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Il ciclista (1970)

Entr’acte II/III

Chère Élisabeth Ch.,
Je m’étais pris le temps d’un « entr’acte », d’abord pour faire hommage au vieux film de René_Clair que j’avais vu dans mon adolescence au « Rialto » (cinéma « d’art et essai » à la française portant le nom du célèbre pont de Venise). Mais, j’avais surtout besoin de réfléchir à voix haute sur cette tumultueuse matière des « portraits inconscients » qui a eu la chance de se croiser avec les #vasescommunicants et aussi sur la  confrontation quotidienne avec d’autres blogs et auteurs.
La rencontre avec votre mur et votre cycliste, en particulier. Mais aussi avec d’autres cyclistes et vélos et murs et infinis dont on parle dans le même temps à Paris, en France, dans le monde réel et virtuel. Tandis que la planète subit par ses occupants, les hommes, des attaques de plus en plus redoutables et que les distances virtuelles, de plus en plus courtes ou inexistantes, peuvent donner l’illusion d’une  disparition parallèle des distances réelles, les auteurs se confrontent encore à la problématique de l’infini, du père, de la mère, du voyage et du retour, des murs et des vélos.

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Pour moi aussi le vélo est central, voire primordial dans ma vision des choses, dans ma hiérarchie des valeurs de la vie. Et c’est pour parler du vélo que j’ai demandé au Conclave des cardinaux réunis à la Chapelle Sixtine le « time out », en obtenant, grâce à ma bonté qu’ils ont dû reconnaître, ce petit entr’acte avec vous.
Et j’en appelle à vous parce que, tout en pédalant et assignant au vélo le rôle-clé qu’il mérite, je compte avoir trouvé en vous l’interlocuteur idéal dans mon but de dénouer le sens profond de mon inspiration actuelle.
Indirectement, je n’ai pas honte à l’avouer, je ressens l’utilité, pour les lecteurs du « portrait inconscient » d’en savoir par  avance le fil conducteur et, en définitive, le but final.
Je commence un peu à connaitre votre esprit, qui ne se borne pas seulement à la géométrie et à la finesse, donc à la structure, au sens et aux nuances d’une phrase et d’un propos, mais accorde aussi une importance primordiale à chaque mot.
Donc, si d’un côté je sais en avance que vous appréciez toute « recherche du sens d’un récit à travers le sens des mots qui vont le constituer » (des mots-clés donc), cela sera pour moi un défi et un engagement majeur.
D’ailleurs je n’aurais pas osé vous entraîner dans cette problématique si je n’avais pas ressenti une espèce d’ « urgence de la coïncidence ». Une occasion que je ne pouvais pas rater. Je m’explique.
Depuis des années je tourne autour de certains mots, qui ont assumé la force symbolique qu’aurait une personne aimée, un professeur inoubliable, un oncle merveilleux, et cætera.
Ces mots sont :
(en italien) ringhiera, baratro, valanga, strappo, rottura, cappello, babbo, convento, strada, via, alberi, panorama, paesaggio, treno, bicicletta…
(en français) balustrade, gouffre, avalanche, déchirure, rupture, chapeau, babbo (intraduisible), couvent, route, rue, arbres, panorama, paysage, train, vélo…
Ces mots ont été le prétexte à plusieurs dessins ou tableaux ou poésies ou vaines paroles tout au long de mon existence. Il y a en a d’autres, bien sûr, même plus importants pour moi. Mais peut-être plus spécifiques (comme par exemple les « penne à la carbonara ») ou universels (comme « maman » ou « vie »).
Ces mots ci-dessus, que j’ai fait couler sans un ordre précis ni liens logiques prédéterminés, désignent un univers. Je pourrais dire que cet univers se situe à Sogliano, mais il se situe aussi bien à Paris, à Bologne, à Rome…
Sogliano est symbolique. Pourtant insuffisant. Je devrais ajouter en amont Cortina et en aval Cesena et Bologna. Disons que mon imaginaire (le monde-espace où je fais agir mon imaginaire) voit son épicentre dans ce village ni beau ni laid et que pour la suite de mon récit par moitié réel et par moitié imaginaire j’ai besoin d’une montagne connue et d’une plaine connue.
Tout ce travail (parfois énorme) de reconstruction de la mémoire de certains Italiens et d’une certaine Italie  ne servirait en fin de comptes qu’à offrir aux lecteurs et à moi-même l’épaisseur du contexte. D’abord le contexte pour comprendre mieux les raisons et les racines intimes de ces personnages et de ce peuple (raisons qui se répètent dans une angoissante et souvent décevante alternance d’émotions affreuses ou prometteuses). Ensuite le contexte pour y jouer une comédie ou tragédie ou farce, où l’éventuelle irrévérence envers ces mêmes modèles de vertu et d’exemple pourrait créer un redoutable décalage…
Voilà, ma chère Élisabeth, si vous allez lire la brève nouvelle de L’avalanche, vous aurez un peu la mesure de ce décalage.

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Mais il y a un autre aspect, un autre mot très important, qui dévoilera son rôle dans les prochaines publications de cette petite constellation de portraits : les rues, les grandes directrices autour desquelles se structure la mémoire d’une vie. Dans l’univers que je viens de citer le paysage physique se montre très nettement divisé en trois réalités distinguées entre elles : la colline (une espèce de « cordillère-épine dorsale » divisant en deux versants l’Italie – nord et sud, ouest et est) ; la plaine du Pô ; la mer Adriatique. Dans ce paysage l’axe tout à fait rectiligne de la « via Emilia » reliant Piacenza (ville très proche de la Lombardie et de son esprit « pragmatique ») à Rimini (ville-plage marquée par une évidente personnalité « fellinienne », avec un fort penchant pour la « folie créatrice ») représente en soi un monde unique et merveilleux pour ses innombrables différences et sa surprenante unité. Où que l’on habite dans cette grande, riche et cultivée région, on ne peut se passer de s’y rendre. Toutes proportions gardées, la « via Emilia » est un Paris-linéaire, une ville de la longueur de 272 Km qui représente pour les habitants du centre-nord de l’Italie une attraction constante. Un grand fleuve, parallèle au Pô, et en fin de comptes son héritier quant à l’économie et à l’histoire des lieux pendant les 2000 dernières années. Parce que cet axe rectiligne, autour duquel se structure la plaine agricole plus riche d’Italie, ce sont les Romains qui l’ont bâti.
Les routes qui grimpent sur les collines, autant de dents d’un grand peigne abandonné par une géante avant d’achever sa coiffure, sont en fait les affluents de la « via Emilia », leurs tributaires naturels.

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Voilà, on a bien compris que personne ne peut se sentir égaré dans cette région « desservie » de façon très maternelle par cet axe plein de villes organisées, actives et belles aussi. Quelqu’un qui se trouve à Sogliano, par exemple, ou dans le village le plus reculé de la plaine de Romagne, « sait » que la « ville » est là, qu’il peut aisément la rejoindre sans aucun sentiment de timidité. Le lecteur comprendra, alors, la désinvolture que j’ai attribuée à Zêta, l’inquiétante personnage de L’Avalanche , se deplaçant de Sogliano à une ville qui pourrait bien être Cesena ou Bologne (ou Modène, ou Parme…).
Grâce au train, qui fonctionne comme un métro de Plaisance à Rimini, on peut être partout et nulle part. C’est l’idéal pour quelqu’un, comme Zêta, qui cherche dans la ville l’amour et vice versa…
Donc on peut comprendre son anxiété de s’y rendre tout le temps. Car, en plus, elle fume beaucoup de cigarettes Nazionali sans filtre et s’est aperçue qu’entre Sogliano et la via Emilia la distance est brève, ça dure juste le temps d’une cigarette… Elle le dit toujours à son malheureux mari : « Tu vois, je suis ici, avec toi, je fume une cigarette, je la jette… À chaque fois je pense que j’aurais pu être déjà loin, loin de toi… Et pourtant ! Voilà qu’une seule cigarette fait la différence ! »

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Je me suis un peu étendu, ma chère Élisabeth, pour rendre plus claire, à vous et aux visiteurs possibles de ce blog, la situation, jusqu’ici un peu vague et nuageuse qui est à la base de mon récit et des portraits (inconscients) des personnages concernés. Maintenant, pour avancer, je vous propose de parcourir ensemble un des chemins possibles que quelques-uns des mots cités peuvent suggérer.
Prenons trois mots au hasard : balustrade, babbo et vélo, des mots qui ont tous les trois un dénominateur commun, la région prenant le nom de la « via Emilia » et l’esprit de cette immense ville linéaire aux centre historiques incontournables. Ce « plat pays » aussi sagement qu’intensivement urbanisé, à été la patrie du vélo, moyen de locomotion privilégié par toutes les générations jusqu’aux années 80, caractérisées en Italie comme partout ailleurs par l’utilisation immodérée des biens de consommation et l’illusion d’être tous parvenus sinon à la richesse du moins au bien -être et à la tranquillité générale.
C’est vrai, ma chère Élisabeth, que nous traversons maintenant un moment tout à fait différent et que l’Italie, en particulier, au lieu de réagir à la débauche en se retroussant les manches, semble au contraire encline à se faire embobiner encore plus et encore pire. Mais, moi je veux croire que cette diversité positive de ma région-du-cœur aidera ses habitants à reprendre la route. Cela aiderait, j’en suis sûr, le reste de l’Italie à se réveiller du cauchemar. Quelqu’un disait que c’est en Emilia-Romagna que le cœur de l’Italie bat le plus fort…
Je crois qu’il faut faire comme le cycliste de mon ancien tableau de 1970. D’abord, monter en selle. Ensuite prendre confiance avec ce bizarre descendant du cheval (ou de l’âne), dans le but d’explorer le quartier, la ville, la banlieue pour en découvrir les rythmes, les besoins, les espoirs…
Je ne sais pas si je confonds le vélo avec la jeunesse et l’errance vagabonde avec la recherche d’un nouveau soleil de l’avenir.
Mais c’est certain, ma chère Élisabeth, qu’on a de plus en plus besoin de soleil et d’avenir!
Maintenant, je dois arrêter mon véhicule incertain pour une pause de réflexion. Je dois changer mon programme, voilà tout. Je ne peux pas tout conclure aujourd’hui, j’ai besoin d’un autre volet. Pensez-vous que les papes me l’autoriseront ?

Giovanni Merloni

écrit ou proposé par : Giovanni Merloni. Première publication et Dernière modification 13  mars 2013

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