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Dans la langue italienne, la lettre W ne rentre pas dans la liste. Pourtant, dès que j’étais enfant, je lisais sur les murs : W LA ROMA ou aussi W L’ITALIA.
Cela faisait partie, je crois, d’une certaine Xénophilie ou Américain-philie aussi compréhensible qu’évidente dès le lendemain de la Libération. Enfant, je ne sentais pas encore trop parler ni résonner dans la cour les notes de Wagner avec ses Walkyries et son redoutable Walhalla. Dans la cour noircie on n’entendait que des chansonnettes, que les nombreuses bonnes des étages en haut fredonnaient tout en faisant rissoler les oignons et les céleris avec la conserve de tomates. Avec le temps, le tourne-disque nous a apporté des enregistrements très sérieux du génie de Bayreuth, auquel j’ai bientôt nettement préféré Wolfgang, auquel je consacrerais très volontiers toute mon attention maintenant, s’il n’y avait pas en lui cet Amadeus qui dérape en se détournant vers l’Italie, c’est-à-dire vers la lumière du soleil, ne faisant qu’un avec une vision tout à fait décomplexée de l’amour. Non, je ne peux pas parler de W.A.Mozart sous le seul prétexte de la lettre W.
D’ailleurs, il y a, parmi d’autres, P.G. Wodehause, O. Wilde, et V. Woolf, des personnages hors norme, qui donnent à cette lettre un visage agréable et rassurant, même en présence d’un côté franchement sauvage, c’est-à-dire Wild.
Suivant l’alphabet de ma langue d’aujourd’hui, le français, et considérant aussi froidement mon existence, en fin de compte nomade, pourtant besogneuse de quelques conforts indispensables, je ne trouve, sous la lettre W, que deux mots de quelque façon cohérents à ces fatales contraintes : les Wagon-lits et les W.C.

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Tableau d’Albert Herter (1871-1950), réinstallé dans le « hall Alsace » de la gare de l’Est le 18 janvier 2008

Malheureusement, je pourrais compter mes voyages en Wagon-lits  sur les doigts d’une seule main. En fait, je n’ai que l’expérience, longue et variée, de voitures-couchettes. Quant aux W.C, juste à Copenhague j’ai pu me réjouir de la qualité et du confort d’une quantité de toilettes — avec une variété d’adaptations que je n’aurais jamais soupçonnées — capables de me faire oublier les lieux d’aisances qu’on rencontre dans la plupart des cas ailleurs.
Je crois que les gens doués d’un minimum d’esprit ne se scandaliseraient pas si je me lançais dans un examen serein de cet outil aussi indispensable que négligé par les poètes. Mais, laissant tomber les anecdotes sur les toilettes des rois, glissons pour le moment sur la chaise percée de Louis XIV ou du Malade imaginaire ainsi que sur l’éternel va-et-vient pendulaire de nos intestins humains, souvent sujets aux caprices de la difficulté ou de la facilité excessive de se servir de W.C. quelconques au cours d’un déplacement plus ou moins aventureux. Laissons surtout de côté toute exploitation de la question de l’utilisation des W.C. lorsque le train court, entrant et sortant des tunnels et des courbes périlleuses ou glissant timidement sur un long pont suspendu sur le vide.

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Maintenant, je dois partir. Cela arrive bien avant la révolutionnaire découverte du TGV (qui ne commence pas par W). Je suis sur le quai numéro huit de la Gare de l’Est et je dois partir. Seul, avec une énorme valise qui n’a pas encore les capacités d’hébergement d’une balise. Destination : Wien, en français Vienne.
— J’ai réservé une place dans le wagon-lit, dis-je, en montrant le ticket.
— Vous avez de la chance, me dit le cheminot depuis le palier de fer, vous n’êtes pas seul !
Contrarié, je réponds qu’à la billetterie on m’avait assuré que je serais dans une cabine individuelle avec les W.C. :
— C’est ma femme qui a réservé la place, elle est très précise.
— Bien sûr, vous avez le petit confort, me dit l’homme visiblement gêné, mais dans le compartiment que vous avez réservé il y a deux lits.
Résigné, je montai, oubliant pour l’instant ma valise. Je cherchai dans le couloir ma place assignée.
— C’est le numéro 14, me susurra depuis le palier le contrôleur des billets.
Je rentrai, c’était vide, tout était propre, dans un ordre parfait. On ne voyait qu’un lit, déjà prêt pour un long bercement dans le mystère de la nuit. Rassuré ou interloqué, je revins au quai pour récupérer mes bagages. Le responsable sourit :
— Vous pouvez voyager tranquille jusqu’à Strasbourg.
« Bon, je profiterai des toilettes avant d’arriver là », je me dis. Tout de suite après le départ, je vidai la petite bouteille de Whisky que j’avais trouvée dans le frigo-bar et j’oubliai tout.
003_treno 740Le matin suivant, je reçus une caresse sur la nuque.
— Mais, réveillez-vous bien, me disait un joli visage rond que pourtant je voyais assez flou, comme dans une photo de D. Hamilton.
Je ne comprenais pas.
— Où sommes-nous, où est le train ?
J’étais ravi ou l’on m’avait ravi ?
— Vous êtes en Italie, dans l’auberge du Lion d’Or. Vous êtes content ?
— Et mes W.C., où sont-ils ? demandais-je, encore décontenancé par l’ingestion d’une dose excessive de mots commençant par W.
— Quel est votre nom ? me demanda Wilma.
— Je ne sais plus, répondis-je, mais, d’une chose je suis sûr, je ne m’appelle ni Watson ni Washington.
— D’ailleurs, vous êtes arrivé sur vos pieds, dit-elle. Certes, dans un état confusionnel. Cependant, nous vous avons accueilli sans nous poser des questions. Vous aviez les poches vides : pas d’argent, pas de documents.
Elle tira un profond soupir :
— Mon mari vient juste de mourir, voyez mes mains ensanglantées…
Son visage devint plus précis, quand elle ajouta :
— Je n’en pouvais plus de ses trahisons, de son agressivité de babouin, de sa misogynie primordiale !
Effrayé par le calme de cet aveu, je ne savais quoi dire. Pendant quelques instants, j’ai eu peur qu’elle me tue, moi aussi. Pour me dérober à tout raptus de folie homicide, je fis la longue liste de mes défauts, sans oublier le plus grave. Elle sourit :
— Je le sais, je le sais, vous êtes un peu nerveux et difficile au moment donné… Vous reportez le moment d’aller aux toilettes par paresse, parce que votre tête… Ah ! la tête elle est tellement importante, vous demande trop d’attention… À propos, continua-t-elle, ne savez-vous pas que mon mari avait perdu la tête pour une garce de la boulangerie d’à côté ?
Après une longue pause, dans laquelle je ressentis le sifflement typique du chef de la gare, elle reprit :
— Voulez-vous que je vous montre la tête de mon mari ?

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À ce point-là, je me levai, me lançai la tête première dans un sombre escalier de pierre, avant de peiner, en bas, dans la recherche d’une porte. Finalement, je sortis et me retrouvai dans une petite place ovale ressemblant à une cour qui venait d’être frôlée par un orage estival. Il n’y avait personne. Wilma peut-être m’attendait au premier étage, derrière cette fenêtre aux volets fermés, dans son lac de sang, la tête de son mari entre les mains, prête à me proposer de prendre sa place.
Je me promenai longuement en long et en large dans cet espace qui commençait à me plaire. Petit à petit, le visage de Wilma, tout près de moi, me devenait familier. Elle était mignonne, son corps aussi, mal caché sous son tablier blanc, sans aucune tache de sang…
005_treno 740Je me réveillai pour de bon quelques kilomètres après l’entrée glorieuse du train français en territoire allemand. Le contrôleur avait plusieurs fois frappé à la porte, avant d’ouvrir avec sa clé passepartout.
— Je vois que vous avez bien dormi, me dit-il. Et vous avez aussi profité du frigo-bar. Confus, je ne savais quoi dire. Je risquai :
— C’était du bon Whisky !
— Mais non, n’avez-vous pas lu l’étiquette ? C’est une gazeuse banale. Et vous n’en avez bu qu’une gorgée. Vous êtes crevé…
À ce constat, juste, mais indiscret, je me réveillai complètement :
— Monsieur, que voulez-vous donc ? lui dis-je.
— Je voulais seulement vous dire que le voyageur monté à Strasbourg, c’était votre femme. Elle est montée, en laissant provisoirement les bagages sur le quai, ensuite elle a regardé vos splendides W.C. que vous aviez laissés entrouverts. En vous voyant dormir placidement, elle a dit très fort, se faisant entendre par tout le monde, sauf que vous : « Laissons-le tranquille ! » Tout de suite après, elle est redescendue.

Giovanni Merloni

écrit ou proposé par : Giovanni Merloni. Première publication et Dernière modification 18 juillet 2013

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