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Gerard Stricher, L’intuituiste

Le Petit Enfant et le retour à la Montagne. Randonnée chez les artistes « intuitistes » II/III

Quelle différence entre « avoir à écrire » et « avoir déjà écrit » ! Voilà une chose que mes amis intuitistes n’éprouveront jamais et que j’ai vécue pourtant, pauvre Christ n’ayant pas encore été touché par la furie d’une telle expression aussi foudroyante qu’immédiate !
Cet après-midi, plus épuisé que d’habitude, je suis tombé dans un sommeil intermittent, mais profond, qui m’a donné l’illusion d’y être… et ensuite la cuisante déception de n’y être pas…
J’avais mentalement commencé à noter des mots-clés… Le premier mot était  « Petit Enfant » (« Fanciullino ») ; le deuxième « Cosmos » ; le troisième « Alphabet » ; le quatrième « Jet » et le cinquième mot « Montagne »…
Sur la belle page, que j’avais juste devant mes yeux, ces mots se mariaient fort bien les uns aux autres, laissant jaillir des phrases, des conclusions mêmes brillantes… qui pourtant se sont volatilisées !
Au bout de deux heures d’apnée, ma conscience s’est réveillée avec l’étrange sensation que je n’arriverai jamais à produire de nouveau des considérations comme celles que l’abandon et l’inconscience m’avaient inutilement dictées. Quel gaspillage ! Et quelle déception !

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Eliane Hurtado Incendie sur l’eau

Ce que j’avais promis mardi dernier lors de la première étape de ma « randonnée intuitiste » risquait d’être mis en pièces ! Déjà ? Avant que je touche le camp de base ? Devais-je me décourager, avant d’entamer avec les sherpas (1) la réunion prévue, indispensable pour la préparation d’une véritable escalade au sommet de la montagne ?
Devant la beauté de ce que j’avais écrit dans le vide, sans prendre des notes, hélas, le travail à refaire me semblait gigantesque, voire impossible…
Je savais bien, désormais, le rôle qu’allait assumer, dans la vie de tous les jours, la page virtuelle d’un ordinateur ou d’un smartphone quelconque… Et combien regrettais-je la page réelle, physique, avec toutes ses merveilleuses contraintes d’espace, d’ordre et de propreté !
Mais je n’avais pas assez réfléchi à l’importance de la page qu’on écrit dans un rêve… Oui, le rêve, ce beau mot usagé, auquel on n’attribue qu’une connotation positive ! Puisque le rêve possède son contraire, le cauchemar, avec son immanquable négativité, on ne peut pas dire impunément « rêve » de façon minimaliste, juste pour désigner cette phase d’inconscience qui suit à la fatigue excessive, où l’on glisse sans transition en fermant les yeux. Le mot rêve désigne forcément une évasion gratifiante… du moins, lorsqu’on le prononce, on est obligés de s’attendre à quelque chose de beau… Il faudrait trouver un autre terme, ou alors élargir le concept de rêve, en fouillant dans son côté trompeur… pour admettre, finalement, que si souvent le rêve a une fonction bénéfique, son interruption peut être traumatique, tragique même…

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Alain Béral, Profil rêveur en contre-jour

Dans mon sommeil « blanc » et joyeux, caressé du dehors de la fenêtre par une rare journée de soleil constant à Paris, j’étais donc en train de réfléchir aux atouts du mouvement intuitiste — à partir des témoignages de quelques-uns de ses membres, qui avaient réagi (favorablement) à mon premier article —, essayant de faire déclencher « une procédure intuitiste pour parler de l’Intuitisme »… J’avais déjà accompli la partie plus difficile, le « socle dur » de mes petites découvertes et de mes réflexions modestes. Il me semblait avoir déjà saisi les deux ou trois points de force des intuitistes, leurs tendances primordiales :
— leur besoin de revenir, en tant qu’êtres humains, à l’essence profonde et intime (voire à l’enfance libre et omnipotente) trouve un glorieux précurseur dans le « Petit Enfant » (« fanciullino ») qui est au centre de toute la poésie de Giovanni Pascoli : « est poète celui qui sait écouter la voix de l’irrationnel que chacun porte en soi mais que l’on oublie, le plus souvent, à l’âge adulte. Le poète est ce « fanciullino », jeune enfant extatique qui ne cesse de redécouvrir les choses les plus usuelles, autour de soi. Avec la fraîcheur de l’émerveillement, l’enfant-poète sait restituer — grâce à une langue anti-littéraire, à laquelle il confère rytjme et musicalité, mais aussi au paysage, toujours protagoniste chez Pascoli — le mystère des choses et de l’existence même. La poésie consiste à “trouver dans les choses leur sourire et leurs larmes, écouter leur frémissement » (2). C’est exactement ce qu’a dit par d’autres mots un des artistes intuitistes : “le peintre intuitiste est cette personne qui retrouve son âme de petit enfant, libre comme l’air, devant la toile, pour réinventer son monde !” (Jean-Claude Bemben) ;

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Nadine Amiel, Nuit aux Caraïbes

x— une forte ressemblance avec tous les mouvements artistiques et littéraires qui ont essayé d’ancrer leur désir de liberté d’expression à l’idée du « retour » à la spontanéité primordiale, au geste : « … l’intuitisme reflète un dialogue avec l’intime de l’artiste et rien ne saurait un jour remplacer la main qui elle seule est capable de transmettre toutes les subtilités venant des profondeurs de l’être. » (Franceleine Debellefontaine) ;
— il faut considérer enfin un autre « atout » qui peut aider le mouvement intuitiste, en dépit de sa variété expressive, à briser l’écran où se déroule le débat artistique et littéraire pour y occuper une place majeure. Les intuitistes prêchent — tout à fait sincèrement et sans cesse — un esprit « amoureux et confiant » de partage de l’expérience artistique, sans « exclusions a priori ». En même temps, ils demandent « rigueur et travail » à tous. Ceux qui ont le plus à donner, ceux qui travaillent depuis longtemps pouvant vanter un long artisanat et une application constante, adhèrent en premiers au mouvement intuitiste. Cette vision d’une création collective prodigieuse et généreuse, se multipliant à l’infini, fait déclencher en moi l’idée de « la montagne ». Un géant pointant au milieu des nuages qui est aussi une mine bourrée de trésors. Une montagne creusée par d’infinis labyrinthes, une casbah d’ateliers en pleine activité. Un plein de suggestions ascensionnelles et célestes qui est aussi « rempli », voire comblé d’indispensables expériences…

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Jean-Claude Pommery Le Château

La montagne intuitiste n’a rien à voir avec la redoutable montagne enchantée de Thomas Mann ni avec la décevante tour de Babel ! Le parcours qu’il faudra suivre pour gagner son sommet, bien sûr constellé d’oeuvres intuitistes, ne sera pas une « via crucis » pour mettre des complexes à de pauvres pécheurs pénitents.
La montagne intuitiste n’est rien d’autre que le travail qui se cumule : un trésor inestimable. Même si cela pourrait apparaître dépourvu de logique verbale, l’intuitisme ne peut pas se pratiquer en dehors d’une application constante et opiniâtre, chacun dans son atelier : on ne s’improvise pas « artistes capables d’improviser » !

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Jean Zorko Nature verticale

Voilà, autour de ces trois mots — « fanciullino » « retour » et « montagne » —, auxquels j’aurais bientôt ajouté les autres deux — « jet » et « cosmos » —, on peut tout de suite entamer une petite confrontation avec les glorieux mouvements du XIXe et du XXe siècle :

Pour cette idée de retour au primitif… j’ai pensé aux Demoiselles d’Avignon

Pour cet esprit spontané et anticonformiste… j’ai pensé au manifeste dadaïste

Pour cet orgueil de la vitesse du geste… j’ai pensé aux futuristes, à leur provocation, au défi extrême et impossible qu’ils déclenchaient contre le pouvoir des « monstres mécaniques » en train de tout transformer de façon radicale…

Pour ce besoin de faire « tabula rasa » et repartir à zéro… j’ai songé à la rupture de l’art abstrait comme réaction alors salutaire à l’art figuratif devenu du jour au lendemain stérile et déplacé, survivant à lui-même.

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Jean-Claude Bemben La sirène

Toutes les époques ont eu besoin d’un mouvement antagoniste vis-à-vis des impositions d’une réalité au pouvoir grossière, brutale, ennemie de la fantaisie jusqu’à la destruction…
Cela entraîne une petite objection, que je ne peux pas omettre, qui pourtant m’aidera à faire évoluer la réflexion d’aujourd’hui : en général, les avant-gardes artistiques et littéraires se sont formées dans un contexte précis. Si l’impressionnisme et le surréalisme sont nés sans doute à Paris, le futurisme russe et le futurisme italien, liés entre eux d’une incroyable parenté, sont nés peut-être à Moscou ou à Milan, avant de se réfugier à Paris pour s’y transformer dans le but de survivre quelques années encore.
Mais déjà l’exemple de l’Art nouveau montre le contraire. Celui-ci a été un mouvement international à plusieurs facettes sur un fond d’inspiration commune. En Italie, par exemple, comme le dit Wikipedia, ce mouvement « adopte le nom générique de Stile Liberty (du nom du magasin londonien) à la fin du XIXe siècle. Au départ, influencés par l’explosion créatrice autrichienne (Sezessionsstil), britannique (Arts and crafts), française et belgo-néerlandaise (Nieuwe Kunst), les artistes italiens développent leur propre vision moderniste, s’ouvrant également à de nombreux créateurs étrangers. »
Sans compter le pop art nord-américain : son influence a été énorme en Europe et dans le reste du monde… Il y a bien sûr un lien et un échange international entre les différentes écoles et leurs maîtres, même si chacune d’elles reste ancrée à son territoire, à son contexte primaire d’inspiration et de vie…

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Patrick Davido Une rencontre posthume ou aérienne

Mon rêve intuitiste

…J’étais donc dans les tréfonds du sommeil le plus inspiré lorsqu’une phrase s’est affichée sur l’écran blanc :

« L’intuitisme est POUR l’amour et la confiance, CONTRE les barrières entre les arts et les artistes ! Dès le début, l’intuitisme est ennemi de toute surcharge de justifications intellectuelles ! L’intuitisme tend à l’essence émotive, s’écartant de l’art abstrait tout court, qui privilège le côté rationnel de l’acte créatif ! »

Cet écran était dissimulé dans un inoubliable tableau-collage de Robert Rauschenberg, que j’avais admiré un jour dans le Musée d’Art contemporain du palais des Diamanti à Ferrare… Tout d’un coup, je me suis réveillé. Le rideau blanc de l’artiste avait disparu, avec tous ces mots et hiéroglyphes compliqués. Devant mes yeux écarquillés, une montagne s’affichait, solennelle et avenante.

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Auguste Haessler Le miroir

Et voilà, je suis déjà en train de me promener dans une forêt épaisse où se nichent des citadelles fourmillantes de trésors… Au fur et à mesure que j’atteins la sortie du bois me frayant un chemin dans cette nature prodigieuse… je m’aperçois de l’existence de différentes populations d’artistes, installées depuis longtemps sur les flancs de cette montagne. Malgré leurs langages « spécifiques », ils cohabitent tout à fait pacifiquement, dans l’esprit du partage et de l’échange continu de leurs points de vue réciproques. D’ailleurs, cette inter-aide ne se referme pas dans une mentalité autarcique et méfiante envers l’étranger (ou « l’extraterrestre » que je suis) : une belle file de cailloux blancs a été déposée sur mon sentier, juste pour moi, pour m’aider à trouver plus tard la voie du retour.

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Franceleine Debellefontaine Le feu

Voilà. Je suis sorti du bois. Dans ce « limbe » entre colline et montagne, les cailloux blancs ne sont plus nécessaires. Devant une espèce de refuge alpin, un homme m’attend. Je suis invité, je partage avec le groupe assis à la longue tablée le pot-au-feu fumant, le vin rouge et la grappe italienne dont le patron au comptoir est très orgueilleux. La conversation est très stricte, essentielle et même abrupte, comme il convient aux gens de montagne :

« L’intuitisme « répond » à une nécessité reconnue par la plupart des artistes. Devant la réalité de nos jours, difficile et riche de suggestions à la fois, ce mouvement essaye de réagir, à travers la création d’un « grand fleuve fédératif », d’un gigantesque atelier de l’esprit créatif où l’art ne se soumet à d’autres disciplines qu’à la rigueur d’une création cohérente » ;
« le point de convergence de toutes les formes d’intuitisme est une sorte d’écologie de l’art se traduisant en défense acharnée de la spontanéité voire de la liberté de l’artiste, contre… »

Je n’ai pas entendu faire allusion à des ennemis ou des cibles, auxquels adresser une éventuelle critique.
Mais je pourrais ajouter que la plupart des artistes, intuitistes ou pas, vivent dans une condition pénible.
Non seulement au point de vue « professionnel », de la pleine reconnaissance de l’activité artistique dans le monde du travail en général, mais aussi pour une véritable « dictature » exercée par les artistes gagnants et leurs sponsors publiques et privées.
Ce qui trouble l’art n’est pas l’invention, la nouveauté, l’expérimentation, et cetera. C’est plutôt cette sorte de totalitarisme qui autorise l’existence — voire la survie, avec leurs élites de représentants — de certaines formes d’art seulement.
De façon implicite, sans recourir à la rhétorique et contre toute conceptualisation abstraite de l’art, les intuitistes soutiennent donc une bataille pour renverser cette condition d’immobilisme et, en même temps, pour encourager les gens à se former des paramètres de jugement tout à fait libres et indépendants.

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Franco Cossutta L’univers dans mon jardin

« Vous verrez qu’il y a trois diverses sensibilités parmi les peintres et sculpteurs intuitistes », me susurre l’homme que j’avais rencontré à l’entrée du refuge :
« — l’art s’inspirant au cosmos, aux archipels de l’inconscient, dont Franco Cossutta est l’un des représentants les plus significatifs (rien que pour cela, on pourrait le considérer comme le « père moral de l’Intuitisme ») ;
« — le retour au geste mécanique, où l’esprit intuitiste se rencontre, en tout cas, avec une formation d’atelier maîtrisée. Il suffit de regarder les œuvres de Michel Bénard pour constater une grande vitalité dialectique entre la « nouvelle liberté » de l’intuitisme et l’exigence de structures invisibles pour endiguer ou mieux diriger le geste à l’intérieur d’une grille psychologique de « contraintes stimulantes ». Pour cet artiste c’est la calligraphie, toujours sous-jacente dans ses œuvres, le motif central de sa recherche expressive ;
« — l’esprit ressuscité de l’art nouveau international, c’est à dire le retour à l’identité entre art et artisanat. Dans notre civilisation déchirée, en réaction à la reproduction répétitive, qui banalise tout, cela répond à la nécessité de défendre l’unicité et en même temps le caractère artisanal de chaque œuvre d’art qu’elle soit peinture, dessin ou sculpture. Ce sont surtout les sculpteurs, dont Jean Zorko et Franceleine Debellefontaine, qui s’imposent naturellement à la tête de cette composante expressive du mouvement… Mais aussi des peintres, comme Auguste Haessler, Eliane Hurtado, Jean-Claude Pommery, Gerard Stricher, Alain Béral, Nadine Amiel, Patrick Davido et Jean-Claude Bemben. Ce dernier nous a dit : « réhabilitons l’intuition avec la pensée, par les mains pour peindre ou sculpter… dans la liberté d’un enfant en prise avec le maniement de ses premiers crayons de couleur, et le choix spontané de couleurs qui lui plaisent un jour, puis s’exprime dans une autre harmonie le lendemain, guidé uniquement par son intuition…! » »

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Michel Bénard Le soldat

Quant à moi, peintre et poète ordinaire et sans « —ismes », je sors sens dessus dessous de cette immersion cosmique et profonde dans l’univers « intuitiste », mais fort rassuré par la ferveur créatrice de cette multitude d’hommes et de femmes à l’esprit fraternel. Enthousiaste même, devant cette incroyable possibilité d’échange et de soutien réciproque. Je veux fêter cette rencontre avec une petite anticipation du troisième volet, prévu pour dimanche prochain. Une poésie intuististe de Barnabé Laye :

C’est la vie

Ça commence comme une caresse
Ça finit comme un couperet
Ça vient comme une acclamation
Ça finit comme une désolation
Ça vous pénètre comme une aiguille
Ça irradie comme une ivresse

Ça va
Ça vient
Au petit bonheur du jour
Pendule balancier
Imperturbable sablier
Aujourd’hui envol de grains de riz
Demain coulées de larmes amères

Ça va
Ça vient
Au petit bonheur la joie
Au petit malheur le deuil
Et ça s’incruste dans la peau
Au plus tendre de la chair
Et ça trace sur les chemins du pèlerinage
Des labyrinthes de blessures et de cicatrices
Et ça blanchit au niveau du cortex
Et ça s’accumule sur le vertex
Et ça s’arcboute sur des cannes de bois
Ça plie encore mais ne rompt pas

Ça va
Ça vient
L’automne et puis l’hiver
On n’y peut rien

Ça va
Ça vient
Berceau et puis tombeau

On dit que c’est la vie.

Bernabé Laye

(1) depuis Wikipedia : « …Pour les Occidentaux, le terme Sherpa désigne aussi les guides qui mènent les alpinistes sur les sommets himalayens et, par extension, en diplomatie, les hommes et femmes de l’ombre qui préparent les grandes réunions internationales de dirigeants. »
(2) Pascoli, Patrimoine littéraire européen, Vol. 12

Giovanni Merloni

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(cliquez sur l’image pour l’agrandir)