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Déjà au lendemain du 7 janvier on n’était plus tranquilles, dans cette merveilleuse ville de Paris où, depuis des siècles, tout semblait être fait pour assurer le maximum de possibilités à ses habitants.
Avant ce monstrueux début de l’année 2015, je voyageais dans le métro et me promenais dans ses méandres infinis avec une joie que je n’avais éprouvée nulle part, même à Rome… Dans les sous-sols de Paris, j’ai oublié mon habituelle claustrophobie au nom d’une simple idée personnelle qui pourtant me rassurait : le métro va à la rencontre des exigences de tout le monde, donne la chance à n’importe quel habitant de l’île de France de se déplacer librement, économisant énormément de temps et d’argent vis-à-vis du déplacement en voiture, par exemple. En plus, le service est impeccable. On dirait qu’un chauffeur vient vous récupérer à la sortie du cinéma ou du théâtre pour vous ramener depuis une banlieue située au Sud jusque de chez vous, habitant par exemple une banlieue située au Nord et vice-versa.
Le métro fait d’ailleurs vivre les bistrots, donnant à chacun la possibilité de faire une pause, rien qu’en sortant sur la rue ou sur le boulevard. Pendant les promenades en dessous de cette immense ville pleine de vie on découvre et l’on apprend à aimer une ville souterraine qui appartient à tout le monde, qui n’exclut personne. Le métro n’est pas un privilège pour les riches ni un ghetto pour les pauvres. Et cetera.
Au contraire, le voyage à travers Rome ou Milan, au sous-sol comme à la surface, est une aventure assez incertaine qui prend beaucoup de temps et qu’on ne vit certainement pas dans un pareil état de gratitude. Oui, gratitude à une grande civilisation ainsi qu’à des gens qui travaillent continûment pour nous assurer un déplacement assuré. Un rythme prévisible, grâce auquel nous pouvons tranquillement bâtir nos engagements et nos rendez-vous indispensables, comme c’est le cas de Paris.

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Après le 7 janvier, j’étais convaincu que bien sûr le Gouvernement, la Police, la Mairie travaillaient encore plus dur qu’avant, pour nous assurer encore, en dépit de ce qu’il était arrivé avec les deux attentats, insupportables et consécutifs, une certaine tranquillité.
À Paris, je voyageais sans penser, comme il m’est au contraire arrivé souvent en Italie, « à la bombe » ni « aux fusillades ». J’étais confiant non seulement dans l’organisation et dans les mesures de sécurité préventives, mais aussi dans le respect de tous ceux qui profitent du métro, du bus, des bistrots, des bureaux de poste, et cetera. Un respect qui se soudait, à mon sentiment, avec un primordial esprit de solidarité et de partage de ces « biens communs » que nous héritons tous de nos ancêtres géniaux et travailleurs.
Or, dans l’après-midi de ce vendredi 13 novembre, j’ai pris le métro pour me rendre chez mon chiropraticien, ayant son cabinet à côté du pont-viaduc de Passy. J’y suis arrivé par la ligne 9, de RÉPUBLIQUE à TROCADÉRO. À cette station, j’ai emprunté la ligne 6, direction NATION, pour descendre à la première station, PASSY. Normalement, vu la longueur du parcours et la facilité de trouver une place assise à République, j’en profite pour lire (et noter avec un crayon) quelques-uns de mes livres, que d’habitude j’aime et maltraite à la fois. Ce vendredi 13 j’avais dans la poche « La conscience de Zeno » d’Italo Svevo, que je suis en train de relire en français. Mais, je ne sais pas dire pourquoi, je n’ai pas eu envie de lire, même pas une ligne. J’ai passé tout le temps à regarder les gens qui montaient et descendaient, les passagers qui m’entouraient, étonné de cet étrange silence qui avait touché la totalité des occupants de la rame. Un silence qui ne se séparait pas d’une indicible pesanteur des visages se mutant en gueules renfermées en elles-mêmes. Comme si tout le monde était plongé dans une pensée fixe. Comme si pour tout le monde la pensée eût été la même. Au retour, dans la ligne 9 il y avait encore autour et devant moi cette angoisse souterraine, cette absence de gentillesse, ce manque des petites complicités qui sont propres du métro parisien. Même l’accordéoniste qui répétait d’une rame à l’autre la célèbre chanson de Renato Carosone « Tu vuo’ fa’ l’americano » (« Tu te prends pour un Américain ») se perdait dans un vide sans écho. Je suis descendu à FRANKLIN ROOSEVELT pour allonger le parcours dans l’espoir de trouver plus d’animation dans la ligne 1… que j’ai occupé pour le trajet bref entre le Rond Point et la glorieuse station PALAIS ROYAL MUSÉE DU LOUVRE. La ligne 1 aussi paraissait endormie, recouverte d’une couche de mélancolie sans nom. Sorti de la rame, j’ai alors rattrapé ma ligne préférée, la 7, la lente et bringuebalante ligne 7 avec sa population connue et ses carrosses inchangés depuis dix ans ou plus. Mais dans la 7 aussi le cœur de Paris avançait péniblement, comme si tout le monde (ou quelqu’un en particulier) était en train d’entretenir un cauchemar dans sa tête.

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J’avais vu plusieurs fois de ma vie ces attitudes graves, cette nervosité à fleur de peau lors de mes voyages en train entre Bologne et Florence, par exemple, au lendemain de l’attentat de 1974 au train Italicus… Et aussi dans le bus que j’attrapais au vol, à Rome, entre 1977 et 1978, au temps des fréquents attentats des Brigades rouges. Un sentiment de fatalisme ne faisant qu’un avec l’espoir que du moins la bombe ou le coup de revolver n’éclate pas justement dans le moment où nous sommes là, mais aussi avec la conscience que pour la bombe il fallait une raison crédible tandis que les fusillades auxquelles on nous avait habitués avaient toujours de cibles précises. Bien qu’il y avait eu, à Bologne Francesco Lorusso (11 mars 1977) et à Rome Giorgiana Masi (12 mai 1977), deux victimes que des « balles errantes » avaient tuées…
Je ne me prends pas, à mon tour, pour un Américain, ni pour un clairvoyant non plus. Je ne pouvais pas prévoir ces sirènes continues et insistantes qui ont rempli d’interrogations et de peine mon boulevard pas loin de République à commencer de 22 h de la nuit. Mais le voyage de RÉPUBLIQUE à PASSY ne m’avait pas plu, si j’ai ressenti la nécessité de rejoindre le parapet de la voie Georges Pompidou pour prendre quelques photos du hardi Pont de Bir-Hakeim et de la Tour Eiffel, splendide au couchant. Et si, sortant du métro à la sortie Strasbourg, malgré le ciel déjà noir, j’ai voulu faire le parcours plus long pour atteindre la boulangerie Liberté rue des Vinaigriers. Je ne pourrai jamais oublier le poids de cette promenade passant d’abord devant la redoutable armurerie en face de la Gare de l’Est, empruntant ensuite la rue des Récollets pour déboucher sur le coin du fameux bistrot de l’Atmosphère et plier enfin dans la rue Sampaix, ou rue « sans paix ».

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Maintenant, comme tous les Parisiens, je ne suis plus ce que j’étais hier. Je suis un être intimement blessé et meurtri. Ils me manquent, tous ces visages que je m’efforce d’imaginer. Ces silhouettes de gens normaux et spéciaux à la fois qui se sont rendus au Bataclan ou au Stade de France ou alors se sont tout simplement assis dans la terrasse de ce bistrot spartiate et pas cher du tout où je me suis assis une fois moi aussi. Ils me manquent tous ces espoirs individuels ou partagés ou collectifs qu’une main sans âme et sans religion a coupés sans hésitation, on dirait machinalement, avec la précision idiote d’un robot.
Quel est le virus qui a corrompu l’ordinateur terrestre ? Ou alors, plus franchement, pourquoi donne-t-on des armes à des gens qui n’ont pas la sensibilité d’évaluer les conséquences de leurs gestes, qui ne savent pas se repentir ?
Est-ce qu’on peut accepter une morale, laïque ou religieuse, où la dimension du remords soit abolie ? Bien sûr que non. Pourtant, les questions se multiplient, hélas, tandis que le temps passe et les hommes qui vivent d’un travail honnête, ceux qui ne toucheraient même pas à une mouche, commencent à voir de plus en plus inefficaces l’indignation, la rébellion non violente, la pacifique manifestation au soutien d’une société démocratique, républicaine et solidaire.
Tout ce qui était à mon avis une conquête — la civilisation avec ses « privilèges partagés » — et le respect-amour pour cette même civilisation risque de devenir une limite, un piège, une coulpe aussi.
C’est justement à cette dérive qu’il faut se rebeller. Parce que c’est là que réside la barbarie.
Giovanni Merloni

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J’avais déjà posté l’article ci-dessus quand Michel Benard m’a envoyé une poésie qu’il a écrite… dans le même après-midi que je viens de revivre avec vous. Tandis que je vaguais dans un état de marasme sans nom, dans un autre quartier de Paris, la sensibilité extraordinaire de mon ami poète vivait dramatiquement, en avance de quelques heures, ce qu’il allait se passer juste à côté de nous.
G.M.

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Les villes du désert portent leurs deuils (1)

Les villes du désert
Sous des vents de sable incertains
Que profanent des nuées
Barbares en hordes inféodées
A un « dieu » diabolique,
Portent leurs deuils
Sous les bannières noires du désespoir.
Le monde se réveille
Au seuil du néant
Dans un bain de sang,
Seul un vol de corbeaux
Passe indifférent au dessus
Des ruines calcinées
Par l’aveugle folie
De ce mépris des allégeances.

Michel Bénard

(1) Texte écrit à Paris juste quelques heures avant les terrifiants attentats de la nuit du Vendredi 13 Novembre 2015.

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