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Philippe Courtel, Vital Heurtebize et Claire Dutrey

« L’homme traqué est rond point cerné d’angoisse : le poète occupe depuis le début la place du mort »

« L’homme traqué est rond point cerné d’angoisse
alors qu’il se croit dans la bonne rue
il erre quelque part dans ses songes
et ne sait plus quelle est l’adresse de ses rêves »
Philippe Courtel, L’homme est un univers, La Nouvelle Pléiade, 2018, page 7

Inclinons-nous sur les rêves fous du poète
prisonnier de son habitacle
dans la position malheureuse du visionnaire
occupe depuis le début la place du mort
Philippe CourtelPrécipiter la falaise, La Nouvelle Pléiade, 2017, page 43

Philippe Courtel

Au Hang’Art, le 14 décembre dernier, pendant la rencontre des Poètes sans frontières avec Philippe Courtel et ses deux livres cités ci-dessus, une discussion intéressante et inattendue s’est déroulée sur la figure du poète contemporain ou, pour mieux dire, sur ce que c’est un poète aujourd’hui.
Nous avons été transportés par la force des vers et la personnalité de Philippe Courtel, dramatique et auto-ironique à la fois, mais aussi par le contraste entre ce jeune professeur et poète à l’esprit inquiet et problématique et la figure charismatique et solide de Vital Heurtebize. Si je ferme les yeux et n’entends que leurs propos… je ne vois pas que l’élève dévoué face au maître bienveillant qui ne cachent pourtant pas leurs différences réciproques… je pourrais croire que j’ai devant moi un poète maudit du XIXe siècle, plaidant l’innocence de son inspiration terrifiée devant le calme assuré d’un Victor Hugo, le plus ouvert parmi les grands hommes…
Giovanni Merloni

Philippe Courtel

« Vos visages attentionnés, votre attention nourrie d’empathie…
Vital, merci ! tu donnes la parole à ceux à qui on ne la donne jamais… Ce que tu aimes c’est la beauté non reconnue…
Claire, merci ! tu portes vers le ciel la voix du poète et sa fragilité devient enchantement… tu es la moitié du ciel… de son ciel !
…Et surtout l’Academie Renée Vivien et la très grande poétesse Marie Vermunt… cofondatrice il y a vingt ans du prix des Jeux floraux de Picardie qui m’a permis d’accéder à La Nouvelle Pléiade plusieurs fois. Cette institution — l’Académie créée au nom de Renée Vivienne, une poétesse au sens poétique exceptionnelle — célèbre la beauté de la femme en chants d’amour rebelles et inséparables d’une poésie vraie. Merci, Marie !

Je me sens bien chez vous, j’ai tout à apprendre de vous ! Ces multiples talents, Monsieur Jean-Yves Salmon par exemple… ce regard au-delà du présent, livré sur l’horizon, dans un ailleurs qu’on ne peut que deviner et que vous sentez. Moi je suis d’une respiration moins souple… c’est difficile d’être poète… toute la vie de Vital !
Le plus important c’est que j’écris… Comme Pascal, j’ai horreur de moi… et ce que je suis ne m’intéresse pas. Je me tais, à présent… j’aime me taire derrière les mots… qui n’ont plus besoin de moi, mais de Claire pour les rattraper… et Claire a apporté “les nuages… les nuages qui passent… les merveilleux nuages” de Baudelaire ! »
Philippe Courtel

Philippe Courtel et Vital Heurtebize

« J’ai de la chance. Sans toi, je n’aurais pas pu parler ! C’est une salle qui est donnée pour les pauvres poètes… donc c’est une chance pour nous d’être là… de trouver un refuge. »
Philippe Courtel

Philippe Courtel

La rencontre entre Vital Heurtebize et Philippe Courtel se déroulant dans une séquelle attachante de répliques au bord du comique, nous avons vu petit à petit se renverser des certitudes ou des idées reçues à propos de la fonction de « guide » qui serait implicite dans la figure du poète. Philippe Courtel est un vrai poète parce qu’il découvre en toute son évidence et même au-delà de l’évidence la tragique vérité du monde. En manque progressif de culture et de tolérance entre les humains la dure réalité d’injustices et violences de plus en plus insupportables s’ouvre grande devant son regard forcément appréhensif et sensible, qui le rend capable d’entendre et de raconter de façon transfigurée et poétique ce qu’il a vu tout comme s’il l’avait vécu en première personne. Une façon inévitable, d’ailleurs, de s’exprimer dans un monde qui se précipite dans l’abîme sans faire aucune concession à l’espoir.
Cependant, le poète doit rester sur le pas de la porte, obligé de ne pas dépasser la ligne de confidentialité. Cela le sauve sans doute de tout mélange, de toute compromission, le laissant en bonne compagnie avec les immortels qui ont souffert de son même amour pour la vie, de son même idéal de fraternité et de paix : « l’homme est un univers ».
Giovanni Merloni

Philippe Courtel et Vital Heurtebize

VITAL : — Quelle est ta couleur préférée ?
PHILIPPE : — Le bleu, comme notre chère Claire.
VITAL : — Je t’emmène avec moi sur une île déserte… Quel est le bouquin que tu emmènes avec toi ?
PHILIPPE : — Éducation européenne de Romain Gary
VITAL : — Quelle est la qualité première que tu te reconnais ?
PHILIPPE : — Je suis conscient… j’adore la vie, je sens sa brièveté. Je crois que les artistes, les poètes ont peur de mourir parce qu’ils sentent que c’est extraordinaire de vivre ! C’est ça notre avantage. On sent que tout dépend d’une vie qui n’a pas trois mille ans… comme on sait qu’on va mourir, on voudrait la tenir ! On aime la vie et je crois qu’on est conscient de la vie qu’on aime…
VITAL : — De l’amour de la vie !
PHILIPPE : — L’amour de la vie.
VITAL : — Quel est alors le défaut ?
PHILIPPE : — Je suis conscient de n’être pas grand-chose…
VITAL : — Être conscient de n’être pas grand-chose c’est une faiblesse par rapport au monde dans lequel nous sommes, à une existence où chacun se croit le meilleur… supérieur aux autres… Dis-moi quel est le défaut le plus important, le plus nocif pour toi.
CLAIRE : — Le manque de confiance…
PHILIPPE : — Oui, le manque de confiance en moi, oui, oui. J’ai mis dix ans, avant d’appeler… [il indique Marie Vermunt pour évoquer les prix obtenus aux Jeux floraux de Picardie…]
VITAL : — Dans la musique classique, quel est… un seul morceau, un seul titre d’une œuvre musicale que tu aimes ?
PHILIPPE : — Le Boléro… non… la Pavane pour une infante défunte de Maurice Ravel ! [Il s’accompagne par des gestes imitant des caresses pour apaiser un peu la douleur, tel un rassurant chapelet de prières…]
VITAL : — Quel est le compliment que tu aimerais qu’on te fasse ?
PHILIPPE : — La porte. Mais oui, la porte. C’est un poète à la porte, c’est un vrai poète à la porte. C’est ce qu’on dit aux poètes : — à la porte !
VITAL : — Quel est le défaut que tu ressens le plus chez les autres ?
PHILIPPE : — L’agressivité.
VITAL : — Et quelle est la qualité que tu aimes le plus chez les autres ?
PHILIPPE : — La tolérance… [en indiquant Vital]… Il est tolérant ! Je ne serais pas là, sinon !

Claire Dutrey

Ce paysage d’enfance
brisure de l’âme
où tout s’enfonce
l’espoir au fil de l’eau s’épuise

Le vent vieux
bouleverse les tuiles du présent
l’homme titube happé par l’appel de la mémoire
se penche dangereusement

Pont débordé par l’eau du passé
exposé aux désillusions
la jetée ininterrompue trempe ses doigts tristes
dans l’abreuvoir de la conscience humaine

Ce paysage d’enfance
brisure de l’âme
où tout s’éloigne
l’espoir dérivé au fil de la rivière s’ennuie

Et l’espoir couché sur la mer
devient jet de pierres
la promenade frileuse sur la dune
révèle la dangerosité du rêve

Prolonger la pensée
ou précipiter la falaise
tout dépend d’un souvenir
radieux ou imaginé

Ce paysage d’enfance
brisure de l’âme
où tout disparaît
l’homme au fil de sa vie se noie…
Philippe Courtel, Précipiter la falaise, La Nouvelle Pléiade, 2017, p. 9

Philippe Courtel et Vital Heurtebize

Il faudrait pouvoir indiquer
le sud aux oiseaux migrateurs
en partance sans grève
pour la patrie des rêves

Dire l’errance
comprendre le drame
tout ce que les oiseaux grelottent
avec leur boussole mystérieuse

Il serait idéal d’être en mesure
de saisir ce qu’on désigne par tragédie humaine
du passé pressé sous les pas
ne revient jamais

Tout prouver des aléas
du rêve en voiture d’enfant
entre rives perdues de vue
et cailloux dérivant sous les roues

Il faudrait pouvoir fêter
l’arrivée des hommes migrateurs
au bout de la piste
sur l’esquif des songes

Je t’aime d’amour sincère
en route vers un pays sans carte
vers un midi perdu
qui nous attire comme un aimant
Philippe Courtel, Les cailloux, Précipiter la falaise, La Nouvelle Pléiade, 2017, page 17

Philippe Courtel et Vital Heurtebize

Je n’ai averti personne de mon retour
et personne ne m’a vu entrer
je n’ai normalement rien à craindre
des autres vivants

Alors quels sont ces pas
dans l’escalier qui me cherchent
que veulent ces démons de moi-même
sans répit ni indulgence

Je vais un peu partout
me cognant la tête sans espoir de lumière
Je vais et je viens papillon perdu
dans un univers de néons

Je n’ai averti personne de mon voyage
et personne ne m’a vu appareiller
je n’ai normalement rien à redouter
de l’étendue des océans

Demain est une barge
égarée sans vivants
ni mains à serrer ni chemins à découvrir
l’espoir s’éloigne de la berge

En pleine mer
il faut pourtant plier bagages
vers une escale inconnue
laisser ses soucis à la consigne

Je n’ai averti quiconque de mon départ
et personne ne connaît mon embarcadère
je n’ai normalement plus rien à redouter
du diable ni de moi-même
Philippe Courtel, Personne, Précipiter la falaise, La Nouvelle Pléiade, 2017, page 24


Philippe Courtel et Vital Heurtebize

Mon passé flanqué sur mes talons
me rattrape grandes enjambées
son destin prémédité
nul n’échappe
Je suis ce désespéré sans avenir

Drue sur moi tombe la pluie
pour me noyer comme piéton
malgré son obstination
succombe son espoir
Un rêve de cerceau me prend

Mon passé lancé à mes trousses
me pousse méchamment dans le dos
car derrière moi accourt
à grandes enjambées mon premier amour
Celui qui me creva le cœur

Encore hurle à la mort
ce moment terrible de vous
sur vous ce piège à loup
se referme impitoyable
La nostalgie vous saisit au collet
Philippe Courtel, Au collet, Précipiter la falaise, La Nouvelle Pléiade, 2017, page 64

Philippe Courtel et Vital Heurtebize

J’ai du mal à tourner ma tête
au grimoire du passé
j’ai lu mon désespoir
L’hiver en maraude dont le corbeau se détourne

Une souche à débiter les mensonges
ô la mort de mon regard
sur mon épaule comme bagage
j’ai hissé le malheur

J’ai du mal à tourner la tête
vers les bois alentour
j’ai fait un fagot de ma vie
mieux une valise sous le bras

La lassitude j’ai lu dans vos yeux
ce sont les yeux des malheureux
qui se désespèrent
de ne pas voir venir le jour

J’ai couru sous les nuages
à la recherche de ma jeunesse
Je n’ai trouvé que feuilles mortes
des brindilles de souvenirs
Philippe Courtel, Le grimoire, Précipiter la falaise, La Nouvelle Pléiade, 2017,pages 78-79

Philippe Courtel et Vital Heurtebize

J’aime visiter notre petite église
assise dans le vallon
saisir des avirons dorés
chausser les ornières de la boue

L’automne en tâches apporte
une vague de grues cendrées
emporte nos soucis
dans la malle des nuages

J’aime partager ta prière
malgré les cris du loup
dans le froid de Gévaudan
tu me parles de Venise

D’une ville qui va mourir
la tentation de l’épouser
ou héler une mouette égarée
un tram peint en gris

J’aime ta crique tentatrice
un escalier dissimulé sous la mer
ma femme des grottes
mieux un livre d’énigmes

Oiseaux migrateurs en difficulté
au loin les nageurs perdus
forment un triangle au souffle léger
un destin magique s’approche

J’aime nager en toi
traverser le détroit de tes bras
mourir d’angoisse
de te perdre un seul instant

Philippe Courtel, L’évangile, L’homme est un univers, La Nouvelle Pléiade, 2018, page 60

Philippe Courtel et Vital Heurtebize

Philippe Courtel, Vital Heurtebize et Claire Dutrey

« Philippe Courtel est un homme écorché vif qui laisse s’épancher de ses blessures un flot d’amour d’autrui qui exorcise sa propre douleur. Poète vrai ! Il n’écrit pas pour étouffer son lecteur de ses plaintes, il écrit pour lui montrer le chemin d’une possible renaissance. Poète vrai, il s’identifie à la misère du monde pour mieux l’éradiquer. Poète vrai, il pleure non de ses propres larmes mais de celles des autres.
« Ainsi, tout est sujet à son inspiration : la guerre dite « grande » qu’il n’a pourtant pas vécue, les heures sombres de l’occupation qu’il n’a pas connues non plus, « hier », pour lui, c’est « tout à l’heure » et c’est aussi « demain ». Il se fond dans la douleur, de toute éternité.
« Et pour l’exprimer, il use d’un langage à le fois surprenant et parfaitement accessible.
« Le choc de l’image se produit chez le lecteur au plus fort de son émotion. On se laisse prendre à sa poésie et le jury des jeux floraux de Picardie a fort justement couronné ce recueil de son grand prix. »
Vital Heurtebize

Philippe Courtel