritable histoire du “bourgeois gentilhomme” ». Sauvé de prison (où il languissait à cause de ses dettes) par un richissime bourgeois, le jeune Molière est invité à mettre en scène la pièce que celui-ci avait écrit sans en avoir l’inspiration ni le métier. Se délivrant de l’obligation d’une fidélité absolue au texte du grand dramaturge du XVIIe siècle, le scénario de ce deuxième film ressentit de toute évidence d’un regard contemporain, qui ne peut pas se passer du renversement historique de la société française au lendemain de la Révolution de 1789-1794. Donc, si le bourgeois est ridicule en tout ce qu’il ne connaît pas, la noblesse prodigue et presque ruinée avec laquelle il essaie de s’apparenter est, elle aussi, scandaleuse dans son manque de moelle épinière.
Avec le temps, la conception italienne du comique, assez complexe et diversifiée, a développé, entre autres, un usage de moins en moins supportable de la dérision, lourde et même vulgaire, sous-entendant souvent une admiration servile et absolue envers les gagnants, soient-ils des personnes méritoires ou bien malhonnêtes (de cela je parlerai dans l’une de mes prochaines “lettres ouvertes”).

Sinon, en Italie comme en France, les parois sont toujours étanches qui séparent les “peuples élus” de tous ceux qui restent au-dehors. Et la comédie humaine, dont Molière est l’un des pères les plus illuminés, se traduit partout en cet incroyable gaspillage d’énergies vitales qui consiste en faire “semblant” de croire ou ne pas croire, selon les situations et les convenances, aux “règles du jeu”.

Je vais développer cette réflexion dans les lettres qui vous seront adressées, dans le but d’ajouter des témoignages à un débat que je souhaite positif entre les nations-sœurs d’Europe et, en particulier, entre France et Italie. Avec la conscience d’être en train de surmonter, du moins au niveau personnel, tout sentiment de frustration vis-à-vis de l’incompréhension entre mes deux patries, j’ai décidé alors de reprendre mes publications sur le “portrait inconscient” : le rapport à la langue et à la culture françaises étant pour moi, à jamais, un rapport d’amour d’où personne ne saura me détourner.

Giovanni Merloni

Texte en ITALIEN